HERVIEU, Paul (1857-1915) : Guignol.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.V.2002)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Oeuvres de Paul Hervieu publiées par Alphonse Lemerre à Paris en 1894 (notre exemplaire : 1 des 15 sur sur papier de Chine avec le portrait front. en double état).
 
Guignol
par
Paul Hervieu

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A Marcel Schwob.

I

DE son nom, il s'appelle Jean Varce. Bien que son âge soit d'une soixantaine d'années, avec sa taille d'un mètre dix à peine, ce n'est qu'un galopin étique, toujours lancé sur la grande voie, entre Aix et Grenoble, ou d'Annecy à Moutiers. L'opinion unanime de ses concitoyens a classé Jean Varce, dès sa prime enfance, dans la catégorie des idiots. Et les voituriers, les aubergistes, ceux de la montagne ou des vallées, reconnaissent de loin la tournure naine de ce squelette agile qui, sans y jamais déranger un atome de poussière, ne cesse d'arpenter l'étendue infinie des routes blanches.

Si les hasards de la villégiature vous conduisent, un jour, en Savoie, vous avez mille probabilités de rencontrer, au moins une fois durant votre séjour, l'impressionnant individu.

Son buste très grêle et ses épaules tombantes, mesurant une circonférence à peu près aussi étriquée que le cou, ont l'air d'un simple manche qui porte au bout sa tête. Les os décharnés de ses jambes, qu'il fiche en des sabots fort larges, le maintiennent debout et raide comme un petit mannequin sur des rondelles de bois. Des loques, dépourvues de boutons, habillent sordidement cette carcasse et bâillent à toutes les jointures. A l'entrée d'une poche externe et parallèle au flanc gauche, toujours pointe l'extrémité aiguë d'un fer quadrangulaire. En manière de taquinerie, filles et gars soutiennent que Jean cache par là une arme mauvaise ; lui proteste, en trépignant, contre l'accusation dont est l'objet un outil qui lui sert uniquement, prétend-il, à réparer ses « galochins ».

Maintenant, si la complaisance du lecteur va jusqu'à souhaiter une vision absolument exacte de la physionomie du petit vieillard, à coup sûr, aucune description ne saurait être aussi démonstrative de la couleur et des formes que cet expédient :

Prenez une bottine de chasse neuve, en cuir jaune très clair, et appliquez-en la semelle contre le mur... Bon ! Vous voici face à face avec Jean. La pointe en l'air de la chaussure, c'est son front chauve. Immédiatement au-dessous, mais à des hauteurs qui ne correspondraient point tout à fait ensemble, supposez deux petites taches de cirage : ce sont les yeux ternes. La tige de cuir qui s'avance figure la région du nez aplati et la proéminence des mâchoires. Pincez, entre les doigts, dans le sens de sa largeur, l'orifice de la chaussure, et vous tenez ainsi la bouche. Jean possède cinq ou six poils gris de moustaches, mais nuls favoris ni barbe. Du reste, il n'a pas de joues, pas de menton ; le débordement des oreilles, à la place, et une excroissance du gosier. Enfin le développement de sa lèvre supérieure est tel qu'en retombant sur l'autre, il intercepte presque l'émission de la voix et rend, du moins, les paroles indistinctes.

II

Une des rares résidences à laquelle se soit attaché Jean Varce, est l'anfractuosité d'une montagne calcaire, sur le chemin du col du Petit-Saint-Bernard, à côté d'une mince cascade, issue des neiges voisines, qui susurre perpétuellement. Lorsque le solitaire se hasarde à y venir laper un peu de l'ondée glaciale, dans sa paume trop froide elle-même pour rien réchauffer, il ne cesse de surveiller les environs, car sa conviction est qu'un serpent, un gros serpent hante le cours d'eau. Cette obsession, probablement inspirée par quelque propos d'un colporteur jovial, est si notoire que Varce ne peut traverser un hameau de la Tarentaise sans que les gamins lui crient :

« Dis, Jean !... Et ton gros serpent ? Il ne t'a donc pas encore mangé !... »

Aussitôt, il chute, par une saccade du poignet, ces clameurs qui risquent de l'«enguigner» ; et il accélère sa marche superficielle.

Son logis souterrain consiste en un trou tellement noir et fétide que les chiens eux-mêmes, atterrés devant le seuil qu'ils n'osent franchir, s'arc-boutent sur leurs quatre pattes, flairent et reniflent d'une façon si désespérée qu'on s'attend à ce qu'ils hurlent à la mort. Oui, cet endroit est peut-être le seul centre d'immondices, par tout l'univers, où les représentants de la race canine, ces meilleurs amis de l'homme, répugnent à plonger leur gueule sympathique.

Quant à l'origine du sobriquet, c'est une mystification permanente, dont Jean Varce est à la fois la dupe et le héros. Dès que celui-ci se croise, dans quelque localité, avec un touriste nouveau, aussitôt un loustic indigène surgit et se taille un succès estimé de ses pareils, par les moyens qui suivent, en plein carrefour des diligences ou ailleurs.

III

« Holà ! Jean !... Bonjour ! Jean !... »

Guignol s'arrête court. Du bras droit, il transpose son sac sous le bras gauche (car il n'erre jamais sans une sorte de besace en toile à matelas qui fut bleue ou rose, mais qui n'a plus que les teintes assorties de crasses diverses), et, mettant contre la ligne approximative de ses sourcils absents l'abat-jour de cinq doigts tortueux, il effectue une ribambelle de clignotements soupçonneux.

« Jean, veux-tu boire la goutte ?... »

A l'encontre de cette invitation, le petit monstre soulève l'infime relief de ses épaules, décoche un regard rancunier, et se dispose à poursuivre en grommelant sa pérégrination. Dans les épaisseurs ténébreuses et molles de son cerveau, le souvenir l'a piqué de ce qu'il a souvent souffert, après qu'on s'était amusé à l'enivrer.

« Écoute donc, Jean !... Ne veux-tu pas me raconter pour cinq sous... pour dix sous... de tes histoires ?... »

Inévitablement, celui-ci accepte le marché, par un bredouillement qui n'a point la force de déranger le long pan de sa lèvre jaune. En voici le texte probable, selon l'avis des meilleurs commentateurs, qui sont automédons, merciers ambulants ou cabaretiers du cru :

« Seigneur Jésus !... j'avais bien vu que vous étiez une brave personne !... »

Jean s'est assis. De préférence, par terre ; car, lorsqu'il est juché sur un siège, une bizarrerie constante lui fait craindre que des roquets n'accourent lui mordiller les « gambilles » pendantes et sans trêve agitées. Il tient précieusement son sac sur ses genoux.

Attention ! La comédie, ou plutôt la tragédie, hélas ! va commencer.

Tout en marmottant des choses sous l'abominable lambeau de chair qui le bâillonne, Guignol dirige tour à tour son index vers les limites opposées des horizons.

« Oui ! C'est bien vrai ! (Ainsi expliquent les interprètes compétents)... Oh ! que j'ai voyagé ! voyagé ! voyagé !... J'étais encore jeune comme un poulet !... »

Après cela, son vague murmure devient plus rapide et néanmoins roule, sans secousses, un flux de noms très dense. L'étrange aventurier est en train d'énumérer la liste des lieux qu'il a visités sans encombre.

Soudain il mâche les termes, apparemment moins vite, entre ses dents invisibles. Il dresse la nomenclature des grandes villes où il a dû séjourner plus longtemps, grâce à sa prédestination, commune chez tous les vagabonds, pour les maisons d'arrêt... En ponctuant chaque syllabe, Jean Varce se penche vers l'auditeur, avec une mine de défi orgueilleux. A ce qu'on a cru deviner, il clame à tue-tête, de plus en plus violemment :

« Lyon ! Paris ! Rouen ! Amiens ! Dijon !... Vous ne connaissez pas Lyon ? Paris ?... etc. »

Du moins, les ouïes non exercées ne perçoivent que :

« Euh !... Euh !... Euh !... Euh !... »

A ce point, si l'interlocuteur veut mettre un terme à ces questions géographiques, force lui est d'y satisfaire par une réponse affirmative ou négative. Puis, adressant un sourire d'intelligence à la galerie :

« Dis-moi donc, Jean !... Les habitants ?... Ont-ils été gentils pour toi ?... »

Dès lors, Guignol quitte son attitude sédentaire. Si le décor lui fournit un tertre, il y grimpe et, là-haut, joint les pieds, se hisse sur les pointes, raidit son torse, érige un bras autant que possible au-dessus de sa face grimaçante et caricaturale.

« Les messieurs de par là (débiterait-il)... Ils sont grands ! grands ! grands comme ça !... Seigneur Jésus ! Bien grands !... »

Avec une déférence craintive, il contemple alternativement le bout de ses doigts tendus et la superficie du sol en contre-bas de l'éminence où il professe, afin d'en toiser la distance.

Ensuite le petit être redescend, et débite avec une volubilité renaissante le récit de ses déboires qu'un traducteur spontané rend intelligible à la compagnie.

Son légendaire tour de France, Jean l'a parcouru dans le servage de plusieurs de ces messieurs grands, grands, grands, qui lui avaient confisqué sa liberté. Des batteurs d'estrades, valides et vigoureux, et justement jetés hors des habitations rustiques, quand ils avaient l'imprudence d'y solliciter l'aumône. Mais une fois que Jean fut tombé sous leurs mains, les maîtres successifs de cette créature pitoyable et inapte au labeur la commissionnèrent avantageusement pour la mendicité, sans relâche, la dépouillant aussitôt de ses aubaines toujours signalées par un espionnage soigneux.

« Alors, Jean, comme ça, ils ne te laissaient rien pour toi ? Comment ça s'arrangeait-il ?... »

Sous les blessures avivées de sa sombre mémoire, Guignol s'excite. La rumeur de ses grondements internes ne cesse de croître. Il va mimer les épisodes d'une lutte inégale et acharnée. Un point s'éclaire et luit au milieu des deux maculages noirs qui composent son appareil visuel.

D'abord, il court de-ci de-là, éperdu, et simule des tentatives de fuite, aisément contre-carrées. Fixe à présent, il pivote sur sa base, avec une célérité vertigineuse, dardant ses ongles pointus, comme une volée de flèches dans l'espace. Ensuite ployant la charnière de ses reins qui craquent sous cet effort instantané, il fond, le crâne en avant, contre un des assistants. Qu'on ne s'alarme point : Guignol a l'habitude des mesures et se refrénera à temps.

De nouveau, il tourne sur lui-même, en s'accablant d'une grêle de gifles contre les pommettes, contre les omoplates, l'estomac et les cuisses, partout où il peut s'atteindre, et juste ainsi que le traitaient les messieurs grands, grands, grands !... Veut-il donc arracher ses énormes oreilles, pour les tordre d'une pareille sorte ? Dieu ! comme il se démène ! comme il se débat !...

Ah ! sa pantomime est bien grotesque assurément ; mais l'envie qu'elle suggère n'est pas celle de plaisanter...

Et le drame augmente toujours d'intensité. Une tourmente de sang empourpre et bouleverse cette horrible face jaune. Les cinq ou six poils gris se sont hérissés vers les trous de narines écrasées que des spasmes contorsionnent. De la poitrine sort le ronflement des chaudières prêtes à éclater... Alors Guignol, sous l'envahissement définitif du courroux inconscient, de la douleur suprême, grâce auxquels se rompent tous les liens d'esclavage, le petit Guignol empoigne un bâton ferré, de la dimension d'un porte-plume, le fameux outil des «galochins» qui pointe hors de sa poche !... Et hardi ! bravo ! camarade !...

Sous les applaudissements, il brandit cet engin en guise d'épieu, avec une fébrile férocité ; et il ne tardera guère à esquisser par des gestes de lignes amples le simulacre d'une déroute subite parmi ses assaillants imaginaires...

Enfin, maître du terrain de bataille, le chétif vainqueur respire à longs traits. La main sur son coeur pour en comprimer les battements, il se rassied avec une lenteur majestueuse et dévisage tout son entourage, afin de n'y perdre aucune des marques d'admiration passagère.

IV

En général, l'excursionniste qui s'est involontairement exposé à ce spectacle improvisé en son honneur, voudra profiter de cet entr'acte pour s'esquiver. On ne lui en laissera point le délai.

Guignol, haletant encore, n'a pas terminé seulement d'étancher sur le dos de sa main, qui, elle, n'a point dégelé, l'abondante sueur de ses tempes, que déjà le barnum amateur incite l'artiste à s'acquitter de la dernière partie de son rôle ; la plus intéressante, de l'avis unanime. On y a droit pour ses cinq sous comme pour dix sous.

« Et ta femme, Jean ?... Tu sais bien ? La Roussine ?... L'aimais-tu encore quand elle a péri ?... Ne mens point ! n'est-ce pas que tu l'aimais toujours ?... »

Guignol, qui se recueille dans le silence, a entr'ouvert son sac d'où il commence par exhiber un sale carré de papier qu'il déplie avec précaution. C'est sa carte d'électeur, on peut la contrôler, au nom authentique de Jean Varce.

Le second objet qu'il exhume est un reste pétrifié de son gâteau de mariage, vieux de plus de trente-cinq ans, à cette heure. L'époux le considère longuement, tristement, avec une espèce d'attention hypnotique...

« L'année que tu l'as choisie... ta femme... hé ! Jean !... ne te doutais-tu point déjà qu'elle te fournirait bien des paires de cornes ? Ohé donc ! Jean ! Ohé ! le galant !... »

A la fin des fins, celui-ci brandit vers le ciel ses mains certes plus expressives chez lui que l'organe particulier du langage. Les déclarations qu'il s'efforce simultanément de proférer sont, paraît-il, des formules de malédiction...

« Mes parents, c'est eux qui ont fait mon malheu ! Oui ! mon malheu !... C'est eux qui m'ont obligé à me marier... Malgré mon idée !... Je voulais point ! je voulais point ! je voulais point ! Mon père, ma mère, je les envoie en enfer !... »

Et sous le talon sonore de ses sabots il écrase des grains de cette terre, au sein de laquelle gisent les auteurs de son exceptionnelle destinée...

Des interrogations adroites vont stimuler ses réminiscences dociles et les diriger...

« Était-ce beau, ta noce ?... A-t-on bien ripaillé, au moins ?... Montre-nous donc combien Roussine était mignonne !...»

Et la représentation de la cérémonie religieuse s'exécute. Guignol, cambrant sa taille ridicule avec une exagération de dignité, affecte de gravir les marches de l'autel... Mais bientôt il se dépêche de passer à la description du repas des noces. Les stigmates de la gloutonnerie affligent davantage sa mine, tandis que le désordre de tous ses membres et les gonflements de son abdomen cave concourent à dénoncer les efforts pour s'empiffrer une masse d'aliments...

Aïe ! aïe ! La situation se corse : la nuit est tombée. Guignol circule à tâtons, les paupières fermées, le coude plié en arrière, avec des allures béates, dans une obscurité qu'il suppose... Quelques minutes s'écoulent... Le conjoint frémissant, du genou, heurte le talus de la route. Vite, il y grimpe, après plus d'une vaine enjambée, et s'y couche au long de sa besace déroulée, qu'il a tant bien que mal disposée en compagne de lit.

Ici, les convenances commandent au metteur en scène de s'interposer énergiquement, en dépit des récriminations qui volontiers échappent aux commères attirées par la nature de ce divertissement ; car, dans sa probité industrielle, Guignol n'épargnerait aucune

pantomime...

Allons, hop ! Il n'est que temps. On lui cogne rudement les sabots, ou même, en cas de nécessité urgente, la saillie de ses côtes émaciées.

Guignol rouvre ses yeux hagards, au sortir d'un rêve absorbant, et les remue à toute vapeur, en s'établissant sur son séant où il demeure immobile...

Mais les incidents du réveil nuptial vont se précipiter...

Guignol, debout, frotte vigoureusement ses paupières lasses. Subitement son regard se braque sur la besace symbolique... Oh ! quels flots d'impétueuse passion, jaillissant de sources à l'ordinaire taries, montant par toutes les veines, inondent alors le visage souillé de Guignol !... Qui lui a procuré, sinon les plus adorables mystères de l'amour, ce masque immatériel dont la séductrice douceur voile ses ignominies physiques, à Guignol, lorsqu'il se penche vers les formes inertes de son sac, en arrondissant ses bras et en s'agenouillant dans l'extase des tendres prières ?...

Tout à coup... mais si inopinément !... malheur !... le tourtereau recule, d'un saut effaré... Il chancelle, comme sous l'irrésistible rebuffade d'un adversaire qu'animeraient toutes les brutalités de la colère et du dégoût...

« Eh là ! quoi donc ? Jean ! gare à toi !... »

Mais, avant même qu'on ait eu le temps de le protéger contre l'excès de son propre délire, Guignol s'est jeté, du sommet du talus, à la renverse. Son occiput a fait toc, toc, en rebondissant sur une pierre. Et, sans se relever, la victime se met à brailler autant qu'un goret qu'on saigne. Des pleurs, pas plus gros que la tête des épingles, et si résistants qu'ils ne s'effilent point, roulent dans les multiples canaux de ses rides.

Vraiment là, si blasé qu'on puisse être, après cet affreux incident, on estime que les originalités de cette fête villageoise ont par trop dépassé les bornes entre lesquelles s'amuser est permis...

Il serait pourtant inutile de s'ingénier en consolations ou de s'empresser autour de Guignol. Déjà il est redressé sur ses pieds, en possession de tous ses moyens ; et, tandis que sa dernière larme s'égoutte, il vocifère :

« Ma femme ! Elle m'avait épousé pour mon bien ! Pas pour avoir un homme ! un homme ! un homme ! »

Ce vocable est, de sa bouche, le premier jusque-là qu'il ait été loisible de percevoir, sans expérience spéciale. Un homme ! Lui, être un homme ! Sans nul doute ce terme résume sa prétention suprême, son ambition la plus effrénée ; car, dans un vaste rictus, la traîne de sa lèvre supérieure s'est prodigieusement retroussée pour livrer issue à cette revendication exaspérée du titre d'homme. Durant quelques secondes, un tel débordement de monstruosité submerge tous les vestiges anthropomorphes sur le faciès de Guignol, qu'on croirait avoir affaire à une bête sauvage et inconnue, si la carte d'électeur, frissonnant à terre sous le vent déplacé par tant de cris et de gestes, n'attestait la présence d'un compatriote, votre égal en droits civiques.

V

Désormais l'épilogue. L'apothéose.

« Voyons voir un peu, Jean, si tu te rappelles comment le feu a pris chez toi ?... Tu sais ? quand ta baraque a flambé, avec la Roussine dedans ?... »

Guignol indique, au firmament, des nuages, et décrit entre eux un choc d'où l'orage éclate. Sa gorge caverneuse lance des bruits de tonnerre ; et le tranchant de ses mains, comme une furie d'éclairs, coupe l'atmosphère en zig-zag. Affolé de terreur, il court vers un abri qu'il semble apercevoir. Soudain il s'arrête net, et geint en frottant son nez contre lequel une porte (celle de sa chaumière sans doute) vient d'être repoussée. Il y frappe timidement d'abord, de l'os anguleux d'une phalange ; puis il tambourine avec ses sabots qui s'escriment de plus en plus fort dans le vide. Rien. L'huis reste clos. Guignol feint d'y coller son oreille... Qu'écoute-t-il ainsi ?... Un frémissement de rage le prend. Il réfléchit, en mordant ses ongles. Ensuite, il fait celui qui bat un briquet, s'interrompant parfois pour tracer des éclairs, tandis que sa voix tonne, et aussi pour querir, à droite et à gauche, des brassées de matériaux indéfinis...

Ah ! miséricorde ! Voici le tour de l'incendie !...

Guignol s'est réfugié à l'écart, après avoir paralysé les gonds de la porte en y plantant un coin.

« Pf ! pf ! pf ! » fait-il, à chaque bouffée de fumée qui est censée se dégager. On entend crépiter des étincelles ; et la flamme, enfin, une véritable flamme, prend son essor dans le foyer infernal des yeux de Guignol...

Oui, en effet, c'est une joie diabolique dont s'épanouit cette physionomie où apparaît, comme un reflet fugitif, une lueur de vive intelligence, qui doit être le génie de la destruction !

« Tu la laisses donc brûler comme ça, sans remède, ta maison ?... Hein ! Jean ?... Tu ne tâches pas un peu de sauver la Roussine ?... »

L'incendiaire secoue négativement la tête avec une expression radieuse ; et, s'étant lestement baissé pour ramasser des cailloux, il accable de projectiles la géhenne idéale dans laquelle une créature, peut-être deux, implorent et se consument. Implacable justicier, ainsi que le peuple qui jadis lapidait les adultères...

Il convient ici de faire remarquer que, suivant la conviction de ses prochains, le nain se vanterait, en prétendant être l'auteur d'une catastrophe imputable seulement à la foudre locale, qui fréquente les parois de ces montagnes et tour à tour y allume presque tous les toits de chaume. Mais nul n'oserait, en conscience, prêter un serment sur ce point.

Du moins Guignol prolonge longtemps ses ricanements dont la malice paraît savante ; et sa denture, convulsivement découverte, produit à la lumière du soleil quatre crochets verdâtres, d'une inoubliable horreur.

Mais enfin la durée fixée à son rire est expirée. Ses cordes vocales se détendent. Ses pupilles s'éteignent. Les ténèbres du crétinisme, comme un rideau de théâtre, sont retombées sur lui. Le spectacle est fatalement terminé.

VI

Quiconque a, par ignorance, consenti à en devenir témoin, ne peut, dès qu'un intérêt cruel a cessé d'égarer le sens des devoirs sociaux, contenir une protestation indignée. Mais cet élan naturel ne tarde pas à s'adoucir devant l'étonnement sincère et les explications plausibles d'un paroissien qui ne songea point à mal agir.

« Bah ! observe-t-il ingénument... Ça le distrait !... »

Sur ce, une courte méditation vous amène à vous demander si ce n'est pas accomplir acte méritoire de tirer, pour un instant, un juste hors des limbes, que d'évoquer du fond de la cervelle de ce pauvre petit vieux Guignol son moi défunt et qui peine dans les ombres mélancoliques de la solitude morale?...

Et puis, quoi, après tout ?... On lui a fait artificiellement vivre des sensations qu'il était incapable de se procurer : celle de la lutte et du triomphe, celle de la haine, de la volupté, du vagabondage, de la vengeance heureuse ; tout ce qui aide notre race, en somme, ainsi que l'aiguillon pour le boeuf sous le joug, à supporter le fardeau de l'existence.

Soit ! Puisque les moyens qui viennent d'être suivis sont les seules voies qui mènent jusqu'à l'intime retraite d'un esprit extraordinairement indigent, on est tenté d'admettre que cet itinéraire rebutant doive être adopté par des âmes assez bonnes et mieux douées. Celles-ci vont ainsi rendre une visite de charité chrétienne à une autre âme humaine, que le passant banal délaisserait dans le taudis cérébral où sa misère est celée. Soit donc ! A l'occasion, tout averti que vous soyez, ne refusez pas d'être conduit, comme j'ai dû l'effectuer à l'improviste, jusqu'au bout de cette démarche fraternelle.

Car, ainsi que les Écritures sont là pour la confusion de ceux qui voudraient me démentir, toutes les âmes d'ici-bas et des espaces, la vôtre, lecteur, et celle de Jean Varce, aussi bien que la mienne, notre Créateur les a conçues selon une même image, dans ses tout-puissants vouloirs qu'enveloppe un secret éternel.


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