Histoires de Lexoviens au XIXème par la classe de 4ème 4 du collège Marcel Gambier de Lisieux.- Programme de Travaux croisés de l'année scolaire 2000-2001 sous la direction de Véronique Lehuédé, documentaliste, Angéla Bogros, professeur d'histoire et Danièle Reberga, professeur de français.
 
Les malheurs de Léa
par
Yohann Beucher, Anthony Ressencourt,
Pierre Moullec et Julien Neuville
 
I

Léa, une femme veuve de cinquante-cinq ans, habitait seule dans la rue d'Orival où son patron, monsieur Lambert-Fournet, lui avait concédé une petite maison en briques pour un loyer modéré. Elle était fatiguée et voûtée par le travail qu'elle faisait depuis l'âge de huit ans.

Un soir d'hiver, Léa, vêtue d'une large blouse grise qu'elle s'était cousue avec des chutes de froc que son patron lui avait laissées, rentrait de l'usine. Pieds nus dans des galoches remplies de paille, elle marchait vite. Posé sur ses épaules, un châle en laine la réchauffait à peine.

Léa était trop naïve pour gérer seule ses problèmes d'argent. Depuis la mort de son mari, elle se faisait voler par tous les gens avec qui elle avait affaire, son propre patron la volait de deux sous à chaque jour de paye.

Depuis qu'elle avait perdu son fils et son mari, elle se sentait abandonnée. Tous deux étaient morts dans des circonstances atroces : son fils en se faisant attraper par la courroie du métier à tisser dont il assurait le fonctionnement avait eu le bras arraché. Il avait souffert terriblement pendant deux longs jours et était mort. Son mari, en vérifiant la pression d'une machine à vapeur avait péri dans l'explosion de la machine qui avait déclenché en 1861 un terrible incendie à l'usine de filature d'Orival.

Ce soir-là, comme elle arrivait chez elle, un autre malheur lui tomba dessus. Elle découvrit que la porte de son logis avait été enfoncée et constata la disparition de sa chèvre et de ses poules. Attristée par la perte de ses animaux dont elle avait besoin pour vivre, elle se sentit mal, tellement mal qu'elle hurla de douleur. Son jeune voisin Paul, alerté par ses cris, la rejoignit en courant, dans sa maison. Il resta avec elle pour la réconforter mais il vit que Léa était vraiment très malade et il l'emmena sans tarder à l'hospice. Une infirmière l'accueillit gentiment mais Léa ne voulait pas rester parce qu'elle savait qu'elle ne pouvait payer ni sa chambre ni sa nourriture. Le lendemain, Léa demanda aux sœurs qui la soignaient si elle pouvait partir. Une des sœurs demanda à Paul, son voisin, de venir la chercher. Il répondit avec gentillesse qu'il viendrait la prendre en fin de journée.

II

Deux jours plus tard, Léa reprenait le travail à l'usine de filature. Un peu étourdie, elle oublia de protéger ses cheveux avec son bonnet de coton comme elle le faisait habituellement et dans un mouvement brusque, elle s'approcha trop près de la courroie de son métier. Aussitôt ses cheveux furent pris dedans. Elle essaya de les démêler mais ses deux doigts furent pris eux aussi et arrachés. Immédiatement un mécanicien accourut auprès de Léa et arrêta la machine. Evanouie, elle fut emmenée à l'hospice où elle resta sans connaissance durant deux heures. Quand elle se réveilla, elle remarqua qu'elle était revenue à l'hospice. Elle détestait cette chambre sombre avec son sol de terre cuite rouge qu'elle trouvait vraiment affreux. Léa souffrait mais était surtout très abattue. Les sœurs ne savaient quoi faire pour la réconforter. Léa leur déclara d'une voix faible : " Laissez-moi mourir, ma vie n'est pas importante. "

Quelques jours après, Léa demanda de nouveau à sortir. Les médecins pas très rassurés acceptèrent quand même.

Léa fatiguée, se reposa chez elle, mais ne put reprendre le travail à l'usine parce qu'elle était désormais handicapée. Sans travail, elle n'avait plus d'argent ni de nourriture. Elle ne pouvait rester comme cela. Paul, si gentil, lui apportait un peu de soupe avec un morceau de pain, chaque soir. Mais Paul avait lui aussi des problèmes d'argent, alors Léa lui dit qu'elle ne voulait plus être à sa charge et refusa son aide. Le jeune homme assura que ce n'était pas un problème, mais Léa réussit à le convaincre en lui faisant croire qu'un parent éloigné lui avait envoyé un peu d'argent.

Deux jours passèrent, Léa s'était couchée dans son lit. Elle ne mangeait plus et ne bougeait plus. Elle se laissait mourir. Trop de malheurs et trop de souffrances l'avaient chagrinée. Quelques jours plus tard, Paul, inquiet de ne plus la voir, avertit les pompiers que Léa ne répondait plus. Les pompiers la trouvèrent en très mauvais état, on aurait dit qu'elle avait vieilli de dix ans. Voyant que Léa était affaiblie et semblait sans réaction, ils décidèrent de la ramener chez les sœurs.

Le surlendemain, elle demanda à sortir. Les médecins comprenant qu'ils ne pouvaient rien faire pour elle acceptèrent de la laisser partir.

En rentrant chez elle, ses voisins émus par tous ses malheurs se cotisèrent pour lui racheter trois poules et ainsi lui donner une occupation et un moyen de subsister. Ils allèrent ensuite chez monsieur Lambert, son ancien patron, pour lui demander s'il acceptait que Léa puisse continuer à habiter gratuitement sa petite maison. Il accepta et ses voisins furent heureux de lui rapporter la bonne nouvelle. Tout ceci réconforta un peu la pauvre Léa qui se remettait tout doucement. Mais le mardi 23 décembre 1865, la veille de Noël, monsieur Fournet lui apprit qu'il avait embauché une nouvelle famille et qu'il avait besoin de sa maison pour les loger. Déçue par l'attitude de son patron qu'elle avait cru généreux, Léa se sentit de nouveau rejetée et abandonnée.

III

Elle vendit quelques uns de ses meubles et avec l'argent qu'elle gagna, elle proposa de payer un de ses voisins pour qu'il l'hébergeât. Une famille constituée de cinq enfants, des parents et des grands-parents l'accueillit chez elle. Léa essayait de les aider un peu mais elle était très faible.

Trois mois passèrent et Léa commençait enfin à retrouver un peu de force et de gaieté. Elle trouva même un emploi de vendeuse dans une petite épicerie. Son nouveau patron, Monsieur Ollivier, avait été ami avec son mari. Il l'avait acceptée sans problème.

Quelques semaines plus tard, Léa fut prise d'un point au cœur. Monsieur Ollivier paniqua et appela aussitôt l'hôpital mais avant l'arrivée des infirmiers, elle se sentit mieux et rentra chez elle.

Le lendemain, Léa reprenait son travail. Mais son patron craignait une nouvelle crise de ce genre.

Environ huit jours plus tard, Léa voulut forcer un peu pour monter un sac de farine de dix kilos sur une étagère. Elle ressentit alors une vive douleur au cœur et tomba lourdement sur le sol. Le pauvre Monsieur Ollivier courut partout pour chercher de l'aide.

Rapidement, le médecin arriva, alerté par un enfant qui jouait près du magasin. L'épicier fut très ému lorsque le médecin lui apprit la mauvaise nouvelle : Léa est morte. Le médecin essaya de le consoler en lui disant que son cœur était usé et qu'on ne pouvait plus rien faire pour elle et que ce n'était la faute de personne.

IV

Pour lui offrir une sépulture chrétienne avec un certain éclat, Monsieur Ollivier et son ancien voisin Paul, allèrent voir les charitons de Lisieux qui avaient l'habitude de célébrer les enterrements pour les pauvres de façon digne et même spectaculaire. Les charitons acceptèrent aussitôt de se charger entièrement de l'enterrement de Léa.

Le dimanche 26 juin, vers quinze heures, une longue procession se mit en marche derrière le cercueil de Léa. Tous les ouvriers de l'usine Lambert-Fournet étaient venus car ils l'aimaient beaucoup et avaient connu tous ses malheurs.

Monsieur Ollivier et Paul avec deux autres tisserands avaient tenu à porter son cercueil. Les charitons avaient posé dessus un drap mortuaire richement brodé qui leur fit plaisir. Une douzaine de charitons en costume, portant croix, bannière et torchère précédaient le convoi. L'un d'eux, le tintenellier, faisait sonner deux clochettes de cuivre.

La procession avançait calmement quand une rumeur traversa les rangs au moment où arrivait en face d'elle un groupe de prisonniers qui partaient enchaînés deux à deux pour le bagne de Brest. Ils reconnurent parmi eux, Francis Bégouet, leur ami. Révoltés et émus par son malheur, les ouvriers ralentirent leur marche, l'interpellèrent ou lui firent un signe de la main pour lui dire au revoir. Certains en colère insultèrent même les gendarmes en criant à l'injustice. Puis le cortège poursuivit sa route pour aller jusqu'au cimetière.

Là-bas, ils mirent le cercueil dans la fosse et chaque ouvrier passa devant et jeta une poignée de terre. Tous étaient très silencieux et bouleversés, pensant tout autant à Léa qu'à Francis Begouet et même aux autres, parmi eux, qui subiraient un jour le même sort.


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