SCHWOB, Marcel (1867-1905) : L'Homme double (Coeur double).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (04.04.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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L'Homme double

par
Marcel Schwob

Le couloir dallé sonna sous des pas, et le juge d'instruction vit entrer un monsieur blême, cheveux lisses, avec des favoris collés aux joues et des yeux perpétuellement inquiets ou scrutateurs. Il avait l'air abattu d'un homme qui ne comprend rien à ce qu'on lui fait faire ; les gardes municipaux le quittèrent à la porte avec un regard de commisération. Seules les prunelles, luisantes et mobiles, paraissaient vivre dans sa face terreuse : elles avaient l'éclat et l'impénétrabilité de la faïence noire polie. Les vêtements, redingote et pantalon en sac, pendaient à son corps comme des habits accrochés ; le chapeau, haut de forme, avait été écrasé par des plafonds bas ; le tout, avec l'indication des favoris, donnant assez bien l'idée d'un homme de loi misérable poursuivi par ses confrères.

Le juge, assis sous la lumière qui frappait l'inculpé en face, considérait les méplats gris clair de ce visage terne, dont les creux étaient marqués par des coupelles d'ombre indécise. Et, tandis qu'il faisait glisser machinalement du pouce les pièces éparses des dossiers qui gisaient sur sa table, l'apparence de respectabilité répandue sur cet homme lui donna, comme dans une de ces explosions de lumière, sitôt évanouies, qui illuminent le cerveau, l'étrange impression qu'il avait devant lui un autre juge d'instruction, avec une redingote et des favoris courts, avec des yeux impénétrables et perçants, sorte de malheureuse caricature falote et mal dessinée, s'estompant dans la grisaille du jour.

Cette respectabilité indescriptible, qui venait certainement de la coupe de la barbe et des vêtements, confondait néanmoins le juge dans l'affaire présente, et le faisait hésiter. Le crime avait paru banal, d'abord : un de ces assassinats fréquents dans les dernières années. On avait trouvé dans son lit, la gorge coupée, une femme galante qui habitait un petit appartement de la rue de Maubeuge. Le coup avait été porté par une main semblant accoutumée à trancher, juste au-dessous du thyroïde ; la section de l'artère carotide était nette, le cou ayant été à moitié ouvert - la mort presque instantanée, puisque le sang s'était échappé par larges jets successifs, en trois ou quatre battements. Les draps, peu tordus, portaient de grandes taches de sang ; disposées en flaques opaques, épaisses au centre et se fondant graduellement sur les bords par un rose clair semé de traces brunes. L'armoire à glace avait été défoncée ; des boîtes de carton, renversées, jonchaient le parquet ; même les matelas avaient été éventrés à la couture.

La femme assassinée, déjà d'un certain âge, n'était pas inconnue dans le monde galant. On la rencontrait, le soir, au Cercle, aux Princes, de l'Américain aux restaurants où on soupe. Ses bijoux disparus étaient côtés. Et quand les marchands d'or et d'argent virent apparaître des bagues signalées et des colliers désignés, leur indication suffit au chef de la Sûreté pour arriver au vrai coupable. On avait unanimement nommé l'individu qui était sous les yeux du juge. Il ne s'était pas caché : les brocanteurs du Marais, les petits boutiquiers du quartier Saint-Germain savaient son adresse. Il était venu vendre les bijoux avec l'air respectable qu'il avait maintenant, l'air d'un homme qui serait dans une position fâcheuse et qui voudrait faire argent de tout.

Quand le juge l'interrogea, il employa malgré lui des formules de politesse et des atténuations sympathiques. Les réponses de l'homme étaient manifestement empâtées, évasives ; mais elles étaient respectables, comme son extérieur. Il était, dit-il, clerc d'avoué. Il donna le nom et l'adresse de son patron. Un mot du juge revint presque aussitôt avec la réponse : Inconnu. L'homme eut un geste d'étonnement et murmura : «Je ne sais plus»

On avait retrouvé chez lui, dans une chambre d'hôtel, rue Saint-Jacques, des liasses d'actes et de copies. Lorsqu'elles lui furent présentées, il dit qu'il ne les connaissait pas. Le juge, pensant que ces liasses étaient une preuve intentionnelle, parut surpris. Poussant l'interrogatoire, il se heurta à d'inexplicables contradictions. L'homme avait l'extérieur juridique et ne connaissait rien de la langue de la loi. Il ne savait de l'avoué où il se disait employé que le nom et l'adresse. Mais il persistait dans ses affirmations.

Les bijoux venaient, disait-il, d'une succession, et lui avaient été confiés pour les vendre et réaliser une somme d'argent. Il répondit à la question traditionnelle de l'emploi de son temps, la nuit du crime : «J'ai dormi dans mon lit, monsieur». Quand le logeur, appelé, affirma que l'homme n'était pas rentré cette nuit-là ; qu'il n'était arrivé que le matin, la face pâle, l'air harassé, l'accusé le regarda avec surprise, et dit : «Mais non, mais non, voyons - je le sais bien - j'étais dans mon lit». Le juge, interloqué, fit venir trois brocanteurs, qui reconnurent l'homme. Il ne fit aucune difficulté pour admettre qu'il leur avait vendu des bijoux. «Voyons, puisque je vous dis, monsieur, expliqua-t-il au juge, que tout ça m'avait été confié par une personne, rapport que je suis chez un avoué, pour vendre et puis placer chez le patron». - «Quelle personne ?» demanda le juge. L'homme réfléchit et dit : «Ah bien - attendez - je ne me rappelle pas comme ça, moi - ça va me revenir».

Alors le juge, prenant la parole, lui montra les inconséquences de son système. Il les lui montra, gardant une sorte de respect pour le personnage extérieur que l'homme représentait, comme une pitié pour son attitude affalée, ses raisonnements d'idiot. Il l'appela doucement «mon ami», en lui faisant toucher du doigt ses contradictions. Il lui expliqua son crime, parce qu'il ne semblait pas le comprendre. Il en fit ressortir la gravité, l'abomination ; insista sur toutes les preuves qui l'accablaient, et termina par une péroraison éloquente où il était dit que souvent le Président préférait user du droit suprême à l'égard de ceux qui avouent.

L'homme parut apprécier l'indulgence du magistrat, et prit la parole à son tour après le juge. Sa voix jusqu'alors avait été terne, monotone, impersonnelle. Il était impossible de se rappeler un ton semblable. Les nuances n'y existaient pas : il était gris et uniforme comme la face terreuse du personnage. Mais, lorsque l'homme répondit à l'exhortation du juge, il fit à son tour une sorte d'exhortation. Les tons de voix s'accusèrent ; et furent l'imitation pâle des tons de voix par lesquels le magistrat s'était adressé à lui. Les mots qui vinrent à ses lèvres furent des copies des mots qu'il avait entendus.

Son discours fut négatif : il se borna simplement à repousser les contradictions et à nier les preuves. Il ne pouvait compter sur la clémence du Président, puisqu'il ignorait le crime.

Quand il en vint là, le juge dut l'arrêter. Le greffier, malgré le sérieux de l'homme et l'horreur du crime, souriait en écrivant. Il y avait devant la table du juge d'instruction un être singulier qui mimait le magistrat avec un talent réel, qui colorait sa voix monotone avec les tons du juge, qui plissait un visage terne dans les rides expressives de la figure placée en face de lui, qui semblait glonfler ses vêtements flottants avec des gestes exactement empruntés. Si bien que de l'apparence vague qui avait frappé le juge d'instruction à l'entrée de son accusé, il se dégageait maintenant l'image nette, précise, d'un homme de loi qui discute avec un confrère ; comme si on avait forcé les traits d'un dessin flou, gris et fondu, jusqu'à lui donner le tranchant d'une eau-forte où le blanc crie contre le noir.

Le juge entra au coeur de l'affaire, avec autorité. Il ne discuta plus les possibilités, mais les faits. La gorge de la victime avait été coupée par une main exercée - on savait au moyen de quel instrument. Le juge passa sous les yeux de l'homme un couteau, taché de sang, qu'on avait saisi derrière son lit - un fort couteau de boucher. Le dos de la lame était épais d'un demi-doigt. C'était le premier lien visible établi entre l'homme et le crime. L'effet fut prodigieux.

Une onde courut tout le long du personnage, et mit le visage entier en mouvement. Les yeux roulèrent et devinrent clairs. Les cheveux se hérissèrent, avec les favoris, qui semblèrent en être les prolongements. Des plis se creusèrent aux tempes et à la bouche. La figure de l'homme avait maintenant une fixité mauvaise ; et, avec un geste étrange, comme venant d'être réveillé, il se frotta deux ou trois fois sous le nez, de l'index. Puis il se mit à parler, avec un accent traînard, les mains non plus gourdes, mais suivant les paroles avec des gestes. C'étaient des paroles adressées à d'autres personnes, évidemment, qui n'étaient pas là. Le juge crut devoir lui demander où il se trouvait. L'homme tressaillit sous la question ; sa bouche s'ouvrit sans effort, - et ce flux déborda : «Où que j'suis ? Eh ben - chez moi - donc ! Qu'est-ce que ça peut t'foutre, où que j'suis !» - Il prit une plume sur la table. «V'là une trempe-tes-deux-bras-dans-la-vase-noire, j'm'en suis jamais tant servi. C'est pour refaire les mecs-à-bavette. Ils ont été bons. J'ai passé devant le Rouge ; j'étais bien fringué, là. Il a gobé que j'travaillais avec cet instrument-là. Bonnes poires, va ! C'est comme mon boniment pour les bijoux. Oh ! i'sont pas coton - i'sont à la coule - c'est comme du velours. J'ai esgourdé l'autre tourte ; j'ai entravé, entravé ce qu'il jaquetait. Je l'ai gouré première marque avec un beau chiqué, quéqu'chose d'bat. Ej'crains pas des mecs qui retournent leur veste, moi. J'ai fait mon travail seul. Ej'vas me r'poser dans mon tend-moi-tes-bois».

L'homme se dirigea vers le fauteuil du juge, qui se leva, effaré, et lui céda la place. À peine assis, la réaction se produisit, le sang quitta les joues ; la tête roula en arrière ; les paupières retombèrent - et tout le corps s'affaissa inerte.

Et le juge, à son tour debout devant l'homme, se posait un terrible problème. Des deux personnages demi-simulés qu'il avait eus devant lui, l'un était coupable et l'autre ne l'était pas. Cet homme était double et avait deux consciences ; mais des deux êtres réunis en un, quel était le véritable ? Un d'eux avait agi, - mais était-ce l'être primordial ? Dans l'homme double qui s'était révélé - où était l'homme ?


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