Histoires de Lexoviens au XIXème par la classe de 4ème 4 du collège Marcel Gambier de Lisieux.- Programme de Travaux croisés de l'année scolaire 2000-2001 sous la direction de Véronique Lehuédé, documentaliste, Angéla Bogros, professeur d'histoire et Danièle Reberga, professeur de français.
 
De père en fils
par
Benjamin Fouesnau et Nicolas Varennes
 
I

En 1866, Jean Begouet, avait quatorze ans et travaillait depuis longtemps. Il était l'aîné d'une famille très pauvre. Celle-ci ne survivait que grâce aux misérables salaires de Jean et de son père Francis. Tous les deux travaillaient à l'usine de filature Jansen, rue de La Touques, à Lisieux.

Leur maison située rue Lecouturier, était faite de briques noircies par la fumée des nombreuses usines et disposait à l'arrière d'un minuscule potager dont s'occupait la mère, Jeanine.

Fort quoique petit, Jean était trapu. Ses yeux marron cernés par la fatigue brillaient d'un éclat vif. Ses cheveux bruns étaient souvent hérissés et humides à cause de la vapeur des machines qu'il réparait à l'usine.

C'était un garçon apprécié de tous car il avait le cœur sur la main et était toujours prêt à rendre service.

Comme tous les soirs, au moment où il rentrait, sa mère allait arroser le potager pendant qu'il la remplaçait à la maison pour coucher sa sœur et son frère âgés de quatre et cinq ans. Son père qui aurait dû être rentré n'était pas encore là. Jean s'inquiétait pour lui. Le père ne rentra pas pour le souper et Jean ne voulut pas se coucher avant son retour. Il veilla presque toute la nuit et finit par s'endormir, la tête posée sur les bras, affalé sur la table. La mère le trouva ainsi quand elle se leva le matin, pour allumer le feu et faire chauffer la soupe des hommes.

En s'éveillant, Jean s'aperçut que son père n'était pas rentré. Il était l'heure de partir travailler et Jean quitta la maison.

Il arriva à l'usine, toujours inquiet. Qu'était devenu son père ?

Comme il était très fatigué et soucieux, il ne fit que des âneries en réparant les machines. Il laissait tomber ses outils, se pinçait les doigts et était très lent. Heureusement la pause de dix minutes arriva mais elle n'était pas assez longue pour se reposer véritablement. Ses yeux se fermaient et se rouvraient. Il était très endormi et oublia même de manger son casse-croûte.

On l'appela dans l'atelier numéro quatre, la courroie d'un métier à tisser s'était déplacée. Il se rendit sur les lieux et en voulant replacer la courroie, sa main fut entraînée dans le mouvement. Jean hurla de douleur. Impossible de lutter contre la force de la machine. Il tomba sans connaissance. Sa main était en sang. Tous ses doigts avaient été arrachés.

Le médecin de l'usine arriva vite et essaya de le réanimer. Il stoppa l'hémorragie avec un bandage serré. Toujours sans connaissance, Jean fut emmené sur une civière pour aller à l'hôpital. Sa famille arriva vite et son père, peu après.

Quand Jean se réveilla, il fut heureux et soulagé de le voir enfin. Il lui demanda aussitôt où il était passé. Le père lui expliqua à voix basse qu'il avait discuté toute la nuit avec des syndicalistes anglais de passage à Lisieux.

Le médecin vint dans la chambre pour l'informer qu'il avait perdu sa main dans l'accident. Ses parents n'avaient pas voulu le lui dire par peur de sa réaction. Choqué, son visage devint blanc, il se crispa et cacha son envie de pleurer. Ses parents le ramenèrent à la maison.

II

Trois semaines plus tard, le 2O février 1866, c'était le moment pour Jean de retourner travailler mais le patron ne l'accepta pas quand il se présenta à l'atelier car Jean avait été imprudent et n'était plus capable de travailler avec une main en moins.

Jean était désespéré de ne plus retourner à l'usine et son père alla voir monsieur Jansen pour exprimer sa colère. Mais monsieur Jansen ne changea pas d'avis. Alors il décida d'aller trouver son voisin, monsieur Clotu, pour créer un groupe de protestation contre l'injustice des patrons envers les enfants accidentés.

Le soir, après le travail, Francis, le père de Jean, alla retrouver monsieur Clotu pour parler de l'accident de son fils. Monsieur Clotu désirait depuis longtemps former un groupe de revendications mais personne ne voulait le suivre. Cette fois-ci, il proposa à Francis Begouet de l'aider à former une association pour obtenir plus de sécurité dans le travail des enfants et une caisse de secours pour les apprentis et les ouvriers accidentés. Francis accepta cette offre malgré la peur d'être renvoyé de l'usine. Lui et monsieur Clotu firent discrètement du porte à porte pour trouver d'autres personnes qui entreraient dans leur groupe.

Au bout de deux semaines, ils avaient persuadé vingt et un ouvriers qui les suivaient dans leur mouvement. Francis et monsieur Clotu les avaient prévenus qu'ils pourraient perdre leur travail car les patrons n'aimaient pas ces rassemblements d'ouvriers.

De jour en jour, le groupe s'agrandissait jusqu'au jour où chacun dans l'usine Jansen fut informé de son existence. Le patron mis au courant, vit cela comme un complot et il se lança tout de suite à la recherche des auteurs de ce mouvement. Monsieur Jansen eut une idée : il alla dans un atelier où il appela un jeune garçon qui était rattacheur. Il lui demanda de lui dire ce qu'il savait sur le groupe de revendications qui était en train de se former en échange de dix centimes de plus par jour. Alors, Pierre, qui ne vit tout de suite que l'argent, raconta tout ce qu'il savait.

Monsieur Jansen convoqua immédiatement dans son bureau Francis Bégouet et lui demanda : " Est-ce vous l'auteur de ce rassemblement d'ouvriers mécontents ?
- Oui, monsieur Jansen, mais ce groupe n'a rien contre vous, répondit aussitôt Francis prudent.
- Ce n'est pas ce que j'ai entendu ", dit monsieur Jansen sur un ton furieux.. Alors Francis, impressionné, ne trouva rien à lui répondre. Le patron, sûr de lui, cria : " C'est vous le meneur ! " Puis sans attendre de réponse, il renvoya Francis de son travail et lui ordonna d'arrêter le mouvement sinon tous ceux qui en faisaient partie seraient renvoyés eux aussi.

Le lendemain, deux officiers vinrent le chercher car le commissaire de police, averti par monsieur Jansen, voulait l'interroger. Dès son arrivée au commissariat, le commissaire, monsieur Guillemette, lui dit :
" Monsieur Jansen m'a informé que vous étiez le meneur du groupe syndical qui se forme en ce moment. Est-ce vrai ?
- Oui, mais nous n'avons rien fait de mal ! s'exclama Francis.
- Vous savez que vous risquez la prison ou même les travaux forcés ? déclara monsieur Guillemette sur un ton menaçant.
- Oui, je le sais, mais ce n'est pas un crime contre monsieur Jansen de demander à ce qu'il y ait moins d'accidents.
- Monsieur Jansen a porté plainte contre vous et il ne la retirera pas. Vous le savez bien ! Et surtout il a demandé à ce que vous passiez rapidement devant un tribunal. Cela aura lieu dans trois jours et vous devrez y être. "

Francis rentra chez lui désespéré. Il raconta à Jean et à sa femme tout ce qu'on lui avait dit. " Comment va-t-on vivre maintenant si tu vas en prison ? et avec Jean estropié ? demanda-t-elle affolée.
- Je ne sais pas... mais il fallait tenter ça ", fit Francis.

III

Quand il comparut devant le tribunal, Francis était tellement angoissé qu'il n'ouvrit pas une seule fois la bouche. Mais au moment où le verdict tomba Francis comprit qu'il était condamné aux travaux forcés, qu'il allait devenir un bagnard. Alors il se leva et dit bien fort tout ce qu'il pensait de la souffrance des ouvriers : le nombre trop grand d'accidents dus à un manque de sécurité, la misère et la faim. Le juge lui demanda de se calmer et comme il ne voulait pas se taire, on l'enferma aussitôt dans une cellule.

En rentrant à son domicile, le commissaire trouva dans son escalier neuf tisserands qui s'écrièrent : " Nous réclamons la mise en liberté de Francis Bégouet. Il nous la faut ! " Sans se laisser intimider par ces ouvriers qui se répandaient en récriminations contre Monsieur Jansen, il les invita à formuler par écrit leurs réclamations pour les joindre au procès verbal et les communiquer à monsieur Jansen.

Transféré à la prison de Lisieux, Francis y attendit qu'on eût rassemblé un nombre suffisant de détenus pour le convoi de Brest. L'après-midi du 26 juin 1866, tous les détenus furent rassemblés devant la prison pour partir au bagne de Brest.

En traversant Lisieux, Francis croisa ses collègues qui suivaient l'enterrement de Léa, une ancienne ouvrière. Ils le reconnurent et furent révoltés de le voir ainsi le crâne rasé, enchaîné à un autre prisonnier et avec une espèce de collier en fer autour du cou. Ses anciens compagnons de travail et amis interrompirent l'enterrement pour lui dire une dernière fois au revoir et le soutenir dans son malheur. Puis ce fut le tour de sa femme qui l'attendait un peu plus loin. Elle lui dit adieu en essayant de le serrer fort contre elle une dernière fois. Ses enfants aussi pleuraient et ne voulaient plus le quitter mais les gendarmes y mirent bon ordre... Tout le monde le regarda tandis qu'il s'éloignait.

Quelques jours plus tard Jean commença à se sentir responsable du malheur de sa famille et comme il ne pouvait plus rien faire, il décida de quitter la maison et d'aller mendier, pour ne plus être à la charge de sa mère.

Le lendemain matin, très tôt, sans bruit, Jean partit seul. Il n'avait emporté avec lui qu'une moitié de miche de pain. On ne le revit plus jamais dans Lisieux. Mais on parla de lui longtemps. Certains dirent qu'il était devenu vagabond et prétendirent même l'avoir vu mendier devant le porche de la cathédrale de Bayeux avec d'autres estropiés. D'autres racontèrent qu'il était allé en Angleterre pour rencontrer des syndicalistes et défendre les enfants accidentés dans les usines. On dit aussi qu'il prêcha la révolution, fut arrêté et condamné au bagne. Mais on raconte beaucoup de choses...


retour
table des auteurs et des anonymes