MIRBEAU, Octave : La peur de l'âne
SAISIE DU TEXTE : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (02.07.1996). RELECTURE : Anne Guézou. ADRESSE : Bibliothèque municipale. Monsieur Olivier Bogros. BP 216 . 14107 Lisieux cedex. TEL. : 31.48.66.50. MINITEL : 31.48.66.55. E-MAIL : [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com
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La peur de l'âne
par
Octave Mirbeau

L'autre jour, un homme conduisant un âne par la bride descendait les Champs-Elysées, à l'heure élégante. L'âne était tout petit, très svelte et joli. Il avait des jambes fines et nerveuses comme celles des chevreuils, des yeux expressifs, spirituels, enjoués et d'une telle douceur que je voudrais en voir de pareils aux visages des humains. Sa robe, lavée, peignée, lustrée, était gris rose et une raie d'un noir de velours brillant lui courait, comme un ruban, sur le dos... Je les rencontrai, l'âne et l'homme, juste en face de la grande trouée que forment les nouveaux Palais. A cet endroit, l'avenue est toujours fort encombrée par les voitures, et la circulation des piétons très difficile, surtout à cause des braves sergents de ville à qui est dévolu ce privilège de rendre possible toute espèce de circulation dans Paris... Ce jour-là, l'encombrement était extrême et, de plus, le pavé de bois, glissant, glissant... Le petit âne marchait péniblement, en rechignant, au milieu des voitures et des promeneurs, obligé qu'il était de se garer, à tout instant, des unes et des autres... Et il glissait sur ses sabots mal ferrés... En dépit de son agilité, il manquait de tomber à chaque pas.

- Allons ! fais donc attention ! dit l'homme, qui lui parlait comme à une personne, mais très doucement, presque en camarade... Tu ne tiens pas debout !... On va se moquer de toi, bien sûr... Tu as l'air d'un petit âne pochard !...

L'âne secoua ses oreilles, qu'il avait très longues, pour exprimer un mécontentement et une protestation... Et il regarda son maître et son regard sembla dire :

- Pourquoi aussi me conduis-tu dans cette avenue fourmillante et bruyante que tu sais dangereuse aux petits ânes ? Et pourquoi mes fers ne tiennent-ils pas le pavé ? C'est de ta faute. Tu aurais mieux fait de prendre par le détour des rues... D'ailleurs, j'ignore où tu me conduis, et j'aime savoir ce que je fais...

- Allons !... ne bavarde pas... et viens !... Pour un petit âne souple et léger comme tu es, descendre les Champs-Elysées, ce n'est pas une affaire... Et puis cette aventure est très chic... J'ai voulu que tu voies le beau monde !...

Le petit âne examina toute cette foule brillante et parée qui passait, dans tous les sens, auprès de lui. Il secoua, d'un mouvement plus impatient, ses longues oreilles, et il sembla dire à l'homme :

- Je ne le trouve pas beau, moi, ce monde-là !... J'aime mieux les gens de mon village... et surtout j'aime mieux les beaux talus des routes, et les belles prairies, où je broute les herbes fraîches... Et puis, je t'assure que ce pavé glisse... glisse...

- Allons ! ne fais pas l'entêté ! et viens !

Mais l'âne s'était subitement arrêté, les oreilles tombantes, la queue agitée...

- Viens donc !...

Comme l'âne ne venait pas, l'homme le tira par la bride d'une secousse légère.

- Sacré petit bougre !... jura-t-il. Voilà encore que tu vas faire tes farces !

Et il imprima à la bride une secousse plus forte.

L'âne écarta un peu les jambes de façon à bien se caler sur le pavé, allongea le col et, la tête oblique, les oreilles tout à fait baissées, le regard malicieux, il resta immobile. Et il semblait, oui, ma foi, il semblait dire :

- Tu peux tirer la bride, et encore tirer la bride... Je ne veux plus rien savoir !... Et je ne consentirai à marcher que lorsqu'il n'y aura plus personne dans l'avenue et que le pavé ne sera plus glissant !...

Quelques promeneurs s'étaient arrêtés. Malgré les voitures, une foule, bientôt, se forma autour de l'homme et de l'âne. L'homme était humilié, l'âne était ironique... Et la foule s'amusait de l'âne et de l'homme...

- Ah ! nom d'un chien ! cria l'homme, je te dis que tu vas marcher !...

Il allait peut-être le battre, quand l'âne, brusquement, fléchit le genou et se laissa tomber, comme un petit âne mort sur le pavé... La foule applaudit... Quelques voix crièrent :

- Bravo, l'âne ! Bravo, le petit âne !...

L'homme comprit qu'il ne tirerait rien de son petit âne par la violence. Il se mit à lui dire des paroles gentilles, le caressa sur l'échine, sur le col... lui souleva la tête :

- Allons, petit âne... relève-toi... Ne sois pas méchant... C'est très vilain ce que tu fais là... Et tu me mets dans une situation déplorable... Tu vois... à cause de ton entêtement, tout le monde se moque de moi à présent... Tu me rends ridicule, moi qui ne t'ai jamais battu... Relève-toi tout seul, comme un petit homme... voyons ! je t'en prie !

L'âne était étendu tout de son long, le col allongé, les jambes droites, confortablement, comme sur une bonne litière. A chaque objurgation de son maître, il faisait de menus mouvements de tête, et des regards malins passaient entre ses paupières mi-fermées, et tout cela voulait dire clairement ceci :

- Non... je ne me relèverai pas... Je suis bien mieux ainsi et c'est toi qui l'as voulu, après tout... Pourquoi me relèverais-je puisque je ne peux pas marcher sur ce maudit pavé, pire que du verglas ?... Dieu ! que tous ces gens sont laids et ridicules qui me regardent !... Mais je suis heureux de les voir tels, car ils renforcent mon mépris pour les hommes et pour leurs curiosités stupides... J'attendrai donc ici, avec tranquillité, que tu sois raisonnable et que les choses aient changé...

La foule devenait de plus en plus amusée. Elle prenait parti pour le petit âne contre l'homme, car c'était, exceptionnellement, une bonne foule, qu'animait l'esprit de justice... Et cela enrageait un peu l'homme, et cela le blessait dans son lourd amour-propre d'homme, vaincu par l'esprit d'une petite bête...

Il se pencha sur l'âne, essaya de le prendre à bras-le-corps, de le soulever, de le remettre sur ses jambes. Mais l'âne opposait une inertie incoercible à tous les efforts de l'homme. L'âne était, dans les maladroites étreintes de l'homme, aussi mol et fuyant, aussi inconsistant qu'un chiffon ou qu'une poignée d'étoupe... Dès qu'il se sentait un peu soulevé de terre, alors, tous les muscles détendus, toutes les articulations désunies, tous les membres ballants, il se laissait retomber comme une masse, comme un paquet de matière inerte... aux applaudissements de la bonne foule, qui clamait :

- Bravo, l'âne !... Bravo, le petit âne !

Haletant, suant, rouge de fatigue et de honte, vingt fois l'homme s'acharna. Et vingt fois l'âne s'échappa des bras de l'homme. Dès que l'homme, après un violent effort, était parvenu à lui faire toucher terre du bout de ses sabots, les sabots aussitôt se dérobaient... Et, les genoux fléchissants, l'âne se recouchait sur le pavé... avec une lueur ironique dans les yeux...

La foule, de plus en plus intéressée, s'enthousiasma :

- Bravo, l'âne !..; Bravo, le petit âne !

Mais l'homme criblé de lazzi et de quolibets, ne s'avoua pas vaincu.

- Ecoute, fit-il au petit âne !... Ecoute bien ce que je vais te dire... Si, dans une minute, tu ne t'es pas relevé tout seul, car je n'en puis plus et mes bras sont rompus, et si tu ne reprends pas gentiment ta promenade... eh bien... je vais te conduire aussitôt... et te vendre au manège des ânes vivants de l'avenue de Suffren.

L'âne dressa les oreilles et souleva la tête.

- Qu'est-ce que tu dis ?

- Je dis, repris l'homme... que si tu ne m'obéis pas... dès ce soir, tu tourneras... tu tourneras, comme un toton, sur la plate-forme du manège de monsieur Hellen...

Alors, d'un coup de reins, l'âne, avec une agilité surprenante, se mit debout sur ses quatre petites jambes fines et nerveuses et, d'un pied sûr, il reprit sa marche à travers les voitures...

- C'était pour rire !... dit-il à l'homme...

Et bientôt, tous les deux, l'âne et l'homme, disparurent parmi la foule...


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