MÉRY, Joseph (1797-1866) : Un chinois à Paris.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (08.XI.1999)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 7216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56
Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (coll. particulière) de l'édition Bossard de Quatre nouvelles humoristiques parue en 1922 dans la Collection des chefs-d'oeuvre méconnus.
 
Un chinois à Paris
par
Joseph Méry

~~~~

 
Paris, le 16e jour du 9e mois de la lune.
 
  MOI I-SIANG-SENG (LE DOCTEUR I), A TCHING-
BIT-KÉ-KI (SECRÉTAIRE DE SEPTIÈME CLASSE).

EN recevant cette lettre, vous irez à Houang-Szu, le temple jaune de Fo, et vous brûlerez un bâton de camphrier pour moi ; car je suis arrivé à Paris vivant. J'ai fait cinq mille trois cent vingt li, depuis l'embouchure du Hoang-ho, avec un péril de mort à chaque li sous mes pieds ; et Dieu m'a toujours sauvé !

Que mes ancêtres daignent veiller sur moi, plus que jamais, en ce moment ! Paris est un champ de bataille où les boulets sont remplacés par des roues et des chevaux. Ceux qui n'ont pas de roues et des chevaux périssent misérablement à la fleur de l'âge. Il y a dix-sept hôpitaux pour les blessés. J'ai vu un hôpital avec cette inscription en lettres énormes : HOSPICE DES INCURABLES ; les blessés que l'on y porte savent ainsi, en entrant, qu'ils n'en sortiront que morts. Ils sont avertis. C'est très charitable de la part des docteurs. Voilà comme les barbares comprennent la civilisation !

Malgré le sage précepte du Li-ki et la loi de Menou, j'ai pris une voiture à quatre roues, en pleurant d'avance sur le sort de tant de malheureux que j'allais envoyer à l'hospice des Incurables. Mais il n'y a que deux manières de vivre à Paris : il faut écraser les autres ou en être écrasé. J'ai choisi le plus prudent.

Je me suis fait conduire à la rivière pour mes premières ablutions. J'étais sur le point d'accomplir cet acte sacré, lorsqu'un homme de police m'a menacé de son bâton. En regardant la rivière je me suis facilement consolé. Elle n'a pas la transparence et le vert limpide de notre charmante Yu-ho, qui coule à Péking sous le pont de marbre Pekhiao. La Seine est bourbeuse et jaunâtre ; aussi elle descend à la mer pour y prendre des bains. Je l'attends à son retour.

On m'a dit que les chrétiens se font apporter des ablutions à domicile, au prix de deux fuen : j'en ai demandé une. C'est une boîte de fer-blanc, assez semblable aux bières du cimetière de Ming-tan-y. On s'y couche, les mains sur la poitrine, comme un cadavre endormi dans la croyance de Fo.

J'ai payé l'ablution, et je l'ai renvoyée à son domicile, sans y toucher du bout du doigt, de peur de me souiller.

A Paris, chaque maison est gouvernée par un tyran, nommé portier ou concierge. Il y a vingt mille portiers qui désolent un million d'habitants et leur font passer une vie bien dure. De temps en temps, Paris fait une révolution pour renverser quelque bon diable qu'on nomme un roi, mais Paris n'a jamais renversé les vingt mille portiers.

Mon portier accueille mes demandes par de longs éclats de rire, et, lorsque je le menace, il me dit :

- Vous êtes un Chinois !

Puisqu'il croit m'insulter en me criant le nom de mon pays, je lui ai rendu la pareille en lui criant :

- Vous êtes un Français !

«Rendez insulte pour insulte, a dit le sage Menou»

Ces choses sont celles qui m'ont frappé en arrivant à Paris.

Mon premier devoir, en ma qualité de lettré du Ming-tang, la première société savante de l'univers, a été de visiter la Bibliothèque royale, surnommée ici vaste dépôt de toutes les connaissances humaines. Cet asile de méditation, de recueillement et d'étude, est situé dans la rue la plus bruyante de Paris ; les millions de livres qu'il renferme tremblent continuellement avec le pavé qui les soutient. C'est comme si nous allions recueillir, pour nous instruire, entre le pont Tchoung-yu-Ho-Khiao, où l'on vend tous les chats de Péking, et la rue Toung-Kiang-mi-Kiang, où l'on tire des feux d'artifice nuit et jour.

Un savant de l'endroit m'a reçu avec une grande politesse et m'a présenté un fauteuil.

- Monsieur, lui ai-je dit en français assez intelligible, je vous serais bien obligé si vous vouliez me prêter un instant l'histoire des dynasties des cinq frères Loung, et des soixante-quatre Ché-ty ; vous savez que ces glorieux règnes commencent immédiatement après la troisième race des premiers empereurs, celle des Jin-hoang, ou empereurs des hommes, pour la distinguer de la seconde, les Ty-hoang, empereurs de la terre.

Le savant n'avait pas l'air de savoir cela. Il mit dans son nez des grains d'opium noirci, et, après avoir un peu réfléchi, il me dit :

- Lao-yé, nous n'avons pas cela.

Il paraissait fort content de savoir que lao-yé est l'équivalent de monsieur, il me l'a répété mille fois dans notre conversation.

- Vous savez, monsieur, lui ai-je dit ensuite, qu'après les glorieux règnes de Koung-san-ché, de Tchen-min, de Y-ty-ché et de Houx-toun-ché, arrivèrent les règnes plus glorieux encore de soixante et onze familles, et que tant de gloire fut effacée par l'avènement de l'immortel empereur Ki, le plus grand musicien du monde et l'inventeur de la politesse chinoise. Je voudrais consulter, dans ce vaste dépôt de toutes les connaissances humaines, l'histoire de l'immortel Ki.

Le nez du savant s'allongea une seconde fois sur la boîte d'opium noirci ; il ouvrit ensuite un immense mouchoir de Madras, et fit, en secouant la tête, la main et le coude, un grand fracas assez semblable à un accord prolongé de bin. Quand cette tempête de cerveau fut calmée, il replia son madras, le fit passer cinq fois sous son nez, et me dit :

- Nous n'avons pas l'histoire de l'immortel Ki, votre empereur.

- Vous n'avez donc rien ! lui dis-je avec ce calme qui vient de notre sagesse, et qui humilie les savants des peuples barbares que le flambeau de Menou n'a pas éclairés.

Le savant croisa ses mains et inclina la tête en fermant les yeux, ce qui signifie rien dans la langue de l'univers.

Je continuai pourtant mes demandes :

- Puisque vous n'avez pas de livres dans ce vaste dépôt de toutes les connaissances humaines, avez-vous au moins des cartes géographiques ?

- Oh ! des cartes ! dit-il avec un sourire de savant ressuscité, nous avons toutes les cartes, depuis la carte de l'empereur romain Théodose, jusqu'à la dame de coeur.

Cette réponse, m'a-t-on dit depuis, est une plaisanterie d'homme sérieux qui se délasse de son travail par un bon mot.

- Veuillez donc me montrer, lui dis-je, la carte du Céleste Empire nommée Taï-thsing-i-thoung-tcki.

Le mouchoir de Madras remonta sur la face du savant ; la boîte d'opium noir fut encore ouverte, et une ondulation de tête poudrée à blanc m'annonça que la carte demandée n'existait pas dans ce vaste dépôt.

- Attendez, me dit-il tout à coup avec une vive expression de joie, je puis vous montrer un rayon de livres chinois dont vous serez content. Suivez-moi, lao-yé.

Je le suivis.

Nous descendîmes dans les galeries souterraines, pareilles aux temples indiens d'Éléphanta ; l'air était infecté de camphre et d'huile de baleine ; à droite et à gauche, on aurait pu voir, avec un rayon, une grande quantité de bustes de plâtre de tous les grands hommes de ce pays, tous morts, parce qu'en France, m'a-t-on dit, il n'y a jamais de grands hommes vivants.

- Voilà, me dit le savant, le rayon des livres chinois.

Ces livres chinois sont persans ; il y a le vocabulaire en langue hoeï-hoeï et en chinois, et dix-sept lettres des princes de Tourfan, de Khamil et Samarkand.

Je remerciai le lettré avec cette politesse simple qui fut inventée par notre immortel Ki, et je sortis de la Bibliothèque.

En traversant la grande rue voisine, je remarquai plusieurs groupes de curieux à l'angle d'un carrefour étroit. Il y avait un amas de toiles et d'échafaudages qui cachaient quelque chose de fort curieux sans doute, car tout le monde le regardait, quoiqu'on ne vît rien.

Je questionnai mon cocher. C'était un homme fort instruit, et qui me donna une haute idée de la science et de l'esprit de ceux de sa profession.

A l'angle de ce carrefour, on était en train d'élever un monument à la gloire d'un poète célèbre, né à Paris et mort à Paris. Mon savant conducteur me fit en deux mots l'histoire de ce grand homme. Son nom était Molière ; il composa des chefs-d'oeuvre qui furent sifflés ; il fut persécuté par les gens de la cour, martyrisé par sa femme et ses créanciers, et mourut misérablement, sur le théâtre, entre deux chandelles de suif. On refusa les honneurs de la sépulture à son cadavre. La reconnaissance de ses compatriotes lui élevait un monument, pour le venger des douleurs de sa vie, deux cents ans après sa mort. En toute chose, le Français est très vif ; mais en matière de reconnaissance, il prend deux siècles de réflexion.

O nobles fils du Céleste Empire, lorsque la mère de Confutzée mourut, sous le règne de Suming, le grand sculpteur Sa-feï lui éleva ce beau monument, où l'illustre femme est représentée allant demander à Dieu la fécondité sur le mont Ni-Kiew !

J'ai visité le palais impérial du roi ; notre palais impérial de Péking, Tsu-kin-tchhing, est toujours la merveille la plus étonnante qui existe sous la lune ! Le palais impérial du roi des chrétiens est fort étroit, fort noir ; mais il a des cheminées nombreuses, extrêmement élevées et ornées d'une tête rayonnante, ayant l'orgueil de figurer le soleil. J'ai demandé à des passants ce que signifait ce soleil sculpté sur des cheminées ; ils m'ont tous fait cette réponse, qui ne répond pas : «Ah ! c'est vrai, il y a un soleil !» Et ils ont continué de passer.

Le jardin de ce palais est si petit et si bien aligné, que d'un coup d'oeil on s'y promène et tout est vu. On y chercherait en vain ce qui fait la grandeur et la poésie de notre Tsu-kin-tchhing, qui a six li de circonférence et renferme un monde d'arcades, de galeries, de portes à tuiles jaunes, d'arbres superbes, d'arbres nains, de ponts, de fleurs, de canaux, de petites cascades, de bassins à gerbes, de temples à toiture d'or, de tours d'ivoire à clochettes d'argent, de tigres à têtes de femme et de graves lions aux cheveux bouclés. A Paris, il n'y a que la parole et la démarche qui soient joyeuses et rappellent la fantaisie et le caprice ; tout le reste est froid, exact, tiré au cordeau, calculé à la pointe du compas. On rencontre des chiffres partout, l'imagination nulle part. Savez-vous ce que l'on trouve chez leurs marchands de tapisseries ? Des sujets mal peints, tous pris dans les scènes de la vie bourgeoise et réelle ! Conçoit-on une pareille folie ? Ils veulent voir sur leurs paravents et leurs écrans de cheminée les mêmes choses qu'ils font eux-mêmes, avec leur ridicule costume européen ! Ils n'auront jamais l'idée de matérialiser, sur une toile, un rêve de fleurs, de femmes, de fontaines, d'oiseaux d'or ; une scène fantastique, éclairée par l'aurore du printemps ou la pleine lune de l'été. Ils demanderont à leurs faiseurs de tapisseries une scène de nourrice, une noce de village, un départ de jeune soldat pour l'armée, un ménage de nouveaux mariés, un père maudissant son fils, une demoiselle qui touche du piano devant ses parents. Les paravents et les cheminées sont décorés de scènes de ce genre, de sorte que tout ce qui se fait sur la tapisserie se répète dans le salon. Cela les amuse beaucoup.

«Il n'y a pas de grosse pierre qui n'ait l'orgueil d'imiter la montagne de Tyrgheton», dit un verset du Li-ki. Donc, à Paris, il ont eu l'idée d'imiter notre large et éternelle rue de la Tranquillité, tchhang-ngan-Kiaï, qui borde le palais impérial de Péking dans toute sa longueur, et aboutit à la plus belle des seize portes de notre grande ville, la porte de la Gloire militaire, Thsiam Men. J'étais fier de traverser leur rue de Rivoli, en songeant qu'ils avaient voulu tenter une mesquine imitation de notre incomparable tchhang-ngan-Kiaï. Mon orgueil national triomphait.

C'est en suivant cette rue que je me suis rendu à un autre palais habité par les quatre cent soixante-dix empereurs qui gouvernent Paris, la France et l'Afrique, et qu'ils appellent des députés. Il faut de petits morceaux de papier, assez malpropres, pour entrer dans ce palais. On donne les morceaux de papier à un monsieur qui a la figure rouge et le nez insolent, et l'on est introduit. Les quatre cent soixante-dix empereurs sont tous encaissés au fond d'un puits obscur, qui semble éclairé par la lune à son dernier quartier. Un empereur d'une figure douce et paternelle, nommé M. Sos-é, gouverne les quatre cent soixante-neuf autres empereurs, qui sont tous assez mal vêtus et mal coiffés. Ils causent beaucoup, ils se promènent, ils se font des espiègleries, ils dorment, ils écrivent des lettres à leurs épouses, pendant qu'un empereur, monté sur une estrade, chante à voix basse quelque chose de mystérieux, et sur un air monotone qui m'a rappelé notre hymne des ancêtres, sans l'accompagnement du lo national. Chaque empereur a le droit de monter sur cette estrade et de se chanter à lui-même son air favori, en tournant le dos à M. Sos-é. J'ai fait cette demande à un voisin :

- Monsieur, comment appelez-vous ce jeu ?

- Le gouvernement représentatif, m'a-t-il répondu.

On ne tire un feu d'artifice à Paris que pour la fête du roi, ce qui me rendrait le séjour de cette ville insupportable. Ce spectacle merveilleux n'amuse donc pas les Parisiens, puisqu'on ne le leur donne qu'une fois par an ; et s'il ne les amuse pas, pourquoi brûle-t-on un feu d'artifice à la fête du roi ? J'ai soumis cette question à un homme qu'on appelle un ami, à M. Lefort, mon voisin de chambre dégarnie ; il m'a répondu : «Je ne vous comprends pas». Au reste, cette réponse arrive presque toujours à mon oreille. On dirait que je leur parle chinois. Étant privé de ces beaux feux d'artifice qui réjouissent Péking, chaque soir je vais passer quelques heures à l'Opéra. C'est un théâtre où l'on paye des crieurs publics au prix de cinquante mille tchakhi par an. Lorsqu'un jeune homme désole sa famille par ses cris, on l'enferme dans un conservatoire, où un professeur de cris lui donne vingt-quatre lunes de leçons. L'élève entre ensuite à l'Opéra, et il fait son métier devant cinquante instruments de cuivre qui crient mille fois encore plus haut que lui. Vous comprenez bien que tout bon Chinois, habitué dès son enfance à la mélodie suave de l'hymne à l'Aurore, ne saurait subir deux fois les crieurs publics de ce théâtre ; aussi j'avais fait à l'Opéra mes adieux le premier soir. Ayant appris ensuite que l'on y jouait, par esprit de contradiction française, d'autres pièces où personne ne disait un mot, je rentrai à l'Opéra. Ces pièces sont jouées silencieusement par des danseuses ; on les appelle des ballets. J'avoue mon goût pour ce spectacle : il n'y a que cela d'admirable à Paris ; mais on ne regrette pas même Péking, lorsqu'on le regarde. Figurez-vous cinquante femmes qui ne parlent pas et qui dansent à ravir, avec des pieds chinois. J'ai pris une loge pour les ballets.

Il y a une danseuse nommée Alexandrine, et surnommée Figurante à cause de sa figure. Elle a des cheveux noirs superbes et n'a presque pas de pieds ; le peu de pieds qu'elle a se perd dans un tourbillon perpétuel d'entrechats et de pirouettes qui éblouissent les yeux. Pendant dix soirées, le croiriez-vous ? j'ai regardé cette danseuse avec une remarquable attention ; j'avais oublié la haute mission dont je suis investi, et les quarante révolutions de douze lunes qui pèsent sur mon front.

Un soir, la porte de ma loge s'ouvrit, et un monsieur fort timide entra en s'inclinant et me dit avec respect :

- Rayon du Céleste Empire, étoile du Tien, j'ai une grâce à vous demander.

Je lui fis le signe universel qui signifie : «Parlez».

Il parla.

- Je suis un décorateur de l'Opéra, me dit-il, et je mets en ce moment la dernière main à un kiosque chinois qui doit figurer dans le ballet de la Chine ouverte ou les Amours de Ma. Flambeau de Péking, auriez-vous la bonté de venir, dans l'entr'acte, donner un coup d'oeil à mon oeuvre pour m'indiquer d'utiles corrections ?

- Monsieur, lui dis-je, votre demande m'est agréable ; indiquez-moi mon chemin, je vous suivrai.

- Ciel ! s'écria-t-il, je suis au comble de mes voeux !

Nous marchâmes quelque temps dans des souterrains humides, et j'arrivai dans les coulisses de l'Opéra.

Le décorateur me montra son oeuvre, et, vraiment, je n'eus que des éloges à lui donner. Le kiosque était du meilleur goût chinois.

Il y avait derrière nous un gazouillement de voix douces et enfantines qui me fit retourner avec une brusquerie involontaire. C'était un groupe de jeunes danseuses qui profitaient de la liberté de l'entr'acte, en causant comme des muettes délivrées d'un régime forcé.

Un éclair ferma mes yeux ; Mlle Alexandrine était là !

Je cherchai le décorateur pour me donner une contenance ; il avait disparu. J'invoquai les âmes de mes glorieux ancêtres, et je leur demandai le courage et le calme d'esprit, ces deux vertus qui font les héros dans les périls et les amours.

Mlle Alexandrine avait une pose de reine : son corps svelte et souple n'était soutenu que par le pied gauche, sur lequel il se cambrait fièrement, tandis que le pied droit ondulait de droite à gauche, la pointe basse et recourbée en bec de vautour. Jamais Chinoise de Thong-chou-fo n'a brisé son pied avec pareille vigueur pour séduire un kolao (ministre) en disgrâce. Mes yeux s'ouvrirent sur ce pied merveilleux, et ils ne s'en détachèrent plus.

Faites-vous une idée de mon étonnement, lorsque j'entendis la voix leste de Mlle Alexandrine, qui m'adressait la parole avec la hardiesse d'un capitaine des tigres de la garde impériale.

- Monsieur, me dit-elle, nous ferez-vous l'honneur d'assister à la première de notre ballet chinois ?

Je quittai le pied pour remonter à la figure de la danseuse, et je fis, avec un accent parisien assez bien imité, cette réponse polie :

- J'y serai, madame, pour mettre mes yeux à vos pieds.

Mlle Alexandrine me prit cavalièrement le bras, et, m'entraînant à la promenade dans une rue de paravents à roulettes :

- Ah çà ! mon bon monsieur, me dit-elle, il paraît donc que la Chine existe et que le fleuve Jaune n'est pas un conte bleu. Voyons, parlez-moi franchement, tous les Chinois ne sont pas de porcelaine ? Il y en a donc qui marchent et parlent comme vous et moi ? Je croyais qu'il n'y avait au monde d'autre Chinois qu'Auriol, de Franconi. Connaissez-vous Auriol ?

Toutes ces interrogations me furent adressées avec une rapidité qui supprimait les réponses. A son dernier mot, la danseuse, rappelée en scène par un coup d'archet, quitta brusquement mon bras, et bondit comme une gazelle en fredonnant l'air du pas qu'elle allait danser. Je n'eus pas la force de la suivre, et j'attendis la fin du pas à la même place, dans l'espoir qu'elle viendrait me demander les réponses que je lui devais.

En effet elle reparut, et je lui offris mon bras. Elle n'avait plus l'air de se souvenir de ses interrogations. Sa gaieté avait disparu ; un souci contractait son joli visage.

- Avez-vous vu comme le public est froid ce soir ? me dit-elle. Y a-t-il un Opéra dans votre pays ?

- Non, madame.

- Ah ! quel magot de pays, où il n'y a pas d'Opéra ! Eh ! que fait-on alors chez vous ?

- On s'y ennuie, madame, puisque vous n'y êtes pas.

- Tiens ! il est galant !... C'est égal, vous avez de beaux éventails dans votre pays. Le neveu d'un pair de France m'avait donné un éventail chinois pour le premier de l'an ; un bijou adorable : les lames étaient d'ivoire, avec des incrustations de filigrane d'argent, et sur l'étoffe deux chats jaunes qui jouaient avec un coq. Je l'ai perdu chez Musard.

- C'est bien facile à remplacer, madame ; j'ai apporté trente-trois éventails de Zhé-hol.

- Ah ! mon Dieu ! et que ferez-vous de cette collection ?

- Ce sont des cadeaux pour les femmes des ministres et des ambassadeurs.

- Bah ! les femmes des ministres se moquent bien de vos éventails ! elles ont des figures glacées. Je ferais mourir de chagrin les premières danseuses, si j'avais vos trente-trois éventails.

- Madame, ils seront à votre porte chez vous demain.

- On n'est pas plus Français que vous, monsieur... Voilà pourtant des hommes que nous appelons des Chinois !... Je vais vous donner mon adresse ; retenez-là bien : «Mademoiselle Alexandrine de Saint-Phar, rue de Provence **, «au premier». Mon concierge reçoit mes cadeaux après sept heures du matin, et les remet scrupuleusement à ma femme de chambre après midi.

Elle fit une pirouette et disparut.

Rentré dans mon hôtel après le spectacle, je voulus faire de sérieuses réflexions, mais il y avait un grand trouble dans mon cerveau. Vous connaissez mon harem de Kéh-Emil : c'est le plus modeste des harems ; à peine si l'on y compte quinze femmes de Zhé-hol, de sang tartare, et quinze de Thong-chou-fo, de pur sang chinois : je ne parle pas d'une vingtaine de concubines, qui sont un meuble d'amour-propre : eh bien, si Mlle Alexandrine de Saint-Phar entrait dans ce harem, elle éclipserait mes femmes les plus aimées, comme la pleine lune levée sur le mont Tyrgheton fait pâlir les petites étoiles de l'aurore. Oui, j'ai malheureusement senti que je réunissais sur une seule tête les trente amours que j'avais renfermés dans mon modeste harem. Ce sera un triste destin ! Heureux les trois mandarins de septième classe qui m'ont accompagné à Paris ! Ils dînent au Rocher de Cancale ; ils mangent du boeuf à la barbe de Menou ; ils assistent aux soirées des kolaos, et ils ne connaissent pas le pied de Mlle Alexandrine de Saint-Phar !

Le lendemain, à huit heures, je remis au concierge les trente-trois éventails, avec une boîte de thé Satouran.

Après le milieu du jour, je m'habillai en homme de cour ; je me coiffai de ma plus belle calotte jaune-serin, ornée d'une plume de leu-tze, et je revêtis ma robe mandarine couleur clair de lune, avec des manches de crêpe citron. Mon miroir me dit que je ressemblais au jeune Tcheou, le prince de la Lumière, qui ressuscita devant les portes du Ming-tang.

Enhardi par mon miroir, je me présentai chez Mlle Alexandrine, et je fus introduit avec la plus surprenante facilité. Il me sembla que son costume de ville l'avait grandie ; son pied seul était toujours le même. Ce pied vivait d'un mouvement convulsif perpétuel ; on aurait dit qu'il renfermait l'âme de la danseuse, et que la jeune femme pensait avec ses orteils.

- Monsieur, me dit-elle en me prenant familièrement les mains, je suis la plus heureuse des femmes ; votre cadeau est vraiment royal. Asseyez-vous sur ce fauteuil, et causons un peu. Je vais vous présenter ma petite soeur : un ange, vous allez voir.

Une jeune fille de douze ans, espiègle comme un joli singe, se précipita sur ma robe et me décoiffa.

- Comment trouvez-vous ma petite soeur ? me dit la danseuse.

- Je la trouve votre soeur, répondis-je avec un regard plein d'expression.

- Ah ! le mot est joli ! cher docteur.

- Comment se nomme cette belle enfant, madame ?

- Elle n'a pas encore de nom, cher docteur ; elle attend son parrain, c'est un usage de ballet. Voulez-vous être son parrain ?

- Très volontiers, madame.

- Voyons, cherchez un joli nom ; un nom de vos pays...

- Eh bien ! je la nommerai volontiers Dileri... c'est un nom mogol...

- Qui signifie ?...

- Gaieté de l'oeil. Est-ce bien trouvé, madame ?

- Dileri est charmant. Les Mogols ont des noms de cette douceur, et ils restent Mogols ! c'est fabuleux ! Mademoiselle Dileri, remerciez monsieur votre parrain.

- La destinez-vous au théâtre, cette belle enfant ?

- Votre filleule au théâtre ! fi donc ! cher docteur, j'aimerais cent fois mieux la mettre au couvent ! La vie d'une comédienne est un enfer. Les talents purs ne peuvent percer. La jalousie les tue ; la cabale les brûle vifs à l'huile et au gaz. Il faut faire une cour respectueuse aux auteurs pour avoir un bout de rôle. On m'avait promis un solo dans Giselle, et je n'ai rien. Cependant, amour-propre à part, le public m'adore ; mais je suis foulée aux pieds par Mlle Fatmé, qui est protégée par trois grands journaux et deux petits. Je hais l'intrigue, moi, et je n'ai jamais salué le portier d'un journaliste ou d'un auteur. Mon engagement fini, je donne ma démission et je rentre dans la vie privée, voilà.

Avec cette finesse merveilleuse que l'esprit de Fo a versée dans le cerveau de ses croyants, et qui nous rend si supérieurs à tous les hommes de la terre, je demandai nonchalamment à Mlle Alexandrine si elle avait du goût pour le mariage.

- Mon Dieu ! me dit-elle en croisant ses jolies pieds sur un tabouret de velours, ce n'est pas le mariage que je crains, c'est le mari. Vous ne connaissez pas les maris français, mon cher docteur. Ah ! quels égoïstes ! Ils épousent une jolie femme pour avoir une esclave, malgré la loi qui prohibe la traite ; et, quand ils la tiennent enchaînée dans leurs fers, ils la montrent comme une curiosité foraine à leurs amis pour les désespérer. Eh bien ! puisque la Chine est ouverte, nous irons chercher des maris en Chine. Cher docteur, vous ne trouveriez pas à Paris un époux qui donnât à sa femme trente éventails, là, sans façon, comme on donne le bonjour... Les Chinois sont-ils bons maris, cher docteur ?

- Madame, ce sont eux qui ont inventé la lune de miel.

- Je m'en doutais. Quel dommage que les Chinoises aient les yeux comme ça !

- Aussi, madame, nous viendrons chercher nos épouses à Paris.

- Vraiment, cher docteur, vous êtes adorable ! et je suis toute confuse de vos bontés... je ne sais comment reconnaître vos compliments et vos cadeaux !... Puis-je vous offrir une loge de quatrième pour vos gens ? on joue Giselle demain. Mon cousin a fait un drame à l'Ambigu ; je vais lui demander une loge pour vous ; on le joue ce soir. Voulez-vous accepter un abonnement d'un mois au chemin de fer de Rouen ?...

- Merci, madame ; je vous suis reconnaissant de vos offres comme si je les acceptais... J'ai une grâce à vous demander...

- Une grâce s'accorde toujours ; demandez.

- J'ai apporté une feuille de papier et de l'encre de Chine, et je vous supplie de me permettre de faire le portrait de votre pied droit.

- Ah ! quelle idée chinoise ! s'écria la danseuse avec un éclat de rire infini ; vous appelez cela une grâce !... Prenez votre crayon, cher docteur ; je vous livre mon pied. Voulez-vous le copier au naturel ou en sandale d'odalisque ?

- Je veux le peindre tel qu'il est en ce moment.

- Comme vous voudrez. En attendant, je vais m'amuser avec ma petite soeur à regarder les illustrations de vos trente-trois éventails.

Au troisième éventail, j'avais en main le précieux pied, frappant de ressemblance ; la danseuse, en y jetant un coup d'oeil, poussa un cri d'admiration et dit :

- Cher docteur, vous avez copié mon pied droit d'un trait de plume.

- Madame, lui répondis-je, on a dit de moi que je copierais le vent, si je pouvais le voir passer. J'ai copié votre pied, qui est plus agile que le vent.

- Si cela continue, j'ai peur de vous aimer, cher docteur, moi qui ai fermé ma porte à un prince grec, l'autre jour, et à deux banquiers.

La candeur de l'innocence était empreinte sur la figure de la danseuse ; je m'inclinai avec respect devant cette femme ingénue, qui m'ouvrait ainsi son coeur sans détour.

En prenant congé d'elle, j'eus le bonheur d'effleurer du bout de mes lèvres le bout de ses doigts, charmants comme ses pieds.

Le kolao des affaires étrangères m'attendait à cinq heures pour me demander des renseignements sur le cérémonial usité à Zhé-hol et à Péking à la réception des ambassadeurs européens, et pour me sonder sur les arcanes de la politique chinoise vis-à-vis de la reine Victoria.

Pendant cette audience, je fus assailli de distractions, et je dus commettre bien des erreurs. Fasse le Tien que mes distractions n'attirent pas un jour des malheurs sur le Céleste Empire ! Pendant que le grand kolao des chrétiens me parlait, je pensais au pied de Mlle Alexandrine de Saint-Phar ! Vous verrez que ce pied bouleversera Péking.

Le soir, après mon dîner, on me remit un billet parfumé, dont le papier ressemblait à deux ailes de papillon. Voici ce que je lus :

«CHER DOCTEUR,

«On dit que vous avez apporté de votre pays une foule de chinoiseries adorables. Dileri, votre charmante filleule, s'est tant réjouie avec vos éventails, qu'elle veut connaître toutes les richesses de son parrain ; caprice d'enfant ! Je lui ai promis de la conduire demain chez vous, à midi.

«Votre filleule vous donne son front à baiser, et moi je vous mets à mes pieds.

          «ALEXANDRINE DE SAINT-PHAR».

Vous savez, mon cher Tching-bit-Ké-ki, que je n'ai pas embarqué une grande quantité de nos bagatelles. Je n'avais fait qu'une petite provision de cadeaux pour les kolaos et les agos. Heureusement, quand je reçus le billet de Mlle Alexandrine, rien de chinois n'était encore sorti de mon cabinet. Néanmoins je trouvais que mes pauvres richesses étaient indignes d'être honorées par les regards de la divine danseuse, et je résolus de me faire riche plus que je n'étais.

Mes renseignements pris à bonne source, je me rendis chez Darbo, rue Richelieu, et chez Gamba, rue Neuve-des-Capucines, deux marchands renommés pour leurs chinoiseries. J'achetai chez eux deux paravents, une pagode en pâte de riz ; deux boîtes de clous de girofle, quatre vases à tulipes ; deux services de porcelaine de table, avec un thé de harem ; une table de camphrier avec des incrustations de cyprès ; quatre mandarins en argile du Peï-ho ; douze souliers de femmes ; un abacus de marchand, un lo avec sa baguette, deux feuilles de tam-tam ; un parasol ; deux lions frisés ; la charrue de l'empereur Tsieng-long.

Une bonne moitié de ces chinoiseries était faite à Paris ; je me méfiai surtout de la charrue impériale : mais la contrefaçon était généralement réussie, et le regard seul d'un mandarin pouvait distinguer le vrai du faux. Aussi je ne marchandai pas sur la valeur des objets, et je les payai une somme énorme, trente-sept mille lan.

La nuit venue, je me disposai à faire des rêves de bonheur, et je m'endormis le pied à la main.

Les heures matinales du lendemain furent consacrées à mettre en ordre toutes mes richesses chinoises, et à leur donner un ensemble satisfaisant d'exhibition.

- Quel bonheur, disais-je en moi-même, si elle daignait me désigner du pied la plus précieuse de ces bagatelles et me dire : «Cher docteur, donnez-moi cela pour mon boudoir !»

Enfin midi sonna, et la porte s'ouvrit... Oh ! la ville des houris sera un jour détruite pour avoir oublié d'enfanter Mlle Alexandrine de Saint-Phar ! Sa beauté virginale me foudroya. La divine danseuse conduisait sa petite soeur par la main. Elle jeta son châle et son chapeau sur le premier fauteuil, me serra la main et courut dans tout le salon, en pirouettant devant chaque chinoiserie avec des cris d'admiration qui m'allaient au coeur.

Quand elle eut épuisé toutes les formules d'enthousiasme, elle me dit :

- Cher docteur, je suis vraiment fâchée à présent de vous avoir conduit votre filleule ; elle demande tout ce qu'elle voit. Oh ! les enfants ! il ne faudrait jamais rien leur montrer ! Il est vrai, cher docteur, que je suis un peu comme cela, moi. S'il me fallait choisir ici, je serais bien embarrassée. Je n'oserais rien prendre, de peur d'avoir un regret le lendemain.

En disant ces mots avec une volubilité gracieuse, elle avançait son pied droit en dehors de la plus courte des robes ; elle aurait séduit le plus vertueux lama de Linching.

- Madame, lui dis-je, permettez-moi de vous indiquer un moyen de vous dispenser de choisir.

- Ah ! oui, voyons, cher docteur, enseignez-moi ce moyen.

- Vous vous en servirez, madame... vous le jurez ?

- Je vous le jure...

- Vous tiendrez votre serment ?...

- Je le tiendrai.

- Eh bien ! madame, prenez tout.

La danseuse souleva gracieusement ses bras, rejeta sa tête en arrière, et je vis son cou d'ivoire s'agiter sous les convulsions d'un éclat de rire, comme le gosier d'un oiseau qui chante de bonheur.

- En voilà un homme rare ! s'écria-t-elle ; après sa mort il faudra l'empailler !... Comment, cher docteur, vous ne connaissez donc pas les femmes ? vous ne savez pas à quoi vous vous exposez ? Que diriez-vous si je vous prenais au mot ?

- Je dirais que vous êtes femme de parole, et que vous savez tenir un serment.

- Non, non, ne plaisantons pas... Ce cher docteur ! il voulait me mettre à l'épreuve...

- Point du tout ; je parle sérieusement. Toutes ces chinoiseries ne m'appartiennent plus : elles sont à vous.

- Alors, vous êtes l'empereur de la Chine déguisé en monsieur. Vive l'empereur !

- Je suis, m'écriai-je en tombant à ses pieds, je suis un simple mortel qui a oublié sa sagesse devant votre beauté.

- Relevez-vous donc, docteur ! relevez-vous, dit la danseuse avec un visage qui se fit subitement sévère : point de sottise devant votre filleule ! Que voulez-vous que pense cette enfant ? Elle ira faire mille cancans à la famille ! Vous n'avez donc jamais vu les Enfants terribles de Gavarni ? Ce sont des mouchards, ces innocents !

Je me relevai confus en m'excusant de mon mieux : sa colère parut se calmer ; elle me tendit la main, et poussant un long soupir :

- Ah ! vraiment ! dit-elle, si j'avais toutes ces belles choses dans mon salon, je me croirais plus heureuse que la sultane Validé.

- Ce soir, madame, mon salon chinois sera chez vous.

- Eh bien, cher docteur, je vais lui préparer son logement. Pour la rareté du fait, je désire que votre promesse soit sérieuse, ne serait-ce que pour humilier les Parisiens ! Voulez-vous me faire poser pour le pied gauche ? Ne vous gênez pas. Que ferez-vous d'un seul pied ? il vous faut le pendant.

- Madame, je n'osais vous le demander...

- Ah ! je suis généreuse, moi ; je ne fais pas les choses à demi.

- Que de grâce et de bonté ! Madame, ce n'est pas un misérable salon qu'il faudrait vous offrir ; je voudrais mettre à vos pieds la pagode du faubourg de Vai-lo-tchhing, qui a des soubassements de porcelaine et des tuiles d'or massif.

- Cela m'irait, cher docteur, surtout les tuiles !... Mon pied est-il bien posé comme ça ?... Vous pouvez y mettre votre main, ce n'est pas une relique...

- Mon dessin est fini, madame, mais ma reconnaissance ne finira jamais. Pourrai-je aller vous présenter mes hommages demain ?

- Demain... cher docteur... attendez, c'est un mauvais jour, je danse ; j'ai cinq heures de battements...

- Après-demain ?

- Après-demain... c'est samedi ; je dîne chez maman tous les samedis... Dimanche, je suis libre comme l'air. Voulez-vous aller à Versailles dimanche ? Nous mangerons un civet chez le garde-champêtre, et nous boirons du lait... Je sais des vers sur Versailles, je vous les réciterai.

Grand palais du grand roi, Versailles, sous tes arbres
J'aime à voir dans tes eaux se refléter tes marbres ;
J'aime...

«Vous acceptez ? Bien ! partie convenue ! Oh ! que j'ai besoin de respirer un peu l'air des champs !... A dimanche donc, cher docteur : ma voiture sera devant votre porte à midi. Je suis exacte comme une montre de Bréguet. Adieu.»

Vraiment, en Chine, nous n'avons pas de femmes. La femme est la seule chose que nos aïeux ont oublié d'inventer. Si Mlle Alexandrine paraissait à Péking, elle ravagerait le Céleste Empire. Vous ne pouvez vous faire une idée de cette charmante créature, vive comme l'oiseau, parlant comme il chante, marchant comme il saute, faisant à la fois toutes sortes de choses délicieuses, et vous lançant des regards doux et lumineux comme des échantillons d'étoiles au bazar du ciel. En quittant mon salon, elle y laissa une tristesse sourde qui brisa mes nerfs. J'éprouvai le besoin de m'occuper de cette femme pour ne pas succomber au poison de l'ennui. Mes ordres coururent aux quatre coins de ma rue. Il me fallait des roues et des bras. En prodiguant l'argent, j'avais mis en chemin, au bout d'une heure, mon salon de chinoiseries. Avant l'heure du dîner, ma belle danseuse avait tout reçu.

Quelle douce nuit cela me donna ! J'avais un de mes pieds à chaque main, et je me disais :

«A cette heure, elle me bénit ; elle élève ma générosité au-dessus du trône du Tien ; à ses yeux, un seul homme existe, moi ! le reste de la terre a disparu».

Avec quelle impatience j'attendis ce bienheureux dimanche qui me promettait tant de bonheur ! J'aurais voulu briser toutes les horloges, parce qu'elles semblaient avoir organisé contre moi une conspiration générale pour éterniser le samedi. Malgré la mauvaise volonté du temps, il faut toujours que les heures s'écoulent ; et le dimanche, un siècle après onze heures, j'entendis sonner midi.

J'étais à mon balcon, et mes yeux dévoraient toutes les voitures... A six heures j'avais épuisé tous les fiacres et tous les cabriolets de Paris, et j'étais seul !

Seul ! quand on s'est promis d'être deux ! il y a dans cette déception tout le délire du désespoir.

J'eus le courage d'attendre le lendemain.

Au premier moment convenable de visite, je courus au domicile de Mlle de Saint-Phar.

Un concierge sérieusement railleur me dit :

- Mademoiselle de Saint-Phar est partie à la campagne.

- Et quand reviendra-t-elle ? demandai-je avec une voix de mort.

- A Pâques ou à la Trinité, répondit le concierge.

En me retirant, j'entendis un de ces éclats de rire qui ont été mis en musique par une famille de portiers.

Plus de nouvelles de Mlle de Saint-Phar ! Chaque soir d'Opéra, j'allais voir le ballet ; elle ne dansait plus ; son nom avait disparu de l'affiche, comme son corps de sa maison.

Pouvais-je avilir ma dignité de représentant du Céleste Empire jusqu'à mendier l'aumône des renseignements à propos d'une danseuse ? Qu'aurait dit et pensé de moi le grand kolao des affaires étrangères dans son palais du boulevard des Capucines ? Il fallait souffrir et me taire ; je souffris et je me tus.

Le quarantième jour après le fatal dimanche, je traversai une longue et large rue dont j'ai oublié le nom ; j'ai l'habitude de lire les enseignes, et celle-ci me frappa de stupeur :

A LA VILLE DE PÉKING
CHINOISERIES A PRIX FIXE.

En donnant un coup d'oeil à l'étalage sous vitre, je reconnus sans peine une partie de mes anciens cadeaux, et j'entrai dans la boutique pour connaître le prix fixe de mes marchandises, et les racheter si le vendeur n'était pas trop exigeant.

Un cri involontaire sortit de mon gosier ; le vendeur était une jeune femme : c'était Mlle de Saint-Phar !

J'étais anéanti et immobile comme mon compatriote de porcelaine qui était marchandé à côté de moi. Mais la danseuse me fit un sourire charmant, et sans interrompre un petit travail de broderie, elle me dit avec un sang-froid sublime :

- Eh ! bonjour cher docteur. Vous êtes bien aimable de nous faire une petite visite. Voyez si nous avons ici quelque petite chose à votre goût. Votre filleule a la rougeole. Elle demande tous les jours des nouvelles de son parrain, cette chère Dileri !

Je croisai mes bras sur ma poitrine et je secouai la tête ; pantomine que j'avais remarquée dans un drame de l'Ambigu, et qui signifie Infâme !

Mlle de Saint-Phar me regarda obliquement, haussa les épaules, coupa un fil rouge avec ses dents et me dit :

- A propos, cher docteur, je me suis mariée...Vous voyez en moi une dame de quinze jours : madame Télamon. Je vous présenterai mon mari. Vous verrez un bel homme. Votre tête peut arriver à sa ceinture, si vous vous haussez sur les talons... Tenez, le voici.

Je saluai brusquement, et je sortis avec une fureur qu'il fallut maîtriser en songeant au kolao du boulevard des Capucines. Un seul coup d'oeil jeté sur ce mari, vrai ou faux, m'avait suffi pour reconnaître ce prétendu décorateur qui était venu m'inviter à voir un kiosque de sa façon dans les coulisses de l'Opéra. J'avais été la victime de l'Opéra. J'avais été la victime d'une horrible combinaison, rien de plus évident. Il fallut donc encore se résigner.

Une quinzaine après, je pris un déguisement subalterne, et j'eus l'impardonnable faiblesse d'aller rôder au crépuscule devant la boutique de mes chinoiseries, pour voir une dernière fois l'idole indigne de mon amour.

Le mari colossal époussetait un mandarin de porcelaine, et je l'entendis murmurer ces affreuses paroles :

- Si ce magot de docteur I s'avise de remettre le pied chez nous, je le fais empailler, et je le vends quinze louis.

Oh ! non, je ne verrai plus ce monstre de beauté ; j'aurai le courage de l'homme et du savant ; je remplirai ma noble mission jusqu'au bout, et tu me trouveras bientôt digne de toi, ville sainte que la lune éclaire avec tant d'amour lorsque le mont Tyrgheton suspend cet astre à sa cime comme une lanterne d'étoffe de Nanking.

Il y a dans cette ville de Paris des docteurs spéciaux pour guérir les maladies de l'humanité. Il y a des médecins qui ne traitent que les enfants à la mamelle ; d'autres qui ne les prennent qu'après le sevrage ; d'autres qui se consacrent aux malades sexagénaires et au-dessus. Il y a des affiches au coin des rues et des annonces dans les journaux qui proclament mille recettes infaillibles pour les six cents maladies dont le célèbre Pi-Hé a trouvé le germe dans le corps humain. On a inventé à Paris des procédés admirables pour placer un nez sur les figures privées de cet ornement, ou pour l'allonger lorsqu'il est trop court. On fabrique des dents d'ivoire pour les vieillards, des cheveux pour les chauves, des jambes pour les boiteux, des yeux pour les borgnes, des langues pour les muets, des cerveaux raisonnables pour les fous, des mains pour les manchots, des oreilles pour les sourds, des embaumements merveilleux pour faire vivre les morts.

Un seul remède a été oublié, un remède contre l'amour malheureux ! En Chine, nous ne connaissons pas l'amour. Cette passion a été inventée en France par un troubadour nommé Raymond. Depuis cinq siècles elle cause de grands ravages. On évalue à onze millions sept cent trente-huit le nombre d'assassinats, de morts de langueur et de suicides causés par ce fléau. C'est presque le double des catastrophes domestiques attribuées au choléra depuis le règne d'Aureng-Zeb. Le gouvernement français n'a jamais pris aucune mesure pour combattre les progrès de cette épidémie ; au contraire, il paye avec opulence quatre théâtres royaux où l'on célèbre l'amour et un autre fléau mortel appelé le champagne. M. Scribe a gagné cent mille francs de rentes en célébrant le champagne et l'amour pour le compte des théâtres du gouvernement.

En sortant de la boutique de mes chinoiseries vendues par Mlle Alexandrine de Saint-Phar, je reconnus que j'avais été saisi d'un accès d'amour et il m'est impossible de vous dépeindre le mouvement de colère que j'adressai au troubadour Raymond. Cela fait, je songeai sérieusement à me guérir, et je dévorai en un jour toutes les affiches et toutes les annonces dans l'espoir de trouver un remède sauveur. Soins inutiles ! Je rendis une visite au médecin de l'hospice des Incurables, et je lui demandai s'il n'avait pas dans l'établissement quelque sujet tourmenté de cette maladie morale inconnue dans nos harems. Le médecin haussa les épaules et me tourna le dos. Ma tête brûlait de tous les feux du délire ; mon coeur battait avec violence ; mes yeux se vitraient. Le fantôme de Mlle Alexandrine dansait toujours devant moi avec une grâce formidable ; mes oreilles étaient pleines de sa voix de bengali. Hélas ! je ne vivais plus.

«Médecin, a dit le sage Menou, guéris-toi toi-même !»

Cette sentence me réveilla comme en sursaut. «Puisque les docteurs français n'ont rien inventé pour guérir l'amour, me dis-je un matin, inventons un remède, et attachons un nom chinois à cette grande consolation du monde européen souffrant».

«Si je puis, m'ajoutai-je à moi-même, vivre huit jours sans penser que Mlle Alexandrine, je suis sauvé. Impossible de rester dans ma chambre ; là, tout me rappelle la femme infidèle ; et d'ailleurs la solitude ne guérit jamais les blessures du coeur, elle les envenime. Des promenades aux champs sont encore plus dangereuses. La campagne est une grande causeuse d'amour. Les rues, les boulevards, les théâtres sont pleins de femmes, et l'espèce rappelle trop souvent l'individu. Il faut pourtant vivre une semaine en oubliant une ingrate beauté. Une semaine d'oubli continuel !»

Fo m'a inspiré. Rendons grâces à Fo !

Paris est plein de monuments fort élevés. J'en choisis quatre : les tours de Notre-Dame, le Panthéon, la colonne Vendôme, la tour Saint-Jacques. En payant quelques fuens, on arrive au sommet de ces édifices, gardés par un concierge assez doux. Je résolus de consacrer mes journées à monter et à descendre les escaliers de ces monuments sans prendre de repos. Seulement, pour briser la monotonie de ces descentes et de ces ascensions, lorsque j'arrivais sur la place Vendôme, je me précipitais en cabriolet au bureau au bureau du chemin de fer de Versailles, et je parcourais six fois cette route les yeux fermés. A la nuit venue, je rentrais chez moi, et, après un léger repas, je m'endormais d'un sommeil profond. Dans mes rêves, je me figurais que des géants me balançaient dans une escarpolette accrochée à la lune comme à un clou d'or ; et l'effroi qui m'agitait dans cette vision était si vif, qu'il éloignait le fantôme d'Alexandrine de l'espace infini où je bondissais entre les étoiles et le Panthéon.

Au huitième jour, les quatre concierges me fermèrent la porte de leurs monuments publics en me disant que j'abusais de ces édifices et en m'invitant à me promener ailleurs. Ma guérison n'étant point encore complète, je me repliai sur le chemin de Versailles ; je louai un wagon garni, et je roulai cinq jours pleins sur la rive droite et la rive gauche avec le plus salutaire étourdissement.

Au bout de deux semaines, le remède triomphait. En rejetant mes regards en arrière, à travers ce tourbillon d'escaliers noirs, d'escarpolettes infinies, des wagons volcaniques, j'aperçus, dans un lointain brumeux, l'image insaisissable d'Alexandrine, et je ne la reconnus pas. Il me semblait que l'histoire de mon amour appartenait à un siècle et à un monde éteints.

Un seul instant me ramena matériellement au souvenir de Mlle Alexandrine. En comptant les pièces d'or enfermées dans ma caisse, je m'attendris sur le vide énorme laissé par les trente-sept mille lan dépensés en chinoiseries chez Darbo et Gamba. L'esprit de commerce et d'industrie, fils du génie chinois, m'a bien inspiré en cette circonstance. Je suis à la veille de ressaisir mes beaux lan perdus. J'ai fait insérer à la quatrième page des journaux de toutes couleurs cette annonce :

GUÉRISON RADICALE
DE L'AMOUR MALHEUREUX
EN QUINZE JOURS !!!
Consultations de midi à deux heures chez le docteur I,
rue Neuve-de-Luxembourg
On ne paye qu'avant la guérison.

Oh ! je vous l'avoue, je ne m'attendais pas à mon triomphe ! Quelle ville, quel peuple ! Comme les doctrines nouvelles se mettent promptement en vogue ! Le premier jour, j'ai donné trois cents consultations de vingt francs ; le second jour, j'ai été forcé de demander quatre gardes municipaux à la préfecture de police ; on prenait mon cabinet d'assaut. Maintenant, je donne mes consultations à douze personnes à la fois ; cela marche plus vite. La semaine prochaine j'ouvre un cours public dans la salle de l'Athénée, à cinq francs le billet. M. Lefort m'a dit que cette vogue ne sera pas longue et qu'il faut profiter de la veine. On craint d'ailleurs que le préfet de police ne fasse fermer les portes des monuments. J'ai donc signé un bail pour un mois avec le propriétaire de la tour Saint-Jacques ; il s'engage à traiter mes malades par abonnement de quinze jours. Les deux chemins de fer de Versailles sont encombrés. On m'a dit que, si j'avais demandé un brevet d'invention au ministre, on m'aurait donné, comme à M. Daguerre, une bonne pension de six mille francs. Ma plus belle récompense est dans la bénédiction unanime de mes clients heureux et guéris ; ils vont me faire frapper une médaille d'or. C'est un enthousiasme inouï. Cinq malades invétérés, de vingt à cinquante-sept ans, échappés grâce à moi aux ravages d'une passion de vaudeville, se sont constitués les héritiers de mes doctrines, et ils les feront fleurir après mon départ. Ils se proposent d'acheter par actions la tour Saint-Jacques, et d'ajouter deux cents marches à son escalier.

Le Tien n'a donné à ce monde aucun mal incurable ; il a placé le nénufar auprès du piment, et le bois qui fait l'écluse auprès du torrent de Kiang-ho. C'est à l'homme de découvrir le remède. Le Tien sait toujours ce qu'il fait ; et nous, nous faisons ce que nous ne savons pas.

Mon esprit est calme ; mon coeur est léger comme tout ce qui est vide. Je vais maintenant faire mes adieux au kolao des affaires étrangères et corriger toutes les fautes de diplomatie que j'ai faites lorsque j'étais poursuivi par le pied de Mlle Alexandrine de Saint-Phar.

Le docteur I.


retour
table des auteurs et des anonymes