DUBOSQ, Emmanuel  : Aventure, idéologie et représentation du monde indien chez Gustave Aimard : Mémoire pour l’obtention de la maîtrise de lettres modernes, sous la direction de M. Gérard Gengembre, professeur de littérature française à l’université de Caen.

Université de Caen – UFR des Sciences de l’Homme - Octobre 2003.

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    Première partie
    Contexte historique et culturel de la seconde moitié du XIXème siècle

    Appréhender la littérature populaire du XIXème siècle nécessite la connaissance des conditions d'émergence afin de mieux comprendre les enjeux qui se déploient autour de son écriture. Il nous paraît donc important de revenir sur le contexte historique et culturel du milieu du XIXème siècle avant de s'intéresser aux oeuvres de Gustave Aimard proprement dit. 

            1.1. L'ère de la culture de masse

    Le XIXème, inaugurant l'ère de la diffusion de la culture à grande échelle, a vu s'instaurer de profonds changements dans la manière d'écrire, de lire et de diffuser les imprimés. C'est dans ce contexte que les premiers lecteurs d'Aimard ont eu à apprécier ses oeuvres.

    1.1.1. Naissance du feuilleton et de la presse à grand tirage

    Dominique Kalifa, dans son ouvrage intitulé La culture de masse en France décrit en ces termes la première moitié du XIXème siècle :

    « Le XIXème siècle est, pour la société française, celui d'une lente transition vers la lecture de masse. L'immense production d'imprimés à bas prix parvient en effet à trouver assez vite son public. L'accélération du processus d'alphabétisation rend disponibles de nouveaux lecteurs, jusque-là tenus en lisière du monde de l'écrit. Les réseaux de diffusion s'améliorent également vers le milieu du siècle, notamment grâce au chemin de fer, permettant aux journaux et aux livres de pénétrer en profondeur la société française. Au plaisir de lecture, qui s'étend peu à peu dans les milieux populaires, s'ajoutent les effets d'un très ample processus d'acculturation et d'homogénéisation. [1] »

    Les premières années du XIXème siècle voient en effet un début de bouleversement des pratiques culturelles héritées de l'Ancien Régime. Parmi celles-ci figure la consommation de journaux qui, banalisée par la Révolution française puis limitée jusqu'à la Restauration (1815-1830), tend à se démocratiser sous la monarchie de Juillet (1830-1848), notamment grâce à l'initiative d'entrepreneurs qui entendent importer dans le milieu éditorial les méthodes capitalistes de rationalisation des coûts. Cantonnée sous la Restauration à une frange très limitée de la haute bourgeoisie, ce que, depuis cette époque, nous appelons par métonymie la « presse », voit ses pratiques bouleversées par des « patrons de presse ».

    Ainsi, Emile de Girardin, avec la création en 1836 de son journal la Presse inaugure une formule faisant date dans l'histoire de l'édition. Partant du principe que la publicité est le seul moyen d'abaisser le coût de l'abonnement au journal, principal frein à la progression des ventes, Girardin mise sur l'attrait d'un nouveau type de publication, le roman-feuilleton, qui, trois mois après la parution du premier numéro, fait son apparition dans le journal. Figurant en bas de la première page, le premier roman-feuilleton, la Vieille fille d'Honoré de Balzac, paraît ainsi dans la Presse du 23 octobre au 4 novembre 1836, entraînant un développement considérable du nombre d'abonnés en quelques semaines (auquel il faut ajouter, entre autres, les lecteurs pratiquant la consultation payante dans des cabinets de lecture et ceux qui ont souscrit collectivement un abonnement). Dans la lignée de Girardin, suivent alors de nombreuses publications reprenant la même formule : le Siècle , le Journal des Débats , publient les romans-feuilletons d'Alexandre Dumas, d'Honoré de Balzac, d'Eugène Sue, l'auteur des Mystères de Paris , oeuvre édifiante dont les visées humanitaristes sont à l'origine d'une frénésie populaire dont Umberto Eco analyse les ressorts dans De Superman au surhomme . [2]

    La demande du public et des journaux se faisant de plus en plus pressante, la production de roman-feuilleton s'élargit au cours des décennies 1840-1850 (de quelques milliers d'exemplaires au début de la monarchie de Juillet, on passe à plusieurs centaines de milliers pour le très populaire Petit Journal que crée Moïse Polydore Millaud en 1863). Apparaissent alors dans les colonnes des romans-feuilletons des thèmes et des genres littéraires inédits, à même d'intéresser les nouveaux lecteurs. Tels sont le roman judiciaire, précurseur du roman policier inventé dans les années 1860 par Emile Gaboriau, ou encore les romans mettant en scène le petit peuple et les bas-fonds de la société urbaine à la manière des Mystères d'Eugène Sue.

    Parallèlement à l'explosion des ventes de journaux, le livre semble profiter de ce nouvel intérêt pour la lecture. Tirant profit à la fois de l'amélioration des techniques d'imprimerie, de l'adoption de nouvelles méthodes éditoriales et de la multiplication des auteurs dont ils reprennent les oeuvres publiées d'abord en feuilleton, les éditeurs lancent sur le marché de nouveaux formats, plus petits et plus abordables que les éditions réservées aux auteurs de la grande littérature. Ils voient ainsi leur diffusion progresser rapidement parmi la population. Inabordable pour la majorité dans les années 1830, le livre entre dans les circuits de la grande consommation culturelle à partir des années 1850. Peu à peu, la production imprimée se démocratise, et passe de la domination des ouvrages à caractère religieux (dont Balzac, dans la première partie d' Illusions perdues , montre l'importance pour les petits imprimeurs de province) en se renversant au profit d'une littérature dont les enjeux sont laïcisés.

    1.1.2. Qui lit ? Que lit-on ? Quel lectorat pour la littérature populaire ?

    D'abord circonscrite aux lecteurs de la haute et moyenne bourgeoisie des villes, la lecture des romans-feuilletons se développe peu à peu jusque dans les milieux ouvriers, comme en témoignent les récits de contemporains. [3] Un des facteurs déterminants est à l'évidence la scolarisation de plus en plus fréquente des individus appartenant aux classes inférieures de la société [4] et le taux d'alphabétisation nécessairement plus élevé qui en résulte. De même, la progression générale du pouvoir d'achat, conjugué à la diminution du temps de travail, offre une disponibilité nouvelle pour les loisirs culturels.

    Si l'enseignement scolaire ne devient gratuit et universel que sous la IIIème République et si le nombre d'écoles reste insuffisant pendant la majeure partie du XIXème siècle, l'école permet à un nombre de plus en plus important d'individus d'accéder à l'écrit, y compris par la pratique personnelle de la lecture, grâce notamment à la traditionnelle remise des prix au cours de laquelle les élèves les plus méritants se voient décerner un livre. Ce nouveau type d'ouvrage doit bien souvent se démarquer des manuels scolaires classiques et répondre à une demande croissante pour les jeunes lecteurs : instruire en amusant [5] , credo d'un homme comme Jules Hetzel, éditeur de Balzac et de Hugo avant d'être celui de Jules Verne.

    Lus par les enfants, les feuilletons, parus dans la presse et repris ensuite en volumes, n'en sont pas pour autant l'apanage de la jeunesse scolarisée. Même s'ils sont loin d'être lus par l'ensemble de la population française (des différences étant notables entre milieu urbain et rural, et entre France du nord et France du sud), les feuilletons puisent leur audience chez des catégories de lecteur se situant eux-même au bas de l'échelle culturelle :

    « Lecteurs "illettrés", en ce qu'ils ne disposent ni de références littéraires, ni de capacité de mise à distance critique, ils n'inscrivent pas leur lecture dans une quelconque stratégie distinctive et y recherchent avant tout le plaisir immédiat. Souvent convaincus du caractère indigne ou vain de ces lectures, ils se perçoivent comme des lecteurs dominés.  [6] »

    A la fois dominés d'un point de vue symbolique et culturel, les lecteurs du roman-feuilleton appartiennent aussi à la bourgeoisie aisée, comme le montre la répartition des librairies de l'éditeur parisien Dentu à la fin du XIXème siècle. [7] En dehors de Paris, les chiffres montrent un net avantage pour la France « culturellement favorisée », les stations balnéaires (Biarritz, Trouville) et les villes d'eaux (Vichy) regroupant à elles seules près d'un quart de ses librairies de province vers la fin du siècle. [8]

    Mais si cette concentration est significative, il ne faut tout de même pas négliger l'importance d'un réseau parallèle de vente d'imprimés. En effet, pour toucher un public plus modeste et ne disposant pas d'un capital économique et culturel lui donnant accès à la librairie, les éditeurs-libraires trouvent dans les commerces, alimentaires et autres, des relais dans la diffusion vers un public éloigné des grands centres et de moins en moins desservi par le colportage. [9]

    Devenu omniprésent dans la vie quotidienne des Français à partir du Second Empire (1853-1870), le roman-feuilleton, accusé par Sainte-Beuve d'avoir introduit l'industrialisme en littérature [10] , voit ses lecteurs et leurs déviances tournés en dérision par la littérature « légitime » : des personnages comme Emma Bovary, et plus tard Frédéric Moreau [11] , stigmatisent de manière acerbe l'imprégnation du stéréotype chez des individus bourgeois nourris de « romans à quatre sous », dans lesquels « les personnages sont souvent réduits à des rôles allégoriques, voire à des concepts anthropomorphisés (le Vengeur, le Mal, la Victime), aptes à provoquer l'identification la plus absolue. » [12]

    Entrée dans l'ère de la circulation accélérée des textes et des idées, la littérature fait face au nivellement de la production littéraire destinée au peuple par la constitution d'un discours critique et d'une stratégie visant à défendre l'Art contre l'ombre d'une littérature moins ambitieuse mais en pleine expansion commerciale et fort profitable pour les éditeurs. Néanmoins, l'arrivée progressive de produits culturels dont la valeur artistique est quasi-inexistante, n'entame en rien la supériorité de l'Art sur la marchandise, bien au contraire. Elle ne fait que créer un phénomène de division entre tenants d'une « bonne » culture et lecteurs populaires :

    « L'ancienne distinction lettrés vs illettrés est tout à la fois déplacée et conservée : au critère de la compétence pratique (savoir lire) est substitué le critère de la disposition esthétique (savoir ce qu'il faut lire et comment). N'ayant pas les moyens de maîtriser l'univers littéraire, ses classements et ses règles, ne pouvant produire tous les jeux de mise à distance du quotidien que suppose le regard « artiste » ou « intellectuel », le public populaire reste ce repoussoir contre lequel se conquiert la reconnaissance culturel.» [13]

    Cette distinction se retrouve à l'intérieur même de la profession d'écrivain : une nette séparation divise d'un côté les auteurs dont les écrits leur assurent pouvoir et prestige littéraire, et de l'autre, les écrivains populaires dont les créations sont subordonnées à des contraintes rédactionnelles, économiques et même intellectuelles. Dominique Kalifa note ainsi : « Dans le domaine de la grande diffusion, l'écriture devient une industrie, le livre une marchandise, et l'auteur un producteur parmi d'autres. »

    Les critiques que l'on a pu formuler à l'égard des « maigres » qualités littéraires du roman populaire d'aventures, n'ont en ce sens que fort peu touché leur cible. Le souci d'un écrivain tel que Gustave Aimard n'est ni d'inventer, ni de renouveler l'expression littéraire, mais bien d'apporter à son lecteur ce qu'il attend précisément : d'être ému par la simplicité d'une jeune fille naïve découvrant l'amour, de frémir à l'apparition d'un sauvage embusqué le long d'un chemin et de maudire le bandit sans foi ni loi.

    Pour expliquer le phénomène de nivellement des textes, Anne-Marie Thiesse a analysé le mode de lecture du roman populaire:

    « par leur formation scolaire ou extrascolaire, les membres des classes populaires ne peuvent aborder les textes littéraires comme les illustrations diverses de possibles stylistiques et narratifs : tout au contraire, ils tiennent pour "naturelle" une norme conventionnelle, celle qui régit les oeuvres communes. Ils apprécieront d'autant plus un ouvrage que celui-ci s'approche plus de la perfection conventionnelle, du modèle implicite. » [14]  

    A l'heure d'une accélération de la diffusion de l'écrit, un nouveau mode de lecture des textes littéraires apparaît grâce à l'effet conjugué de deux phénomènes : l'arrivée de lecteurs ne disposant pas des références culturelles suffisantes pour « décrypter » les textes comme autant de jeux de relecture, de réécriture, d'interprétation élaborés par un sujet ; et le développement d'un « prolétariat littéraire » davantage soumis à des contraintes économiques.

    « Tout concourt donc pour que la littérature populaire soit le domaine par excellence du stéréotype et de la répétition : les écrivains spécialisés, tenus de produire rapidement une copie abondante, recourent aux recettes éprouvées, tandis que les éditeurs, qui cherchent des succès à court terme, poussent à la reprise des thèmes ou des titres "qui ont marché". » [15]

    Que la littérature populaire soit un des lieux privilégiés pour la production de stéréotypes ne fait aucun doute. Le regard critique que nous sommes amenés à porter sur ces textes ne doit toutefois pas nous faire oublier que, ce qui n'est plus vivant dans notre imaginaire l'était tout à fait dans l'esprit du lecteur contemporain. Et peut-être devrions-nous avoir à l'esprit en lisant les romans d'Aimard ces lignes d'Umberto Eco à propos du film Casablanca de Michael Curtiz (1942) :

    « Quand tous les archétypes déferlent sans aucune décence, on atteint des profondeurs homériques. Deux clichés font rire. Cent clichés émeuvent. Parce qu'on ressent obscurément que les clichés parlent entre eux et célèbrent une fête du renouvellement. Comme le sommet de la douleur rencontre la volupté et comme le comble de la banalité laisse entrevoir un soupçon de sublime. » [16]

    1.1.3. Gustave Aimard ou comment l'on devient un grand écrivain populaire

    Avec une bibliographie dépassant les soixante-dix titres en vingt-cinq ans d'activité littéraire [17] , Gustave Aimard fait sans aucun doute partie de ces « industriels de la littérature ». Pour preuve, il fut parfois amené à recourir à des procédés douteux pour maintenir un rythme de production soutenu. [18] Le lecteur retrouve ainsi de nombreuses ressemblances, voire des reprises, entre les romans de l'auteur. Citons comme exemple la similitude entre Les Bandits de l'Arizona (1881) et l'Eclaireur (1858), tous deux constituant une variation sur le thème des frères ennemis.

    En bon romancier d'aventures, Gustave Aimard privilégie dans ses récits les péripéties et les longues descriptions du désert américain, car il lui faut montrer que « c'est sa vie qu'il raconte ». [19] En effet, avant d'être romancier populaire, l'histoire dit qu'Aimard fit une longue carrière d'aventurier et voyagea durant de longs mois parmi les peuples qu'il décrit. [20] Et c'est d'ailleurs ce qui constitue son principal argument publicitaire quand paraît en 1857 son premier roman, Les Trappeurs de l'Arkansas . Français parmi les Indiens durant son séjour en Amérique, Gustave Aimard joue tout au long de sa carrière avec son aura d'aventurier [21] et revendique une lecture autobiographique de ses oeuvres. [22]

    Comment Gustave Aimard, de retour en France, en est arrivé à écrire des romans d'aventures, nul ne semble le savoir, mis à part Pierre Larousse qui, au détour d'une phrase, laisse entendre que le mariage d'Aimard n'est pas sans avoir eu des conséquences sur son entrée en littérature :

    « Après de nouvelles courses lointaines et un séjour au Mexique, M. Gustave Aymard se fixa à Paris, et entreprit de se créer des ressources en abordant la littérature. Il éprouva d'abord beaucoup de difficultés à mettre au jour ses productions (...). De nouvelles relations s'étant ouvertes pour lui par son mariage, il publia coup sur coup, chez l'éditeur Amyot, ses premiers romans, qui eurent une vogue inespérée »

    La dédicace à son beau-père, figurant sur la page de titre des Trappeurs de l'Arkansas , confirme d'ailleurs ces propos. Véritable amitié ou simple connivence, dans un milieu littéraire où un article d'un journaliste influent suffit à faire et défaire une réputation ? Toujours est-il qu'en 1858, Aimard débute brillamment sa carrière littéraire par un succès de librairie, qui sera toutefois difficile à renouveler par la suite.

    S'il ne semble faire aucun doute que les relations d'Aimard ont beaucoup aidé son entrée en littérature, il n'en demeure pas moins que son oeuvre fut une des plus lues du XIXème siècle [23] et qu'elle a fortement influencé l'imaginaire de la Prairie durant cette période et jusqu'à une époque récente. Sa renommée est telle que plusieurs auteurs lui ont fait l'honneur de le citer, souvent il est vrai par dérision, et pour dénigrer son manque de style. [24] Tout du moins, l'évocation d'Aimard est ambivalente chez l'un d'entre eux, Alphonse Daudet. [25]

    Ses anciens lecteurs oscillent souvent entre un dégoût ostensible, tel Lautréamont, et un souvenir amusé, comme Marcel Pagnol. [26] Toutefois, une constante est la contribution d'Aimard à l'univers adolescent de bon nombre d'écrivains. Gustave Aimard, entre autres, a suscité chez eux le désir d'un Ailleurs que seul le roman d'aventures a pu faire vivre. Devenu autonome au XIXème siècle, le genre devient en effet synonyme d'exotisme, c'est-à-dire de découverte du monde et de sa diversité et, par un phénomène de retour, de découverte de soi. Là où l'Aventure ne devient plus possible (l'Europe), le roman d'aventures semble prendre le relais vers un Ailleurs (l'Amérique ou l'Orient [27] ) censé incarner d'autres valeurs face à un Occident dévoyé : la conquête d'une spiritualité, passant par la communion avec une nature hostile mais salvatrice et le goût pour l'Aventure, à la fois mise en danger et tentative de réalisation de son être ; autant d'idées qui sont aptes à fasciner les lecteurs adolescents.

    Arrivé en littérature à une époque où se créent de nouvelles manières d'écrire comme de publier les textes, les oeuvres de Gustave Aimard ne peuvent se comprendre qu'en fonction de ce nouveau contexte culturel : l'arrivée de nouveaux protagonistes appartenant aux milieux populaires et la création d'une littérature produite par des écrivains peu reconnus, pour des lecteurs dont les exigences se résument à des passages obligatoires et pour lesquels la littérature doit avant tout divertir, instruire et émouvoir.

    1.2. L'imaginaire de la Prairie : « l'Ouest vu, inventé et rêvé »

    Devenue aujourd'hui un des mythes de la civilisation américaine [28] , la conquête de l'Ouest est devenue une légende grâce à des oeuvres littéraires et artistiques qui ont su transfigurer l'Histoire au profit d'une vision épique de la lutte entre les premiers occupants et les colons venus d'Europe. Le roman d'aventures naissant trouve alors un théâtre inédit dans les terres de l'Ouest américain, où seuls quelques coureurs des bois, avant-garde de la civilisation, parcourent ces territoires sillonnés par des tribus indiennes hostiles aux colons. Philippe Jacquin le remarque : « L'Ouest stimule les imaginations, le théâtre de la rencontre de la nature et de la civilisation devient un champ d'expériences et d'inspiration inégalé pour les écrivains. » [29]

    Pour comprendre comment et pourquoi se développe ce discours sur l'Ouest américain dans le roman d'aventures de cette époque, il nous semble important de revenir sur les enjeux que recouvre cet intérêt pour ces nouvelles terres à conquérir.

    1.2.1. L'héritage des Lumières : du « bon sauvage » au « féroce Indien »

    L'intérêt pour les peuples indiens de l'Amérique du Nord ne date pas du XIXème siècle. Ici, comme dans d'autres domaines, le roman d'aventures hérite de thèmes déjà traité dans des oeuvres antérieures. Aussi la figure de l'Indien est-elle apparue très tôt en littérature, comme en témoigne le chapitre « Des cannibales » des Essais de Montaigne, ou encore l' Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil (1578) de Jean de Léry. Mais c'est surtout au XVIIIème siècle que l'intérêt pour les peuples indiens se renouvelle, à un moment où le recul desdits peuples est plus que jamais une réalité.

    La fin du XVIIIème siècle et l'avènement des États-Unis d'Amérique signent en effet le commencement d'une nouvelle étape dans la colonisation du territoire américain. Face à ce phénomène, des oeuvres littéraires prennent le parti d'opérer un retour sur les évènements de la colonisation. Les Incas de Jean-François de Marmontel (1777) met en scène la conquête du Pérou et la destruction des Incas par les conquistadores. Faisant volontiers oeuvre de polémiste, Marmontel tente d'y démontrer que c'est le fanatisme religieux qui est à l'origine de la destruction du peuple inca : « Le but de cet ouvrage est donc, et je l'annonce sans détour, de contribuer, si je le puis, à faire détester de plus en plus ce fanatisme destructeur ». Dans ce livre, la cause indienne n'est donc évoquée par Marmontel que comme un exemple visant à étayer sa démonstration.

    Cette oeuvre, aujourd'hui presque tombée dans l'oubli, en a toutefois probablement inspiré une autre, Les Natchez . Composée à la fin du XVIIIème siècle, remaniée, et finalement publiée en 1826, Les Natchez devait constituer « l'épopée de l'homme de la nature » selon les propres termes de Chateaubriand. [30] La parenté évidente avec l'oeuvre de Marmontel ne doit cependant pas faire oublier que les deux oeuvres répondent à des préoccupations différentes. Même si Chateaubriand choisit lui aussi un épisode important de la conquête américaine [31] , son but n'est plus polémique. Il veut en effet chanter la grandeur sauvage d'un peuple disparu dans les derniers soubresauts de sa révolte : « A l'ombre des forêts américaines, (...) je veux raconter vos malheurs, ô Natchez, ô nation de la Louisiane, dont il ne reste plus que des souvenirs. »

    Dans une posture nostalgique, Chateaubriand se fait donc le défenseur des Indiens, car dans la perspective rousseauiste qui est la sienne, ils incarnent un idéal de vie proche de la nature. L'oeuvre montre ainsi un Indien à milles lieues de la représentation donnée du « sauvage » cannibale, fornicateur et imperméable à toute forme de culture. L'Indien de Chateaubriand est un homme de la nature, que la simplicité de ses moeurs rapproche du « bon sauvage » postulé par Jean-Jacques Rousseau : René, le personnage que met en scène Chateaubriand, est ainsi accueilli comme un fils au milieu de la tribu des Natchez bien qu'il appartienne à la nation qu'elle combat.

    Durant la décennie où paraît les Natchez , un autre écrivain, l'américain James Fenimore Cooper, publie ses premiers romans et prend lui aussi pour cadre l'Amérique du XVIIIème siècle. [32] Mais dans ces oeuvres, la colonisation n'est plus vue sous l'angle des peuples indiens : dans les romans de Cooper, c'est le point de vue anglo-américain qui prédomine.

    La race indienne n'y est donc plus décrite comme héritière de ce « bon sauvage » représentant d'une humanité aux moeurs policées. Dorénavant, l'évocation du caractère violent et rusé de l'Indien revient de manière insistante et presque systématique sous la plume des auteurs de romans d'aventures. Considéré comme membre d'une race aux caractéristiques physiques et morales définies, l'Indien est volontiers décrit comme fourbe, calculateur et massacreur d'hommes.

    Chez Aimard, il en est ainsi d'un des personnages de Balle-Franche , Natah-Otann, le jeune chef des Indiens Pieds-Noirs, dont le nom surdétermine la personnalité : « Natah-Otann » désigne en effet en langue indienne « l'animal le plus redouté des habitants de l'Amérique du Nord, l'ours gris ». [33] Dès lors, sa cruauté innée envers les Blancs en fait une des plus redoutables menaces pour ceux qui osent s'introduire dans le désert :

    « Les Blancs, et surtout les Espagnols et les Américains du Nord, étaient les ennemis implacables de Natah-Otann ; il leur faisait une guerre sans pitié ni merci, les attaquant partout où il pouvait les surprendre, et faisant expirer dans les plus horribles tortures ceux qui, pour leur malheur, tombaient entre ses mains.

    Aussi sa réputation était-elle grande dans les prairies, l'effroi qu'il inspirait était extrême : déjà plusieurs fois les États-Unis avaient cherché à se débarrasser de ce redoutable et implacable ennemi, mais tous les projets avaient échoué, et le chef indien, plus audacieux et plus cruel que jamais, se rapprochait peu à peu des frontières américaines, régnait sans contrôle au désert dont il était le roi absolu, et parfois venait, le fer et la flamme à la main, jusqu'au milieu des cités de l'Union réclamer le tribut qu'il prétendait lever quand même sur les Blancs. » [34]

    La preuve de cette extrême cruauté est apportée au lecteur lorsqu'il assiste au massacre d'une famille d'émigrants qui a eu le malheur de s'aventurer sur les territoires où règnent Natah-Otann et les siens.

    Venue dans les parages du Mississippi « dans l'intention d'exploiter une concession qu'elle avait achetée sur le haut Missouri », cette famille fait les frais de la cruauté indienne alors qu'elle semble près d'atteindre son but. [35] Une nuit, les sentinelles chargées de surveiller les alentours du campement américain s'assoupissent, laissant la voie libre aux agresseurs :

    « Vers le milieu de la nuit, une cinquantaine de Pieds-Noirs, guidés par Natah-Otann, glissèrent comme des démons dans l'ombre, s'introduisirent dans le camp en escaladant les retranchements, et avant que les Américains pussent saisir leurs armes, ou seulement songer à se défendre, ils furent garrottés.

    Alors il se passa une scène horrible, dont la plume est impuissante à retracer les effroyables péripéties.

    Natah-Otann organisa le massacre, s'il est permis d'employer une telle expression, avec un sang-froid et une cruauté sans exemple.

    Le chef de la caravane et ses cinq domestiques furent attachés nus à des arbres, flagellés et martyrisés, tandis que devant eux les deux jeunes garçons étaient littéralement cuits tout vivants à petit feu. » [36]

    Par un hasard du destin, la mère réussit à s'échapper des griffes indiennes et emporte avec elle sa petite fille. Malheureusement, ses forces lui font défaut et elle est vite rattrapée par les hommes de Natah-Otann qui, supposant qu'elle est morte, lui enlève sa progéniture. La petite fille est alors amenée au chef indien, seul capable de décider de son sort :

    « "Que faut-il en faire ? lui demanda le guerrier qui la lui présentait.

    — Au feu", répondit-il laconiquement. 

    Le Pied-Noir se mit impassiblement en mesure d'exécuter l'ordre impitoyable qu'il avait reçu.

    " Arrêtez ! s'écria le père d'une voix déchirante, ne tuez pas de cette horrible façon une innocente créature ; hélas ! n'est-ce pas assez des tortures atroces que vous nous infligez ?"

    Le Pied-Noir s'arrêta indécis, en interrogeant son chef du regard.

    Celui-ci réfléchissait. » [37]

    Décidé à faire payer les émigrants pour leur audace, L'Ours-Gris propose alors un marché au père de la petite fille :

    « je ne sais pourquoi, ajouta-t-il avec un sourire sardonique, je me sens aujourd'hui en veine de clémence, ta fille vivra. Seulement souviens-toi de ceci : quel que soit le tourment que je t'inflige, la torture que tu subisses, au premier cri que tu pousseras, ta fille sera égorgée, c'est à toi de garder le silence, si tu tiens à la sauver. » [38]

    Cédant à la demande de l'émigrant, Natah-Otann accorde à sa victime un dernier baiser de sa fille :

    « L'innocente, comme si elle comprenait ce qui se passait, jeta ses bras autour du cou de son père en éclatant en sanglots.

    Celui-ci, étroitement attaché, ne pouvait que lui prodiguer des baisers, dans lesquels passait son âme tout entière. » [39]

    Le lecteur semble toucher ici au paroxysme de l'émotion. La mise en scène des adieux d'une fille à son père est en effet particulièrement propice à un jeu sur le pathos, sur la capacité à émouvoir le lecteur. La mise en parallèle des situations du père, « étroitement attaché », et de sa fille, libre mais vouée à vivre parmi ces Indiens barbares [40] , décuple l'intensité dramatique de la scène : l'emploi des termes « innocente », « sanglots » et « âme », dénotant le malheur, ne peuvent que susciter l'émotion du lecteur et l'obliger à compatir avec les victimes du chef indien.

    La description de cette scène horrible, constituant une pause dans le récit de la torture, souligne l'intention du narrateur :

    « Ce spectacle avait quelque chose de hideux, on aurait dit un épisode du sabbat.

    Ces cinq hommes attachés nus à des arbres, ces deux enfants se tordant en poussant des cris déchirants sur des charbons ardents, et ces Indiens impassibles, éclairés d'une manière sinistre par les reflets rougeâtres des flammes du brasier, complétaient le plus épouvantable tableau que jamais l'imagination la plus folle d'un peintre ait pu inventer. » [41]

    Cette description présente la vision stéréotypée de l'Indien qui, dans son désir de vengeance, commet des crimes que rien ne semble justifier et demeure froid, « impassible » face à la souffrance d'autrui. Par son incapacité à compatir, l'Indien incarne alors le Mal par excellence, ce que la description de la scène ne fait que souligner. L'évocation de l'éclairage, systématique chez Aimard lors des scènes à forte intensité dramatique, souligne les effets rendus par la juxtaposition d'adjectifs à valeur axiologique (« hideux », « sinistre ») et de tournures hyperboliques (« le tableau le plus épouvantable », « l'imagination la plus folle »).

    Il n'est rien de dire qu'une telle scène de torture, digne d'un roman frénétique, n'aurait pas eu sa place dans une oeuvre de Chateaubriand. Comme nous avons pu le voir, le roman populaire ne peut qu'employer des catégories massives à même d'être comprises par le lecteur. La figure de l'Indien, telle qu'elle est conçue par le roman populaire, répond à la nécessité d'ériger un personnage en représentant d'une race, à qui l'on attribue des caractéristiques morales, physiques et affectives essentielles. L'Indien « impassible » du roman populaire est un type et il doit par conséquent remplir une fonction déterminée : incarner le Mal ou, à l'inverse, personnifier une dignité supérieure propre à sa race. Un personnage peut même passer de l'un à l'autre, sans que cela change la perception que le lecteur peut avoir de la race indienne dans son ensemble. Ainsi Natah-Otann peut-il être décrit au début de Balle-Franche d'une manière nettement méliorative   :

    « C'était un homme de vingt-cinq ans au plus, d'une physionomie fine, intelligente et empreinte de loyauté. Sa taille haute, ses membres bien proportionnés, la grâce de ses mouvements et son apparence martiale en faisaient un homme remarquable. (...)

    L'aspect de ce sauvage enfant des bois, dont le manteau et les longues plumes flottaient au vent, caracolant sur un coursier aussi indompté que lui-même, avait quelque chose de saisissant et de grand à la fois. » [42]

    Les caractéristiques physiques du chef indien ne laissent aucun doute sur l'ambivalence de son caractère : il est à la fois « une de ces natures supérieures » que le roman d'aventures affectionne, et un être barbare capable du pire comme du meilleur.

    « Natah-Otann était un composé bizarre de bien et de mal, chez lui tout était extrême ; parfois les plus nobles sentiments semblaient résider en lui ; il était bon, généreux ; puis tout à coup, dans une autre circonstance, sans qu'il fût possible d'expliquer pourquoi il agissait ainsi, sa férocité et sa cruauté acquéraient des proportions gigantesques qui épouvantaient les Indiens eux-mêmes. » [43]

    Ce déséquilibre fondamental débouche sur une vision tragique de l'existence du héros : élevé parmi les Indiens par un révolutionnaire français, Natah-Otann est le creuset dans lequel se nouent toutes les tensions inhérentes aux deux cultures dans lesquelles il vit. [44] Pris entre sa nature indienne et ses représentations issues de la culture européenne, il lui manque cette capacité à se constituer une identité cohérente : la conscience de l'infériorité de sa race l'amène donc à concevoir un projet de régénération et de libération pour son peuple, à partir des conceptions philosophiques des Lumières [45] . D'où ce désir de sublimer son existence dans la lutte contre la domination de son peuple, y compris par les moyens les plus violents.

    Deux lectures ambivalentes de la figure de l'Indien s'entrecroisent donc au sein même des romans de Gustave Aimard : la première renvoie à la « grandeur sauvage » de l'Indien, et repose en partie sur la fascination exercée par ses moeurs étranges, son attitude imperturbable, sa capacité à être maître de soi-même. La seconde lecture reprend ce discours sur l'impassibilité indienne mais l'investit d'une autre fonction : elle devient alors cette froideur calculatrice et meurtrière qui permet d'expliquer des actes aussi horribles que le massacre de toute une famille.

    Au final, l'annexion de l'Indien par le roman d'aventures se fait donc au profit d'une vision idéologiquement chargée : si l'Indien n'accepte pas d'être colonisé, il ne peut être considéré que comme une menace envers les Occidentaux et les valeurs qu'ils incarnent. Le parti-pris de Gustave Aimard est clair sur ce point : le désir de soulèvement indien ne s'exprime dans Balle-Franche qu'à travers un personnage dont la rébellion prend un caractère outrancier. Par conséquent, Aimard induit l'idée selon laquelle toute révolte indienne se réduit à une folie meurtrière et finalement inutile.

    1.2.2. Le désert mexicain ou l'espace de l'aventure française

    Comme l'a remarqué Sylvain Venayre, il existe un « moment mexicain » dans l'histoire du roman populaire d'aventures. [46] Le désert mexicain a en effet focalisé l'attention d'un nombre d'auteurs assez important pour constituer un « noeud discursif (...) dans l'histoire du discours sur l'aventure ». [47]

    « Tout se passe comme si, dans les années 1840-1860, la « frontière » de Cooper, impuissante à susciter un discours français sur l'aventure, y était parvenue en se déplaçant vers le Sud. Le Nord du Mexique — la Sonora notamment— apparaît comme un espace particulièrement propice à cette aventure dont le milieu du XIXème siècle enregistre l'émergence dans le discours. » [48]

    La vogue du désert mexicain dans le roman d'aventures coïncide avec des circonstances historiques : durant la décennie 1840, le Mexique, État indépendant depuis 1821, est la cible de pressions incessantes de la part des États-Unis pour s'emparer des territoires situés au Nord du fleuve Rio Grande del Norte (limite actuelle entre les deux États). Après de rudes combats, le Texas est finalement annexé par la force en 1845. Et la défaite du Mexique durant la guerre américano-mexicaine de 1846-1848 permet aux États-Unis d'obtenir l'immense territoire de la Californie. C'est d'ailleurs lors de cette guerre qu'un soldat d'origine irlandaise, Thomas Mayne-Reid, découvre le désert mexicain, qu'il choisit pour toile de fond de son premier roman, le Corps-franc des rifles , publié en anglais en 1850. Au même moment, un Français, Gabriel Ferry, publie en France un roman, le Coureur des bois , inspiré par ses années passées au Mexique. À partir de la fin des années 1850, Gustave Aimard publie à la suite de ces deux auteurs bon nombre de romans qui ont pour cadre le Mexique du début du XIXème siècle. S'il ne nous a été permis d'étudier qu'une seule de ces oeuvres mexicaines [49] , celle-ci nous semble toutefois témoigner fidèlement de la représentation de l'espace mexicain dans l'imaginaire des lecteurs français du milieu du XIXème siècle.

    La part que prennent la nostalgie et le rêve dans cette représentation de l'espace mexicain ne fait aucun doute : dans les romans d'Aimard, l'évocation du Mexique fait ainsi largement appel au passé légendaire de la conquête, sur lequel se superpose la vision du Mexique de la première moitié du XIXème siècle. Dans l'esprit d'Aimard, le Mexique des premiers temps de la conquête semble ainsi avoir survécu par-delà les siècles : « Aussi aujourd'hui l'Arizona est-elle restée ce qu'elle était lorsqu'elle se nommait Cibola et que Cabeza de Vacca la découvrit au prix de fatigues et de périls terribles ; c'est-à-dire une contrée mystérieuse, pleine de légendes sinistres, de prodiges effrayants et inexpliqués » [50]

    La référence aux Conquistadores n'est toutefois pas une spécificité de l'auteur : Mayne-Reid, comme Aimard, y a recours [51] car elle confère au récit l'aura légendaire de la Conquête espagnole. L'apparition du Mexique dans l'imaginaire de la Prairie voit donc le retour de thématiques issues des récits de conquête. Il en est ainsi du mythe des Sept Cités mystérieuses de Cibola , qu'Aimard intègre à ses récits pour les représenter comme dernier refuge des civilisations indiennes. [52] Deux « mystérieuses cités » sont ainsi décrites dans deux des oeuvres d'Aimard que nous avons étudiées : la première, appelée Quiepaa-Tani, constitue le centre de l'action de L'Éclaireur , car y est détenue la fille d'un des personnages, don Mariano ; la seconde, située dans le désert de l'Arizona, est la place-forte dans laquelle se réfugient les Indiens comanches par temps de guerre. Bien qu'Aimard affirme avoir habité les lieux qu'il décrit, il ne fait pas de doute que ces cités indiennes doivent plus à l'imagination de l'auteur qu'à la réalité :

    « Une magnifique plaine se déroulait à cents pieds au-dessous [des aventuriers], et au milieu de cette plaine, c'est-à-dire à mille mètres environ de distance, s'élevait, fière et imposante, Quiepaa-Tani [53] , la ville mystérieuse, défendue par ses tours massives et ses épaisses murailles. L'aspect de cette vaste cité au milieu de ce désert produisit sur l'esprit des trois hommes un sentiment de stupeur dont ils ne purent se rendre compte et qui, pendant quelques minutes, les rendit muets de surprise. » [54]

    La description de cette ville, et notamment l'étymologie de son nom, laisse imaginer une cité merveilleuse, entourée de nuages, à la fois effrayante par la puissance guerrière qu'elle cache derrière « ses tours massives et ses épaisses murailles », et fascinante par sa situation exceptionnelle, loin de toute civilisation. Les adjectifs à valeur subjective (« fière et imposante ») laissent ainsi la part belle au travail d'imagination du lecteur.

    Pour bon nombre de contemporains d'Aimard, la Sonora s'est aussi constituée comme l'horizon possible d'une nouvelle conquête française. [55] Le Mexique des années 1850 peut ainsi faire figure de terre à régénérer, comme le montre cette description placée au début des Trappeurs de l'Arkansas  :

    « Ce vaste continent, qui pendant trois siècles a été la paisible possession des Espagnols, parcourez-le aujourd'hui, c'est à peine si de loin en loin quelque ruine sans nom y rappelle leur passage, tandis que les monuments élevés, bien des siècles avant la découverte, par les Aztèques et les Incas sont encore debout dans toute leur majestueuse simplicité , comme un témoignage impérissable de leur présence dans la contrée et de leurs efforts vers la civilisation.

    Hélas ! que sont devenues aujourd'hui ces glorieuses conquêtes enviées par l'Europe entière, où le sang des bourreaux s'est confondu avec le sang des victimes (...); le temps a marché et l'Amérique méridionale expie à l'heure qu'il est les crimes qu'elle a fait commettre. Déchirée par des factions qui se disputent un pouvoir éphémère, opprimée par des oligarchies ruineuses, désertée par les étrangers qui se sont engraissées de sa substance, elle s'affaisse lentement sous le poids de son inertie sans avoir la force de soulever le linceul de plomb qui l'étouffe (...). » [56]

    Tout dans cette description semble accabler les tenants de la colonisation mexicaine, à commencer par le ton emphatique employé par le narrateur. Les adjectifs à valeur axiologique (« majestueuse », « impérissable ») utilisés pour renforcer le contraste exprimé par la locution adverbiale « tandis que », ne laissent aucun doute sur l'opinion du locuteur : face aux peuples incorruptibles du passé, porteurs de valeurs inaltérables, l'Amérique du Sud du milieu du XIXème n'a à opposer que la ruine, l'instabilité politique et le gâchis de ses richesses naturelles. Le nombre d'adjectifs épithètes (« éphémère » et « ruineuses ») et attributs (« déchirée », « opprimée », « désertée »), expriment par leur valeur nettement négative l'état de désolation dans lequel semble croupir le pays. Et cette idée est renforcée par l'image de l'écrasement, exprimée à l'aide d'une métaphore filée, dont la banalité n'a d'égale que la facilité de compréhension par le lecteur (« elle s'affaisse lentement sous le poids de son inertie sans avoir la force de soulever le linceul de plomb qui l'étouffe »).

    À0 ce problème inextricable, Aimard semble pourtant trouver un remède. Pour lui, l'Amérique du Sud ne se réveillera « qu'au jour où une race nouvelle, pure d'homicide et se gouvernant d'après les lois de Dieu, lui apportera le travail et la liberté qui sont la vie des peuples. » [57] Faut-il dès lors considérer que le peuple français est dans l'esprit d'Aimard celui qui donnera naissance à cette « nouvelle race » ? Bien des éléments nous le laissent penser. Dans tous les cas, ces valeurs (la liberté et le travail) censées assurer le renouveau du Mexique semblent assez représentées chez les peuples occidentaux pour que cette option soit envisageable par le lecteur.

    Si le roman de l'Ouest à la française s'intéresse donc à la Sonora, c'est qu'elle constitue un horizon de conquête dans l'esprit de ses contemporains. Mais c'est aussi parce qu'elle est à même de figurer l'Aventure telle qu'on commence à l'imaginer à cette époque : espace à régénérer, à mi-chemin entre civilisation et barbarie, elle ne peut que focaliser les fantasmes de peuples colonisateurs et de romanciers en mal d'aventures.

    1.3. Gustave Aimard et le discours de l'aventure

    La seconde moitié du XIXème siècle a parfois été décrite comme l'âge d'or du roman d'aventures, grâce notamment à des auteurs que l'on classe désormais parmi les classiques : Alexandre Dumas, Robert-Louis Stevenson ou encore Rudyard Kipling [58] . Or, le genre n'a, à la fin du siècle, que quelques décennies d'existence. Mais ces quelques années ont suffi pour que la littérature d'aventures prennent une place considérable dans l'imaginaire de toute une génération de lecteurs, et même d'écrivains. Il convient donc de s'arrêter sur les conditions d'émergence de cette littérature dont la nouveauté n'est pourtant pas si évidente.

    1.3.1. Naissance du roman d'aventures et émergence du discours de l'aventure

    Si l'on peut qualifier de roman d'aventures des oeuvres antérieures au milieu du XIXème siècle, le genre ne devient autonome qu'à cette époque. Bien que des auteurs comme Fenimore Cooper, Alexandre Dumas ou Walter Scott publient des romans d'aventures dès les années 1820-1830, il n'en demeure pas moins que ces oeuvres sont difficilement classables pour les contemporains : romans historiques, roman d'aventures, récit d'aventures géographiques, ces sous-genres se recoupent sans vraiment se fonder sur des critères de définition satisfaisants.

    Dans un article du Rocambole [59] , Matthieu Letourneux a tenté d'analyser la généalogie du roman d'aventures pour mieux comprendre comment est né ce genre. Pour cela, il a dégagé l'héritage sur lequel se fonde la conception du roman d'aventures au milieu du XIXème siècle. Selon lui, le roman d'aventures possède une double parenté : d'une part, le récit de « vie et d'aventures » apparu dans le domaine anglais à la fin du XVIIème siècle et dont l'exemple le plus connu est le Robinson Crusoé de Daniel Defoe (1719) ; et d'autre part, le récit de voyage mettant davantage l'accent sur la description d'un lieu au détriment des péripéties. Selon Matthieu Letourneux, c'est à la contamination réciproque de ces deux types de récit que le roman d'aventures doit son nom et son apparition :

    « A l'origine, on ne parle de roman d'aventures que pour ce qu'on pourrait définir aujourd'hui comme les romans d'aventures géographiques. Mais en préférant l'expression « roman d'aventures » à celle d' « aventures et voyages », on glisse de la simple description d'un contenu vers une définition plus formelle : il ne s'agit plus tant de mettre l'accent sur l'exotisme que sur l'événement aventureux comme principale unité formelle et thématique de l'intrigue. » [60]

    Le roman d'aventures est né de ce « basculement » d'une thématique à une autre, de ce « reflux » de l'exotisme et du voyage « au profit de l'événement » aventureux. Dans des oeuvres qui se désignent elles-mêmes comme des « romans d'aventures », « le terme cesse de désigner un contenu (celui d'un récit racontant des aventures) pour renvoyer à ce qui apparaît comme un genre » davantage défini par des thématiques communes à plusieurs ouvrages [61]  : le centrage sur les aventures, c'est-à-dire sur la notion de danger, de hasard, d'imprévu ne peut se faire que dans un cadre exotique, évacuant le héros et le lecteur de leur univers habituel et induisant des événements dont on ne connaît pas d'avance la teneur : « Un roman d'aventures, a écrit Jacques Rivière, c'est le récit d'événements qui ne sont pas contenus les uns dans les autres. A aucun moment on n'y voit le présent sortir tout à fait du passé, à aucun moment le progrès de l'oeuvre n'est une déduction. [62]  »

    Découverte sur le vif, la vie du héros prend alors un sens particulier : ce que Jacques Rivière nomme une « émotion poétique, celle d'attendre quelque chose, de ne pas tout savoir encore, (...) [et qui, selon lui, consiste à] être amené aussi près que possible sur le bord de ce qui n'existe pas encore. » [63] L'attention du lecteur est donc mise en éveil par des procédés que le roman d'aventures utilise à satiété : le suspens, autrement dit l'attente de la réponse à une question posée par le récit, est un procédé romanesque dont la force est augmentée par la publication quotidienne ou hebdomadaire des feuilletons. Ainsi, la nécessité de susciter l'envie de lire la suite de son roman amène parfois à recourir à des effets romanesques rendus presque incompréhensibles par la publication en volume. Un bon exemple de l'utilisation qu'en fait Gustave Aimard pourra être donné au lecteur par les derniers mots d'un chapitre des Trappeurs de l'Arkansas .

    Alors que doña Luz vient d'avouer à son oncle qu'elle commence à succomber aux charmes des « vastes déserts » du Nouveau Monde, « le guide [de la caravane], se rapprochant tout à coup, fit un signe pour commander le silence en disant d'une voix faible comme un souffle :

    – Un homme !... » [64]

    Le lecteur est alors forcé d'attendre le prochain chapitre pour y apprendre qu'au désert, « ce mot " un homme ", veut presque toujours dire " un ennemi ". »

    Ce procédé de mise en tension peut également figurer à l'intérieur du récit : les instants qui précèdent les attaques indiennes contre des positions américaines sont alors l'occasion de mettre en scène un danger imminent : « Tout était morne et silencieux en apparence, et en réalité deux milles guerriers intrépides se glissaient sournoisement dans l'ombre, pour donner l'assaut à une forteresse derrière laquelle quarante hommes résolus n'attendaient qu'un signal pour commencer l'attaque. » [65] Nul doute pour le lecteur que le combat qui va suivre sera aussi acharné que si le sort de la lutte entre civilisation et barbarie s'y jouait tout entier.

    « Tout à coup une puissante détonation se fit entendre, et le fort Mackensie apparut ceint comme un nouveau Sinaï de fumée et d'éclairs éblouissants.

    La bataille était commencée. » [66]

    Dans cette comparaison, la mise en présence d'un comparant relevant de références culturelles partagées par tous les lecteurs (le Sinaï désignant la montagne de Dieu dans la tradition biblique) et d'un comparé appartenant à un autre univers référentiel, vise à accentuer l'expressivité du discours : le fort Mackensie devient alors le lieu où semble se jouer la destinée des peuples indiens, de la même manière que le Sinaï est considéré comme le lieu où s'est écrit le sort de l'humanité.

    Dans le roman d'aventures, l'usage de formulations hyperboliques n'est en aucun cas restreint : il fait même figure de loi. L'effet supposé sur le destinataire justifie ainsi tous les efforts d'expressivité que déploie le narrateur, jusqu'à produire une intensification exacerbée du discours. Parmi de nombreux exemples, citons cette réplique que le narrateur fait dire à l'Urubu lorsque le Coyote [67] lui montre son crâne scalpé par un chef indien : « - Oh ! c'est épouvantable, fit-il avec horreur. » [68]

    L'indispensable efficacité du discours que requiert le roman d'aventures peut aussi amener l'auteur à épuiser son inspiration. Ce dialogue sur un ton pathétique entre une mère et sa fille illustre bien ce phénomène :

    « Voyons, ma Diana chérie, sèche tes larmes, ne te tourmente pas ainsi, dis-moi seulement ce que tu éprouves (...).

    — Hélas ! ma bonne mère, répondit l'enfant souriant à travers ses larmes, je n'y comprends rien moi-même (...).

    — Tu te trompes, enfant, répondit gravement mistress Bright (...).

    — Hélas ! murmura Diana.

    (...)

    — «Tu vois bien que tu avais un secret, pauvre enfant, puisque tu l'aimes.

    — Hélas ! murmura-t-elle naïvement (...).

    — Ecoute-moi ; hélas ! mon âge et mon expérience (...) m'autorisent à te donner des conseils, veux-tu les entendre ?

    — Oh ! ma mère, vous savez combien je vous aime et je vous respecte !

    — (...) mieux vaut faire saigner à présent une plaie qui n'est pas encore bien profonde que d'attendre pour y porter remède que le mal soit incurable.

    — Hélas ! » [69]

    Privilégier l'expressivité du discours, de manière parfois outrancière, peut provoquer des redondances que l'auteur, pris à son propre jeu, n'aperçoit même plus. [70] Peut-être ceci est-il à lier avec les prétentions de l'auteur : le souhait de rivaliser avec les écrivains reconnus de la « grande »  littérature en s'inspirant, voire en s'essayant à la réécriture de morceaux de bravoure, a pu se révéler payant, non sur un plan purement littéraire, mais d'un point de vue symbolique. Un bon auteur populaire, s'inspirant de ce qu'ont pu faire avant lui des écrivains plus talentueux, pouvait ainsi espérer une reconnaissance de la part d'un lectorat peu enclin à critiquer, par exemple, le réemploi de schémas narratifs d'un roman à l'autre. [71]

    1.3.2. L'exotisme du roman de l'Ouest

    L'éloignement vers des contrées mystérieuses est la condition sine qua non pour que l'aventure puisse naître. [72] Or, si l'éloignement devient au milieu du XIXème siècle une norme de la littérature d'aventure [73] , tous les lieux ne se valent pas. L'exotisme, en tant qu'il marque la différence et la diversité du réel, ne peut être incarné que par des espaces singuliers, uniques donc étranges et mystérieux.

    Parmi ces lieux, celui qui a sans doute le plus fasciné est le désert. Et de ses nombreuses variantes, le désert américain est le premier à avoir marqué l'imaginaire occidental par son étrangeté. En France, Chateaubriand est l'un des premiers à avoir su exploiter les ressources poétiques qu'offrait le désert américain. À la vue des immenses forêts américaines, c'est avant tout un « étrange » sentiment de liberté qui le frappe :

    « Lorsque, dans mes voyages parmi les nations indiennes du Canada, je quittai les habitations européennes et me trouvai, pour la première fois, seul au milieu d'un océan de forêts, ayant pour ainsi dire la nature prosternée à mes pieds, une étrange révolution s'opéra dans mon intérieur. Dans l'espèce de délire qui me saisit, je ne suivais aucune route ; j'allai d'arbre en arbre, à droite et à gauche indifféremment, me disant en moi-même : "ici, plus de chemins à suivre, plus de villes, plus d'étroites maisons, plus de Présidents, plus de République, de Rois, surtout plus de Lois, et plus d'Hommes." » [74]

    Espace de la solitude, le désert est à même de fournir à l'imaginaire romantique tout un lot d'images, de situations et de thèmes que reprend à son compte la littérature d'aventures de la seconde moitié du XIXème siècle. Le désert est d'abord un espace sublime [75] dans lequel Dieu a choisi de se montrer à l'homme dans toute son ampleur : l'immense forêt vierge, ce « réseau inextricable de végétation » à « l'aspect à la fois étrange et bizarre, majestueux et imposant » [76] , n'est qu'une figuration infidèle, mais grandiose, de la divinité.

    Un héros de Gustave Aimard, Balle-Franche, peut ainsi déclarer avec assurance : « le désert est un livre écrit tout entier par le doigt de Dieu ». Certes, l'affirmation n'a pour but que de louer les qualités de tout bon coureur des bois [77] , mais elle est bien là pour témoigner d'un aspect de l'héritage romantique qu'a su réinvestir le roman d'aventures. Les scènes de contemplation de la nature du Nouveau Monde, topos romantique s'il en est, ne font donc pas défaut dans l'oeuvre de Gustave Aimard :

    « Tout en marchant, ils avaient atteint un point élevé du monticule d'où la vue planait à une grande distance dans toutes les directions sur la prairie.

    La nuit était calme et embaumée ; il n'y avait pas un souffle dans l'air, pas un nuage au ciel (...).

    Machinalement, les deux hommes s'arrêtèrent et jetèrent un regard rêveur sur le paysage grandiose qui se déroulait à leurs pieds. » [78]

    Le paysage américain est ainsi particulièrement propice à de longues descriptions dans lesquelles le narrateur doit mettre tous ses talents pour recréer un univers d'abondance sensorielle. Cette description du Mississippi, fleuve immortalisé par Chateaubriand plus d'un demi-siècle plus tôt [79] , est sur bien des points exemplaire :

    « L'Amérique est la terre des prodiges ! tout y acquiert des proportions gigantesques qui effraient l'imagination et confondent la raison.

    Montagnes, rivières, lacs et fleuves, tout est taillé sur un patron sublime.

    Voici un fleuve de l'Amérique septentrionale, non comme le Rhône, le Danube ou le Rhin dont les rives sont couvertes de villes, de plantations ou de vieux châteaux émiettés par les siècles, dont les sources et les tributaires sont des ruisseaux insignifiants, dont les eaux resserrées dans un lit trop étroit se précipitent, impatientes de se perdre au sein des mers ; mais profond et silencieux, large comme un bras de l'Océan, calme et sévère comme la grandeur, il roule majestueusement ses eaux grossies par d'innombrables rivières, baignant mollement les bords d'un millier d'îles qu'il a formées de son limon .

    Ces îles, couvertes de hautes futaies, exhalent un parfum âcre ou délicieux que la brise emporte au loin. Rien ne trouble leur solitude, que l'appel doux et plaintif de la colombe ou la voix rauque et stridente du tigre qui s'ébat sous l'ombrage.

    Ç7a et là les arbres tombés de vétusté ou déracinés par l'ouragan, s'assemblent sur les eaux ; alors, unis par les lianes, cimentés par la vase, ces débris de forêts deviennent des îles flottantes ; (...) le peitia et le nénuphar y étalent leurs roses jaunes, les serpents, les oiseaux, les caïmans viennent se reposer et se jouer sur ces radeaux verdoyants et vont avec eux s'engloutir dans l'Océan.

    Ce fleuve n'a pas de nom !...

    D'autres sous la même zone s'appellent : Néobraska , Platte , Missouri .

    Lui il est simplement Mécha-Chébré , le vieux père des eaux, le fleuve par excellence ! Le Mississippi enfin !

    Vaste et incompréhensible comme l'infini, plein de terreurs secrètes, comme le Gange et l'Irawadé, il est pour les nombreuses nations indiennes qui habitent ses rives le type de la fécondité, de l'immensité, de l'éternité !...» [80]

    Dans ce passage, l'exotisme des lieux est rendu par la multiplication des notations sensorielles : le narrateur délimite d'abord son sujet visuellement (« voici un fleuve de l'Amérique septentrionale »), puis intervient un resserrement du cadre sur les îles qui jalonnent le fleuve permettant la description des odeurs (« un parfum âcre ou délicieux ») et des sons produits par la faune (« l'appel doux et plaintif de la colombe ou la voix rauque et stridente du tigre ») ; enfin, les couleurs qui s'offrent aux yeux de l'observateur sont mises en valeur par un adjectif post-posé à la fin d'un membre de phrase (« roses jaunes ») ou au milieu d'un autre (« radeaux verdoyants »). Toute cette description tend donc à rendre ce paysage présent dans l'esprit du lecteur, comme si ce spectacle était devant ses yeux. Ce procédé littéraire, l'hypotypose, est couramment utilisé par les auteurs de roman d'aventures car il permet de placer directement le lecteur au milieu d'un univers romanesque.

    En effet, cette description du Mississippi a pour fonction de capter l'intérêt du lecteur tout en permettant « la mise en place de l'univers fictionnel ». [81] Le régime de lecture est ainsi posé : l'extravagance du décor américain ne peut qu'engendrer des aventures elles aussi extravagantes. En conséquence, point n'est besoin de croire à la véracité de ce qui est raconté, seul prime le désir d'être transporté dans un autre monde où le réel et ses contraintes n'ont plus d'emprise sur les péripéties.

    On comprend dès lors pourquoi le désert du Nouveau-Monde fut le cadre privilégié des premiers romans d'aventures : à une conjoncture historique (la découverte de l'Ouest américain) s'ajoute la capacité du paysage à fixer les rêveries des écrivains occidentaux. À l'immensité et à la diversité des paysages américains correspondent autant de possibles romanesques que le roman d'aventures tente d'exploiter sous toutes les formes : romans de l'Ouest mettant en scène les luttes entre Indiens et Américains colonisateurs, romans mexicains ou romans de bandits privilégiant les bas-fonds de la Prairie à la manière d'Eugène Sue.

    1.3.3. Le « désir des confins » ou la sauvagerie retrouvée

    Le discours des romans d'aventures du milieu du XIXème siècle illustre donc une vieille idée : l'Aventure est la fille du voyage vers l'inconnu. Mais, à une époque où l'inconnu est de plus en plus « maîtrisé, cerné par la connaissance », en un mot « nucléaire » [82] , il est de plus en plus difficile de trouver des terres vierges de toute présence occidentale. Déjà, l'époque de Fenimore Cooper n'est plus celle des grandes découvertes : les célèbres explorateurs Lewis et Clark ont traversé le continent nord-américain jusqu'à la côte Pacifique dans les premières années du siècle, amenant dans leur sillage de nombreux voyageurs européens. [83] Alexis de Tocqueville, parti en expédition pour atteindre le désert américain au début des années 1830, dresse le constat de la fuite en avant dans laquelle sont entraînés les Indiens, et avec eux le « désert » :

    « Une des choses qui piquaient le plus vivement notre curiosité en venant en Amérique, c'était de parcourir les extrêmes limites de la civilisation européenne et même, si le temps nous le permettait, de visiter quelques-unes de ces tribus indiennes qui ont mieux aimé fuir dans les solitudes les plus sauvages que de se plier à ce que les Blancs appellent les délices de la vie sociale. Mais il est plus difficile qu'on ne croit de rencontrer aujourd'hui le désert. »

    Ce discours de l'extrême limite est réinvesti par le roman d'aventures, et notamment par le roman de l'Ouest, sous la forme du confins. [84] Face à l'avancée inexorable de la Frontière [85] et à la destruction d'un peuple et de ses coutumes, les lieux retirés de la civilisation, c'est-à-dire exempts de toute trace de corruption, prennent une valeur symbolique : ils sont la dernière preuve qu'une autre humanité, sauvage, a vécu puis disparu ; ils témoignent d'une époque et d'un monde qui ne sera bientôt plus. [86] Gustave Aimard, après d'autres, semble regretter le recul des Indiens devant les colons américains. Ainsi, des personnages comme le métis Balle-Franche et l'aventurier Édouard de Beaulieu, se font le relais d'un discours déplorant l'avancée de la colonisation au détriment des peuples indiens :

    « — Hum ! fit le chasseur, vous savez qu'à tort ou à raison les Peaux-Rouges se prétendent les rois des prairies et qu'ils ne veulent pas y souffrir la présence des Blancs.

    — Mais je trouve qu'ils sont parfaitement dans leur droit ; depuis la découverte de l'Amérique, les Blancs les ont peu à peu dépossédés de leurs territoires et refoulés au désert : ils défendent ce dernier refuge et ils font bien.

    — Je suis entièrement de votre avis, monsieur Edouard, le désert ne devrait appartenir qu'aux chasseurs et aux Indiens, malheureusement les Américains ne pensent pas ainsi, ce qui fait que tous les jours ils quittent les villes et s'enfoncent dans l'intérieur, s'établissant tantôt ici, tantôt là et confisquant à leur profit les contrées les plus fertiles et les plus riches en gibier. 

    — Que pouvons-nous y faire, mon ami ? répondit le comte en souriant, c'est un mal sans remède dont nous devons prendre notre parti (...).» [87]

    Le désert est le dernier refuge des Indiens, mais il l'est aussi pour des individus infréquentables, bandits et autres pirates des prairies, « sang-mêlé pour la plupart, féroces, voleurs et assassins, sans foi ni loi ». [88] Dans ces « vastes déserts » de la sierra Madre ou dans les « sombres forêts » de l'Arkansas, seul règne une anarchie s'apparentant à un état de guerre permanent. « Aussi la prairie, théâtre sinistre de combats incessants et terribles, n'est-elle en réalité qu'un vaste ossuaire, où s'engloutissent obscurément chaque année, dans une guerre d'embuscades sans merci, des milliers d'hommes intrépides. » [89] Dès le début du roman, le lecteur aura donc compris qu'au désert, la fraternité n'est pas de mise. Ici, la société n'existe pas, seul l'individu compte :

    « La vie du désert ne ressemble en rien à celle des villes. Là-bas, on se connaît peu ou beaucoup, soit de nom, soit par des relations personnelles (...). Au désert, ce n'est plus cela : l'égoïsme et le personnalisme règnent en maître ; le moi est la loi suprême ; chacun ne pense qu'à soi, n'agit que pour soi, et, dirai-je même plus, n'aime que soi. » [90]

    Rendu à la solitude du désert, l'homme de la Frontière ne considère plus l'autre que comme une menace pour lui-même : « Au désert, la rencontre que l'on redoute le plus est celle de l'homme. Tout inconnu est d'abord un ennemi, aussi s'accoste-t-on généralement à distance, le canon du fusil en avant et le doigt sur la détente. » [91]

    La dramatisation de l'espace désertique, en tant que mise en danger de la vie du héros, est une des composantes essentielles du roman d'aventures. Toutefois, si ces lieux peuvent être en eux-même dangereux, c'est la présence humaine dans ces contrées extraordinaires qui crée l'Aventure. Comme l'a remarqué Sylvain Venayre, la Frontière « n'est pas le lieu de la sauvagerie intégrale. L'homme y rencontre l'homme, mais l'étrangeté de l'espace fait précisément de cette rencontre une aventure. » [92]

    Zone de contact entre sauvagerie et civilisation, le désert présenté dans les oeuvres de Gustave Aimard appartient typiquement à ce que les Américains ont nommé Frontière [93]  : à la fois zone d'échange et de friction entre Indiens et colons, « désert institutionnel » [94] , lieu en marge de la culture et des obligations sociales, l'espace de la Frontière, interprété comme un désert, est un endroit de prédilection pour les aventuriers et les héros de romans d'aventures. Par conséquent, et comme le dit le chasseur Balle-Franche, « ce que l'on est convenu d'appeler le désert est [finalement] très peuplé ». [95] Ce qui n'empêche pas de le considérer comme « inexploré », au moins pour une raison : ceux qui le sillonnent ne sont pas chargés d'une mission colonisatrice à proprement parler. Les « gambucinos » de Gustave Aimard parcourent le désert dans un but désintéressé. [96] Il est pour eux le lieu d'une quête existentielle, loin des hommes corrompus par la civilisation des villes. Le paysage désertique est ainsi apte à nourrir la conscience poétique du trappeur Balle-Franche qui décrit sa vie et son expérience dans une prose exaltée :

    « lorsqu'on a respiré les senteurs des savanes, que pendant de longues nuits on a écouté le murmure du vent dans les arbres centenaires, les hurlements des fauves dans les forêts vierges, que l'on a foulé les sentes inexplorées des prairies, que l'on a admiré cette nature grandiose qui ne doit rien à l'art, où le doigt de Dieu est empreint à chaque pas, en caractères ineffaçables, lorsqu'on a assisté aux scènes sublimes qui d'instant en instant surgissent devant soi, alors peu à peu on se prend à aimer ce monde inconnu si plein de mystères et de péripéties étranges, les yeux s'ouvrent à la vérité, malgré soi on devient croyant, on répudie les mensonges de la civilisation, et transformé peu à peu, respirant par tous les pores l'air pur des montagnes et des prairies, on éprouve des émotions pleines de charmes inconnus, d'enivrantes voluptés et ne reconnaissant plus d'autres maîtres que ce Dieu devant lequel on se trouve si petit, on oublie tout pour vivre à jamais de la vie du nomade et rester au désert, parce que c'est là seulement où l'on se sent libre, heureux, homme enfin !... » [97]

    Cette vision extatique de l'existence nomade confine au mysticisme : la vie au désert est ainsi comparée à une révélation digne des meilleurs récits de conversion. Le ton emphatique utilisé pour décrire le bouleversement opéré par la vie au désert n'a d'autre but que de convaincre le lecteur des bienfaits de cette vie  : les trappeurs, chasseurs et autres coureurs des bois sont des hommes proches de la nature. Par conséquent, ils sont nécessairement heureux.

    À une époque où l'Occident normalise et écrase l'individu, l'espace de l'aventure ne peut se concevoir que comme une échappatoire face à une civilisation de plus en plus jugée comme dévoyée et incapable de pourvoir aux besoins spirituels de l'homme. Le discours des romans d'aventures semble alors exprimer un besoin d'ascension spirituelle et un désir d'échapper à une « normalité » contraignante. La nature est alors le cadre d'une régénération de l'être : la vie solitaire et ascétique permet de découvrir un nouveau rapport à l'être et au monde, fait d'humilité et de respect envers la Création. [98]


    Notes

    [Note 1] Dominique Kalifa, la Culture de masse en France , éd. de la Découverte, « Repères », Paris, 2001, p. 23.

    [Note 2] Umberto Eco, De Superman au surhomme , Grasset, Paris, 1993, chap. « Eugène Sue ; le socialisme et la consolation » (pp. 38-83).

    [Note 3] Henri-Jean Martin et Roger Chartier (dir.), Histoire de l'édition française , tome III, Promodis, 1985, p.464-465.

    [Note 4] La loi Guizot sur l'enseignement public primaire date de juin 1833 et oblige chaque commune à disposer d'une école primaire non-obligatoire destinée aux garçons, mais gratuite pour les plus pauvres.

    [Note 5] Sur cette question, voir Sylvain Venayre, la Gloire de l'aventure, Genèse d'une mystique moderne, 1850-1940 , Aubier, « collection historique », Paris, 2002, pp. 62-63 et l'article de Martine Lyons, « les nouveaux lecteurs au XIXème siècle, femmes, enfants, ouvriers » in Guilliermo Cavallo et Roger Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental , Seuil, Points, 1997.

    [Note 6] Dominique Kalifa, la Culture de masse en France , op. cit. , p.23.

    [Note 7] Jean-Yves Mollier, l'Argent et les lettres : histoire du capitalisme d'édition :1880-1920 , Fayard, Paris, 1988, pp. 300-318, chap. « La librairie politique, le cas d'Edouard Dentu ». Il faut toutefois nuancer cette prééminence d'un lectorat aisé dans la France des années 1880, par le fait que ce maillage inégal du territoire français est partie prenante d'une stratégie économique privilégiant le secteur plus rentable de l'édition à destination d'un public fortuné (cf. p. 307).

    [Note 8] Jean-Yves Mollier, l'Argent et les lettres , op. cit. , p. 308.

    [Note 9] Moyen de diffusion parmi la population rurale depuis le XVIIIème siècle, le colportage a peu à peu disparu au cours du XIXème, car il était soumis à la concurrence des dépositaires et à un pouvoir politique soucieux d'étouffer un réseau de diffusion qu'il ne contrôlait pas.

    [Note 10] Sainte-Beuve dit ainsi dans son article « De la littérature industrielle » publié dans le numéro du 1 er septembre 1839 de la Revue des deux mondes  : "Chaque époque a sa folie et son ridicule; en littérature nous avons déjà assisté (et trop aidé peut-être) à bien des manies; le démon de l'élégie, du désespoir, a eu son temps, l'art pur a eu son culte, sa mysticité; mais voici que le masque change; l'industrie pénètre dans le rêve et le fait à son image, tout en se faisant fantastique comme lui ; le démon de la propriété littéraire monte les têtes, et paraît constituer chez quelques-uns une vraie maladie pindarique, une danse de saint Guy curieuse à décrire."

    [Note 11] Cf. Gustave Flaubert, l'Education sentimentale (1869) et Madame Bovary (publié en 1857 chez Michel Lévy, éditeur par ailleurs impliqué dans l'édition de volumes bon marché diffusés en livraisons, ce qui ne signifie pas pour autant que l'auteur destine son oeuvre à un public populaire. Le cas de Flaubert semble faire figure d'exception parmi la littérature « légitime » : les revenus principaux de l'auteur ne dépendant pas de la vente de ses ouvrages, il pouvait se permettre d'en vendre les droits à un éditeur pour une somme modique. Comme le remarque Dominique Kalifa, « à quelques exceptions près, comme l'oeuvre de Hugo, les circuits du livre de grande diffusion ne recoupent guère ceux du livre institué. L'entrée de la littérature dans les circuits de l'industrie culturelle se solde par une radicalisation des fractures sociales. »).

    [Note 12] Dominique Kalifa, op. cit. , p.31.

    [Note 13] Henri-Jean Martin et Roger Chartier (dir.), Histoire de l'édition française , op. cit. , p. 469.

    [Note 14] Ibid.

    [Note 15] Ibid.

    [Note 16] Umberto Eco, La Guerre du faux , le Livre de Poche.

    [Note 17] Cf. le travail de recensement des oeuvres publiées sous le nom de l'auteur effectué par James Cartier et Thierry Chevrier dans la revue le Rocambole , n°13, hiver 2000, et repris dans l'ouvrage de Jean Bastaire, Sur la piste de Gustave Aimard, trappeur quarante-huitard , éditions Encrage, collection « Travaux bis », Paris, 2003.

    [Note 18] Gustave Aimard a en effet eu recours à plusieurs reprises au procédé de l'auto plagiat sans toutefois duper ses contemporains (cf. le Rocambole , n°13 et Jean Bastaire, Sur la piste de Gustave Aimard , op. cit. , pp.93-94). Un aperçu de l'audace de Gustave Aimard peut être donné par le titre prometteur d'un de ses romans : les Fouetteurs de femmes. Annoncé chez Degorce-Cadot dans une édition de la fin du XIXème siècle, nous n'en avons pas trouvé de correspondance dans les bibliographies. Peut-être s'agit-il d'une réédition, sous un titre modifié, d'une oeuvre déjà parue.

    [Note 19] Cf. note de la première édition des Trappeurs de l'Arkansas (p.8 de l'édition des romans de Gustave Aimard, Les Trappeurs de l'Arkansas et autres romans de l'Ouest , établie par Matthieu Letourneux pour la collection « Bouquins » et publiée en 2001 chez Robert Laffont ; désormais, ce volume est notre édition de référence, sauf indication contraire).

    [Note 20] « Chasseur intrépide, il a poursuivi les bisons avec les Sioux et les Pieds Noirs des prairies de l'Ouest (...). Deux fois il a été attaché par les Apaches au poteau de torture (...). Tour à tour squatter, trappeur, partisan, gambusino ou mineur, il a parcouru l'Amérique, depuis les sommets élevés des cordillères jusqu'aux rives de l'Océan, vivant au jour le jour, heureux du présent, sans souci du lendemain, enfant perdu de la civilisation. » (« note de la première édition » des Trappeurs de l'Arkansas , pp.7-8)

    [Note 21] Ce qui lui vaut, entre autres perfidies, cette remarque du Grand dictionnaire universel du XIXème siècle (1867) de P. Larousse : « Son style a (...) certaines allures cavalières qui vont à merveille à ces aventures que Fenimore Cooper, le capitaine Mayne-Reid et Gabriel Ferry ont si admirablement décrites avant lui. Sa manière, tout inhabile qu'elle est, a parfois quelque chose de sauvage qui fait oublier volontiers que M. Gustave Aymard n'est qu'un reflet éloigné des écrivains qui l'ont précédé dans cette carrière, où l'imprévu et le pittoresque offrent tant de ressources au romancier. » (article « Aymard », p.1103 du premier volume).

    [Note 22] Voir la post-face des Trappeurs de l'Arkansas dans laquelle le narrateur est appelé « don Gustavio » par un des personnages du récit (p.213). Cette lecture biographique des oeuvres de l'auteur a d'ailleurs permis à Jean Bastaire de reconstituer la vie d'Aimard (Cf. Sur la piste de Gustave Aimard, trappeur quarante-huitard , op. cit. ).

    [Note 23] Cf. l'inventaire de la bibliothèque de Brive en 1872 établi par Alain Corbin, dans lequel Aimard figure en cinquième place des romanciers les plus représentés après Dumas, Erckmann-Chatrian, Mayne-Reid et Jules Verne (cité par Sylvain Venayre dans la Gloire de l'aventure , op. cit. , p.42). Profitant de leur popularité, les éditeurs ont publié les romans d'Aimard jusqu'à la seconde Guerre Mondiale.

    [Note 24] Flaubert le fait figurer dans l'Album de la marquise , pour ce sommet du lyrisme indien version Aimard: « Lorsqu'il m'était permis de la voir, la peau dont mon coeur est couvert s'enlevait subitement et les paroles que soufflaient ma poitrine étaient inspirées par le Wacondah. » ( l'Album de la marquise dans l'édition Folio de Bouvard et Pécuchet , Gallimard, Paris, 1999, pp. 482-483).

    [Note 25] Avec les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon (1872), c'est un regard à la fois goguenard et nostalgique que porte Alphonse Daudet sur les romans d'aventure de sa jeunesse. Et si « l'intrépide, le grand, l'incomparable Tartarin de Tarascon » est un lecteur d'Aimard et de Fenimore Cooper, c'est que leurs récits ont constitué l'univers romanesque de bon nombre d'adolescents en manque de voyages et d'aventures.

    [Note 26] Jean Bastaire, op. cit. , pp.124-125.

    [Note 27] Réunis ici sur le même plan, les périples vers l'un ou l'autre de ces deux extrêmes géographiques répondent à une même logique initiale sans que toutefois s'en dégagent les mêmes enjeux.

    [Note 28] Philippe Jacquin et Daniel Royot, Go West ! Histoire de l'Ouest américain d'hier à aujourd'hui , Flammarion, Paris, 2002.

    [Note 29] Philippe Jacquin, « Les Français à la conquête de l'Ouest », Le Mythe de l'Ouest : l'Ouest américain et les « valeurs » de la frontière , Hors-série Autrement n°71, octobre 1993.

    [Note 30] Cf. la préface de la première édition d' Atala (1801) dans François-René de Chateaubriand, Atala , René, Les Natchez , édition de Jean-Claude Berchet, le Livre de Poche, 1989, p.42.

    [Note 31] Chateaubriand choisit de relater un épisode de la destruction des Indiens Natchez par les colons français de la Louisiane.

    [Note 32] James Fenimore Cooper (1789-1851) est considéré comme un des pères du roman d'aventures, grâce à des oeuvres que l'on regroupe souvent sous le titre de « geste de Bas-de-Cuir ».

    [Note 33] Gustave Aimard , Balle-Franche , p.304.

    [Note 34] Balle-Franche , p.305.

    [Note 35] Notons brièvement la précocité de la vocation criminelle de Natah-Otann : au début du roman, le chef indien est âgé de « vingt-cinq ans au plus » tandis que Fleur-de-Liane, qui n'est autre que la petite fille de l'émigrant, a quatorze ans. Or, lors du massacre de sa famille, le narrateur nous apprend qu'elle n'avait que « trois ou quatre ans ». Le lecteur en déduit donc que Natah-Otann commet ces atrocités à l'âge de quatorze ou quinze ans « au plus ».

    [Note 36] Balle-Franche , p.307.

    [Note 37] Ibid.

    [Note 38] Balle-Franche , p.308.

    [Note 39] Ibid.

    [Note 40] Cf. Balle-Franche , p.246 : « Les Indiens, toujours en embuscade à l'entrée du désert, attaquent les caravanes, massacrent sans pitié les pionniers et emmènent en esclavage les femmes et les jeunes filles, se vengeant en détail contre les émigrants, des atrocités dont pendant tant de siècles ils ont été victimes ».

    [Note 41] Balle-Franche , p.308. Pour voir l'illustration que Gustave Doré donna de cette scène, se reporter à notre annexe, p.123.

    [Note 42] Balle-Franche , pp.228-229.

    [Note 43] Balle-Franche , p.305.

    [Note 44] Natah-Otann, né d'un père et d'une mère indiens, est le fils adoptif du Bison-Blanc, sachem vénéré de la tribu des Kenhàs. Ménageant le suspens à plusieurs reprises, le narrateur finit par révéler la véritable identité de ce personnage : il s'agit en fait de Billaud-Varenne (1756-1819), révolutionnaire français impliqué dans les massacres de septembre, un temps partisan de Robespierre, à la chute duquel il contribua, conventionnel banni par les Thermidoriens, déporté à Cayenne d'où il finit par partir pour se rendre en Haïti et y mourir (on mesure ici la liberté prise par Aimard avec la vérité historique, d'autant que l'action de Balle-Franche commence en 1834). Chargé de veiller à l'éducation de Natah-Otann par ses parents reconnaissants envers la sagesse du vieillard, le Bison-Blanc, en « fils du XVIIIème siècle, (...) résolut d'expérimenter sur cette jeune intelligence, qui lui était confiée sans contrôle, le système préconisé par Jean-Jacques, dans Émile . » ( Balle-Franche , p.304) Mais il ne tarda pas à s'apercevoir des effets pervers engendrés par « une éducation fort étendue et une érudition peu commune », surtout chez un Indien : « Il comprit que cette éducation, en complet désaccord avec celle des individus qui l'entouraient, devait infailliblement causer la perte de Natah-Otann. » ( Balle-Franche , p.305)

    [Note 45] De la philosophie des Lumières, Natah-Otann retient surtout le postulat de la liberté et un humanisme fondé sur l'idée de progrès des races et des peuples : « Chose singulière, Natah-Otann, dès qu'il fut devenu un homme, loin de mépriser ses compatriotes plongés dans l'abrutissement et l'ignorance la plus complète, se prit au contraire pour eux d'une amour ardent et du violent désir de les régénérer. » ( Balle-Franche , p.304)

    [Note 46] Sylvain Venayre, « Le moment mexicain dans l'histoire française de l'aventure (1840-1860) », revue Histoire et Société de l'Amérique latine , n°7, premier semestre 1998, pp.123-137.

    [Note 47] Sylvain Venayre, « Le moment mexicain...», art. cit. , p. 124.

    [Note 48] Sylvain Venayre, « Le moment mexicain...», art. cit. , p. 134.

    [Note 49] Les Bandits de l'Arizona , publié en 1881, c'est-à-dire deux ans avant la mort d'Aimard. Au contraire des oeuvres rééditées dans le volume de la collection « Bouquins » cité plus haut, ce roman prend uniquement pour cadre le désert de l'Arizona, qu'Aimard soustrait volontairement et d'une manière anachronique à l'influence américaine.

    [Note 50] Les Bandits de l'Arizona , p.779.

    [Note 51] Cf. Sylvain Venayre, « Le moment mexicain...», art. cit., pp.132-133.

    [Note 52] Cf. Gustave Aimard, L'Éclaireur et les Bandits de l'Arizona. Pendant septentrional du mythe de l'Eldorado, cette légende, selon laquelle de vastes cités indiennes dotées de richesses innombrables auraient existé dans le désert de l'Arizona, a pris probablement naissance dans l'esprit des Indiens rencontrés par les premiers conquérants espagnols : pour les éloigner de leur présence, les indigènes faisaient preuve d'intelligence en indiquant la direction de ces supposées cités vers les territoires arides du grand désert de l'Arizona.

    [Note 53] « Littéralement, quiepaa ciel, tani montagne, en langue zapothèque. » (note d'Aimard).

    [Note 54] L'Éclaireur , p.543.

    [Note 55] Ces espoirs ont d'ailleurs été en partie réalisés par un aventurier français, Gaston de Raousset-Boulbon. Auteur dans les années 1840 d'une tentative d'invasion du Mexique, dans le but lointain d'instaurer un État indépendant en Sonora et d'en faire le foyer d'une nouvelle colonisation française, il périt sur le poteau d'exécution en 1854 à Guaymas et devint pour ses contemporains le premier aventurier moderne (cf. Sylvain Venayre, la Gloire de l'aventure , op. cit. , p.23). Gustave Aimard, qui affirme avoir participé à l'expédition de Raousset-Boulbon, en fit le héros de quatre de ses romans et de la seule pièce de théâtre qu'il fit jouer, les Flibustiers de la Sonora (titre repris par Michel Le Bris pour son ouvrage intitulé Les Flibustiers de la Sonore , Flammarion, Paris, 1998).

    [Note 56] Les Trappeurs de l'Arkansas , pp.9-10.

    [Note 57] Ibid.

    [Note 58] Cf. Jean-Yves Tadié, Le Roman d'aventures , PUF, « Quadrige », 1996, p. 189.

    [Note 59] « Les mésaventures d'un genre. Evolution du roman d'aventures de 1920 à 1950. », Le Rocambole , n°17, hiver 2001, pp.24-25

    [Note 60] Ibid .

    [Note 61] Ibid.

    [Note 62] Jacques Rivière, Le Roman d'aventures , édition des Syrtes, 2000, pp.66-67.

    [Note 63] Jacques Rivière, op. cit. , p.74.

    [Note 64] Les Trappeurs de l'Arkansas , p.97.

    [Note 65] Balle-Franche , p.456.

    [Note 66] Ibid.

    [Note 67] L'Urubu et le Coyote sont, comme leurs noms l'indiquent, deux personnages de hors-la-loi des Bandits de l'Arizona .

    [Note 68] Les Bandits de l'Arizona , p.836. À cause de telles formules, on peut reconnaître un certain manque de talent à l'auteur, ou du moins une incapacité flagrante à manier la langue avec brio : la platitude du verbe mis en incise (« fit-il ») est ainsi grossièrement corrigée par le syntagme nominal prépositionnel « avec horreur ». Malheureusement, ceci crée d'un point de vue sémantique un effet de redondance avec l'adjectif « épouvantable » et donne à la réplique un aspect emphatique nuisible à l'expressivité.

    [Note 69] Balle-Franche , p.409.

    [Note 70] Le sommet du pléonasme est atteint lorsque, dans l'incipit des Bandits de l'Arizona , Gustave Aimard, dressant le tableau de cette contrée rebelle, regroupe ceux qui peuplent ses bas-fonds sous les termes de « population anonyme sans nom ». Il nous faut d'ailleurs remarquer que ce type de bévue est très courant dans les éditions de romans populaires. Les délais laissés à l'auteur pour rendre sa copie les expliquant d'ailleurs en partie.

    [Note 71] Les similitudes entre l'intrigue de l'Éclaireur et des Bandits de l'Arizona sont ainsi flagrantes : l'enjeu consiste dans les deux cas à délivrer des femmes enlevées et emprisonnées par un traître ou des malfrats. Le genre du récit de l'Ouest semble se prêter particulièrement bien à ce type d'action barbare. L'attente des retrouvailles et l'alternance entre succès et désespoir du héros permettent alors de faire durer le suspens et de rythmer le récit de manière à toujours tenir le lecteur en haleine.

    [Note 72] Dans sa petite ville de Tarascon, Tartarin, le personnage de Daudet, se rend compte qu'il ne vivra jamais l'Aventure qu'il a tant rêvé au travers de ses lectures : c'est sans conviction et poussé par la rumeur qu'il a créée autour de son personnage d'aventurier, qu'il s'embarque pour l'Algérie, terre colonisée depuis longtemps et par conséquent réfractaire à l'Aventure.

    [Note 73] Cf. Sylvain Venayre, op. cit. , p.47.

    [Note 74] François-René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions , chap. LVII, p.442, éd. de la Pléiade.

    [Note 75] La notion de sublime fait référence aux catégories de perception établies par les théories esthétiques du XVIIIème siècle : elle décrit la position de l'homme plongé dans un état d'émerveillement et de stupéfaction devant les créations de Dieu et de la nature.

    [Note 76] L'Eclaireur , p. 540.

    [Note 77] En effet, le trappeur Balle-Franche, répondant à un interlocuteur s'étonnant de sa perspicacité à deviner ce qui se passe dans le désert, poursuit d'une manière plus prosaïque: « ...et pour l'homme habitué à y lire, il ne peut guère cacher de secrets, il m'a suffi de regarder les empreintes pendant quelques minutes pour tout deviner. »

    [Note 78] Balle-Franche , p.438.

    [Note 79] Une simple lecture en parallèle suffit à mettre en évidence les « emprunts » effectués par Aimard à cette description célèbre de Chateaubriand (Cf. Atala, « Prologue », p.23 de l'édition Pocket).

    [Note 80] Balle-Franche , p.223. Ce passage est l' incipit du roman.

    [Note 81] L'incipit fait alors office de captatio benevolentiæ . Cf. l'article « incipit » du Lexique des termes littéraires établi sous la direction de Michel Jarrety, le Livre de Poche, 2001.

    [Note 82] Gille Palsky, « un monde fini, un monde couvert », Le XIXème siècle : science, politique et tradition , Isabelle Poutrin (dir.), Berger-Levrault, 1995.

    [Note 83] Parmi ces voyageurs figure le peintre suisse Karl Bodmer qui effectua un périple à travers l'Amérique en compagnie du prince Maximilien durant les années 1834-1835. Les oeuvres qu'il exécuta après son retour en France sont considérées, à juste titre, comme un témoignage précieux sur les peuples indiens de la plaine du Missouri : les nombreux portraits de chefs, les scènes de la vie indienne ainsi que les paysages représentés par Bodmer nous permettent de reconstituer un monde indien encore épargné par la violence de la colonisation.

    [Note 84] La description du désert de l'Arizona située au début des Bandits de l'Arizona (p.779) et déjà citée plus haut, est tout à fait claire sur ce point : « Toutes les tentatives des Anglo-Saxons pour faire pénétrer la civilisation moderne dans cette terre rebelle furent faites en pure perte ; le gouvernement de Washington fut contraint d'y renoncer. Aussi aujourd'hui l'Arizona est-elle restée ce qu'elle était lorsqu'elle se nommait Cibola et que Cabeza de Vacca la découvrit au prix de fatigues et de périls terribles ; c'est-à-dire une contrée mystérieuse, pleine de légendes sinistres, de prodiges effrayants et inexpliqués (...). » Ici, le voyage vers les confins du Nouveau Monde est clairement assimilé à un retour vers la barbarie primitive. Au déplacement dans l'espace correspond un voyage dans le temps.

    [Note 85] Pour plus de précisions, voir l'annexe.

    [Note 86] Chez Aimard, l'avancée de la Frontière est matérialisée dans le discours par la progression des abeilles, sortes d'auxiliaire de la colonisation importés par les Européens : « les abeilles sont les sentinelles avancées des Blancs : au fur et à mesure que les Blancs s'enfoncent dans l'intérieur de l'Amérique, les abeilles partent en avant pour leur tracer la route et leur indiquer les défrichements. » ( Les Trappeurs de l'Arkansas , p.94). Là encore, Aimard n'est pas à l'origine de cette idée : il emprunte ce thème à Chateaubriand dans les Mémoires d'Outre-Tombe , livre VII, chap.6 (p.439, éd. Quarto, Gallimard, 1997). Lors de notre lecture, nous avions cru naïvement avoir la primeur d'une trouvaille, mais nous avons découvert que Sylvain Venayre y avait pensé avant nous (Cf. Sylvain Venayre, La Gloire de l'aventure , op. cit. , p.310).

    [Note 87] Balle-Franche , pp.241-242.

    [Note 88] Les Bandits de l'Arizona , p.779.

    [Note 89] Les Trappeurs de l'Arkansas , p.32.

    [Note 90] L' Éclaireur , p.585.

    [Note 91] Balle-Franche , p.241.

    [Note 92] Sylvain Venayre, « Le moment mexicain...», art. cit., pp.133-134.

    [Note 93] La notion de Frontière, largement exploitée par le roman d'aventures à la suite de Fenimore Cooper, recouvre en fait presque totalement celle de désert. Chez Gustave Aimard, les deux notions sont en tout cas très proches : l'action de ses romans ne se situent jamais très loin des forts américains (cf. Balle-Franche ) et se déroulent pourtant dans les « vastes solitudes » du désert.

    [Note 94] Cf. Jacques Le Goff, Le désert-forêt dans l'Occident médiéval in L'imaginaire médiéval , « Bibliothèque des Histoires », NRF, éditions Gallimard, 1985, p.69.

    [Note 95] Balle-Franche , p.239.

    [Note 96] Le désintéressement dans l'aventure est une des raisons pour lesquelles Gustave Aimard semble dénigrer les colons américains et plus encore les chercheurs d'or de la Californie.

    [Note 97] Balle-Franche , pp.236-237.

    [Note 98] Ce qui par ailleurs n'empêche nullement de se battre contre des Indiens et de les tuer si nécessaire.


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