RICHEPIN, Jean : Booglottisme (Le Journal, 12 septembre 1898)
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque municipale de Lisieux (13.05.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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Booglottisme
par
Jean Richepin

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Douze heures, dont dix de nuit, pour voir Smyrne, évidemment c'était peu ! Mais quoi ! Le bateau n'y faisait escale que ces douze heures, de six du soir à six du matin. Pierre Brignolles n'avait ni le temps, ni l'argent qu'il aurait fallu pour s'y offrir un plus long séjour, en attendant un autre bateau ; il ne prévoyait pas non plus retrouver jamais l'occasion d'y revenir ; il profita donc, quand même, de l'occasion qui se présentait, telle quelle, et descendit à terre, se promettant de jouir, le plus et le mieux qu'il pourrait, de sa brève et sommaire aubaine.

On était au coeur de juin. Il y avait encore deux heures de pleine clarté. La nuit, ensuite, serait transparente et presque aussi lumineuse que le jour. Il y avait, en somme, moyen de ne pas s'ennuyer.

Et de fait, à peine débarqué, Pierre Brignolles ne s'ennuya pas. Il n'avait pas fait trente pas sur le quai, parmi des portefaix et des guides lui proposant leurs services en turc, en grec, en arabe, en maltais et en cette bizarre langue franque qui ressemble au baragouin des mamamouchis de Molière, il était encore en train de se débattre au milieu d'eux quand un nègre énorme et glabre lui mit dans la main une pièce d'or et lui dit tout bas, à l'oreille, en mauvais anglais :
- Venez ! Beaucoup des autres pour vous, là-bas, si vous venir.

En même temps, le nègre écartait les portefaix et les guides au moyen d'une grande courbache en cuir dont il les menaçait. La canaille faisait le cercle, mais avec des cris et des rires qui semblaient bafouer Pierre Brignolles. Il n'y comprenait rien. Toutefois, la bizarrerie même de la chose le piquait au jeu. A son tour, il menaça les rieurs, d'un geste signifiant qu'il avait un revolver dans sa poche, et résolument, il suivit le nègre.

Que voulait ce singulier cicerone ? Pourquoi cette pièce d'or donnée et ces autres pièces promises ? Quel était ce là-bas où il allait ? Précisément parce qu'il y comprenait de moins en moins, Pierre Brignolles s'en régalait, aimant le mystère, le hasard et l'aventure.

Le nègre le conduisait, marchant devant lui, sans rien dire de plus maintenant, et par un dédale de ruelles. Ils arrivèrent ainsi à un petit café où il n'y avait personne, et où ils s'accroupirent tandis qu'on leur servait deux tasses. Alors le nègre, toujours en mauvais anglais et toujours tout bas à l'oreille de Brignolles, lui dit :
- Vous Français, n'est-ce pas ? Moi voir vous Français.
- Oui, répondit le jeune homme.
- Vous aimer belles femmes ? Moi voir vous les aimer.
- Certes, fit Pierre, qui ne les détestait pas.
- Vous aimer aussi argent, parce que vous pas riche. Moi voir vous pas riche, reprit l'autre en clignant de l'oeil.
- En effet, répliqua Pierre Brignolles, qui, son voyage payé, rentrait en France avec trente-sept francs dans sa poche, y compris la pièce d'or du nègre.

Et, pour accentuer sa réponse, il montra tout ce qu'il possédait dans cette poche, et en même temps il tira de la seconde son revolver, comme voulant bien faire entendre qu'il n'avait pas grand'chose, mais qu'il était prêt à défendre énergiquement ce pas grand'chose, au cas où l'on essaierait d'y toucher. Un soupçon, en effet, venait de lui naître, touchant les intentions du nègre, qu'il s'imaginait l'ayant amené dans ce café désert et ce quartier lointain pour le dévaliser. Mais le nègre comprit, sourit silencieusement, lui remit trois nouvelles pièces d'or dans la main, et ajouta :
- Beaucoup des autres pour vous là-bas.
- Mais où, là-bas ? interrogea Pierre Brignolles, en ramassant ce qu'il savait d'anglais.
- Chez belle femme, répliqua le nègre, chez très belle femme, qui payer vous beaucoup, si vous vouloir avec elle, mais sans voir du tout.

L'aventure et le mystère se corsaient, Pierre Brignolles en fut enchanté. Pas plus qu'il n'éprouvait de crainte, il n'éprouva de scrupules. Bravement, il répondit, en se levant :
- Marchez. Je vous suis. Je veux.

Et ils reprirent leur course dans le labyrinthe des ruelles, jusqu'à une sorte de cul-de-sac formant voûte, sous laquelle voûte il faisait presque noir. Là, une petite porte basse fut ouverte par le nègre, qui introduisit Pierre Brignolles dans un vestibule en caveau, tout à fait noir cette fois, puis le prit par la main, et le mena le long d'un corridor tournant, semblait-il, jusqu'à une pièce plus vaste, autant qu'on en pouvait juger par la résonnance des pas dans les ténèbres compactes.

Arrivé en cet endroit, le nègre demanda au jeune homme s'il avait sur lui des allumettes. Pierre répondit que oui et donna la boîte au nègre, qui en fit flamber une.

A cette lueur brusque, Pierre Brignolles vit qu'il était dans une chambre ronde, close de partout, sauf du côté où se trouvait la porte du corridor, et qu'au milieu de cette chambre étaient amoncelés des coussins et des tapis, et que, sur cette espèce de lit, reposait toute nue une femme au corps merveilleux, mais dont la tête était hermétiquement enveloppée de voiles.

L'allumette s'éteignit, et le nègre dit à Pierre Brignolles :
- C'est la très belle femme avec qui vous faire. Moi savoir bateau vous partir demain quelle heure. Moi venir chercher vous plus tard pour mener au bateau. Vous faire tranquille. Mais vous pas voir cette figure.

Et comment diable Pierre Brignolles, même s'il l'eût voulu, aurait-il pu voir le visage de la femme ? Le nègre était maintenant sorti, et avait derrière lui refermé la porte, en emportant la boîte d'allumettes.

Ma foi ! Honni soit qui mal y pense ! Pierre Brignolles avait vingt-quatre ans ; le corps de l'inconnue lui avait paru splendide et jeune ; le lit de tapis et de coussins était profond ; la chambre close suait la volupté ; ce qui devait arriver arriva.

Ce fut une nuit d'amour absolument folle ; mais aussi une nuit d'amour cruellement absurde. Car elle se passa sans qu'un baiser fût échangé entre les deux amants bouche à bouche. La femme avait bien enlevé ses voiles, donnant l'essor à une épaisse et soyeuse chevelure ; mais son visage, qu'on ne devait pas voir, on ne pouvait pas non plus le toucher. Une sorte de masque en cuir et en bois le casquait d'une visière impénétrable, percée seulement de trous par où soufflait une haleine ardente et délicieuse. Et, comme son visage, la voix de la femme demeura un mystère. Elle ne parlait pas. Des soupirs, des râles rauques à certains moments, c'était tout ! Pas une parole !

Pierre Brignolles en prit son parti. Il était de ces instinctifs qui savent jouir des choses sans en demander trop le pourquoi. Il ne chercha pas même à imaginer ce pourquoi. Il avait mieux à faire. De cela seul il s'occupa. Tant et si bien qu'il s'endormit comme une masse, et sans rêver, après cette réalité plus belle qu'un rêve. - Vous partir. Etre temps.

C'est le nègre qui le réveillait, l'habillait, le reconduisait par le corridor tournant, puis par la petite porte basse donnant sur le cul-de-sac, puis par les ruelles en labyrinthe. Et alors, c'était le quai plein de lumière, et grouillant de canaille qui glapissait et riait autour d'eux. Le nègre les fouaillait de sa courbache. Le canot du bateau attendait à quai. Pierre Brignolles s'y embarquait, revenait à bord, encore ahuri, soûl de sa nuit d'amour, ébloui de son aventure mystérieuse, et vite regagnait sa cabine où il se replongeait tout habillé dans un sommeil de brute, tandis que démarrait le bateau.

A onze heures, pendant le repas, Pierre Brignolles, affaissé, mangeait avidement, quand il entendit le médecin du bord qui racontait à ses voisins :
- Oui, c'est un très étrange cas. La fille, paraît-il, est admirable de corps. Une Grecque de toute beauté ! Mais elle est muette, et même, assure-t-on, presque idiote, à cause de cette monstruosité. Imaginez-vous une énorme langue, comme une langue de boeuf. Cela s'appelle, au reste, un cas de booglottisme. C'est extrêmement...

Pierre Brignolles leva la tête. Machinalement, il mit la main à sa poche, qu'il sentait lourde. Il y fit tintinnabuler des pièces qu'il ignorait y avoir. Il rougit. Puis, férocement, il se remit à manger en se disant :
- Bah ! En voyage !


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