HERVIEU, Paul (1857-1915) : Prologue de l'incendie de Sodome : Conte inachevé et en ruine.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (10.V.2002)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Oeuvres de Paul Hervieu publiées par Alphonse Lemerre à Paris en 1894 (notre exemplaire : 1 des 15 sur sur papier de Chine avec le portrait front. en double état).
 
Prologue de l'incendie de Sodome
(Conte inachevé et en ruine)
par
Paul Hervieu

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Le Seigneur apparut un jour à Abraham,
sous la figure de trois hommes
qui s'en allaient à Sodome.
(Genèse, chap. XVIII.)

LA lune étant pleine dans le signe du Cancer, une lumière limpide et souple inondait Tanis, la capitale choisie par l'Hiq-Sous vainqueur. Parvenue à l'apogée de son ascension nocturne et gardée par la constellation du Grand Chien, la divine Isis dormait dans le ciel pur. La lueur de son ventre arrondi par la fécondation d'Osiris illuminait, sur le bord des avenues, la barbe grise des sphinx de granit.

Dans le quartier des riches villas, Niébès, le dernier descendant des Pharaons détrônés, veillait avec ses deux amis sur la terrasse de sa maison blanche. En souvenir de sa noble origine, il portait, dans la ceinture brodée qui plissait finement sa schenti, le royal poignard de bronze à tête d'épervier.

Les trois compagnons étaient étendus sur un amas de coussins quadrillés et de tapis historiés, à l'abri d'une moustiquaire de gaze sillonnée de fils d'or, que soutenaient quatre colonnettes de bois jaune et brillant. Autour d'eux, les tabourets de cèdre, chargés de figurines en verre, de gobelets, de flacons où scintillaient la liqueur et l'essence parfumée. Ici traînait un échiquier d'ivoire ; là brillait un miroir d'acier.

Nul ne parlait ; mais chacun sentait un goût pervers sur sa langue, comme après avoir mangé le fruit du sycomore.

Ils songeaient au lointain pays d'Orient pour lequel ils allaient se mettre en voyage sur la foi d'un esclave asiatique, et tout abandonner de leur vie passée et présente... à la mystérieuse Sodome, dans la Vallée des Bois.

Le prêtre Tlas, déjà savant dans les antiques hiéroglyphes, faisait distraitement jouer ensemble la petite lionne noire qui s'appelait Chienne et la grande chienne fauve qui s'appelait Lionne. Des sourires muets desserraient ses lèvres lorsqu'il croisait son regard avec celui de Saïs, le poète pauvre et timide, dont personne n'ignorait pourtant la Chanson des Roses ni la Marche de la Momie.

Dans les prunelles de ce dernier, la vigilante flamme de ses envies s'était, par prodige, éteinte. Il parcourait d'un oeil négligent les splendeurs du jardin, sous la clarté lunaire, les herbes rares, les fleurs épanouies, les citronniers dans leurs vases d'argile rouge, les acacias chargés d'un peuple d'oiseaux chanteurs qui s'éveilleraient avec l'aurore, et, courant parmi les végétations précieuses, des rigoles d'eau fraîche détournées du Nil auquel le solstice d'hiver venait de restituer sa pâleur bleue.

Et Niébès contemplait obstinément la bague de jaspe vert, marquée du scarabée, qui pesait à l'index de sa longue main droite.

Ainsi, à la longue, les beaux jeunes gens s'assoupirent.

Des apparitions promenèrent alors leurs formes et leurs couleurs dans les coquilles sombres des paupières qui s'étaient abaissées.

C'étaient les rêves centuples de leur puberté.

Une femme passait d'abord, avec des yeux ovales et noirs, des cheveux traînants, des hanches creuses, des seins durs et pointus. Elle savait danser à la mode étrangère, la tête renversée et le ventre tendu comme une peau de tambourin.

Et, dès que cette ombre blanche s'était évanouie, une autre venait, plus blanche encore, ignorante de tout art, avec des gestes humbles, des épaules rondes, des cuisses fraîches et resplendissantes comme le lotus, la bouche pleine de ris et le regard promptement noyé de larmes.

Puis un paysage s'ébauchait, autour de sources claires, jonchées de pétales roses. Des arbres inconnus déployaient sous l'azur leurs feuillages effilés qui, merveilleusement, brunissaient, blondissaient, roussissaient comme des chevelures. A l'extrémité de chaque rameau, un visage délicieux commençait à fleurir, des seins bourgeonnaient ; et, lorsque le vaste fruit féminin avait achevé de mûrir, les branches trop chargées en versaient le poids odorant sur le sol.

Et les trois amis, dans leur sommeil, tendaient fiévreusement les bras pour faire la récolte de ce verger idéal et déjà disparu.

Ensuite avait surgi une ville immense, qui s'étendait à perte de vue entre les deux pans de l'arc-en-ciel ; et un vol de femmes ailées s'abattait, comme des cailles lasses, sur la toiture des monuments. Là-haut, elles gisaient inertes, incapables de s'échapper, impossibles à rejoindre.

Et Niébès, Saïs et Tlas tordaient et croisaient leurs jambes, avec une rage passionnée, comme s'ils eussent essayé de monter à des colonnes de marbre.

Mais brusquement la ville s'engloutit ; et, à sa place, des champs de millet s'élevèrent, des mimosas gigantesques et des vignes rougissantes dont les grappes gonflées pendaient vers la terre. Et des compagnies de femmes nues, couchées sur le dos, leur corps chatouillé et moucheté de noir par les fourmis vagabondes, tétaient, mortes d'ivresse, les grains obscènes du raisin.

A ce spectacle, les trois compagnons remuèrent éperduement leurs lèvres avec un cri aigu comme celui des nouveau-nés, et ils s'éveillèrent dans un même spasme.

Parmi eux, la lionne et la chienne grondaient à une approche.

De leurs yeux encore troubles, ils reconnurent la face belle comme le vice et équivoque de l'esclave Géther. La barbe de celui-ci était épointée en signe de servitude. Sur son front cicatrisé, le fer en feu avait fraîchement gravé l'attribut du sexe qui n'était point le sien, selon l'usage à l'égard des ennemis lâches et des captifs obtenus sans combat.

« Maître, dit en se prosternant le nouveau venu, les hommes attendent. Il est l'heure de se mettre en route.

- Bien ! répondit Niébès ; nous n'oublierons rien, puisque nous laissons tout. »

Les amis se levèrent, en détirant leurs membres jeunes. Géther chargea sur ses épaules deux sacs d'or préparés, et tous aussitôt descendirent. La lionne et la chienne, restées seules sur la terrasse, regardèrent au dehors, avec la curiosité grave des bêtes, lorsqu'elles entendirent se refermer lourdement le bronze de la porte extérieure.

Les voies étaient désertes. Par instants, des bruits vagues troublaient le majestueux silence de la ville : tantôt la vocifération impie d'un taricheute qui s'était enivré de vin d'orge, tout en salant des morts pendant l'ardeur du jour ; tantôt les rauques miaulements des chats sacrés qui, hérissant leurs poils, se pourchassaient sur les pylônes des temples et le long des mâts multicolores dont la banderole immobile décorait les seuils religieux.

L'esclave marchait en avant, d'une allure rapide. Parfois il se retournait pour inviter les jeunes hommes à le suivre, en fronçant, par une étrange expression, ses épais sourcils ; et ils accéléraient leur pas, fascinés par ces tressaillements de la plaie symbolique.

Ils suivirent le Nil, dont les bords étaient boisés de roseaux que surmontaient des houppes de papyrus. Ils étaient déjà loin de la ville, lorsqu'ils arrivèrent à une caravane de marchands chananéens, dont les chameaux et les ânes déchargés dormaient debout. Les gens éveillés riaient entre eux, gais et fiers d'avoir vendu en contrebande leurs provisions de gomme, d'encens et de baume, les bracelets de pied, les robes peintes, le fard vert et la poudre pour agrandir les yeux.

Géther remis le prix convenu au chef de la caravane. Les jeunes gens se hissèrent sur des montures, et la troupe se mit promptement en marche, pour atteindre la première oasis avant le lever du jour.

Déjà l'étoile de Sodome commençait à pâlir au ciel. Le prêtre Tlas leva les bras vers l'horizon oriental où devait bientôt poindre l'avant de la barque du Soleil :

« O dieu Matin ! s'écria-t-il, Créateur des êtres, tu es haut, tu es fort. Donne, chaque jour, des pains à notre ventre, de l'eau à notre gosier, des parfums à notre chevelure, ô Véridique, Resplendissant, Flamboyant ! »

Niébès reprit :

« O Seigneur des années, fais que l'usurpateur de mon trône tombe, en mon absence, dans le feu. Pour mes compagnons et moi, fais que nous suivions toujours notre désir, et que nous ne cessions de vider la coupe de la joie ni de célébrer des fêtes ! »

Après avoir réfléchi, Saïs dit :

« Écoutez ces vers que je viens de composer sur le caractère du dieu Râ, tel que je le conçois :

Assis dans sa maison lumineuse,
Il entendit trois jeunes gens implorer ses bienfaits.
« Ha ! ha ! ha ! fit-il, j'enverrai contre eux
Les crocodiles, les vagues de sable et les brigands ! »
Mais bientôt d'autres prières, plus nombreuses,
Plus ardentes, parvinrent aux oreilles de Râ.
C'étaient les héritiers de Niébès, les collègues de Tlas, les émules
De Saïs qui murmuraient : « O Souverain sur la terre,
Envoie contre les voyageurs les crocodiles, les vagues de sable ! »
Le Dieu Râ fit encore : « Ha ! ha ! ha ! puisqu'il en est ainsi,
Les trois jeunes gens recevront mes bienfaits. »

Voici comment, acheva Saïs, je m'explique le caractère de la Divinité... »

Cette pièce fut accueillie par des exclamations flatteuses. Géther lui-même, qui avait appris l'idiome de Tanis, se retourna vers le poète en éclatant de rire. Depuis le départ de sa ville de servitude, il se sentait libre, il se montrait déjà d'humeur hardie et familière.

Mais Saïs et ses amis étaient redevenus graves ; et l'esclave continua de marcher longtemps à reculons, cachant souvent son front sous la paume de sa main, provocant et effarouché sous la fixité des regards qui s'attachaient à la mutilation attirante, au signe meneur des hommes, au mystère épanoui sous ses cheveux annelés.

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