LORRAIN, Jean : Un crime inconnu (Histoires de masques, 1900)
SAISIE DU TEXTE : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (26.02.1996) RELECTURE : Anne Guézou. ADRESSE : Bibliothèque municipale. Monsieur Olivier Bogros. BP 216 F 14107 Lisieux cedex TEL. : 31.48.66.50. MINITEL : 31.48.66.55. E-MAIL : 100346.471@compuserve.com
Diffusion libre et gratuite (freeware)

Un crime inconnu par Jean Lorrain

Pour Antonio de La Gandara

"Préservez-nous, Seigneur, de la chose effrayante qui se promène la nuit".

LE ROI DAVID

"Ce qui peut se passer dans une chambre d'hôtel meublé une nuit de mardi gras, non, cela dépasse tout ce que l'imagination peut inventer d'horrible !" Et, s'étant versé de la chartreuse plein son verre, un grand verre à soda, de Romer vidait ce verre d'un trait et commençait :

"C'était il y a deux ans, au plus fort de mes troubles nerveux. J'étais guéri de l'éther, mais non des phénomènes morbides qu'il engendre, troubles de l'ouïe, troubles de la vue, angoisses nocturnes et cauchemars : le solfanol et le bromure avaient déjà eu raison de pas mal de ces troubles, mais les angoisses néanmoins persistaient. Elles persistaient surtout dans l'appartement que j'avais si longtemps habité avec elle, rue Saint-Guillaume, de l'autre côté de l'eau, et où sa présence semblait avoir imprégné les murailles et les tentures de je ne sais quel délétère envoûtement : partout ailleurs mon sommeil était régulier, mes nuits calmes, mais à peine avais-je franchi le seuil de cet appartement que l'indéfinissable malaise des anciens jours corrompait l'atmosphère ambiante autour de moi ; d'irraisonnées terreurs me glaçaient et m'étouffaient tour à tour. C'étaient des ombres bizarres se tassant hostilement dans les angles, d'équivoques plis dans les rideaux et les portières tout à coup animées de je ne sais quelle vie effrayante et sans nom. La nuit, cela devenait abominable ; une chose horrible et mystérieuse habitait avec moi dans cet appartement, une chose invisible, mais que je devinais accroupie dans l'ombre et me guettant, une chose ennemie dont je sentais parfois le souffle passer sur mon visage, et presque à mes côtés l'innomable frôlement. C'était une sensation affreuse, messieurs, et s'il me fallait revivre dans ce cauchemar, je crois que j'aimerais mieux... mais passons...

"Donc j'en étais arrivé à ne plus pouvoir dormir dans mon appartement, à ne plus pouvoir même l'habiter et, en ayant encore pour une année de bail, j'avais pris le parti d'aller loger à l'hôtel. Je ne pouvais toutefois m'y tenir en place, quittant le Continental pour l'hôtel du Louvre, et l'hôtel du Louvre pour d'autres plus infimes, dévoré d'une tracassante manie de locomotion et de changement.

"Comment, après huit jours passés au Terminus, dans tout le confort désirable, avais-je été amené à descendre dans ce médiocre hôtel de la rue d'Amsterdam, hôtel de Normandie, de Brest ou de Rouen, comme ils s'intitulent tous aux abords de la gare Saint-Lazare !

"Etait-ce le mouvement incessant des arrivées et des départs qui m'avait séduit, fixé là plutôt qu'ailleurs ?... Je ne saurais le dire... Ma chambre, une vaste chambre éclairée de deux fenêtres et située au second, donnait justement sur la cour d'arrivée de la place du Havre. J'y étais installé depuis trois jours, depuis le samedi gras, et m'y trouvais fort bien.

"C'était, je le répète, un hôtel de troisième ordre, mais de fort honnête apparence, hôtel de voyageurs et de provinciaux, moins dépaysés dans le voisinage de leur gare que dans le centre de la ville, un hôtel bourgeois, d'un soir à l'autre vide et pourtant toujours plein.

"D'ailleurs, peu m'importaient les visages rencontrés par l'escalier et les couloirs, c'était là le moindre de mes soucis ; et cependant, en rentrant ce soir-là vers les six heures dans le bureau de l'hôtel pour y prendre ma clef (je dînais en ville et rentrais me changer), je ne pouvais m'empêcher de regarder plus curieusement qu'il n'eût fallu les deux voyageurs qui s'y trouvaient.

"Ils venaient d'arriver ; un nécessaire de voyage en cuir noir était posé à leurs pieds, et, debout devant le bureau du gérant, ils discutaient le prix des chambres.

"- C'est pour une nuit, insistait le plus grand des deux, qui paraissait aussi le plus âgé ; nous repartons demain, la première chambre venue fera l'affaire". - "A un lit ou à deux lits ?" demandait le gérant. - "Oh ! pour ce que nous dormirons, nous nous coucherons à peine, nous venons pour un bal costumé". - "Donnez à deux lits", intervenait le plus jeune. - "Bon ! Une chambre à deux lits, vous avez cela, Eugène ?" et le gérant interpellait un des garçons qui venait d'entrer, et après quelques pourparlers : "Mettez ces messieurs au 13, au second ; vous serez très bien là, la chambre est grande ; ces messieurs montent ?" Et sur un signe que non des deux étrangers : - "Ces messieurs dînent ? nous avons la table d'hôte". - "Non, nous dînons dehors, répondait le plus grand, nous rentrerons vers onze heures nous costumer, qu'on monte la valise". - "Et du feu dans la chambre ?" demandait le garçon. - "Oui, du feu pour onze heures". Ils avaient déjà les talons tournés.

Je m'aperçus alors que j'étais resté là béant, mon bougeoir allumé à la main, à les examiner ; je rougissais comme un enfant pris en faute et montais vite à ma chambre ; le garçon était en train de faire les lits de la chambre à côté, on avait donné le 13 aux nouveaux arrivés et j'occupais le 12 ; nos chambres étaient donc contiguës, cela ne laissait pas de m'intriguer.

"En redescendant par le bureau, je ne pouvais m'empêcher de demander au gérant quels étaient les voisins qu'il m'avait donnés. "Les deux hommes au nécessaire ? m'était-il répondu, ils ont rempli leurs bulletins, voyez !" et d'un coup d'oeil rapide je lisais : Henri Desnoyels, trente-deux ans, et Edmond Chalegrin, vingt-six ans, résidence Versailles, et tous les deux bouchers.

"Bien élégants d'allures et de vêtements, malgré leurs chapeaux melon et leurs pardessus de voyage, mes deux voisins de chambre, pour des garçons bouchers ; le plus grand m'avait paru soigneusement ganté avec, dans toute sa personne, un certain air de hauteur et d'aristocratie. Il y avait d'ailleurs comme une certaine ressemblance entre eux : mêmes yeux bleus d'un bleu profond et presque noir, long fendus et long ciliés, et mêmes longues moustaches roussâtres soulignant le profil heurté ; mais le plus grand, beaucoup plus pâle que l'autre, avec quelque chose de las et d'ennuyé.

"Au bout d'une heure je n'y songeais déjà plus, c'était soir de mardi gras et les rues braillaient, pleines de masques. Je rentrai vers les minuit, montai dans ma chambre ; déjà à moitié dévêtu j'allais me mettre au lit quand un bruit de voix s'élevait dans la pièce à côté ; c'étaient mes bouchers qui rentraient.

"Pourquoi la curiosité, qui m'avait déjà mordu dans le bureau de l'hôtel, me reprenait-elle, irraisonnée, impérieuse ? Malgré moi je prêtai l'oreille. "Alors tu ne veux pas te costumer, tu ne viens pas au bal, stridait la voix du plus grand ; c'était bien la peine de nous déranger ; qu'est-ce que tu as ? es-tu malade ?" Et l'autre gardant le silence : "Tu es saoul, tu as encore bu ?" reprenait le plus âgé. Alors la voix de l'autre répondait, empâtée et dolente : "C'est ta faute, pourquoi m'as-tu laissé boire ? je suis toujours malade quand je bois de ce vin-là. - Allons, c'est bon, couche-toi, brusquait la voix stridente, attrape ta chemise". J'entendis crier la serrure du nécessaire qu'on ouvrait. "Alors, toi, tu ne vas pas au bal ?" traînait la voix de l'ivrogne. - "Beau plaisir d'aller courir seul les rues en costume ; moi aussi, je vais me coucher". Je l'entendis bourrer rageusement de coups de poing son matelas et son oreiller, puis c'étaient des chutes de vêtements à travers la chambre ; les deux hommes se déshabillaient ; j'écoutais haletant, venu pieds nus à côté de la porte de communication ; la voix du plus grand reprenait dans le silence : "Et de si beaux costumes, si c'est pas malheureux !" Et c'était un bruissement d'étoffes et de satins froissés.

"J'avais approché un oeil du trou de la serrure ; ma bougie allumée m'empêchait de faire chambre noire et de rien distinguer dans la pièce voisine, je la soufflai : le lit du plus jeune se trouvait juste en face ma porte. Tombé sur une chaise adossée au lit, il se tenait là sans mouvement, extraordinairement pâle et les yeux vagues, la tête glissée du dossier de la chaise et ballant sur l'oreiller ; son chapeau était à terre, et, le gilet déboutonné, le col de sa chemise entrouvert, sans cravate, il avait l'air d'un asphyxié. L'autre, que je n'aperçus qu'après un effort, rôdait en caleçon et en chaussettes autour de la table encombrée d'étoffes claires et de satins pailletés. "Zut ! faut que je l'essaie !" éclatait-il sans se préoccuper de son compagnon ; et, se campant droit devant l'armoire à glace dans sa sveltesse élégante et musclée, il enfilait un long domino vert à camail de velours noir, dont l'effet était à la fois si horrible et si bizarre que je dus retenir un cri, tant je fus émotionné.

"Je ne reconnaissais plus mon homme, comme grandi dans cette gaine de soie vert pâle, qui l'amincissait encore, et le visage reculé derrière un masque métallique, sous ce capuchon de velours sombre. Ce n'était plus un être humain, qui ondulait, mais la chose horrible et sans nom ; la chose d'épouvante, dont la présence invisible empoisonnait mes nuits de la rue Saint-Guillaume, avait pris forme et vivait dans la réalité.

"L'ivrogne, du coin de son lit, avait suivi la métamorphose d'un regard égaré ; un tremblement l'avait saisi et, les genoux entrechoqués de terreur, les dents serrées, il avait joint les mains d'un geste de prière et frissonnait de la tête aux pieds. La forme verte, spectrale et lente, tournait, elle, en silence, au milieu de la chambre, à la clarté de deux bougies allumées, et, sous son masque, je sentais ses deux yeux effroyablement attentifs ; elle finissait par aller se camper droit devant l'autre, et les bras croisés sur sa poitrine, elle échangeait avec lui sous le masque un indicible et complice regard ; et voilà que l'autre, comme pris de folie, s'écroulait sur sa chaise, se couchait à plat ventre sur le parquet et, cherchant à étreindre la robe entre ses bras, il roulait sa tête dans les plis, balbutiant d'inintelligibles paroles, l'écume aux dents et les yeux révulsés.

"Quel mystère pouvait-il exister entre ces deux hommes, quel irréparable passé venait d'évoquer aux yeux de ce fou cette robe de spectre et ce masque glacé ? Oh ! cette pâleur et ces mains tendues de supplicié, se traînant en extase dans les plis déroulés d'une robe de larve ; oh ! cette scène du sabbat dans le décor banal d'un chambre meublée ! Et tandis qu'il râlait, lui, avec le trou noir d'un long cri étranglé dans sa bouche grande ouverte, la forme, elle, se dérobait, reculait sur elle-même, entraînant sur ses pas l'hypnose du malheureux vautré à ses pieds.

"Combien d'heures, de minutes durait cette scène ? La Goule maintenant s'est arrêtée, elle a posé sa main sur le front et le coeur de l'homme évanoui à ses pieds, puis, le prenant entre ses bras, elle vient de le rasseoir près du lit sur la chaise. L'homme est là sans mouvement, bouche béante, les yeux clos, la tête renversée : la forme verte est maintenant penchée sur le nécessaire. Qu'y cherche-t-elle avec cette ardeur fébrile, à la clarté d'un des flambeaux de la cheminée ? Elle a trouvé, car je ne la vois plus, mais je l'entends remuer des flacons au-dessus de la cuvette, et une odeur bien connue, une odeur qui me prend au cerveau et me grise et m'énerve, se répand dans la chambre : une odeur d'éther. La forme verte reparaît, se dirige à pas lents, toujours muette, vers l'homme évanoui. Que porte-t-elle avec tant de précaution dans ses mains ?... Horreur ! c'est un masque de verre, un masque hermétique sans yeux et sans bouche, et ce masque est rempli jusqu'aux bords d'éther, de liquide-poison : la voici qui se penche sur l'être, là, sans défense, offert, inanimé, lui applique le masque sur la face, l'y noue solidement avec un foulard rouge, et comme un rire lui secoue les épaules sous son capuchon de velours sombre : "Tu ne parleras plus, toi", m'a-t-il semblé l'entendre murmurer.

"Le garçon-boucher maintenant se déshabille, vague en caleçon à travers la chambre, son affreuse robe ôtée ; il reprend ses vêtements de ville, enfile son pardessus, ses gants de peau de chien de clubman et, le chapeau sur la tête, il range en silence, un peu fiévreusement peut-être, les deux costumes de mascarade et ses flacons dans le nécessaire aux fermoirs nickelés, il allume un londrès, prend la valise, son parapluie, ouvre la porte et sort... Et je n'ai pas poussé un cri, je n'ai pas sonné, je n'ai pas appelé.

- Et tu avais rêvé comme toujours, disait de Jacquels à de Romer.

- Oui ! j'avais si bien rêvé, qu'il y a aujourd'hui à Villejuif, à l'asile des fous, un éthéromane incurable, dont on n'a jamais pu établir l'identité. Consultez plutôt son livre d'entrée : trouvé le mercredi 10 mars, à l'hôtel de... rue d'Amsterdam, nationalité française, âge présumé vingt-six ans, Edmond Chalegrin, nom présumé".


retour
table des auteurs et des anonymes