CHENNEVIÈRES-POINTEL, Charles Philippe, Marquis de (1820-1889) : Robert Plante-Choux ou le portrait de famille (1845).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (19.X.2001)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : norm 245) des Historiettes baguenaudières par un normand publiées en 1845 à Aix.
 
Robert Plante-Choux ou le portrait de famille
par
le marquis de Chennevières-Pointel

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CHAPITRE PREMIER

Les tableaux qui composaient la collection du comte de S...., furent transportés, après sa mort, de son château de Normandie à Paris, pour y être vendus ; et les affiches placardées en-deçà et au-delà de la Seine, annoncèrent la mise aux enchères pour le 1er de février. La collection du comte de S...., précieuse pour un châtelain de province et dont la grande réputation dans le pays avait pu, là-bas, détourner un passant de quelques milles de son droit chemin, n'offrait pas en réalité un morceau qui l'aidât ici à soutenir comparaison avec ces magnifiques galeries qui viennent à l'hôtel Bullion de Flandre ou d'Italie et qui attirent, avec leurs loupes et leurs catalogues historiques, les connaisseurs de tous pays. Le tort évident des héritiers était d'avoir déplacé ces peintures qui, pour la plupart, avaient leur prix et un certain intérêt dans la province. Il ne manquait pourtant point à cette vente de ces demi Juifs brocanteurs de la rue de Seine et du boulevard Beaumarchais, non plus que de ces oisifs coutumiers du lieu. D'aucuns déjà s'étaient assis à l'entour de la longue table en fer à cheval, et les autres rôdaient le long des tableaux accrochés, flairant dans les coins de chaque toile le nom ou le signe du maître, puis feuilletant le petit catalogue et dissertant des authentiques avec l'amateur qui leur marchait sur les talons. Quelles heures j'ai perdues ainsi ! c'était le bonheur. Il en venait, il en sortait, on se heurtait des deux coudes, on retournait dix fois au même tableau. C'est à ce moment que M. de Saint-Pair, mon ami, écarta la lourde portière et entra dans la salle, tenant d'une main, au fond de sa poche, un sac de cinquante écus, - sa rente du mois, le pauvre diable, qu'il venait de se faire compter chez son banquier.

Pas une des peintures de M. de S.... ne lui venait bien entendu des grandes collections connues. Le moyen le plus commode des collections est sans doute celui-là ; mais M. de S.... y avait pris plus de peine. Le comte, sans mettre le pied hors de sa province, avait, dès la première époque de l'empire, recueilli tout ce qu'il rencontrait à l'entour de lui de talbeaux saints pillés aux églises et de portraits balayés des maisons nobles, soit de robe, soit d'épée. Il avait joint à ce choix nombre de petits cadres de cabinet tout à fait exquis, de la valeur desquels personne alors n'avait idée aucune. Mais vous jugez de l'embarras du comte qui n'avait plus sur les noms des peintres les anciens possesseurs à interroger ; or, en peinture, la main fixe le prix à l'oeuvre.

Mon Robert aux cinquante écus se demenait donc de la tête et des yeux comme les autres. En outre des tableaux accrochés aux quatre murailles vertes, il y en avait, et c'était les plus méchants, qu'on avait posé à terre, entassés en un coin très négligemment et appliqués face contre face, tournés chassis contre chassis. M. de Saint-Pair se prit à feuilleter ces toiles crevées et ces panneaux ébréchés, espérant trouver dans ce fumier une perle qui ne fût point hors de la portée de sa bourse. Il s'arrêta à un portrait noirci, fort maltraité du temps et qui branlait dans son cadre ovale à grandes fleurs dédorées. Il s'y arrêta, les yeux émerveillés, et cracha sur la face du sévère homme de robe avec le plus grand respect du monde. Ses traits débarbouillés apparurent très solidement peints, et puis sa perruque brune se mêlant au fond, et puis son rabat ; tant et si bien qu'avant toute enchère, M. de Saint-Pair eût donné un petit écu de ses cinquante pour n'avoir pas craché sur cette poudre, et que la toile qui lui avait dévoilé d'aussi beaux mystères, reprît aussi vite sa noirceur première. C'est ce que tous ses souhaits ne purent faire ; mais avant qu'un autre curieux ne s'approchât, il rejeta contre cette peinture le fouillis de celles qui la défendaient, et se redressa pour passer outre.

Comme il se détournait, un gros monsieur vêtu avec une certaine recherche provinciale et qui, comme tout le monde, allait là le nez au vent, lui marcha par mégarde sur la botte et aussitôt se confondit en excuses ; puis, pour se donner une contenance, ce personnage se rabattit sur les toiles que venait de quitter Robert et qui étaient posées contre la muraille. Il se prit comme lui à les feuilleter, s'arrêtant je vous dirai où.

Le commissaire s'étant assis à ce moment devant sa table verte et ayant pris en main son petit marteau à masse d'ivoire, François, qui était le crieur, fit glisser devant les marchands la première toile. Il puisa d'abord à ce tas de tableaux avariés où M. de Saint-Pair et le provincial avaient fouillé l'un après l'autre. Les premiers restèrent aux mains des petits brocanteurs. Ils couraient par lots de deux, de quatre, de six, tant on comptait peu sur chacun de ceux-là. - Quinze ou vingt peut-être étaient déjà partis de la sorte, quand le provincial s'avisa d'enchérir sur une pacotille de peintures de fleurs mal copiées de Blain de Fontenay, panneaux gâtés par les mouches en un salon de notre province. Un brocanteur voyant que le personnage semblait attacher prix à ces quatre méchants panneaux, soutint l'enchère par malice jusqu'à vingt-sept francs ; mais voyant que l'amateur faiblissait, il les lui abandonna à vingt-huit. - Et immédiatement après ces toiles misérables, parut le portrait d'homme de robe que M. de Saint-Pair venait de débarbouiller. La figure se trouvait si rayonnante encore de sa fraîche toilette, que mon Robert sentit le rouge lui en monter partout le visage. Jusque là il s'était contenu à merveille ; il n'avait jeté les yeux que sur une planchette brisée en deux, qui représentait une forêt immense d'une verdure très claire, où d'anciens cavaliers poursuivaient un cerf à grand son de trompes. - Mais quand glissa sur la table le vieux portrait décrassé par ses soins, il commença à trembler de tous ses membres et à laisser paraître une inquiétude extrême ; le coeur lui battait devant cette table de chêne, aussi violemment que coeur ait jamais battu devant les tables vertes d'Aix ou de Hombourg. Il m'a rapporté que deux jours après cette émotion, il en éprouvait encore par toute sa personne un certain ressentiment. L'expert n'avait su quel nom mettre sous ce beau portrait ; les connaisseurs ne songèrent point à en poursuivre l'enchère.

- Est-on marchand à dix franc ? dit le crieur. Dites un prix, messieurs, répétait-il, dites un prix - J'en donnerai cinq francs, dit le provincial aux quatre vases de fleurs. - Dix, fit Robert. - Quinze. - Vingt. - Très bien, dit le commissaire un peu éveillé. - Vingt cinquante, reprit François pour l'amateur de province. - Vingt-cinq, dit le commissaire pour Robert qui lui faisait signe de la tête. - Trente ; - et un. - Quarante ; - et un. - Cinquante ; - et un. - Soixante. - Robert fit un signe au commissaire de s'arrêter un moment, et chercha qui soutenait ainsi la partie contre lui. - Soixante ! soixante ! répétait le crieur ; - et un, ajouta Robert, regardant encore qui le contredirait. - Deux ; - cinquante. - Trois ; - cinquante. Quatre ; - cinquante. - Il aperçut à ce moment le clignement de l'oeil que faisait à François le même étranger qui lui avait marché sur la botte. Jusque là il avait poussé l'enchère doucement, craignant d'avoir affaire à un marchand qui se voulût rendre acquéreur de la toile pour la lui surfaire ensuite ; mais voyant l'homme, il marcha plus hardiment. - Soixante-cinq, avait dit le crieur. - Soixante-quinze, dit Robert à voix haute - On demande à voir, dit François. Il porta le cadre devant l'homme aux Fontenay qui, répétant à ce portrait même toilette à la salive qu'il avait tantôt subie, laissa aller le mot ; quatre-vingts. - Cent, dit Robert impatienté. Le monsieur avisa Robert à travers la foule, et poussé seulement peut-être par ce sentiment de malveillance qu'ont les vieux pour les jeunes et le riche pour celui qui l'est moins et qui convoite le même bien, il s'obstina et dit : cent et un. - On demande à voir, dit à son tour le jeune homme. Le portrait fut approché de lui ; il le regarda bien en face comme pour s'assurer qu'il ne se trompait pas, et prononça : cent deux. - Dix, continua François. - Quinze, dit le commissaire. - Vingt ; - et un. - Trente ; - et un. - Quarante ; - et un. - Cinquante. Robert branla la tête ; mais le commissaire sans le voir, et jugeant que ce portrait avait pour lui un intérêt singulier, continua : soixante ! Robert, en entendant dépasser ses cinquante écus, sentit un frisson inexprimable. - Soixante-dix, releva François, par bonheur. - Vous savez pour qui ? dit le commissaire au crieur, ce n'est plus par moi. - Cent soixante-dix francs par moi, répéta François. - A-t-on bien vu ? Allons, messieurs, ne nous arrêtons pas là, dit le commissaire en riant. Et comme personne n'insistait plus, Robert s'étant retiré derrière les curieux, le commissaire dit : une fois, deux fois, je ne répèterai plus. Cent soixante-dix fr., c'est dit, adjugé ! et le petit marteau d'ivoire tomba avec la première syllabe.

Robert, épuisé par la terrible partie qu'il venait de jouer, s'assit un moment ; puis, que vous dirai-je ? - Il sortit tête basse et repassa les ponts.

CHAPITRE DEUXIÈME

Robert plantait des choux des deux côtés de sa plus grande allée, dans son jardin à Saint-Pair. - Cette plantation, à laquelle il se montrait fort appliqué, était d'une merveilleuse espèce de choux verts, si hauts qu'une chèvre n'en eût pu brouter la tête ; et après qu'il les avait piqués en terre, il promenait sur eux l'arrosoir. Puis, l'arrosoir étant vide, il allait le remplir au ruisseau et, revenant à sa plate-bande, il s'assurait que ses choux suivaient en bien droite ligne le cordeau tendu. Lassé de l'arrosoir, il leva les yeux pour chercher au ciel une giboulée attardée d'avril, et vit assis sur la bruyère et adossé à un roc, au sommet de la colline qui dominait son logis, un jeune peintre, lequel semblait dessiner de là, fort à l'aise, la gentilhommière et le gentilhomme. Poser dans un paysage cela divertit beaucoup Robert et il continua à planter ses choux, mais avec les gestes du monde les plus académiques. Après un long moment, le dessinateur jeta le crayon dans sa boîte et descendit vers le logis de Saint-Pair. Ce que voyant Robert, il laissa là ses choux, et s'en alla attendre l'étranger à la barrière de la grand'cour, où il lui fit le meilleur accueil. Cet étranger était d'une espèce devenue rare dans nos contrées, depuis que la France s'est faite l'ardent foyer des peintres de l'Europe, et que chacune de nos petites villes compte dans ce métier au moins un habile homme : il était portraitiste ambulant ; cela veut dire qu'il allait sans repos de ville en bourgade et de bourgade en ville, peignant à la douzaine avocats et matronnes de bonne maison, les abbés et les chevaliers de la Légion-d'Honneur. De plus, il remettait en état les vieux cadres de famille, capable il était au besoin de composer une sainteté pour une église de village. Il s'appelait Taurin, le plus léger, le plus simple et le plus bavard garçon du monde. Il venait de ce pas du château de Rounay où on l'avait retenu quelques semaines pour décorer la chapelle et la salle à manger, et tirer au naturel, comme on disait autrefois, la figure du seigneur de céans. Durant tout ce temps, il n'avait entendu parler, et cela à demi mots curieux, que de certain voisin reclus dans la gentilhommière de Saint-Pair, lequel, sans montrer pourtant une mine trop maussade, ne hantait et n'appelait chez lui âme qui vive. Mais où un portraitiste ambulant a-t-il trouvé porte close, ou la trouvant close n'a-t-il su ouvrir ? Robert lui dit tout dès l'abord, le plus poliment du monde, qu'il n'avait que faire de ses pinceaux. - En vérité, monsieur, ajouta-t-il, sur les cloisons où je pends les pauvres peintures que je garde et préfère, le testament d'Eudamidas lui-même, s'il revenait à flot, n'obtiendrait pas un clou de moi. Les plus chères pages de ma vie sont là encadrées d'or. Venez, je vous les veux montrer. Ils montèrent ensemble par un escalier tournant qui, posé à l'angle de deux lourdes bâtisses, formait tourelle au dehors. Robert conduisit le peintre droit à un réduit qui prenait lumière d'une méchante cour en forme de citerne, dont les hauts murs gris donnaient justement la vue et le jour des chambrettes de grande ville. Là, sur les parois mansardées et sur des consoles dédorées et vermoulues étaient confondus tous les ustensiles ébréchés, fêlés, pressés d'un logement de pauvre diable amoureux du superflu. - Ceci a été ailleurs mon paradis, fit Robert avec ferveur. Tout est ici dans ce reliquaire en même lieu, en même ordre ; ces dessins sous le même verre, le même poussa sur ce pied de plâtre, sur ce rayon point d'autres livres que les lettres de mes amis par tomes égaux. Ces murs dont le papier est égratigné, sont cachés par leurs toiles. Ma force et ma jeunesse sont enfermées là ; mon recueillement les y retrouvera toujours, mais jamais elles n'en sortent avec moi. Hors de ce saint asile, les murs nus, monsieur, ne me déplaisent point, dit Robert en refermant avec soin la porte de la chambrette ; pourtant regardez encore. - Il entr'ouvrit, chemin faisant, dans le corridor, une autre grande salle où étaient rangés quatre à cinq portraits de famille d'assez bonne tournure. Deux hauts peupliers toujours frissonnants masquaient tristement la fenêtre qui les éclairait. Taurin s'arrêta devant un panneau veuf que regardait un portrait de femme ; il demanda qui remplirait cette place. - Elle est prise, dit Robert, mais le tenant est absent de sa maison ; il y reviendra sans doute quelque jour. - Tout en faisant cette réponse, Robert décrochait en un coin, un pastel que la moisissure avait gagné. Me voulez-vous recopier ce portrait sur la toile, dit-il, et demeurer trois jours mon hôte ? - De grand coeur, répondit Taurin.

Le chien blanc de M. de Saint-Pair qui les attendait au bas de l'escalier, n'était autre qu'un grave et maigre chien de berger, dont l'espèce se rencontre souvent dans ce pays d'Argentan. Robert et Taurin sortirent un moment au grand air avec cette bête, et cherchèrent à se promener. Ils firent le tour de la prairie qui s'étendait derrière le logis jusqu'au bois. Elle était bordée d'une verdure vive et mêlée qui avait enjambé les fossés. Aux branches de quelques vieux arbres pendaient de noires taupes que le taupier avait fait sauter de terre la veille. Les meilleurs jours de mai étaient venus, et par la grâce de notre dicton normand : février emplit les fossés, mars les sèche ; - mon Plante-choux et Taurin fouettaient l'herbe à pleine jambe, sans prendre l'eau par les pieds. Un coin de prairie en Normandie, oh ! cela est beau et réjouissant au coeur comme ailleurs les sublimes montagnes. Robert fit regarder à son peintre, dès qu'ils furent à bonne distance du logis, les arbres en bouquets massifs qui le soutenaient par derrière. - Dans les anciens temps, lui dit-il, les arbres étaient l'occasion des habitations, aujourd'hui les habitations sont l'occasion des grands arbres. - J'ai pourtant connu, lui dit le peintre, des gentilshommes de campagne qui démolissaient pierre par pierre leur vieux manoir pour y trouver des trésors, et jetaient bas, pour en faire des solives, leurs peupliers et leurs chênes. - Ils franchirent tous deux d'un élan le ruisseau qui séparait le jardin de la prairie, et Robert, montrant à l'autre du bout de la baguette qu'il venait de trouver cassée à un coudrier, son avenue de choux verds : - J'ai pris à la lettre, vous le voyez, la leçon du sage : ô que troys et quatre foys heureux sont ceulx qui plantent choulx ! -O fortunatos nimium agricolas ! traduisit Taurin. - Sua si bona norint, compléta le plante-choux ; oui, je connais le bien-être de cette vie et je veux que vous sachiez, mais plus tard cela, comment j'en entends la loi et la raison.

Ce qu'on appelle le quart-d'heure du propriétaire se prolongea ainsi jusqu'au soir. - Chacun, dit enfin Robert, connaît midi à sa porte, le souper attend (car je soupe). Taurin et M. de Saint-Pair trouvèrent nappe mise près d'un de ces vaillants feux de campagne qui ne connaissent pas de saisons. Il n'y aura jamais, quoiqu'on fasse, moment plus dispos que l'après souper pour conter ou philosopher. Dès qu'il se fut fait plein de soupe et de bourde aux pommes, Robert se dressa de tout son haut, encore que sa nuque atteignît juste le manteau de la cheminée. Il se mit alors à tourner devant la fouée comme un canard à la broche, et se sentant enfin échauffé à point, il exposa en ces mots au peintre la pensée de sa vie présente.

CHAPITRE TROISIÈME

Dieu ne demande pas à chaque créature grande oeuvre ; la tâche de chacune est minime, c'est pour cela que les créatures sont fort nombreuses. Dès que l'homme est arrivé à cette heure où déjà il a dû accomplir sa vie d'action, qu'il l'ait accomplie ou soit resté oisif, il se dispose à bien mourir, il songe à se rendre la mort commode. Entre les suicides il fait son choix ; trois s'offrent à lui : la mort abrupte et violente, celle qui s'appelle réchaud, pistolet ou poison. Le jour où la sanguinaire philosophie de l'autre siècle ferma la porte des monastères, dans ce jour désespéré, ce suicide-là parut dans le monde ; mais cette fin est ridicule et ne pouvait me convenir, car je suis curieux, et qui vivra verra. - La vie monacale ; - la vie campagnarde et provinciale. - La vie monacale ne manque pas de grandeur, mais elle est surannée, et que de gens d'autrefois ont gardé rancune à Dieu des attaches sacrées par lesquelles eux-mêmes s'étaient liés à lui. - La campagnarde seule est la vraie libre et la vraie facile.

- Facile, dit le peintre qui pendant ce discours cassait de petites croutes et n'en mettait pas une dans sa bouche qu'il n'en eût auparavant peigné ses moustaches, comme si elle devait s'y imprégner de quelque saveur délicieuse, - facile, non pas que je croie ; sur ce point tous les tempéraments ne seraient pas d'accord. - Que me parlez-vous de tempérament, reprit Saint-Pair, cela vaut-il la peine qu'on le compte dans la vie, maladie de sang qui vous agite à vingt ans, dont à vingt-sept on est guéri. Reprenons mon premier mot.

Si Dieu a tant peuplé le monde, c'est qu'il a pensé que pour quelques-uns qui travailleraient, beaucoup inutiles seraient ; - et après tout, le monde est fait pour les inutiles, car les inutiles sont les seuls qui glorifient Dieu, les seuls qui jugent son oeuvre à lui et la goûtent. - Le travail est une peine, c'est Dieu qui l'a dit à Adam, et un châtiment pour les travailleurs ; les inutiles sont les innocents. - Observons encore que si tout le monde travaillait, personne n'aurait plus rien à faire. - Les inutiles sont ceux qui vivent le mieux selon la nature humaine qui est paresseuse ; voyez plutôt : on ne travaille que pour tuer le temps, ou quand il n'y a pas moyen de faire autrement, quand il n'y a pas jour à ne rien faire.

Les inutiles ! c'est la grande parole. A quoi êtes-vous bon, vous qui les injuriez ? Les inutiles ! mais ils remplissent la terre, ils ne peuvent se classer, ils ne peuvent se compter. Moi, inutile entre les êtres créés, je m'assieds de préférence dans de vieux fauteuils à trois pieds, s'ils ont la tapisserie de tel antique dessin ; j'ai en aversion toute fayence peinte qui n'est pas recousue et tout acajou en sincère abomination. Je n'ai jamais eu un livre dit utile sur mes planches, et jadis chacun d'eux n'était accepté de moi que sous cette condition de s'offrir en un seul volume de certain menu format et de certaine couleur rance qui ne leur aurait jamais permis d'entrer en aucun bon lieu. Celle-là était mon inutilité ; à chacun la sienne. - Nous ne demandons rien aux utiles, que les utiles ne demandent rien de nous.

Autrefois il y avait quelque honneur à être ambitieux. La classe qui s'en mêlait était restreinte et connue ; mais aujourd'hui l'ambition, que voulez-vous que l'on fasse d'un vice aussi commun que celui-là ? Prétendez-vous vous jeter dans cette lutte ridicule ? vous coudoierez dans la mêlée de bien vilaines gens.

A mesure qu'il se multiplie en un lieu, l'homme se rapetisse. Londres, populeux comme un royaume, ne vaudra jamais Athènes qui n'était qu'une bourgade. La Rome du premier Romulus était plus reine du monde que celle de l'Augustule. - L'homme n'est et ne paraît vraiment grand qu'isolé dans le désert. - Encore pouvait-il être bon de vivre dans les villes, quand, dans les anciennes républiques, on vivait en face des masses ; mais aujourd'hui tout se restreint au cercle de l'individu. Et puis le culte chrétien a glissé dans nos âmes cette passion de l'ermitage, ces voluptés de la solitude, sentiments inconnus aux anciennes lois religieuses. - Pour nous grandir devant Dieu et devant eux-mêmes, fuyons les hommes ; nous fuyons en même temps les tristesses, les découragements, les dégoûts. - D'où viennent les chagrins ? Des amitiés mondaines.

- Je sais quelque chose, dit le peintre, de pis que chagrin, c'est ennui.

- L'ennui, répondit Robert, est un mal des villes qui n'a pas encore gagné les champs ! Notre siècle est celui des maladies de l'âme, des invalidités de l'esprit, des épidémies morales ; l'ennui est de celles-là ; et, à vrai dire, les autres siècles ne le connaissaient pas. Le nôtre a tué l'activité du corps : plus de camps, plus d'académie, plus d'épée, plus de luttes, plus d'armures, plus de cavaliers que des écuyers de manége. Au lieu de cela des rêveurs, des agioteurs, des ergoteurs, rien que des esprits inquiets, s'agitant dans le vide, et servis par de maigres membres. Vous avez honni le corps et la force virile et ses fatigues salutaires. Vous êtes puni par l'insuffisance esprit prompt à se harasser et qui souffre affreusement de sa débile nature et de son impuissance. Vous avez voulu, en vous débarrassant du corps, n'être plus qu'esprit, c'est-à-dire, des Dieux, et vous n'êtes plus même des hommes.

De l'ennui ! reprit Robert plus ardemment, tout autre vie a ses heures d'ennui, mais la nôtre ne sait ce que c'est. L'ennui naît du trop ou du trop peu de jouissances. Mais la vie du plante-choux, printemps et automne, foin ou sarrasin, chevreuil ou râle de genêt, taillis ou seigle, cidre ou colza, est toujours intéressée et toujours également ; jamais de lassitude et jamais de repos - et point d'orgueil, parce qu'il n'a point de prochain dont l'orgueil le blesse. - C'est pour lui que médiocrité est toujours dorée. Il a de vieux tableaux, parce qu'il n'a pas assez de richesses pour en avoir de nouveaux ; il a une maîtresse honnête, parce qu'il n'a pas assez d'argent à donner à une fille perdue ; il a de bons vieux livres, parce que les nouveaux coûtent trop cher ; il a un bidet de vive allure, trop pauvre qu'il est pour acheter un attelage ; il a une très petite maison, parce qu'il n'a pas de quoi en remplir une très grande, et d'une architecture noircie et passée de mode, parce que les nouvelles blanches et nues sont ruineuses à bâtir ; il a de vieux chênes serrés à l'entour de son logis, parce que les arbustes de lointains pays coûtent un jardinier et ne rendent point d'ombre ; il laisse couler, entre deux rives couvertes de joncs et d'épais branchages, le ruisseau de son pré, parce que les canaux et les fontaines jaillissantes amèneraient trop souvent les maçons à sa cuisine. - Le plante-choux, monsieur Taurin, est neveu du viel Enay : il aime mieux l'être que le paraître.

- Tous avez de la philosophie, dit le peintre.

- Moi, de la philosophie, répartit Robert hors de lui, ne me répétez jamais cette injure ; je déteste des philosophes jusqu'à leur nom ; j'ai en horreur ces lymphatiques gonflés d'orgueil, cette forfanterie de froideur et d'insouciance, cet imbécile dédain pour les choses saintes qui passionnent noblement les coeurs, ce lâche contentement d'une fortune infime, quand on en comprend une meilleure. - Il est un fait sacré dont il faut, après tout, tirer sa juste conséquence. Dieu ayant créé la terre et l'ayant trouvée belle, a ensuite créé l'homme, mais c'est comme gardien raisonnable de ses belles fleurs et de ses beaux arbres, comme cultivateur adroit de son beau jardin. Le rôle de plante-choux est vraiment le rôle sacré, la vue véritable de Dieu sur l'homme. Cela se voit par l'ordre même de la création. Dieu créa la terre d'abord, puis l'homme ; donc il n'a pas créé la terre pour les besoins de l'homme, mais l'homme pour les besoins de la terre, car autrement, il eût créé l'homme avant la terre. - Pour moi, je pense, conclut M. de Saint-Pair, que si beaucoup ont déserté et trahi la campagne pour les villes, c'est que l'intelligence manquait à beaucoup pour la comprendre. Vous ne verrez jamais un plante-choux revenu des villes à la vie campagnarde, l'abandonner de nouveau. Il trouve ce linceul excellent, et s'en enveloppe à loisir de façon qu'aucun pli ne le blesse, il s'enterre dedans avec délices. - Si plus de gens d'esprit l'entendaient, ils ne finiraient point leur vie aussi tristement et aussi languissamment qu'ils font, et dans les villes un peu dégorgées la volonté de Dieu en s'en ferait pas plus mal, et son règne n'adviendrait ni plus tôt ni plus tard.

- Amen, dit Taurin.

CHAPITRE QUATRIÈME.

Le lendemain Saint-Pair entra dès son lever chez le portraitiste. Il le trouva mal dispos à la besogne, ne pouvant établir son cadre en bon jour, et jurant qu'il ne savait plus apprêter sa palette. - Si vous aviez dans le voisinage de votre logis quelque curiosité bonne à connaître, dit-il à Robert, il serait digne de votre âme généreuse de me la faire voir aujourd'hui. Je ne sais sur quelle oreille j'ai dormi, mais j'ai besoin de soleil et d'agitation ; si vous me laissez entre quatre murs, vous me trouverez mort ce soir. - Dieu m'en préserve, lui dit Robert, allons au camp de César.

Il harnacha pour Taurin son petit cheval virois, alla quérir pour lui-même le bidet du meunier son voisin, et les voilà s'acheminant à pas relevé vers la bruyère, avec le chien blanc de berger sur la piste de leurs montures. Le chemin, tant qu'il ne furent point sortis de la vallée, était pierreux et resserré par des palissades touffues d'arbres et d'arbustes qui ne donnaient d'ombre à cette heure qu'au seul chien de Robert. Étant arrivés à la hauteur du dernier champ, le trot de leurs chevaux fit lever à grand bruit la volée entière des pigeons de Saint-Pair qui picoraient dans le guéret. Ils regagnèrent à tout aile leur colombier, et le plante-choux et Taurin qui, pour les suivre des yeux jusqu'au toit où ils se reposèrent, avaient fait halte, ne songèrent plus à détourner leurs regards de ce côté, et tous deux, sans mot dire, considérèrent cette habitation humble, sauvage et fière ensemble. La lourde tour du colombier et la tourelle plus fine du logis, la grange et la bergerie se massaient capricieusement dans la plaine verdure des futaies. A la fraîcheur de leurs bouquets l'on devinait où couraient les veines d'eau sur des mousses et des herbes humides. Le tic tac de deux moulins s'entendait à peine. Puis en remontant le versant opposé, les arbres se rabougrissaient de feuillage et de taille, si bien que la crête était aussi nue par-delà le vallon que celle d'en-deçà qu'ils gagnaient maintenant. Ainsi, dans cette gorge point trop horrible, mais dont la verdoyance était d'une douceur sévère et murée de collines arides, le logis grisâtre de Robert était perdu et défendu comme un nid dans un buisson d'épines.

Le plante-choux et Taurin reprirent leur sentier grimpant et se trouvèrent aussitôt au milieu de la bruyère. - Voyez, dit le peintre, ces rochers perçant la bruyère verte et ces petits nuages semés dans le ciel bleu ; ne semblent-ils pas les reflets l'un de l'autre ? - Et pour que comparaison soit parfaite, ajouta Saint-Pair, ne voyez-vous pas, de même que tachètent l'éther les oiseaux qui volent en chantant, quelques vaches et quelques chevaux de charbonnier qui paissent là à l'abandon en faisant sonner au cou leur clochette ? Les bidets de Robert et de son compagnon enjambèrent bientôt la circonvallation du camp de César, et sans plus de cérémonie que s'ils eussent franchi un hari terrassé de la ville. Les deux cavaliers les lièrent au premier arbre et se mirent à battre par tous les détours de ses sentes, le taillis recouvrant ce plateau qu'a sanctifié la trace romaine, comme la mousse couvre la pierre des pieux sépulcres, comme le lierre couvre les chênes. A mesure qu'ils avancèrent en traversant le taillis vers les étangs, ils entendirent plus clairement le son de quelques voix, et le peintre se hâtant de ce côté, salua, avant que Robert eût le temps de se refuser ou de se préparer à cet abord, le propriétaire du château de Rounay, M. Levilain, qu'on appelait M. de Rounay, et sa fille Mlle Elisabeth. Avec eux se trouvait l'architecte de la ville voisine, savant reconnu dans l'histoire de l'architectonique, quoiqu'il fût architecte. Mais qui n'est pas savant en Normandie, la province de France la plus antiquailleuse ? M. de Rounay était savant, le peintre était savant, l'architecte était savant, le plante-choux était un brin savant, Mlle Elisabeth (faut-il le dire) eût peut-être récité couramment la litanie des ducs normands. Mlle Elisabeth avait pourtant, à cette heure, plus d'yeux pour mon sauvage Robert que d'oreilles pour les discours pédants qui suivirent les salutations. Or, ses yeux qui étaient d'un noir profond et que nature avait ouverts sans mesure, étaient veloutés par nature aussi d'une naïveté incomparable. Robert admirait fort ces yeux et sa taille haute et forte, et regardait de ses épaules rondes et un peu brunies ce qu'il en pouvait voir, et sans le vouloir se sentait attentif à tous ses mouvements et au frôlement de sa robe contre les ronces et les arbrisseaux du taillis. Le camp fut arpenté en tout sens ; le plus humble tertre, le moins sensible fossé étaient interprêtés par l'architecte aussi sûrement que si Labienus l'eût conduit par la main et lui eût désigné ses différentes portes et ses quartiers différents. Impatienté de cette science impertinente et par désir de rompre certaine distraction qu'il ne voulait point laisser trop paraître, Robert fit une sortie ridicule contre l'architecte dont personne, du reste, ne lui avait clairement énoncé le métier. - Ces soudards Romains, dit-il en appuyant son pied contre une apparence de mur d'enceinte, étaient de fiers bâtisseurs, puisque leurs établissements d'une nuit font monument parmi nous à côté de la prétention de cent constructions nouvelles qui ont coûté grand temps, grand effort d'esprit, et bien des sacs d'écus. Mais je dois avouer, ajouta-t-il en transportant la querelle sur un terrain meilleur pour lui, que les anciens architectes de province qui ont conçu nos cathédrales n'étaient ni aussi ignorants, ni aussi insipides que ceux d'hier et d'aujourd'hui. Ceux qui ont élevé la nef de Notre-Dame d'Alençon et ceux qui en ont bâti l'abside, ceux qui ont édifié le château de ses anciens ducs, et ceux qui ont jeté lourdement au devant de lui ce honteux palais de justice, n'étaient point, que je croie, les mêmes hommes. Ils étaient pourtant de la même Normandie, je veux dire provinciaux les uns et les autres ; mais ceux-là, soit qu'ils allassent de ville en ville, soit qu'ils vécussent renfermés dans leurs abbayes, avaient le génie pieux et créateur ; ils étaient poètes, ils étaient architectes, ils étaient sculpteurs. - Les nôtres sont des maçons et qui devraient mourir de faim si, impies pour leur art, ils ne laissaient crouler et n'abattaient eux-mêmes les hôtels les plus ornés de nos vieilles villes, les plus hardis donjons de nos campagnes, pour construire avec leurs pierres et en leur lieu d'ignobles masures.

- Je suis architecte, monsieur, répondit en riant de bon coeur celui que le plante-choux assaillait si rudement, mais ayant la conscience nette des impiétés qui vous indignent, je puis en entendre parler sans trop d'embarras. Louanges de soi et de son curé ne valent pas grand quoi, répétons-nous en Normandie, souffrez pourtant que j'explique comment les architectes de notre temps et de nos pays sont vraiment plus à plaindre qu'il ne vous semble. Il y a à dire de nos bâtiments ce que vous diriez d'un gros livre qui serait écrit sans une idée. On ne bâtit point pour dresser un mur vers le ciel ; les pierres entassées doivent avoir leur raison et leur langage. Grecs, Égyptiens, Indiens ont fait des temples qui étaient l'expression de leur culte. Nos gothiques ont fait des églises dont chaque arceau symbolisait leur foi. Nous, hommes de peu ou de point de foi, qui ne doutons pas seulement de Dieu, mais plus encore de la grandeur de l'homme, que voulez-vous que nous fassions qui vaille. Et d'ailleurs écoutez cela : nos monuments ne sont pas bons, soit ; mais que dure un monument ? cinq siècles, - et que durent ses ruines ? mille ans. Et pensez-vous qu'alors que le temps nous aura découronnés, noircis, dépannelés, nous ferons moins solennelle, moins vénérable figure que tous autres quels qu'ils soient (les morts sont égaux, rois ou paysans, vous le savez), et que nous aurons moins de pèlerins empressés, de curieux rechercheurs ? Le temps a cela d'admirable que du moment qu'il les a scellées ruines, il grandit et consacre les plus insignifiantes maçonneries.

A ce point du discours, comme ils longeaient le bord du camp qui pend fort escarpé au-dessus des étangs, une touffe de thym manqua sous le soulier de Mlle Elisabeth que la bruyère et les herbes de bois avaient rendu très glissant, et elle roula précipitamment jusqu'au milieu du ravin. Un buisson la retint par miracle. Robert, perdant la tête, se jeta à son secours sans rien observer, si bien que la terre et les cailloux commencèrent à s'ébouler sous lui et à l'entraîner sans qu'il pût quasi se retenir. Cependant se collant à plat ventre contre le sable et y plantant ses ongles, il s'arrêta auprès de Mlle Elisabeth et fixa son pied sur le même buisson qu'elle avait empoigné pour son salut. La pauvre demoiselle était presque sans forces et ses mains étaient ensanglantées par les épines. Robert lui tendit sa gauche et elle se redressa. Alors, affermissant chacun de ses pas contre les pierres ou dans le gravier avec une prudence et une hardiesse extrêmes, tantôt droit et tantôt rampant, il l'attira après lui, mais lentement, et craignant que faiblesse ne prit à son fardeau, ou de la violence dont il sentait son coeur battre craignant de défaillir lui-même. Les mouchoirs noués qu'on tendit vers eux aidèrent leurs derniers efforts, et dès qu'ils eurent remis pied sur le terrain du camp, Robert se laissa aller à une pâleur affreuse, et à peine put-il soutenir Mlle Elisabeth jusqu'à un pommier qu'il avisa, fort dépaysé sur cette lisière du bois, choisissant son vieux tronc rampant à terre pour trône à la belle chancelante et ses larges branches pour dais ou parasol. Jusqu'à ce moment leurs mains ne s'étaient pas quittées. Ils perçurent alors que leurs manches à tous deux étaient tachées et perdues de sang, et non pas du sang à elle seule, mais confondu avec celui de Robert dont les doigts s'étaient coupés vivement au tranchant d'un caillou, sans qu'il eût senti blessure dans cette chaude alarme. Elle se remit presque aussi vite que lui ; et dès qu'ils purent marcher, on traversa le camp de César pour regagner les chevaux et le charriot. Robert était épuisé à ce point qu'il pouvait à peine se tenir en selle, M. de Rounay le voulut contraindre à prendre une place dans le charriot, mais Robert n'en fit rien et suivit avec Taurin le premier chemin à gauche qui coupait la bruyère vers son logis. Le père combla alors pour la seconde fois mon plante-choux de ses transports et de ses bénédictions, et la fille sut à peine dire quelques mots qu'il ne pût entendre. Le charriot continua à gravir lentement le long du flanc de la bruyère et perdit bientôt de vue les deux cavaliers dans les arbres de la vallée. Quand il fut près d'arriver au sommet, Mlle Elisabeth aperçut au milieu des vertes cimes de ses haies et de ses bois, les toits et les flèches de la gentilhommière et la menue fumée bleue qui s'échappait de l'une des cheminées. - Est-il là ? Et qu'y fait-il ? se demandait-elle dans sa douce pensée. Se repose-t-il devant de feu ? - C'était lui vraiment qui, pour guérir soif et fatigue, vidait avec le peintre force fraîches rasades de vin poireau ; et tant que le charriot ne fut point descendu de l'autre côté de la colline, elle tint errants vers les fenêtres et la coquette tourelle de Saint-Pair, les regards les plus innocemment amoureux du monde.

CHAPITRE CINQUIÈME.

Deux jours, trois jours se passèrent sans que vinssent à Saint-Pair des nouvelles de Rounay ; et Robert ne s'était point soucié d'éclaircir comment à point si fixe, rencontre s'était faite au camp de César, et tout en soupçonnant Taurin de guet-à-pens, il n'osait pas l'en accuser avec trop de dureté. D'un autre côté, serait-ce que celui-ci comprit les soupçons du plante-choux et que la gêne qu'il en éprouvait troublât son génie et lui rendît la main tremblante, la copie à l'huile du pastel de Robert était sèche et plate et pitoyable à voir ; Robert en riait sous cape, et de l'assurance forcée de ce bon Taurin et du contentement qu'il tâchait de montrer de lui-même. Rounay repassait souvent dans leur bavardage. Taurin ne comprenait pas que, jusqu'à ce jour dernier, Robert n'en eût point vu le propriétaire. - Ma sauvagerie est mon droit et ma défense, répondait celui-ci. - Mais quel si sauvage électeur ne serait point relancé dans son terrier par un orgueilleux éligible, dit le portraitiste, et M. Levilain de Rounay est de ceux-ci, et s'il ne le confiait à chacun de sa voix la plus suasive, il y a pendus dans la mairie de la ville voisine quatre faux Blain de Fontenay qui le dénonceraient hautement. L'ambition de notre temps fait feu de tout bois, et vous voyez, M. de Saint-Pair, que le peintre que vous comptez pour rien en politique, se trouve y être un gros rouage ; il n'y figure point la corruption, mais plus beau que cela : la séduction. - Tant pis pour le père de Mlle Elisabeth, répartit le plante-choux, car la politique, si elle n'est le rêve des génies, est d'ordinaire la causette des imbéciles. Les gens d'esprit ne l'ont jamais prise que comme un jeu plus difficile à conduire que le whist et d'une chance plus hazardeuse que les dés. - Et aux électeurs, continua Taurin, c'est occasion de bien banqueter et de boire sec. Vous verrez de quels melons et de quels pampres j'ai décoré, pour ces fêtes civiques, la salle à manger de Rounay ?

La médisance allait son train, quand celui dont elle pressentait l'approche, entra au grand trot dans la cour du logis. Ces gens à particule équivoque dont s'était fait M. Levilain, forment une classe tolérée, voire même soutenue par la noblesse véritable qui se trouve gardée et honorée par eux. M. de Rounay combla Robert de caresses et l'emmena avec le peintre vers son château. Il y avait là des bois aussi, mais troués de longues allées bordées d'arbres verds altérnés. Le château était de brique et dans la manière de Mansard ; il avait une entrée superbe. La Révolution avait gratté les anciennes armoiries du fronton, et M. Levilain n'avait encore osé en faire sculpter de nouvelles. Mlle Elisabeth, fort simplement vêtue, s'envint au devant de son père pour lui tendre le front, puis se tourna vers Taurin et Robert avec une sincérité et une réserve charmantes. Elle les quitta presque aussitôt pour commander les apprêts de la table. Les terrasses à lourde balustrade de ce château, regardant une plaine semée de riches fermes, avaient un aspect magnifique, et ses escaliers et ses appartements intérieurs n'avaient pas moins de grandeur. Comme le châtelain se plaignait que de si vastes murailles, mal divisées, offrissent si peu de logement. - Mieux vaut dans une honnête habitation, lui dit Saint-Pair, trois chambres dignes de princes que cent cabines bonnes à goujats. Dans le salon où ils descendirent pour attendre le dîner, se montraient, dans des cadres splendides, les ancêtres de la famille Levilain de Rounay, rangés suivant l'ordre des siècles. Cela remontait quelque peu par-delà Harold aux beaux cheveux ; il faut dire que tous ces portraits n'avaient point entre eux grand air de parenté. Quand ils vinrent en face de certain portrait d'homme de robe à perruque, Robert l'avisa tout stupéfait et jeta un regard sur M. de Rounay qui, par bonheur, ne remarqua point son mouvement. - Quel est ce votre aïeul ? lui demanda Robert de l'air le plus calme qu'il pût. - C'était, répondit l'autre, un très important conseiller du parlement de Paris, que le roi employa dans de difficiles entreprises et dans plusieurs célèbres procès d'état. - J'ai connu dans ma famille, dit Robert, le portrait d'un grand oncle maternel qu'on eût dit calqué sur celui-ci trait pour trait, signe pour signe ; mais l'histoire était différente : le mien était un brave conseiller de Normandie qui, avec cette rude mine que vous voyez, celle-là même, amassa, rien qu'à juger tout bonnement des plaideurs normands, assez de pistoles pour que trois de ses filles pussent refaire riches trois nobles familles. Je ne sais par quelle aventure ce portrait sortit de la maison ; et le hazard qui me le fit repasser sous les yeux, il y a deux ans, dans l'hôtel Bullion, à Paris, voulut qu'il se trouvât là un plus riche et sans doute plus intéressé que moi à l'acquérir. - Tout cela fut dit d'un ton inoffensif et comme distrait, et M. de Rounay, un moment troublé, assura haut et ferme que pour lui il avait eu ce bonheur que jamais aucun de ses portraits ne fût sorti de sa famille. Taurin qui cependant flairait celui dont il était parlé, dit à Robert : - Vous avez un cadre contenant cette tête de femme qui regarde le panneau vide dont les roses, du même modèle, ont été visiblement sculptées et fouillées dans le bois par la même main. - Mlle Elisabeth parut et devant elle tomba ce bizarre entretien.

La soirée se passa en causeries bariolées, et Robert vit que Mlle Elisabeth avait les sens les mieux doués qui fussent ; car, sans presque rien connaître à l'exercice de la musique, elle était naturellement et naïvement sensible aux sublimes chants des musiciens et des poètes. Et n'y a-t-il pas dans cette juste et instinctive intelligence du beau, des jouissances et des surprises perpétuelles, cent fois préférables pour un compagnon de toute la vie, à la pratique commune de tous les talents ? Mon plante-choux devint le familier de la maison, et tous les après-dîner il quittait Rounay pour regagner son logis, au clair de lune. Après qu'il avait trouvé chemin à sa monture entre ces monceaux incendiés et fumants qui couvrent la terre nouvellement défrichée et dépassé l'étang de Rounay, il lui jetait la bride sur le cou et dressait la tête aux étoiles : - Quelle est belle, s'écriait-il en pouissant comme un fou son cheval au travers des bruyères, qu'elle est belle, rédisait-il, et que je l'aime ! - Et en galopant il ouvrait à l'air du soir ses poumons ; puis arrêtait court son pauvre ponney et disait, tendant l'oreille au silence : - Ces tressaillements des arbres, la nuit, sous les baisers de la brise, ce murmure des choses lointaines, ce sont les songes de la nature endormie qui soupire et parle à demi voix en rêvant. - Rentré dans sa vallée, il aspirait le long du sentier les haies d'épines et les genêts fleuris : - Oh ! toujours tes senteurs m'enivreront, sainte terre de Dieu, jusqu'à ce que mon corps se fonde en tes courants, jusqu'à ce que mon esprit s'enivre des senteurs du Très-Haut. Son corps à elle aussi et sa parole laissent leur parfum dans l'air. - Il n'est point si haut empirée où ne tende et n'aille d'un bond toute âme gonflée de tendre passion.

Enfin eût été bien surpris qui eût vu Robert poursuivant avec frénésie le gibier électoral, endoctrinant les notaires par leurs femmes, les fermiers d'autrui par les siens propres, et multipliant au fil de la plume les professions de foi les plus ardentes et les plus extravagantes ; car, hélas ! qui n'a pas, Dieu merci, un peu menti à ses opinions ? Et puis la manie d'un beau-père a facile entrée dans un coeur amoureux ; et puis, faut-il le dire ? le bonheur général se composant de l'ensemble des bonheurs privés, les bonheurs privés trouvent juste de décomposer à leur avantage le bonheur général. Ainsi advint à Robert qui, les élections une fois bien préparées, ne tarda pas à obtenir en mariage Mlle Elisabeth, et se débarrassa de son beau-père en l'envoyant voter à Paris. Quel coup de maître !

Taurin, mon cher portraitiste ambulant, avait depuis longtemps replié son menu bagage, et s'en était allé frapper au château prochain. Quand Robert le questionnait sur ses espérances et les rêves que chacun fait pour les jours à venir, il disait : - Laissez faire et fiez-vous à moi de moi. Tous les ânes de mon pays mourraient, je n'hésiterais pas d'une vieille bâtière. Mais il ne faut que quelques années et quelques centaines de fatuités burlesques. Je sais déjà, point trop loin de Pontaudemer qui est mon pays, un petit coin de champ pour lequel je pourrai vous demander de la graine de vos choux.

Par ce mariage, les deux prétentions au portrait se trouvèrent confondues, et il fut véritablement cadre de famille pour leur descendance. Et la fin de mon histoire est que Mme de Saint-Pair mit, par la suite, au monde, dans la gentilhommière de Robert, dont ils préféraient l'habitation, deux petits plante-choux, un garçon et une fille, ce qu'on appelle, dans notre pays, le désir d'un prince.

FIN

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