ORINO, Jeanne Marie Clotilde Briatte Comtesse Pillet-Will, pseud. Charles (1850-1910) : Phases d'une vie par l'"Esprit" d'Émile Zola (1904).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (16.IX.1998)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Contes de l'au delà, sous la dictée des esprits publiés à Paris en 1904 par F. Juven.
 
Phases d'une vie
par
l'"Esprit" d'Émile Zola

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Elle s'appelait Marinette, elle avait quinze ans, un front mutin, des cheveux admirablement noirs et les reflets du soleil méridional dans ses yeux. Orpheline depuis sa petite enfance, c'était une tante qui l'avait élevée, ou plutôt qui avait chargé de ce soin les soeurs du couvent de la Sainte-Famille, n'ayant, disait-elle, nullement le temps de s'occuper de son éducation, les heures entières de la journée étant consacrées par l'honorable demoiselle soit à réciter d'interminables chapelets à la maison, soit à s'anéantir dans de non moins interminables dévotions à l'église, telles que chemins de croix, adorations du saint Sacrement, etc...

Marinette, éloignée de sa dévotieuse tante, n'en avait pas moins reçu une éducation fort religieuse, mais entremêlée de rappels fréquents à la règle, car, elle oubliait volontiers cette insupportable discipline qui pesait fort à son esprit indépendant et à son coeur plus avide d'affection que de protocole. Heureusement, soeur Saint-André veillait, et lorsque la petite fille se permettait quelques écarts trop vifs, elle la ramenait immédiatement dans le droit sentier par quelque sévère punition suivie d'une non moins sévère admonestation dont le fond ne variait jamais et qui ne tendait à rien moins qu'à prouver à la petite fille que, bien plus qu'une autre, elle devait être sage, soumise, obéissante, puisque le bon Dieu lui avait fait l'insigne honneur de la faire naître pauvre, et que jamais elle ne saurait trop reconnaître une telle faveur.

L'enfant écoutait ces exhortations dites sur un ton qui voulait être imposant et qui n'arrivait qu'à être monotone. Elle ne se révoltait pas, étant de nature douce et crédule. Puisque soeur Saint-André affirmait qu'elle irait tout droit en Enfer ou en Paradis, suivant le plus ou moins de promptitude qu'elle mettrait à obéir à toute injonction, il fallait la croire. D'ailleurs, quand on était comme elle une pauvre fille sans père, ni mère, il était doux de penser que là-haut, dans le grand Paradis, il y avait des saints, des anges, et surtout une bonne sainte Vierge qui s'intéressaient à vous.

Et quand ces idées traversaient le cerveau de Marinette, elle joignait les mains dans un geste extasié devant la belle statue de la Vierge de Lourdes placée en évidence dans la chapelle du couvent. Elle était si jolie, cette Vierge, ceinte de sa grande écharpe bleue tranchant sur sa robe virginale, et, à force de la contempler, il semblait à Marinette qu'elle s'animait. Oh ! si elle avait pu descendre de son piédestal pour lui apporter un maternel baiser, quelle joie c'eût été pour l'enfant si privée de caresses, si complètement sevrée d'amour !

Maintenant Marinette avait quinze ans. Sa piété, sa sagesse même lui avaient valu l'honneur d'être admise au titre d'enfant de Marie ; mais, malgré la joie et l'orgueil d'une telle distinction, elle avait hâte de quitter le couvent, dont la règle pesait fort à ses quinze ans qui en valaient dix huit. Elle était grande, forte, d'esprit très éveillé, prête au bien comme au mal, son éducation ne lui ayant fait connaître que la routine de la vie sans l'avoir nullement préparée à ses déboires, à ses luttes, à ses imprévus de chaque heure.

Un beau matin, sa tante vint la chercher, en lui disant que, maintenant qu'elle était grande, il fallait qu'elle travaillât pour gagner sa vie, et, le lendemain, elle entrait en apprentissage chez une repasseuse.

D'abord, elle fut malhabile dans son ouvrage, puis elle fit mieux, puis elle sut tout à fait, et ce jour-là, heureuse du succès, tout en faisant glisser lentement le lourd fer de droite à gauche, elle chantait à pleine voix dans cet idiome sonore du patois toulousain :

Quest' poulitz les fillio del Toulouso !...

Un ouvrier qui passait s'arrêta pour écouter, tourna la tête pour regarder. Marinette ne le vit-elle pas, ou ne voulut-elle pas le voir ? toujours est-il qu'elle continua la chanson ; mais, le lendemain, quand Jean Cantalou, l'ouvrier, repassa lentement, à dessein sous ses fenêtres, elle rougit très fort et brusquement cessa de chanter.

Deux jours après, ils échangeaient des phrases au sortir de leurs ateliers respectifs. Un mois et demi plus tard ils s'unissaient, Marinette en fille sage et avisée, n'ayant jamais voulu accorder à Jean autre chose que des baisers, tant que M. le Curé et M. le Maire n'auraient pas scellé leur union.

Un matin donc, bien simplement, n'ayant pour toute assistance que les quatre témoins indispensables, ils sortirent de l'église Saint-Cernin ; lui, endimanché, elle jolie et coquette dans sa modeste robe de laine blanche. Etait-ce émotion joyeuse ou secret pressentiment ? toujours est-il que le front mutin était grave et que les yeux rieurs étaient tristes. Pourquoi ? C'est qu'en sa qualité de fille pauvre et malgré ses insignes d'enfant de Marie, en dépit de ses supplications elle n'avait pu obtenir d'être mariée à la chapelle de la Vierge, cela coûtait trop cher, et M. l'abbé, froidement, devant ses insistances, se retranchait derrière le conseil de fabrique. Non, vraiment, « il n'avait pas le droit pour quarante francs, c'était tout à fait impossible ; pour ce prix, on ne pouvait la marier qu'à la chapelle de la Sainte-Face », et Marinette, triste, découragée, une révolte germant en elle contre le disciple du Seigneur, s'en était allée, tête basse ; puis soudain, se ravisant, elle était revenue sur ses pas, se rappelant que la sainte Vierge est toute-puissante et que, ce qu'elle n'avait pu obtenir elle-même, Marie, la bonne Mère, le pourrait peut-être. De tout son coeur, de toutes les forces de son âme, prosternée à ses pieds, elle avait imploré son assistance, naïve, confiante et volontaire tout à la fois ; puis elle était retournée à la sacristie presque gaie, car, certainement, la sainte Vierge avait dû toucher le coeur de M. l'abbé, ce qui ne pouvait être qu'un jeu pour elle, qui faisait tant de miracles... Mais aux premiers mots, l'abbé, durement cette fois, l'avait éconduite. Quel entêtement, mon Dieu ! puisqu'on lui disait que ce n'était pas possible, et du reste, il n'avait pas le temps d'en entendre davantage, les cloches sonnaient à toutes volées pour un grand mariage ; et il fallait qu'il s'occupât des derniers préparatifs. Si elle avait d'autres réclamations à faire, « elle n'avait qu'à s'adresser au sacristain », et, sans même la saluer, il s'éloignait de l'allure impatientée d'un homme dont les instants sont précieux et pour qui le souci des affaires a une importance bien autrement grave que la mission à remplir.

Marinette s'était donc mariée à la chapelle des pauvres, c'est-à-dire à la chapelle de la Sainte-Face et elle en sortait triste, triste. Hélas ! elle ne s'en rendait pas compte, mais c'était la chute de ses premières illusions qui causait sa tristesse. En effet, la Vierge en qui elle avait eu tant de confiance ne l'avait nullement écoutée cette fois. Tout le temps qu'avait duré la brève cérémonie, elle n'avait pu détacher ses yeux de l'image représentant la figure convulsée, atrocement douloureuse du Crucifié ; de grosses larmes étaient représentées sur cette figure ; superstitieuse comme toutes les Méridionales, elle se demandait tout bas avec terreur, si ceci n'était pas un présage, et si son visage, à elle aussi, plus tard, quand elle connaîtrait mieux la vie, ne refléterait pas les mêmes douleurs, les mêmes angoisses...

Trente-cinq ans avaient passé ; Marinette avait cinquante ans. Ses cheveux noirs étaient devenus des cheveux blancs, et des sillons profonds ravageaient son visage naguère si gai, si aimable. La vie ne l'avait pas épargnée, le Destin avait multiplié ses coups, frappé avec acharnement sur la femme jadis si riche d'illusions. Le mari de son choix, Jean Catalou était mort, tué par un éclat de chaudière dans l'usine où il travaillait ; des deux enfants nés de leurs amours, l'un avait suivi le père dans la tombe, l'autre à demi estropié se traînait sur des béquilles. Pour subvenir à leurs besoins, il restait pour toute resssource à la malheureuse mère, une rente de vingt-cinq francs par mois octroyée généreusement par l'usine où Jean Cantalou avait laissé sa peau.

Désespérée, Marinette avait eu recours d'abord à la charité privée, au bureau de bienfaisance, enfin au couvent où elle avait été élevée, mais les Dames de la Sainte-Famille, d'un air pincé, lui avaient répondu « qu'elles ne pouvaient presque rien faire pour une femme qui n'allait plus à la messe depuis longtemps déjà et qui ne pratiquait plus aucun de ses devoirs religieux ». Ce « laïus » étrange s'était terminé par une aumône dérisoire. En les quittant, Marinette s'était rencontrée sur le seuil avec une belle dame, ancienne cocotte retirée des affaires et qui, désirant se faire admettre dans la société toulousaine, s'efforçait de faire oublier sa vie par une avalanche d'aumônes distribuées à tort et à travers dans les églises et couvents de la ville.

Obséquieuse, très humble, soeur Saint-André, malgré son grand âge, accourait au devant de la « Dame » tandis que la tourière congédiait brièvement Marinette en lui mettant un bon de pain dans la main. Un flot de haine monta au cerveau de la femme du peuple et, redressée, les poings sur la hanche, elle invectivait la soeur :

« Ah ! pour toi, l'argent n'a pas d'odeur, salope ! »

D'abord, scandalisées, suffoquées, les trois femmes tressautèrent, puis, se ressaisissant, la tourière ouvrait la porte, et Marinette se retrouvait dans la rue avec son bon de pain et sa violente colère...

Courageuse, cependant, elle trima, elle fit des journées, des lessives. Lorsque, penchée sur le paisible ruisseau coulant à ses pieds, elle lavait, frottait le linge, dans le bruit monotone, cadencé, des battoirs qui tapaient autour d'elle, elle oubliait la vie et ses atroces injustices.

Mais, à force de laver, des rhumatismes lui vinrent, la clouèrent sur son grabat, et rapidement, la conduisirent au tombeau sans même qu'elle s'en aperçût.

Dans l'étonnante survie, d'abord elle restait sans comprendre, mais un charme indéfinissable tout à coup l'envahissait et, soudain, dans des bras qui l'enlaçaient, elle sentait la douceur moite de baisers qui la ravissaient, qui la réchauffaient. Comme en un rêve du passé, elle se rappelait son enfance, les désirs inassouvis des tendresses maternelles. Etait-ce donc la Vierge aimée de jadis qui la pressait maintenant sur sa poitrine et dont les caresses cicatrisaient son coeur meurtri ? A travers un voile brumeux, mystérieux, enveloppant la silhouette inconnue, elle reconnaissait, sans l'avoir connue, sa mère, sa vraie mère, et celle-ci lui disait :

« C'est fini, Marinette, oublie ! Tes joies seront désormais aussi grandes que l'ont été tes douleurs. Pardonne à ceux qui t'ont humiliée, opprimée, et tu jouiras sans mélange et sans regret de la paix éternelle, car la souffrance implacable a une fin, tandis que le bonheur acquis par elle est éternel ».


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