SCHWOB, Marcel (1867-1905) : Les Striges (Coeur double).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (13.04.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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Les Striges

par
Marcel Schwob

Vobis rem horribilem narrabo... mihi pili inhorruerunt.
T.P. ARBITRI, Satirae.

Nous étions couchés sur nos lits, autour de la table somptueusement servie. Les lampes d'argent brûlaient bas ; la porte venait de se fermer derrière le jongleur, qui avait fini par nous lasser avec ses cochons savants ; et il y avait dans la salle une odeur de peau roussie, à cause des cercles de feu par lesquels il faisait sauter ses bêtes grognantes. On apportait le dessert : des gâteaux au miel chaud, des oursins confits, des oeufs chaperonnés en beignets de pâte, des grives à la sauce, farcies de fleur de farine, de raisins secs et de noix. Un esclave syrien chantait sur un mode aigre, tandis qu'on passait les plats. Notre hôte effila entre ses doigts les longs cheveux de son mignon, étendu près de lui, se piqua gracieusement les dents avec une spatule dorée ; il était ému par de nombreuses coupes de vin cuit, qu'il buvait avidement, sans le mêler, et il commença ainsi avec quelque confusion :

«Rien ne m'attriste plus que la fin d'un repas. Je suis obligé de me séparer de vous, mes chers amis. Cela me rappelle invinciblement l'heure où il faudra vous quitter pour tout de bon. Oh ! oh ! que l'homme est donc peu de chose ! Un hommelet, tout au plus. Travaillez beaucoup, suez, soufflez, faites campagne en Gaule, en Germanie, en Syrie, en Palestine, amassez votre argent pièce à pièce, servez de bons maîtres, passez de la cuisine à la table, de la table à la faveur ; ayez les cheveux longs comme ceux-ci, où je m'essuie les doigts ; faites-vous affranchir ; tenez maison à votre tour, avec des clients comme j'en ai ; spéculez sur les terrains et les transports de commerce, agitez-vous, démenez-vous : depuis l'instant où le bonnet d'affranchi vous aura touché la tête, vous vous sentirez asservi à une maîtresse plus puissante, dont aucune somme de sesterces ne vous délivrera. Vivons, tandis que nous nous portons bien. Enfant, verse du Falerne».

Il se fit apporter un squelette d'argent articulé, le coucha dans diverses positions sur la table, soupira, s'essuya les yeux, et reprit :

«La mort est une chose terrible, dont la pensée m'assiège surtout quand j'ai mangé. Les médecins que j'ai consultés ne peuvent me donner aucun conseil. Je crois que ma digestion est mauvaise. Il y a des jours où mon ventre mugit comme un taureau. Il faut se garder de ces inconvénients. Ne vous gênez pas, mes amis, si vous êtes incommodés. L'anathymiase peut monter au cerveau, et on est perdu. L'empereur Claude avait coutume d'agir ainsi, et personne ne riait. Mieux vaut être incivil que risquer sa vie».

Il songea encore quelques instants ; puis il dit :

«Je ne peux chasser mon idée. Quand je pense à la mort, j'ai devant mes yeux toutes les personnes que j'ai vu mourir. Et si nous étions sûrs de notre corps, après que tout est fini ! Mais, pauvres nous, misérables que nous sommes, il y a des puissances mystérieuses qui nous guettent, je vous le jure par mon génie. On en voit dans les carrefours. Elles ont la forme de vieilles femmes, et la nuit elles sont faites en manière d'oiseaux. Un jour, quand je demeurais encore dans la rue Étroite, mon âme m'est montée au nez, de frayeur ; il y en avait une qui allumait un feu de roseaux, dans un niche du mur ; elle versait du vin dans une gamelle de cuivre, avec des poireaux et du persil ; elle y jetait des noix avelines et les examinait. Dieux irrités ! quels regards elle dardait ! Après, elle prit des fèves dans son sac et les éplucha avec ses dents aussi vite qu'une mésange qui pique du chenevis ; et elle crachait les enveloppes autour d'elle comme des cadavres de mouches.

C'était une «striga», je n'en doute pas ; et si elle m'avait aperçu, elle m'aurait peut-être paralysé avec son mauvais oeil. Il y a des gens qui sortent la nuit, qui se sentent parcourus de souffles ; ils tirent leur épée, font le moulinet, se battent contre des ombres. Le matin, ils sont couverts de meurtrissures et la langue leur pend au coin de la bouche. Ils ont rencontré les striges. J'ai vu des hommes forts comme des boeufs et même des loups-garous qu'elles mettaient à mal.

Ces choses sont vraies, je vous les affirme. D'ailleurs ce sont des faits reconnus. Je n'en parlerais pas et je pourrais en douter s'il ne m'était arrivé une aventure qui me fit dresser tous les poils.

Lorsqu'on veille les morts ; on peut entendre les striges : elles chantent des airs qui vous emportent et auxquels on obéit malgré soi. Leur voix est suppliante et plaintive, flûtée comme celle d'un oiseau, tendre comme les gémissements d'un petit enfant qui appelle ; rien ne peut y résister. Quand je servais mon maître, le banquier de la voie Sacrée, il eut le malheur de perdre sa femme. J'étais triste dans ce moment : car la mienne venait de mourir - belle créature, ma foi, et bien en chair - mais je l'aimais surtout pour ses bonnes manières. Tout ce qu'elle gagnait était pour moi ; si elle n'avait qu'un as, elle m'en donnait la moitié. Comme je rentrais à la «villa», je vis des objets blancs qui remuaient parmi les tombeaux. Je meurs de frayeur, surtout parce que j'avais laissé une morte en ville ; je cours à la maison de campagne, et je trouve, en passant sur le seuil, quoi ? Une flaque de sang avec une éponge trempée dedans.

Et à travers la maison j'entends des hurlements et des pleurs ; car la maîtresse était morte à la tombée de la nuit. Les servantes déchiraient leurs robes et s'arrachaient les cheveux. On voyait une seule lampe, comme un point rouge, au fond de la chambre. Le maître parti, j'allumai un grand copeau de sapin, près de la fenêtre ; la flamme était pétillante et fumeuse tant que le vent agitait les tourbillons gris dans la chambre ; la lumière se baissait et se relevait avec un soufflement ; les gouttes de résine suintaient le long du bois et crépitaient.

La morte était couchée sur le lit ; elle avait la figure verte et une multitude de petites rides autour de la bouche et aux tempes. Nous lui avions attaché un linge autour des joues pour empêcher ses mâchoires de s'ouvrir. Les papillons de nuit secouaient en cercle, près de la torche, leurs ailes jaunes ; les mouches se promenaient lentement sur le haut du lit, et chaque bouffée de vent faisait entrer des feuilles sèches, qui tournoyaient. Moi, je veillais au pied, et je pensais à toutes les histoires, aux mannequins de paille qu'on trouve le matin à la place des cadavres, et aux trous ronds que les sorcières viennent faire dans les figures pour sucer le sang.

Voilà que s'éleva parmi les huées du vent un son strident, aigre et tendre ; on eût dit qu'une petite fille chantait pour supplier. Le mode flottait dans l'air et entrait plus fort avec les souffles qui éparpillaient les cheveux de la morte ; cependant j'étais comme frappé de stupeur et je ne bougeais pas.

Le lune se mit à briller avec une lumière plus pâle ; les ombres des meubles et des amphores se confondirent avec la noirceur du sol. Mes yeux, qui erraient, tombèrent sur la campagne et je vis le ciel et la terre s'illuminer d'une lueur douce, où les buissons lointains s'évanouissaient, où les peupliers ne marquaient plus que de longues lignes grises. Il me sembla que le vent s'apaisait et que les feuilles ne remuaient plus : je vis glisser des ombres derrière la haie du jardin. Puis mes paupières me parurent de plomb et se fermèrent ; je sentis des frôlements très légers.

Soudain, le chant du coq me fit tressauter, et un souffle glacé du vent matinal froissa les cimes des peupliers. J'étais appuyé au mur ; par la fenêtre je voyais le ciel d'un gris plus clair et une traînée blanche et rose du côté de l'Orient. Je me frottai les yeux, - et lorsque je regardai ma maîtresse, - que les dieux m'assistent ! - je vis que son corps était couvert de meurtrissures noires, de tâches d'un bleu sombre, grandes comme un as, - oui, comme un as, - et parsemées sur toute la peau. Alors je criai et je courus vers le lit ; la figure était un masque de cire sous lequel on vit la chair hideusement rongée ; plus de nez, plus de lèvres, ni de joues, plus d'yeux : les oiseaux de nuit les avaient enfilés à leur bec acéré, comme des prunes. Et chaque tache bleue était un trou en entonnoir, où luisait au fond une plaque de sang caillé ; et il n'y avait plus ni coeur, ni poumons, ni aucun viscère ; car la poitrine et le ventre étaient farcis avec des bouchons de paille.

Les striges chanteuses avaient tout emporté pendant mon sommeil. L'homme ne peut pas résister au pouvoir des sorcières. Nous sommes le jouet de la destinée».

Notre hôte se mit à sangloter, la tête sur la table, entre le squelette d'argent et les coupes vides. «Ah ! ah ! pleurait-il, moi le riche, moi qui peux aller à Baies par mes propriétés, moi qui fais publier un journal pour mes terres, avec ma troupe d'acteurs, mes danseurs et mes mimes, ma vaisselle plate, mes maisons de campagne et mes mines de métaux, je ne suis qu'un misérable corps - et les striges pourront bientôt venir le trouer». L'enfant lui tendit un pot d'argent, et il se souleva.

Cependant les lampes s'éteignaient ; les convives s'agitaient lourdement avec un murmure vague ; les pièces d'argenterie s'entrechoquaient, et l'huile d'une lampe renversée mouillait toute la table. Un baladin entra sur la pointe des pieds, la figure plâtrée, le front rayé de lignes noires ; et nous nous enfuîmes par la porte ouverte, entre une double haie d'esclaves nouvellement achetés, dont les pieds étaient encore blancs de craie.


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