ALLAIS, Alphonse : Fausse manoeuvre (A l'oeil)
SAISIE DU TEXTE : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (18.03.1996). RELECTURE : Anne Guézou. ADRESSE : Bibliothèque municipale. Monsieur Olivier Bogros. BP 216 . 14107 Lisieux cedex. TEL. : 31.48.66.50. MINITEL : 31.48.66.55. E-MAIL : [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com
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Fausse manoeuvre
par
Alphonse ALLAIS

Un beau matin, on vit débarquer à Honfleur, arrivant par le steamer du Havre, un grand vieux matelot, sec comme un coup de trique, et si basané que les petits enfants le prenaient pour un nègre.

L'homme déposa sur le parapet le sac en toile qu'il portait et tourna ses regards de tous côtés, en homme qui se reconnaît.

- Ça n'a pas changé, murmurait-il, v'là la lieutenance, v'là l'hôtel du Cheval-Blanc, v'là l'ancien débit à Déliquaire, v'là la mairerie. Tiens, ils ont rebâti Sainte-Catherine !

Mais c'étaient les gens qu'il ne reconnaissait pas.

Dame ! quand on a quitté le pays depuis trente ans !...

Un vieillard tout blanc passait, décoré, un gros cigare dans le coin de la bouche.

Notre matelot le reconnut, celui-là.

- Veille à mon sac, dit-il à un gamin, et il s'avança, son béret à la main, honnêtement. Bonjour, cap'taine Forestier, comment que ça va depuis le temps ?... Comment ! vousne me remettez pas ? Théophile Vincent... la Belle Ida... Valparaiso...

- Comment ! c'est toi, mon vieux Théophile ? Eh bien ! il y a longtemps que je te croyais décapelé !

- Pas encore, cap'taine, ni paré à ça.

Pendant cette conversation, de vieux lamaneurs, des haleurs hors d'âge, s'étaient approchés, et à leur tour reconnaissaient Théophile.

Vite, il eut retrouvé d'anciens amis.

Et ce fut des : "Et Untel ? - Mort. Et Untel ? - Perdu en mer. Et Untel ? - Jamais eu de nouvelles."

Quant à la propre famille de Théophile, la majeure partie était décapelée, comme disait élégamment cap'taine Forestier.

Deux nièces seules restaient, l'une mariée à un huissier, l'autre à un cultivateur, tout près de la ville.

Théophile, que trente ans de mers du Sud avaient peu disposé à la timidité, ne se laissa pas influencer par les panonceaux de l'officier ministériel.

Son sac sur le dos, il entra dans l'étude.

Un seul petit clerc s'y trouvait, très occupé à transformer en élégante baleinière une règle banale.

Théophile considéra l'ouvrage en amateur, donna à l'enfant quelques indications sur la construction des chaloupes en général et des baleinières en particulier, et demanda :

- Irma est-elle là ?

- Irma, fit le clerc, interloqué.

- Oui, Irma, ma nière.

- Elle déjeune là.

Sans façon, Théophile pénétra. On se mettait à table.

- Bonjour, Irma ; bonjour, monsieur. C'est pas pour dire, ma pauvre Irma, mais t'as bougrement changé depuis trente ans ! Quand je t'ai quittée, t'avais l'air d'une rose mousseuse, maintenant on dirait une vieille goyave !

Le mari d'Irma faisait une drôle de tête. Un sale type le mari d'Irma, un de ces petits rouquins mauvais, rageurs, un de ces aimables officiers ministériels dont le derrière semble réclamer impérieusement le plomb des pauvres gens.

Irma non plus n'était pas contente.

Bref, Théophile fut si mal accueilli qu'il rechargea son sac sur ses épaules et revint sur le port.

Il déjeuna dans une taverne à matelots, paya des tournées sans nombre et se livra lui-même à quelques excès de boisson.

Le soir était presque venu lorsqu'il songea à rendre visite à Constance, sa seconde nièce.

Une femme des champs, pensait-il, je vais être accueilli à bras ouverts.

Quand il arriva, tout le monde dévorait la soupe.

- Bon appétit, la compagnie !

Constance se leva, dure et sèche :

- Qué qu'vous voulez, vous, l'homme ?

- Comment ! tu ne me reconnais pas, ma petite Constance ?

- Je n'connais pas d'homme comme vous.

- Ton oncle Théophile !...

- Il est mort.

- Mais non, puisque c'est moi.

- Eh ben ! c'est comme si qu'il était mort ! Avez-vous compris ?

Théophile, en termes colorés et vacarmeux, lui dépeignit le peu d'estime qu'il éprouvait pour elle et sa garce de famille.

Et il s'en alla, un peu triste tout de même, dans la nuit de la campagne.

Il acheva sa soirée dans l'orgie, en société de vieux mathurins, d'anciens camarades de bord.

Et quand la police, à onze heures, ferma le cabaret, tout le monde pleurait des larmes de genièvre sur la déchéance de la navigation à voiles.

On ne parlait de rien de moins que d'aller déboulonner un grand vapeur norvégien en fer qui se balançait dans l'avant-port, attendant la pleine mer pour sortir.

En somme, on ne déboulonna rien et chacun alla se coucher.

La première visite de Théophile, le lendemain matin, fut pour un notaire.

Car Théophile était riche.

Il rapportait de là-bas deux cent mille francs acquis d'une façon un peu mêlée, mais acquis.

Le bruit de cette opulence arriva vite aux oreilles des deux nièces.

- J'espère bien, mon petit oncle... dit Irma.

- N'allez pas croire, mon cher oncle... proclama Constance.

D'une oreille sceptique, Théophile écoutait ces touchantes déclarations.

A la fin, obsédé par les deux parties, il décida cette combinaison :

Il vivrait six mois chez Constance, à la campagne, et six mois chez Irma, à la ville.

Le dimanche, les deux familles se réuniraient dans un dîner où la cordialité ne cesserait de régner.

Or, un dimanche soir, de son air le plus indifférent, Théophile tint ce propos :

- On ne sait ni qui vit ni qui meurt...

Les oreilles se tendirent.

- ... J'ai fait mon testament...

- Oh ! mon oncle !... protesta la clameur commune.

- Comme ça m'ennuyait de partager ma fortune en deux, je ne l'ai pas partagée.

Une mortelle angoisse déteignit sur tous les visages.

- Non... je ne l'ai pas partagée... je la laisserai tout entière à celle de mes deux nièces chez laquelle je ne mourrai pas. Ainsi, une comparaison : je claque chez Irma, c'est Constance qui a le magot, et vice versa.

Cette combinaison jeta les deux familles dans la plus cruelle perplexité. Devait-on se réjouir ou s'affliger ?

Finalement, chacun se réjouit, comptant sur sa bonne étoile et sur les bons soins dont on entourerait l'oncle aux oeufs d'or.

Comme c'était l'été, Théophile logeait chez Constance, à la campagne.

Même à Capoue, les coqs en pâte se seraient crus en enfer, comparativement au bien-être excessif dont on entourait Théophile.

Et Théophile se laissait dorloter, s'amusant beaucoup sous cape.

Ce qui le délectait davantage, c'était de voir pousser son ventre.

Lui qui avait toujours blagué les gros pleins de soupe se sentait chatouiller de plaisir à l'idée d'avoir un bel abdomen et d'avance se promettait une grosse chaîne en or avec des breloques pour mettre dessus.

Le beau temps cessa vite cette année, et Théophile prit ses quartiers d'hiver chez Irma.

Mais la ville, ce n'est pas comme la campagne. Les tentations ! Les femmes !

Théophile était en retard pour les repas. Quelquefois même il ne rentrait pas pour dîner.

Un jour, même, il découcha.

Irma s'inquiéta et, conduite par cette admirable délicatesse dont Dieu semble avoir pourvu exclusivement les femmes, elle attacha à sa maison une bonne, une belle bonne, appétissante et pas bégueule.

L'idée était ingénieuse.

Et pourtant, elle ne réussit pas.

Car, trois mois après, Théophile épousait la belle bonne appétissante et pas bégueule.


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