PERGAUD, Louis (1882-1915) : Le rire du chien, extrait du recueil posthume La vie des bêtes : études et nouvelles (1923).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (01.X.1999)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (Bm lx 25103) du recueil Drames des champs et des bois : pages choisies dans l'oeuvre de Louis Pergaud publié à Paris en 1949 par les éditions Nelson.
 
Le rire du chien
par
Louis Pergaud
 
 

Comme je passais la main dans les cheveux, je veux dire dans les poils de son chien, mon «bougnat», avec qui j'entretiens des relations de bon voisinage, m'a glissé confidentiellement :

- Je gage que vous ne savez pas pourquoi nous marchons sur deux pattes au lieu de nous servir, comme toutes les autres bêtes, de nos quatre membres ?

- Je l'ignore, en effet, répondis-je du ton du citoyen qui attend une histoire.

- Eh bien, reprit mon interlocuteur, sachez donc que c'est à un chien et à un Auvergnat que les hommes sont redevables de ce genre de locomotion.

«Oui, n'est-ce pas, continua-t-il, au début, tout le monde allait à quatre pattes ; mais, certain jour, un Auvergnat avisa un cabot qui se dressait sur ses pattes de derrière pour regarder par-dessus une clôture.

«Je suis aussi malin qu'un chien, se dit cet homme avisé, et lui aussi se dressa sur ses pattes de derrière. Ses compagnons l'imitèrent aussitôt. Et voilà pourquoi l'humanité marche sur deux pattes, tout simplement».

Je ne saurais affirmer la rigoureuse exactitude de cette explication, mais en tout cas, si le chien - car nous laisserons, voulez-vous, l'Auvergnat à son anthracite - si le chien, dis-je, nous a appris à nous tenir sur deux pattes, nous lui avons, par sentiment de réciprocité sans doute, enseigné le rire.

Je n'ai pas la prétention d'affirmer que, ce faisant, nous avons rendu à notre commensal un service extraordinaire et que nous lui ayons fait faire un pas vers son émancipation future, d'autant que cet enseignement aura été absolument involontaire et passif.

Un peu particulier sans doute et différent du phénomène humain, le fait est là tout de même et j'ai eu occasion de l'observer souvent chez les chiens de chasse.

Le rire canin n'est pas un rire bruyant ; il n'éclate ni ne tonitrue ; il ne secoue pas les tripes et n'ébranle pas le poitrail de celui qui en est saisi, la tête ne part pas en arrière et les pattes n'y participent point, pas plus que le tronc... C'est le rire silencieux, le rire muet que le bon Fenimore Cooper, dans des romans qui firent la joie de notre enfance, attribue quelque part à la «Longue-Carabine» ou au «Dernier des Mohicans», je ne sais plus au juste, quand ils ont découvert la trace fraîche du méchant Sioux ou du traître Comanche sur le sentier de la guerre.

L'oeil pourtant s'avive un peu et le mufle humide et frais a de légers frémissements, mais on a plutôt l'impression d'un rictus que d'un rire. Les babines se troussent ; la gueule, littéralement, se fend jusqu'aux oreilles et les deux magnifiques rangées de crocs qui apparaissent n'auraient rien de très rassurant pour quelqu'un qui ne connaîtrait pas le bon camarade à qui il a affaire ; la queue, quelquefois, mais assez rarement, se met aussi de la partie et bat avec douceur. Telles sont à peu près les caractéristiques du rire canin.

Dire que ce phénomène décèle, comme chez l'homme, un état d'épanouissement général et de gaieté plénière serait faux ; le rire du chien marque tout simplement un désir d'être agréable au maître, une affectueuse soumission, ou encore une discrète invite au plaisir espéré de la chasse ou de la promenade. Peut-être également est-ce pour l'animal une manière délicate de demander au maître un bon morceau, ou une façon distinguée de souhaiter le bonjour à une personne de connaissance.

Les chiens n'emploient le rire qu'avec les hommes et ne rient pas entre eux. Ils ont mieux, apparemment, et leurs manifestations de joie nous sont bien connues ; mais le fait qu'ils se sont assimilé ce geste et qu'ils lui ont attribué un sens dénote une curieuse faculté de raisonnement, qu'il est intéressant de dégager.

D'abord, il n'y a que les vieux chiens qui savent rire ; les jeunes, apparemment, jusqu'à ce que le phénomène les ait frappés par quelque corrélation les intéressant directement, n'y font pas plus attention qu'à n'importe lequel de nos gestes coutumiers.

C'est la concordance de nos mouvements avec un état général de bonne humeur et de générosité dont il profite qui met l'animal en éveil : de là à généraliser, il n'y a qu'un pas. Mais où le phénomène devient merveilleux et troublant, c'est quand nous voyons la bête adopter ce truchement pour nous faire comprendre, sans nul doute, qu'elle est animée à notre égard des sentiments qu'elle nous a reconnus dans le rire.

Il est hors de doute que le chien comprend dans notre langage articulé, même dépouillé d'inflexions révélatrices, tout ce qui a rapport à lui et que nous sommes, nous, à son égard, dans un état manifeste d'infériorité.

Peut-être s'en est-il rendu compte, et son rire, ainsi que d'autres phénomènes d'imitation, souvent mal interprétés, ne sont-ils que les premiers balbutiements de notre langage mimique !

Sa vie est si courte et si remplie ! Qui sait, s'il en avait le temps, s'il n'arriverait pas à se créer, à l'instar des sourds-muets, un alphabet restreint de gestes et de vocables qui traduiraient clairement, à notre usage, ses idées et ses sentiments.

Il y aurait là, en tout cas, de sa part, la révélation d'une supériorité méconnue, en même temps que le signe pour l'homme d'un certain mépris affectueux.

«Ce pauvre Haut-Pattu, doit penser Miraut, il est incapable de parler ma langue, il faut bien que je m'habitue à parler la sienne !»

Vendredi 10 avril 1914.


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