MOREAS, Yanni Papadiamantopoulos pseud. Jean (1856-1910) : Trois nouveaux contes de la vieille France.- Paris : Emile-Paul, 1921.- 100 p. ; 18 cm.- (Sous l'enseigne de la folie ; 8).
Saisie du texte : Sylvie Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (01.III.1999)
Texte relu par : A. Guézou
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Guillaume au faucon

IL y avait jadis un damoiseau aimable et gracieux, qui avait nom Guillaume, et l'on eût pu chercher dans vingt pays avant de trouver son pareil. Il n'était encore que simple écuyer et servait un châtelain depuis sept ans entiers, dans l'espoir d'être armé par lui chevalier. Toutefois, il ne s'impatientait point, se trouvant bien de vivre où il vivait : je vous en dirai la raison.

Amour avait mis son coeur sens dessus dessous, et il aimait la femme du châtelain de façon à ne pouvoir s'en arracher. Mais elle ne se doutait de rien ; autrement, elle se serait bien gardée que le damoiseau n'eût occasion de lui parler en tête à tête.

Il arrive parfois, certes, que les femmes sacrifient un homme courtois et loyal à un autre qui ne les vaut point. Ah ! que Dieu maudisse la dame qui se conduit de la sorte. Car elle commet un grand péché en prenant un homme à ce lacs dont on s'échappe difficilement. Elle devrait du moins le secourir, puisqu'il ne peut tourner sa pensée ailleurs. Mais je reviens à mon histoire.

Guillaume n'avait donc souci que de sa Dame et Amour le dominait si fort qu'il lui faisait souffrir un grand martyre. Il est vrai que la fleurette qui naît dans la prairie et la rose de mai et la fleur de lys étaient effacées par la beauté de la Dame. Et sachez qu'elle eût remporté le prix, même dans le royaume de Castille où les plus belles sont assemblées.

Je vous dirai que la Dame, lorsqu'elle se faisait voir magnifiquement vêtue et parée, surpassait pour la grâce et le brillant, l'épervier qui s'élance dans les airs. Sa robe était de pourpre et son manteau, bien ajusté, constellé d'or, et sa fourrure d'hermine n'était point pelée ni le riche sebelin qui entourdit son cou.

Quand la Dame laissait s'épancher ses cheveux, ils semblaient entièrement d'or fin, tant ils étaient luisants et roux. Elle avait le front poli et plein, et, sous les sourcils bruns, les yeux clairs et riants, bien fendus et d'un bleu verdâtre. Elle avait le nez droit et en proportion avec son visage où le vermeil et le blanc se mariaient, entre le menton et l'oreille, mieux que ne le font le sinople et l'argent.

Et c'était merveille de sa bouche qui était comme une passe-rose ; et quant à sa gorge, elle avait l'éclat de la glace ou du cristal, et deux mamellettes y venaient poindre, semblables à deux petites pommes.

Enfin, que vous dirais-je de la beauté de cette Dame ? Nature qui l'avait faite pour ravir aux hommes le coeur et le sens, y avait mis toute son application. Un jour le Châtelain, dans l'espoir de faire apprécier sa valeur, résolut de partir et de fréquenter les tournois. Il menait avec lui un grand nombre de chevaliers et de sergents, qui tous, en chemin, se montrèrent dignes de louange, car le plus couard devenait hardi sous un tel chef. Guillaume n'avait point suivi son maître. Il ne songeait pas au gain ni à la gloire, mais seulement à la Dame qu'il aimait.

Le Châtelain demeura longtemps dans les pays étrangers, car il était puissant et riche. Cependant Guillaume laissait passer les semaines et les mois sans oser parler à sa Dame.
- Hélas ! se disait-il, malheureux ! Maudite soit l'heure de ma naissance ! Où donc ai-je placé mon amour ? Jamais je ne goûterai la douceur... En vérité, j'ai trop longtemps gardé le silence. Je languis, et elle ne connaît point mon coeur. Quelle folie ! Je dois parler ; je lui dirai... Que diras-tu ? Ah ? ton courage te trahira... Eh bien, je lui dirai que je l'aime tant, je lui dirai tout. Mais le commencement me pèse...

Ainsi se plaint Guillaume ; il ne sait que faire. A la fin Amour l'échauffe et le presse. C'est volontairement et non contre son gré que Guillaume vient devant la salle où la Dame se tient d'ordinaire. Doucement, il pousse l'huis.

Par aventure, la Dame se trouvait seule dans la salle ; toutes les suivantes s'étaient rendues autre part, dans une chambre, pour travailler. Elles menaient grande joie, en cousant un lionceau ou un léopard sur un drap de soie qui devait servir d'enseigne au Châtelain, leur maître.

La Dame était assise sur un lit : un homme qui de mère soit né ne vit oncques plus belle Dame.

Après un moment d'hésitation, Guillaume s'avance vers la Dame et la salue fort courtoisement. Elle, sans se troubler d'aucune façon, la salue à son tour, tout en riant.
- Guillaume, dit-elle, approchez.
- Dame, très volontiers, répond Guillaume en soupirant.
- Asseyez-vous ici, bel ami cher, fait-elle.

Certes si la Dame pouvait se douter de l'effet de ses paroles sur Guillaume, elle se serait bien gardée de parler ainsi. Guillaume s'assied auprès de la Dame au clair visage et tous deux devisent joyeusement. Ils parlent de mainte chose, et, tout-à-coup, Guillaume pousse un grand soupir.

- Dame, fait-il, écoutez-moi. Je vous supplie de me conseiller sur ce que je vais vous dire.
- Dites, je vous le promets, fait la Dame.

Et Guillaume reprend :
- Dame, écoutez-moi : supposez un clerc ou un chevalier, un bourgeois, un écuyer ou qui que ce soit, épris d'une dame ou d'une damoiselle, d'une reine, d'une comtesse ou de n'importe quelle autre femme, qu'elle soit de haut lieu ou bas endroit ; il aime depuis sept ans entiers et il n'ose faire connaître sa passion. Il aurait pu cependant, plus d'une fois, parler à son aise et découvrir son coeur à celle qui cause son martyre. Or, dites-moi ce que vous en pensez : est-ce folie, est-ce raison que de tant celer son amour ?
- Guillaume, dit la Dame, je vous répondrai franchement. Je ne tiens pas, quant à moi, pour sage, l'homme qui se tait si longtemps ; puisqu'il avait le loisir de parler, il convenait de le faire : on aurait pitié de lui, apparemment. Et si l'on ne voulait pas l'aimer, il fallait chercher des consolations. Enfin dans tous les cas, Amour demande hardiesse.

Guillaume soupire profondément.
- Dame, fait-il, voyez-le devant vous celui qui a tant souffert pour votre amour. Oh ! Dame, je frémis de ma témérité... J'ose enfin vous découvrir la douleur et le martyre que j'ai si longtemps endurés. Ma douce Dame, je me rends à vous, je suis en votre pouvoir, guérissez la plaie que j'ai si grande dans le coeur ; vous le pouvez seule, et il n'y a point de remède pour me porter secours. Je suis tout vôtre, je le fus, je le serai. Personne ne vivra jamais d'une manière plus douloureuse que celle où j'ai vécu sans vous. Dame, je vous prie et je vous requiers de ma pardonner et de m'accorder votre amour par qui je suis dans ce trouble et dans ce tourment.

La Dame écoute la plainte de Guillaume, mais elle ne l'estime pas un denier vaillant.

Elle répond sans tarder :
- Guillaume, vous raillez !... assez de pareils propos, ou, par ma foi, je vous ferai honte. Quoi ! vous aimer ?... Beau sire, fuyez d'ici, allez dehors ; et prenez garde de paraître là où je me trouve. Certes, mon seigneur sera fort satisfait d'apprendre vos façons. Certes, lorsqu'il reviendra, je lui dirai bien de quoi vous m'avez requise. Vous n'êtes qu'un étourdi, un vrai musard... Beau sire, allez par là !...

En entendant ce langage, Guillaume se sent tout ébahi, et il commence à se repentir d'avoir découvert son secret. Cependant, Amour qui lui commande, l'exhorte à parler encore.
- Dame, dit-il, cela me pèse de n'obtenir de vous que de mauvaises paroles. C'est un grand péché et vous ne pouvez pas souhaiter de faire plus mal. Vous m'avez pris et lié, tuez-moi, si vous voulez. Ah ! puisque vous me repoussez si durement, je jure de ne jamais manger jusqu'à l'heure où j'aurai obtenu le don de votre amour.
- Par Saint-Omer, dit la Dame, vous jeûnerez longtemps, si vous ne devez point manger avant d'avoir mon amitié.

Guillaume sort de la chambre sans mot dire. Il rentre chez lui et se fait préparer un lit. Il se couche, mais il ne trouve point de repos.

Trois jours pleins, il gît dans son lit, sans manger, ni boire. De cette manière le quatrième jour arrive, et la Dame n'a point l'air de s'en inquiéter. Toutefois, Guillaume jeûne toujours et ne mange d'aucune chose. Amour l'assaut sans trêve et le pauvre garçon a perdu totalement la couleur. Ce n'est pas merveille s'il maigrit ; il ne mange rien et veille continuellement. Parfois, dans son délire, Guillaume se figure que la Dame, cause de sa perte, est dans son lit ; qu'il la tient entre ses bras et en fait tout son contentement. Tant que cela dure, Guillaume est heureux, car il accole et baise ce qu'il aime ; et quand la vision disparait, il recommence ses soupirs et ses plaintes. Il étend ses bras et il ne rencontre que le vide, hélas ! Dieu, qu'on est fou de poursuivre des folies. Guillaume cherche sa Dame partout dans son lit, et ne la trouvant point, il se meurtrit la poitrine et la face. Amour le tient et l'enlace, Amour le tourmente. Il souhaite le retour de la vision et qu'elle dure plus longtemps. Il est transi de froid et de désir.

Parlons maintenant du Chatelain qui revient avec sa nombreuse suite.

Un écuyer avait couru devant pour annoncer à la Dame que son mari revenait du tournoi, suivi de quinze prisonniers qui tous étaient des Chevaliers riches et puissants. Le reste du gain était aussi fort considérable. Cette nouvelle remplit de joie la Dame et la rendit plus belle encore. Elle fait faire des préparatifs pour le souper dans la grande salle, et alors, seulement, elle songe à Guillaume. La voici qui monte aussitôt dans sa chambre pour lui apprendre le retour de son Seigneur.

Elle demeura assez longtemps devant le lit, mais Guillaume ne la voyait point. Elle l'appela par son nom, mais il ne répondit pas, tellement il rêvait. Alors la dame le pousse de son doigt et lui crie plus haut. Et quand Guillaume l'entend, il tressaille de tout son corps ; et, quand il la sent auprès de lui, il tremble des pieds à la tête ; et quand il l'aperçoit, il la salue :
- Dame, fait-il, venez-vous à mon aide ? Ah ! Dame, pour Dieu, je vous prie d'avoir pitié de moi.

Aussitôt la Dame lui répondit :
- Par ma foi, Guillaume, je n'aurai jamais pitié de vous, de la façon que vous l'entendez... C'est mal payer les bienfaits de votre seigneur que d'adresser à sa femme telle requête ! Vous aimer d'amour ? N'espérez point ce don de moi. Mais vous êtes insensé de vous priver ainsi de nourriture. Ne vous tuez pas, malheureux ; il y va de votre salut éternel ! Levez-vous, et laissez vos folies ; mon seigneur et le vôtre revient du tournoi. Je jure qu'il saura tout si vous vous obstinez à vous laisser mourir de faim.
- Dame, dit Guillaume, c'est inutile ! On peut me trancher tous les membres, mais je ne mangerai pas. Ah ! Dame, je le vois bien ; rien ne saura me défendre contre votre inimitié, ni le jeûne, ni la mort.

La Dame quitta Guillaume sans se laisser toucher par son désespoir. Elle revint dans la salle qui était déjà ornée fort richement. On y avait dressé les tables et les blanches nappes y étaient mises dessus ; et l'on commençait à apporter les mets : pain et vin et toutes sortes de viandes rôties.

Bientôt arriva le Châtelain avec tous les chevaliers, et ils s'assirent à table où ils furent servis magnifiquement. Et la Dame mangea aussi, à côté de son mari.

Le Châtelain regarda dans la salle pour voir si Guillaume venait le servir, et il s'étonnait fort de son absence.
- Dame, dit-il, ne sauriez-vous dire, vraiment, pourquoi Guillaume ne se trouve point parmi les serviteurs ?
- Je vous le dirai, fait la Dame, sans mentir. Il est devenu trop délicat. Il souffre d'un mal dont il n'aura point remède, d'aucune façon, comme je crois. - Dame, par Saint-Denis, c'est bien dommage que cela soit, fait le Châtelain, qui aimait toujours Guillaume.

Il ne se doutait point du véritable motif de la maladie de son écuyer, ni pourquoi il avait perdu la tête.

Après avoir soupé, les Chevaliers se levèrent de table et quittèrent la salle. Alors, la Dame prit son mari par un pan de son manteau. - Sire, fait-elle, je m'étonne que vous n'alliez point voir Guillaume. Vous devriez savoir quel est son mal. Qui sait s'il ne feint point ?

Ils allèrent et trouvèrent Guillaume triste et pensif. Il ne craignait point la mort, et il souhaitait la fin prochaine de ses maux.

Le Châtelain s'assied au pied du lit, et commence à parler à Guillaume, doucement :
- Bel ami, dites-moi, comment vous sentez-vous ?
- Sire, fait Guillaume, fort mal.
- De quoi souffrez-vous ?
- D'une grande douleur au coeur et à la tête. Jamais je n'en relèverai...

La Dame ne se tient plus ; elle s'adresse au Chatelain :
- Sire, fait-elle, pour Dieu, laissons cela, Guillaume dit ce qu'il veut, mais je connais la vérité. Certes, il souffre d'un mal qui donne de la sueur et du tremblement.

Puis se tournant vers Guillaume :
- Si vous tardez encore à manger, dit-elle, le terme approche où vous ne mangerez plus jamais.
- Dame, fait celui-ci, que voulez-vous ! Dites ce qu'il vous plaira, vous êtes ma Dame et il est mon seigneur. Mais quant à manger, je ne le saurais point.

Et la Dame de s'écrier :
- Or, voyez sire, la fausseté de Guillaume. Lorsque vous futes au tournoi, lui qui, maintenant, gît ici malade, vint en ma chambre...
- Et pourquoi y vint-il, Madame ? Et qu'avait-il à vous demander ?

La Dame répond : - Je vous le dirai, sire. Mais, auparavant, ne mangerez-vous pas, Guillaume ? Sinon, je devrai tout raconter à mon seigneur. - Non, je ne mangerai jamais plus, fait Guillaume.
- Vous me prenez pour fol ou pour homme de rien, dit le Châtelain à la Dame. Je ne sais ce qui me retient de vous donner du bâton sur les côtes.
- C'est inutile, fait-elle ; je parlerai. Mais Guillaume, avant que je parle, mangerez-vous !

Guillaume soupire et répond tristement :
- A aucun prix je ne mangerai, si le mal de mon coeur n'est pas soulagé.

La Dame en eut alors pitié et dit à son seigneur :
- Sire Guillaume que vous voyez là, m'a demandé votre faucon, et moi j'ai refusé de le lui donner.

J'eusse mieux aimé, dit le Châtelain, que tous mes oiseaux, faucons, éperviers, autours, fussent morts plutôt que de voir souffrir Guillaume.

Cette réponse émeut agréablement la Dame.
- Puisque c'est votre vouloir, sire, donnez-le lui, dit-elle. Et se tournant vers Guillaume, elle ajoute : Messire le veut ; je ne lui ferai point cette injure que par ma faute, vous ne l'ayez point. Guillaume en entendant ces mots se lève, plus joyeux qu'il ne peut exprimer. Il n'a plus ni maux, ni soucis. Sitôt vêtu, il s'en vient à la salle.

En le voyant la Dame soupire. Elle change de couleur, comme blessée par le trait rapide de l'Amour : elle est, tour à tour, pâle et rougissante.

- Je n'en sais pas de plus fous, dit le Châtelain à Guillaume, que ceux qui se laissent, ainsi que vous, prendre le coeur par la possession d'un faucon. Certes, je ne l'eusse donné pour nulle prière ou service à qui que ce fût, prince ou comte de haut parage. Mais je vous l'ai promis. Allez me chercher cet oiseau, commande-t-il à un page.

On le lui apporte aussitôt et il le donne à Guillaume qui l'en remercie grandement.

Deux bonheurs pour un échurent à Guillaume. Car il eut le faucon et l'amour de la Dame, qui en délices passa les fruits vermeils et sacrés du verger où l'automne les tient cachés et n'en révèle que l'arôme dans ses feuillages d'or.


Le pas d'armes périlleux ; Le couronnement de Louis
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