JANIN, Jules (1804-1874) : La première soutane (Fragment), (1830).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (09.03.1998)
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Texte établi d'après l'édition de Petits souvenirs, tome cinquième des Oeuvres de jeunesse publiées par la Librairie des bibliophiles à Paris en 1883.

La première soutane
(Fragment)
par
Jules Janin

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En même temps il s'avançait là-bas, sous les grands peupliers, et, après avoir descendu la colline, il se trouva sur le bord de la rivière où le bac se balançait mollement sur les ondes vertes et transparentes, attendant que l'heure fût venue de porter le dîner aux laboureurs de la rive opposée.

Qui n'a pas vu un bac villageois ? Ce large bateau au niveau de l'onde, fixé dans l'air par une corde ; ce pont ambulant chargé d'hommes, de bestiaux, de charrues, d'enfants qui jouent : toute la fortune d'un village. C'est un repos dans le jour ; le pont flottant se met en route aux premiers chants du coq ; il revient le soir à la clarté des étoiles, le batelier le fixe sur la rive, et tout est dit ; voilà jusqu'à demain un coin de terre séparé du reste du monde ; la herse est baissée, le pont-levis s'élève, innocente défense de cette féodalité champêtre dont un pâtre est le seigneur.

Pour le moment, le vaisseau était à l'ancre, le gouvernail flottait indécis ; la batelière se tenait assise sur le banc de poupe, occupée à voir couler l'eau ; la batelière était grande et robuste, gros bras brunis par le hâle, rudes mains, noir visage, blanches dents ; et le vieux chapeau de paille, le mouchoir rouge, et autour d'elle cette délicieuse odeur de goudron, préférable mille fois à toutes les senteurs dont se couvrent nos petits-maîtres de Paris.

«Mon Dieu, Monsieur, dit la batelière, je ne puis guère vous passer à présent, l'Angélus va sonner dans un quart d'heure ; mon petit Jean qui rame pour son père est allé me chercher mon dîner, je suis seule, et j'attends le passage de midi.
- Eh bien, ma bonne, dit Anatole, j'attendrai l'Angélus et votre petit Jean. Vous l'aimez donc bien, votre petit Jean ?
- Ah ! Monsieur, mon pauvre Jean est un homme pour moi. Il n'a pas dix ans, et déjà il remplace son père : ça travaille et ça chante à faire plaisir ; il se réveille le premier le matin, il se couche le dernier après avoir chanté tout le jour. Sans notre Jean, mon mari et moi nous serions morts de faim cet hiver avec le chagrin de l'autre enfant.
- Vous avez un autre enfant, bonne femme, reprit Anatole ; et celui-là qu'a-t-il fait, je vous prie, pour vous donner tant de chagrin ?
- Hélas ! reprit la batelière, c'est une histoire : mon aîné était prêtre, Monsieur, il ne l'est plus, et nous ne savons qu'en faire à présent.
- Et comment cela est-il arrivé ? dit le jeune homme ; racontez-moi cela, je vous prie, bonne femme, je m'y intéresse au dernier point.
- C'est l'orgueil qui nous a perdus, Monsieur. Vous voyez d'ici cette petite maison blanche auprès de la saulaie : nous avions hérité de cette maison et de cinq journaux de bonne terre, nous aurions été riches avec cela ; mais j'eus l'idée de faire un curé de mon Ambroise ! J'ai voulu avoir un fils qui fût salué à son tour, qui allât dîner au château, qui dît la messe. Nous avons vendu cette jolie maison et ces cinq journaux de terre, pour faire étudier notre enfant ; il lisait dans tous les livres, il était déjà rasé, il allait être vicaire quelque part, quand un grand malheur est arrivé au pauvre enfant ! Car voyez-vous, Monsieur, je ne puis croire qu'il ait été criminel ; il était jeune homme, mais brave et honnête, il n'avait jamais été fier avec son père, et il dînait toujours avec moi quand il venait en vacances. O maudite robe noire, que tu nous as fait de mal !»

Et la pauvre femme se désolait ; puis elle reprenait sont récit, voyant qu'Anatole l'écoutait toujours.

«L'automne passé, la pêche avait été bonne, la foire avait fait gagner notre bac, si bien que nous avions amassé, mon mari, mon petit Jean et moi, douze petits écus bon argent. «Femme, dit un soir mon pauvre homme, et ce soir-là le vent soufflait, la rivière grondait et les feuilles jaunies battaient contre nos vitres ; femme, voici douze bons écus qui nous serviront à passer l'hiver ; que ferons-nous de ces douze écus ?»

«Jean ne répondit pas, ni moi non plus ; nous avions déjà employé cet argent dans notre pensée, mon fils et moi.

«Peut-être, reprit notre homme, voyant qu'on ne lui répondait pas, peut-être ferions-nous bien d'acheter un porc à notre voisin Jean Pied ; le petit porc nous conviendrait, il est gros et gras et prêt à tuer ; nous le salerons, nous le fumerons, et au moins cet hiver nous aurons quelque joie dans nos repas et nous n'en serons pas réduits à la misérable nourriture de l'hiver passé ; non pas que je parle pour moi, femme, mais pour toi et pour notre petit Jean, qui est dans sa croissance et qui a besoin de manger un peu de viande tous les jours».

«Cette dernière raison me fit mal, mon dernier enfant avait tant souffert que je n'avais rien à répondre à son père ; mais notre Jean reprit aussitôt :

«Père, n'achète pas le porc à Jean Pied ; je vis fort bien sans manger de viande ; tout le monde dit que je suis aussi grand que toi ! Je sais bien, si tu voulais, ce que tu devrais faire de nos douze écus.

«- Et quoi donc ? dit mon homme ; quoi donc, si ce n'est de nous mettre un peu à l'aise ; de t'acheter une veste neuve, à toi, mon enfant, qui est presque tout nu, des sabots à la mère, et à moi un peu d'eau-de-vie pour me réchauffer quand je suis à pêcher dans l'eau jusqu'au genou ?»

«Je n'osais plus répondre aux raisons de mon pauvre homme, mais Jean vint à mon secours.

«Père, dit-il en se levant, mon aîné est prêtre, il n'a pas de robe noire, pas de chapeau à trois cornes ; il faut lui acheter un chapeau à trois cornes et une robe noire. Nous mangerons encore du pain cet hiver et ma mère me raccommodera ma jaquette».

«O mon Dieu, que mon Jean était beau parlant ainsi ! j'en pleure encore, Monsieur !

«Fils, dit le père, je n'ai rien à te refuser, excepté cette robe noire. Les douze écus seront pour toi, pour ta mère et pour moi ; oui, pour ta mère et pour toi, enfant, et pour ton père. Ton frère est bien nourri, bien chauffé ; il a un lit et des draps, et autant de couvertures qu'il en veut ; nous couchons sur la paille, recouverts de nos habits d'été ; il ne jeûne que pendant quarante jours, nous jeûnons toute l'année et le dimanche nous serions heureux de dîner comme lui à ses jours de jeûne. Qu'on ne me parle pas de cette robe et de ce chapeau, qu'on ne m'en parle pas ! Femme, je ne veux pas.

«- Hélas ! dis-je à notre homme, il ne lui faut plus que cette robe et ce chapeau pour être prêtre. Encore ce sacrifice, notre homme, encore l'hiver à passer ; aimes-tu donc mieux voir au manteau de la cheminée un morceau de lard, que de voir ton fils assis plus haut que les chantres de l'église et te donnant sa bénédiction ?

«- Oui, père, reprit Jean, on méprise mon frère ; on lui demande où est sa robe ; il faut qu'il ait une robe, mon père, donne-lui les douze écus».

«Le père reprenait : «Si je donne ces douze écus, c'est notre mort. Prends ces douze écus, Jean, prends-les, je te les donne à toi, et non à ton frère ; ton frère nous a ruinés : nous avons pour lui vendu la vigne de ton oncle Robin, la maison et la vigne de mon frère le richard : toute notre fortune a passé dans le séminaire. Tu verras, mon fils, qu'il faudra que je vende mes filets et mon bac !» Puis il se retournait vers moi. «Femme, femme, disait-il, nous aurons un prêtre au lit de mort, peut-être». Puis il tirait de sa paillasse les douze écus, et il les comptait un à un, il en compta onze en soupirant.

«Il s'arrêta au douzième écu.

«Jean, dit-il, voilà un écu qui sera pour toi ; je veux le dépenser pour toi, Jean ; tu achèteras de la galette, des dragées, des pruneaux de Tours, du sucre d'orge, un couteau à tire-bouchon, toutes sortes de bonnes choses ; les hochets de ton frère sont plus chers, mon enfant. Allons, prends cet écu, qu'il ne soit pas dit que tu sois le seul qui n'ait pas perdu notre argent ; dépense quelque chose, Jean, pour ne pas trop faire rougir ton frère. Allons, mon fils, viens à la fête, tu danseras et tu donneras deux sous pour la contredanse».

«Et mon pauvre homme prit son fils dans ses bras, le baisa en pleurant, tenant toujours son dernier écu.

«Ah ! Monsieur, c'est qu'il en coûte bien cher pour faire un prêtre ! On dit aux parents : *Ça ne vous coûtera rien*, et à chaque instant il faut payer quelque chose ; il faut donner son pauvre argent à un homme noir qui ne vous dit même pas merci, et on vit de pain, et on laisse son bac prendre l'eau». Et tout en parlant la pauvre femme retirait une de ses rames pour rejeter l'eau qui se faisait jour à travers les fentes du bateau.

En même temps accourait le petit Jean ; il était couvert de sueur et tout essoufflé ; il apportait le dîner de sa mère ; le pauvre enfant était nu-pieds, en guenilles, un mauvais chapeau d'homme sur la tête, et les yeux couverts par ses cheveux, qu'il écartait de temps à autre.

«Voici Jean», dit la mère à Anatole, et Anatole regardait Jean avec attendrissement et respect.

«Jean, dit la bonne femme, pendant que je mange, raconte à monsieur l'histoire de notre abbé, de ton frère, et surtout ne pleure pas, mon fils, ne pleure pas, cela me fait trop de mal».

Jean mit son chapeau par terre, puis ayant relevé ses cheveux et essuyé son nez avec son bras :

«Mon pauvre frère, dit-il, m'a raconté cette histoire trois fois, Monsieur ; il a été tenté par le diable, le jour où il eut gagné assez d'argent pour aller commander sa soutane. Car mon frère gagne de l'argent, Monsieur : il dit des messes et des enterrements, et il nous a fait souvent passer de l'argent et à moi des habits ; c'est lui qui m'a donné les souliers que j'ai à la maison et le chapeau que voilà : il est très bon pour nous, mon frère».

Ce mensonge héroïque fut débité d'un grand sang-froid par l'enfant, qui regardait sa mère d'un oeil suppliant, de peur d'être démenti.

«Voici donc, reprit Jean, ce que je sais de ce malheur. Mon frère n'était jamais sorti du séminaire, il n'avait jamais traversé ces rues de Paris toutes pleines d'iniquité. Il était pur et innocent, mon frère ! Ce jour-là, il allait commander une robe : il avait pris douze écus sur son argent, il monte chez la femme qui fait les robes sacrées du séminaire : il frappe à la porte, une petite fille vient lui ouvrir. Voilà.

«Quand mon frère, qui est pourtant un abbé tonsuré, vit que la vieille habilleuse n'y était pas, et au contraire que c'était la jeune, il se mit à vouloir redescendre ; mais il n'osa pas, et il entra, le malheureux ! quand elle lui dit : «Entrez, s'il vous plaît, donnez-vous la peine d'entrer, Monsieur l'abbé».

Anatole écoutait de toute son âme le récit de Jean ; sa bonne mère, qui savait si bien cette cruelle histoire, se mit aussi à prêter l'oreille, oubliant même d'achever son frugal repas.

Jean reprit :

«Elle dit donc à mon frère : «Entrez !» Il entra. «Que voulez-vous, Monsieur l'abbé ? - Je voudrais une robe, Mademoiselle», dit-il. Voilà ce qu'elle reprit : «Ça se peut ; comment voulez-vous votre robe, Monsieur l'abbé?» car elle disait toujours monsieur l'abbé. «Je voudrais, dit mon frère, une robe pour neuf écus». Il gardait deux écus pour un chapeau doublé en soie violette, pour se présenter.

«Pour neuf écus, dit la petite, vous n'aurez pas un beau drap, un beau ruban moiré, un rabat très fin et une culotte large ; c'est à peine si vous aurez un petit manteau comme aux pompes funèbres ; cependant vous pouvez être assez propre à ce prix-là : il ne s'agit que de savoir comment vous voulez que ce soit fait. «- Mais, reprit mon frère, comme on fait les robes de prêtres pour neuf écus.

«- J'entends bien, dit la petite, mais il faut que votre robe soit à la mode, qu'elle laisse voir votre jambe, que le cordon soit relevé autour des reins et vous prenne bien la taille ; à peu près comme ma ceinture, regardez-moi».

«Mon frère, qui n'avait pas encore levé les yeux, les leva par malheur. Il m'a juré, Monsieur, que cette petite habilleuse était brillante de feu ; il ne lui vit pas de ceinture, il ne vit rien qu'une tête infernale : ses mains brûlèrent, la fille continuait toujours :

«Voyons, disait-elle, votre ceinture montera là», et elle appuya un doigt sur sa poitrine, lourd comme le doigt de Satan ; elle resta ainsi deux minutes, suivant mon frère du regard.

«Alors mon frère fut tout à fait ébloui ; il chancela ; il voulu s'appuyer, il s'appuya, il ne sut plus sur quoi, mais il sentit sous ses deux mains la ceinture dont l'habilleuse lui avait parlé, et qu'il n'avait pas vue d'abord.

«Il sentit sous sa main droite quelque chose qui battait, et au-dessus de chaque main un mouvement convulsif ; c'était un miracle de l'esprit des ténèbres, un fantôme ! Mon pauvre frère pensa mourir.

«La petite fille oublia ses robes sacrées ; elle ne parla plus à mon frère, mon frère ne lui parla plus ; il sentait ses pieds cloués à la terre, et il serait encore là si la vieille habilleuse ne fût pas rentrée brusquement.

«Le charme cessa. Mon frère, qui se croyait possédé, rentra au séminaire, ne songeant pas plus à sa robe que s'il en avait eu deux.

«Un jour après, le supérieur a renvoyé mon pauvre frère, sans pain, sans chaumière, sans même savoir un métier. Mon père ne veut pas voir mon frère ; mon frère est oisif comme si ce n'était jamais dimanche ; on dit qu'il n'est bon à rien ; et sa robe s'est usée depuis ce temps, cette robe si bien faite, ce cordon si bien placé !»

Ici l'enfant pleura, la mère versa une larme : l'Angélus sonna. Les femmes des laboureurs remplissaient le bac, le bateau se mit en route, on toucha la rive opposée et les deux grands arbres qui forment la limite ; Anatole embrassa l'enfant : «Remets à ton père ces douze écus de ma part, mon enfant».

Et il suivit sa route en songeant qu'il donnerait ce pauvre abbé à la première femme de sa connaissance qui aurait besoin d'un lecteur.

«Cette fois sa robe lui servira comme sert une livrée», pensait-il.


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