TUDESQ, André (1883-1925) : Keepsake à la Japonaise : Carnet de route d’un voyageur dans l’Empire du Soleil-Levant (1923).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (10.X.2015)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-20) du numéro 20 (février1923) des Œuvres Libres, recueil littéraire mensuel publié par Arthème Fayard à Paris.
 
Keepsake à la Japonaise

Carnet de route
d’un voyageur dans l’Empire du Soleil-Levant

par

André TUDESQ

~*~

I

Les cinq-à-sept  de Ginza,
ou les enseignements de la rue.


Vers cinq heures, flâner dans Ginza, se perdre dans le labyrinthe de boutiques, ruelles, canaux, impasses, qui le flanquent, n’est pas qu’un passe-temps d’artiste : tel au pied de Stamboul, le pont de Galata, ou le corso des villes italiennes, c’est d’un poste de guet idéal observer gens et mœurs. C’est déchiffrer à ciel ouvert la chronique du Japon moderne.

Dans le tumulte des trams inverses, à travers les embardées d’autos, qui, menant train d’enfer, malgré le principe à l’anglaise de tenir la gauche, se doublent, se dépassent, traitent la rue en pays conquis, deux singularités vous frappent : l’extraordinaire pullulement des bicyclettes dont l’excès n’a d’égal que l’acrobatique virtuosité de ceux qui les montent, – et surannés, pittoresques et charmants, les pousses et leur équipage.

Tokyo, capital à un étage, compense en quantité ce que ses maisonnettes de bois ont de par trop lilliputien : entre ses faubourgs extrêmes on compte jusqu’à dix-neuf kilomètres. La Cité impériale, vaste îlot ceint de douves et de remparts, occupant le cœur de la ville, tout n’est que banlieue alentour. Il faut des heures pour passer d’est en ouest… la bicyclette, c’est ici l’auto du populaire. Le matin, quand échoppes et bureaux s’ouvrent, ou le soir, à leur fermeture, chaque grande avenue se transforme en vélodrome.

D’instinct, le Japonais possédant le sens de l’équilibre et par nature une étonnante souplesse de corps, on assiste entre chevaliers de la pédale, pour se faufiler entre les marchands ambulants, les camions, les trams et la foule affairée, à de véritables matches de voltige, et des prouesses dignes du cirque. Les trottoirs de Ginza, pistes parfaites, ne sont pas à l’abri de toute incursion. Je dois cependant avouer, si le visage des piétons trahit parfois quelque inquiétude, n’avoir encore jamais noté le moindre accroc, ou accident.

- Hauts sur leurs roues de caoutchouc, taillés en forme de nacelles, abritant quand il pleut leurs sièges de velours sous une capote hermétique qu’éclairent latéralement deux fenêtres de mica, amples, bien balancés, les pousses, qu’on nomme à la japonaise djinrikshas, se distinguent de leurs frères de Saïgon ou de Shang-haï par leur sombre livrée, du noir le plus sévère. Teintes et silhouettes évoquent étrangement les gondoles de Venise.

J’ai demandé la raison de ce deuil unanime : de même que dans toute l’Asie le jaune est séculairement la couleur réservée à l’Empereur, le noir dans le vieux Japon formait l’apanage de la noblesse. Tous les anciens palais, les yashikis, tous les manoirs de l’ère féodale, sont ainsi peints en noir. Le djinriksha, privilège des gens de qualité, suivant le destin de ses maîtres. Le pousse s’est démocratisé : sa couleur survit.

Des coureurs professionnels, les kurumas, larges de torse, souffles de forge, jambes musclées de centurion romain, tirent ces légers véhicules : aux montées, ou pour de longs parcours, parfois ils s’attellent en flèche. Groupés en corporation, ils se succèdent de père en fils dans leur charge héréditaire. Coiffés de larges chapeaux-cloches faits de bambou tendu de toile noire, portant jusqu’aux chevilles des pantalons collants à la mexicaine, ces coursiers humains, merveilleux d’endurance, peuvent fournir des traites de plusieurs jours, à la vitesse moyenne de dix kilomètres à l’heure.

Incomparables pour se débrouiller dans l’embarras d’une ruelle où ils ne peuvent passer deux de front, ingénieux, malins, respectés, s’enorgueillissant entre autres monopoles du transport des geishas, ils sont au Japon moderne ce que nos cochers et fiacres sont au Paris du XXe siècle : un archaïsme pittoresque qu’on ne retrouvera bientôt qu’au musée.

Coûteux, d’un luxe paradoxal, ils se réduisent de plus en plus au service des ministères, et à la figuration domestique de quelques aristocratiques maisons. De cinquante mille environ inscrits au début du siècle, la capitale n’en compte guère qu’une quinzaine de mille, aujourd’hui. Détail démonstratif : les kurumas de Tokyo sont pour la plupart de vieux hommes, blanchis sous le harnois. Et c’est parmi leur descendance, o tempora ! o mores ! que les compagnies recrutent leurs meilleurs wattmen et chauffeurs.

- Aux carrefours, à l’entrée des ponts, des gamins secouant des grappes de clochettes signalent la fraîche édition d’un journal qui sort des presses : ce sont les camelots d’Asie. Leur vacarme bucolique s’accompagne de boniments. Ils commentent le fait du jour, allèchent le public en ne laissant entrevoir qu’un titre, mais si l’événement est d’importance, sûrs de voir dans leur sacoche pleuvoir les billets de dix sens, n’hésitent pas en travers des murs à placarder l’article sensationnel.

- A quelques pas, sur les marches d’un building, un étrange personnage à bonnet pisseux d’astrakan, engoncé dans des fourrures élimées, et dont le linge montre la corde, étale comme un jeu de tarots une liasse de bank-notes, rose pâle, vert d’eau, bleu lavé. Il y a là pour des millions. Nul ne semble y prendre garde : à peine si un groupe d’enfants s’amuse de cette fortune à considérer les images. Les coupures, vrais billets de la Sainte-Farce, ne sont que paquets de roubles aux armes du Soviet ; et leur agent de change, quelque nouveau-pauvre, ex-boyard de la vieille Russie, que l’épouvante de la Tchéka chassa jusque chez l’ancien ennemi.

- Se croisant sur le trottoir, deux Japonais avant de s’aborder se saluent d’une révérence à angles droits ; fussent-ils des businessmen aux heures précieuses, leur entretien ne commence qu’après les compliments et l’échange des vœux. Le shake-hand, article d’importation, n’a pu encore s’acclimater.

Observez ces deux femmes de la plus humble classe : se reconnaissant dans la foule, elles s’inclinent de loin, à mi-corps, lentement se relèvent, puis d’un air de surprise heureuse vont l’une à l’autre, se souriant.

Ce peuple, le plus poli du monde, se plie ainsi, d’instinct, dans ses moindres manifestations, à un cérémonial rigoureux, à un code strict d’étiquettes et de formules, dont l’art et le protocole, à lui inculqués dès l’enfance, forment, non une distinction de caste, mais un fonds national. Le salut d’un kuruma qui vous invite à monter sur son pousse égale en courtoisie l’adieu d’un damyio, pair de l’Empire, prenant congé de vous au seuil de son palais.

Tant de grâce raffinée, tant d’aimable gentillesse ne sont pas un des moindres charmes de cette fière race. Au contact de l’Occident, sous le choc des méthodes yankees et l’invasion de l’esprit d’affaires, pour qui la politesse n’est qu’une forme du temps perdu, on pouvait craindre que ces traditions n’aillent s’atténuer jusqu’au total oubli. Il n’en est rien heureusement : à mesure qu’il fait plus de place aux techniques et industries d’Europe, le Japonais, comme s’il voulait agrandir la frontière entre la civilisation qu’il accueille et celle que lui ont léguée ses ancêtres, s’attache plus rigidement à ses élégances morales, à ses mœurs, à ses rites de vie. Ce nationalisme n’est-il pas du meilleur ?

- Sur le sourire japonais, Lafcadio Hearn a écrit un si définitif chapitre qu’on ne saurait sans outrecuidance y revenir après lui. Enigme pour l’étranger, motif de dérision pour certains, disons à grands traits que ce sourire, qui loin d’être figé comporte toute une gamme de nuances et d’enseignements, compose un silencieux langage par quoi s’exprime le dieu intérieur que chaque homme abrite. Tout s’y reflète, des plus secrets mouvements de l’âme, joie pure, humilité, honte, haine, déférence, sagesse, douleur pudique, tout, sauf l’ironie, qu’aucun Nippon jamais n’entendra. C’est en souriant que l’homme du Yamato se prosterne devant ses dieux, reçoit la plus haute fortune, et à son ami dans la peine offre ses condoléances : en souriant que bravement il se donne à la mort.

- Exquise politesse, sourire de rigueur, tout cela la rue le révèle. Mais ce qu’elle ne démontre pas moins, c’est l’indifférence de tous en matière d’habillement.

La seule concession aux modes d’Europe ne dépasse pas le chapeau. Qu’il s’agisse de la casquette à la polonaise, rehaussée d’un écusson d’or, qu’arborent étudiants, rapins, bacheliers : de la casquette de cycliste à large visière dont se parent l’adolescent sportif et la jeunesse commerciale : des feutres à cent formes, cabossés et poudreux, dont se coiffent la gent bureaucratique, l’homme d’affaires, la classe libérale, on sent que seul le bon plaisir gouverne cette coutume, récente en date, du couvre-chef. A peine, et avec quels regrets, si ministres, chefs d’industrie, hauts fonctionnaires, daignent aux jours officiels se soumettre à la tyrannie du haut-de-forme.

Pour le costume, pas d’hésitation : l’unique règle est le kimono. Sombre, de soie ou de pongé, doublé de molleton, rayé de lignes ou de fleurettes, manches flottantes, ceinture noire nouant la taille, avec, pour les élégants qui ressortent du clan samouraï, cinq écus noir et blanc blasonnant aux bras, des deux côtés du cœur, sur le dos.

Heureux sujets du Mikado, qui, avec le kimono national, ont réglé le problème des manchettes et du faux-col ! De souliers, peu ou point : mais s’il pleut, de petites échasses  de bois à double talon haut, et si le temps est au beau fixe, de légères socques de cèdre ou de cordes tressées, qu’un lacet en triangle lie à chaque gros pouce, – le tout aisé, alerte, claquant harmonieusement à la façon des castagnettes sur les dalles de la chaussée, et connu sous le nom de geta.

Pauvres ou riches, manants et princes, provinciaux ou citadins, l’équipage est identique. C’est du vrai communisme vestimentaire. Nul ne s’attache à l’apparence : aucun souci du qu’en-dira-t-on. Là où renaît la distinction des classes, c’est les getas quittés sur le seuil et le banal kimono de ville suspendu au patère d’antichambre, en famille, dans le privé.

- Pour les femmes, même chanson. Plus haut le rang, plus simple le kimono. Leur seule coquetterie s’affirme dans le col de satin ou de soie à ramages, croisant en guimpe sur leur gorge, et surtout dans le nœud de ceinture, dit obi, aux coques chatoyantes, aux barrettes de pierreries, qui, dans leur dos, pareil à un papillon en plein vol, vaut parfois des milliers de francs.

Les basses classes seules s’abandonnent à leur goût de bariolage : les geishas même, plaisir des yeux, dictatrices du bon ton, mettent leur point d’honneur, hors des maisons de thé, à ne s’orner que d’étoffes neutres, et sous quelque cape aux tons éteints à dissimuler leurs obis des plus rares brocarts.

Comme chaussures, unanimement, femmes du monde ou du peuple, servantes, geishas, midinettes, ne portent que les socques de bois léger, les getas, et de laine, de velours ou de soie, mais blanches toujours, de fines chaussettes qui montent jusqu’à mi-jambes.

Le chapeau est un accessoire inconnu de la Japonaise : par contre, d’une étonnante variété, rappelant par leur ampleur le XVIIIe siècle et l’art de Léonard, vrais monuments étayés de coussinets de crins, de lamelles de bois ou d’argent, de peignes et d’aiguilles, leur coiffure tourne au chef-d’œuvre architectural. Il faut des heures à la  plus humble pour établir un tel édifice : aussi ne se peut-il refaire que chaque trois jours environ. Pour n’en pas troubler l’ordonnance, stoïque, la femme nippone passe ses nuits, sans bouger, sur des cubes de bois où, comme en un carcan, sa nuque s’encastre.

- Enfin, pour clore ce chapitre de flore humaine, je citerai, vues de la rue, deux dernières observations. Nulle part comme ici, on ne rencontre autant de gens portant lorgnons, ou bésicles à la Chardin. L’Empire du Soleil-Levant souffre de myopie native. Un fait qui le confirme, c’est dans chaque ville la multitude d’échoppes d’oculistes, et dans les campagnes, d’opticiens ambulants. Cette maladie nationale s’explique par l’étude aride et la laborieuse écriture au pinceau des milliers de caractères chinois, idéographiques, anguleux et hagards, en forme d’hiéroglyphes géométriques, qui, s’ajoutant à l’alphabet nippon, émoussent dès l’enfance et détériorent le plus solide iris, et le regard le mieux trempé.

- Autre particularité de la foule : son extrême propreté. La pièce essentielle de la maison nippone, fût-ce un bouge, c’est la salle de bains. La plus misérable auberge de grand’route possède son bassin où hommes, femmes, enfants, voyageurs barbotent de compagnie. Ce souci d’hygiène tire sa force, non pas de la raison, ou de la pure joie physique, mais surtout de la religion. Parmi les préceptes de vie qu’édicte la religion d’état, le Shintô, l’article le mieux obéi, le credo, se résume en cette formule : « Rokkon Shojô : que les six racines du corps soient sans cesse purifiées ! » Etre propre, c’est la manière humaine de s’égaler aux Dieux.

Les bains se prennent le soir, vers six heures, et plus souvent en pleine nuit. Pour qu’ils soient au goût indigène, ils doivent atteindre au moins les 40 degrés. Nul épiderme européen ne saurait résister à si haute température : par l’effet de l’entraînement, le Japonais sort de son étuve, sourire aux lèvres, bouillant et cramoisi comme une demoiselle-de-Cherbourg.

Cette cuisson purificatrice, qui affole le Fahrenheit, bat sa vogue quand souffle la bise ou qu’accourus de Sibérie rôdent les frimas et les neiges : quel feu de coke ou de bois sec, quels poêles ou chaufferettes vaudraient ce prompt moyen de se pourvoir en calories ? Aussi n’est-il pas rare, en hiver, de voir le Japonais, race frileuse, prendre deux bains ou trois en son après-midi. Comme loin du bureau, la maison reste hors de portée, l’établissement public la remplace. A Tokyo, et dans les grandes villes, il en pousse à chaque coin de rue.

Le bain y coûte environ huit centimes : pour les familiers, m’a-t-on assuré, il est même, à tarif réduit, des carnets d’abonnement…

II

Sous l’invocation d’Inari, dieu du riz
et des courtisanes.

« Le 3e jour du 3e mois, vous honoreriez notre maison si vous daigniez y assister à la fête des Poupées, présentées par notre fille Kazuko. » Dolls festival, porte l’invitation, rédigée selon la formule nippone, mais pour l’étranger que je suis, dans la langue de Dickens et de Poe.

Le 3 mars, en effet, est jour faste et d’allégresse. A la ville comme aux champs, quelle famille assez déshéritée pour ne pas craindre, en l’oubliant, d’écarter d’elle la faveur des Dieux ? La nuit pour les enfants fut un guet passionné. C’est Noël dans tout l’Empire.

Tokyo chôme : la foule en kimono des dimanches arbore par les rues un sourire unanime. Dans la plus somptueuse chambre du yashiki à l’ancienne mode, où deux servantes, après les prosternations d’usage me guident, voici chez mon hôte d’une heure le sanctuaire aux Poupées.

Cinq étagères en pyramide : un musée de marionnettes. L’adolescente de la maison, Kazuko aux cheveux en volute, teints et calamistrés à l’huile de camélia, fait les honneurs. C’est une jeune fille riche : son exposition peut passer pour un modèle de genre.

Au sommet de la pyramide, en d’éblouissantes robes à carreaux, coiffés de mitres d’or nouées sous le menton, le Mikado et l’Impératrice : ils imaginent le couple parfait, symbole de l’unité nationale. Au-dessous, protocolairement, toute une Cour en raccourci : les Princesses du sang aux manteaux de brocart tissés de sept couleurs : les Dames du Palais portant dague à la ceinture et pantalons de rouge soie bouffant à l’ottomane : le grand chambellan, les dignitaires de l’Empire : un vieillard dont la face d’orgueil s’achève en barbiche de neige, Yorimito, le Shogun légendaire : les damyiôs, seigneurs féodaux, qu’on reconnaît à leurs cils broussailleux et, bombant sous la blanche tunique, à l’éclat métallique de leurs cotes de maille : les samouraïs de leur suite, armés du double sabre : puis, dégradés jusqu’au socle, entre des pagodes en miniature, des maisons de thé lilliputiennes, les geishas hiératiques au sourire fardé d’idoles, les joueuses de samicen, les bonzes au crâne ras, les paysans du Hokkaido plissant leurs yeux d’un air entendu : et pour finir, porteurs de masques horrifiants, grotesquement enluminés, les mimes et baladins, – au dernier échelon, comme ils le sont réellement dans le monde et par la vie.

Tant d’aristocratie dans les traits, de grâce dans les attitudes, l’harmonie des satins, la science des emblèmes, l’humour même que révèle telle grimace de guerrier, ou tel sourire de servante, ne sont pas l’œuvre d’un jour : on sent en ce petit monde stylisé de carton et de bois peints, une mode de longue date, une élégance traditionnelle, et le métier hérité de très anciens et très purs artisans. Maintes de ces poupées, orgueil de la maison, sont vieilles de quatre à cinq siècles. Les générations se les transmettent comme des bijoux de famille, ou les tablettes des ancêtres. Elles font partie de la corbeille de fiançailles. Kazuko adolescente, quand elle se mariera, ne manquera pas de les installer dans son nouveau palais, et sa fille, dans quelques vingt ans, au 3e jour du 3e mois conviera ses intimes pour venir admirer leur collection, accrue.

Car, il faut le dire, ces divins personnages du royaume du temps perdu ne sont pas que des jeux ad usum puellarum : serrés dans des coffrets de laque, trônant dans la plus belle pièce, ils jouent dans toute maison nippone le rôle de dieux lares. Anges gardiens à l’asiatique, génies du foyer selon le dogme shintoïste, ils détournent les mauvais esprits, éloignent la fortune contraire, et sous le toit qui les abrite, attirent les bienfaits du ciel.

Aussi, respectueusement, venons-nous en leur honneur d’élever nos coupes remplies de tiède sakké (eau-de-vie de riz). La cérémonie s’achève sur les trois salutations rituelles. Si les Hina Sana (Honorables Mesdames Poupées) ne mentent pas à leur symbole, en voilà pour toute une année de bonheur.

A quelques semaines de là, au 5e jour du 5e mois, autre fête de famille : fête virile cette fois, où l’on honore carpes et garçons. C’est le Tannkono-sekka.

A travers l’archipel entier, d’Avomori à Nagasaki, et jusque dans la 3.800e île, la nuit du 5 mai, chaque seuil de chaque maison se hérisse de longues perches de bambou, balançant d’énormes carpes de fer-blanc, de tôle ou de papier dorés. Autant de carpes que d’enfants mâles. Cette pêche miraculeuse saute, cliquette, virevolte au moindre vent : la rue a des lueurs de fleuve. Le ciel, paradoxalement poissonneux, évoque les estampes animales d’Okyo ou de Korin.

On se visite cérémonieusement, on congratule les familles riches en héritiers. C’est vacances pour tout un jour. Quant au symbole, il est fort simple : à l’exemple de la carpe, célèbre par sa vigueur à remonter les plus vifs courants, puissent les garçons, devenus hommes, remonter d’un cœur intrépide les courants adverses du destin.

Grand émoi dans la capitale : comme criée à son de trompe, il n’est pas de cœur citadin que ne trouble l’heureuse annonce. Boutiques, bureaux se ferment : chantiers et buildings se vident. La foule prend d’assaut les trams. Vers Ueno au parc grandiose, vers Shiba aux nobles avenues, sur les deux rives de la Sumida, des caravanes s’improvisent. On festoiera au hasard des guinguettes. Toute une ville, sans se consulter, va faire l’école buissonnière. C’est une épidémie bucolique.

Oubli des soucis quotidiens, trève aux besognes, paix à toute haine : voici le temps des courtoisies, du pardon, des petits cadeaux. Que l’indulgence règne. Les cerisiers sont en fleurs.

Un proverbe souvent cité déclare : « De même que la fleur du cerisier est la première parmi les fleurs, ainsi le guerrier doit être le premier entre les hommes. » Un autre : « A quoi, demandez-vous, ressemble le cœur du Yamato, (nom traditionnel du Japon) ? A la fleur du cerisier sauvage, exhalant son parfum au soleil du matin. » Dans leurs utas aux cours versets, pour décrire cet enchantement bleu et rose, les poètes le comparent « à la toison floconneuse des nuages, qui doucement teintés par les feux du couchant, descendraient des plaines du ciel pour se suspendre à la croix des arbres. » Pas de danse de geisha, pas de drame du théâtre Nô, qui n’évoque au moins une fois cette féerie de la terre, présage des temps meilleurs. Elle est l’éternel motif des berceaux et des rondes d’enfants : elle est dans les écoles un thème classique de narration. Etonnez-vous que célébrant en elle son amour de la terre natale, ce peuple panthéiste, raffiné et sensible, ait fait des cerisiers en fleurs sa fête nationale.

Et maintenant, nous voici en août, au 3e jour de la fête des lanternes, dans l’ardente splendeur d’été ! On glorifie les morts : c’est la Toussaint nippone.

La veille, dans les cimetières à flanc de montagne comme à Yokohama ou Nagasaki, les familles sur la tombe de leurs disparus sont venues en pique-nique et en kimonos de gala faire d’aimables collations. On potine de tertre à tertre ; on se visite de stèle à stèle : les pipettes se succèdent, coupées de sakké ou de thé. Les morts descendus sur la terre pour visiter le foyer des ancêtres, s’incarner en leurs tablettes, accomplir l’annuel pèlerinage aux lieux où ils vécurent, satisfaits des devoirs rendus et des rites qu’à leur égard observa une descendance respectueuse, vont regagner le royaume d’au-delà, d’où, bienveillants ou courroucés, ils nous voient, nous entendent, nous jugent.

Il convient pour ce long voyage de les aider dans leur embarquement. A cet effet, chaque famille a tressé une nef de bambou ou de paille, gréée de banderoles, rehaussée d’emblèmes, la proue étincelante de lampions : à bord, pour la traversée, on a pris soin de glisser une poignée de riz, une coupe de thé, et quelques sens pour le péage. C’est la réplique asiatique de la barque à Caron.

Minuit approche. Processionnellement la ville se répand sur la grève. La flottille minuscule est mise à l’eau. Des fanfares éclatent : des musiques se répondent. Les cloches des pagodes, les gongs des monastères tintent. De cette foule en bonne humeur monte une mélopée à trois notes où alternent les trilles des rires.

Quelques hommes jouant les pilotes, demi-nus, hardes retroussées, avancent à mi-corps dans les flots : ils poussent l’armada des morts. Armés de gaffes et de lanternes, ils la guident aussi loin qu’ils peuvent vers le large. Le vent supplée à leurs efforts.

Mais voici qu’une bouffée de brise décoiffant un lampion met le feu à une nacelle : la flamme gagne l’esquif voisin. Toute la flottille s’embrase, et c’est brusquement sur la mer une ronde de feux follets. De tous côtés, les pétards claquent, des fusées déchirent le ciel. La foule crie et se dresse, haletante. Et cette Toussaint s’achève dans le vacarme et le bastringue d’une nuit de 14 juillet.

Si entre cent cérémonies de l’année, je me suis attaché à ces quatre, descriptives du genre, c’est pour montrer combien le passé au présent se mêle et quelle force a la tradition en ce Japon du XXe siècle. Depuis cinquante-sept ans qu’il s’est ouvert au monde extérieur, la façade seule a changé, et encore, à la manière de ces feutres aux formes étranges, dont chacun se gausse, que l’homme de la rue arbore avec ses socques et son kimono à blasons.

Les âmes sont restées féodales, riches de crédulité, jalouses de leurs rites et us, fortes d’orgueil, murées, hermétiques : leur granit n’est pas de ceux sur quoi le doute scientifique ni les raisonnements ni le temps puissent mordre. Toute civilisation, hors l’industrielle, n’est ici que placage.

A vingt kilomètres, dans la campagne de Tokyo, les paysans en mai s’assemblant comme il y a mille ans, pour fêter Inari, le Dieu-renard, génie des rizières, promènent cérémonieusement, par leurs champs et villages, deux vivants renardeaux porteurs de clefs, vêtus de robes éclatantes, la queue nouée de papier d’or, et prosternés à leur passage murmurent des invocations. Ce Dieu étant aussi celui des djorôs (courtisanes), pas de logis d’amour, pas de maison de joie, où sur planche des Esprits-Augustes, entre la tablette des ancêtres et les saintes images, ne trône, objet d’un culte quotidien, la statuette du Renard d’argile. En Izoumo où le froid sévit, le sanctuaire le plus vénéré n’est-il pas celui de Kamiyo-san-no-Inarisan, dieu des Rhumes et des Bronchites ?

Ce n’est pas là que superstition, ou fétichisme archaïque, mais comme dans l’antique Hellade, excès d’imagination poétique, tourment du mystérieux, instinct mythique d’une race qui aime à tout diviniser.

A l’issue de leur course terrestre, les morts sans autres métamorphoses, tous les morts s’élèvent au rang de Kami, génies supérieurs. Empereurs, héros, princes et bonzes glorieux sont de plein droit déifiés. Bien mieux, il n’est rien sur sa terre qui ne soit, pour le Japonais, prétexte à adoration : arbres, plantes, pierres, paysages, la grâce des fleurs, le spectacle changeant des saisons.

Ainsi, un matin, dans Ginza, j’ai vu un jeune télégraphiste, venant sans doute au préalable de s’acquitter de son message, descendre de bicyclette, stopper devant la vitrine d’un naturaliste où, mordoré, chatoyant de feux, s’étalait un oiseau des îles et, après les trois salutations rituelles, sortant son carnet de poche, rester une heure à le croquer. Nul, de la foule qui passait là, ne songea même à s’étonner.

A l’exemple de ce boy artiste, tout est à tous motif d’extase, privilège, délectation. De même que sa patrie, vierge de toute invasion, inviolée au cours des siècles lui apparaît la plus belle du monde, de même chaque Nippon, libre et noble entre les hommes, se juge de la race élue, seule digne d’affronter les Dieux. Sensible aux belles formes, hanté de surnaturel, dès l’enfance il a pris coutume d’errer familièrement en pleine forêt de symboles, dans le royaume aux belles légendes.

N’est-elle pas vérité, surtout aujourd’hui, cette fière boutade que déjà au VIIe siècle émettait Hitomaro : « Au Japon, l’homme n’a pas besoin de prier, car le sol même est divin. »

III

Les vendeurs de lectures.

De toutes les nouveautés que, pour se mettre au goût du jour, l’Empire du Soleil-Levant importa de la vieille Europe, il n’en est point autant que la presse qui, plus vite entrée dans les mœurs, ait connu si haute fortune.

Récente à peine d’un demi-siècle, elle joue dans la vie nationale un rôle de premier plan. Force neuve que n’encombre pas la discipline des traditions, plus puissante que la Diète, elle s’inscrit dans l’armature féodale de l’Empire comme un clan redoutable, aux caprices d’enfant terrible, avec qui gouvernement, castes, partis, jusqu’aux plus saintes institutions, doivent compter. Chaque jour la grandit en nombre et influence : elle forme le quatrième état.

Ses conquêtes sont à deux fins : en tant qu’industrie, chargée de vendre des nouvelles, ou de commerce reconnu d’annonces et de publicité, elle a si magnifiquement réussi que, seule, dans la tourmente économique qui autour d’elle ébranle tout, poursuivant sa marche ascendante, elle étend son marché d’affaires, se bâtit de somptueux hôtels, perfectionne son outillage, et dans le même temps augmente et ses pages et ses dividendes ; en tant qu’éducatrice des foules, miroir des faits et de la vie, champ de bataille des idées, elle ne se contente pas de guider l’opinion publique, elle la crée, et du domaine spéculatif passant à l’action politique, façonne et de plus en plus dirige la conscience du nouveau Japon.

Nul terrain n’était plus favorable à son avènement : avide de s’instruire, pressé de racheter par une culture intensive son ignorance de l’humanité, le Japonais au terminus du monde a faim de tout connaître, et tandis qu’autour de lui d’autres peuples vivent et pensent, de s’initier à leurs rêves et d’explorer leurs destinées. Assez de cette quarantaine orgueilleuse qui dura trop de siècles ! Le journal, avec ses informations, ses reportages, ses câbles, ses correspondances, chronique de sa terre et du monde extérieur, lui sera cette nourriture spirituelle. Il va si fort y prendre goût qu’il ne pourra plus s’en passer. Et de mode imitée d’Occident, puis d’habitude, voici le quotidien passé à l’état de besoin.

Si l’on néglige ces feuilles volantes du commencement du dernier siècle, les Yomi-uri (les vendeurs de lectures) qui, relatant les nouvelles de la Cour, les incendies, les mariages, les fredaines sentimentales des damyios à la mode, étaient pour quelques sens, selon leur titre, vendues et commentées par des crieurs de rues, on peut dire que le premier journal japonais, le Nishin-Shingishi, fut fondé en 1872 par John Black, Anglais de Yokohama.

Ce n’est pas des pouvoirs publics que vinrent les encouragements : au premier éditorial, le directeur, arraché de vive force du milieu de ses presses, est jeté en prison ; la gazette, suspendue, est condamnée à la forte amende. Ces vexations cependant la lancent. Cinq ans plus tard, en la même ville d’avant-garde, un concurrent se dresse, le Mainishi-Shimbun (les nouvelles de chaque matin). Osaka, puis Tokyo, puis Kobé, Nikko, Nara se piquent d’émulation : en quatre ans, cent journaux sont nés. En 1877, le plus lu tirait à deux pages et dix mille exemplaires : à cette heure, le Japon compte plus de 3.000 publications, dont un millier d’hebdomadaires, bihebdomadaires, quotidiens. De ces derniers, une centaine à huit et dix pages tire à plus de deux cent mille : une douzaine atteint le million.

Osaka et Tokyo sont les deux grands centres journalistiques de l’Empire : ici, d’informations économiques et industrielles, presse pour businessmen et corporations, là de politique, d’art, de vie mondaine et sociale, de pur reportage. C’est des journaux de Tokyo que je parlerai, n’ayant eu le loisir d’étudier que ceux-là.

Douze grands quotidiens sur cent vingt qui s’éditent ici, se disputent les faveurs du public. Parmi les plus répandus, dépassant les 500.000, je citerai l’Asahi (le Soleil-Levant), spécialiste des questions extérieures, qui correspond au Times ou au Temps ; le Nichi-Nichi (Au jour le jour), varié, populaire, éclectique, publiant contes, photos, romans de chevalerie, qu’on pourrait comparer au Daily Mail ou au Journal ; le Jiji (le Temps), d’une lecture sévère, dogmatique, doctrinaire, genre Débats ; le Kwanpo, journal officiel ; le Yomi-uri, déjà nommé, littéraire, mondain, traitant des élégances et de la Cour, frère du Figaro ou du Gaulois ; le Kokumin (le National), irrespectueux des pouvoirs établis, gouvernemental quand il lui chante, frondeur et sarcastique, genre Matin ; le Mainishi (le Quotidien), touffu de mille nouvelles grossies au microscope, ami des masses, touche-à-tout, type Petit Parisien ; le Nihon (le Japon), conservateur à tous crins, défenseur agressif de l’ordre et de la tradition, grand pourchasseur de scandales, telle l’Action Française, si un matin le Roy…

Dans l’ombre de ces tanks court, bondit, se faufile l’escadrille légère des feuilles pittoresques, tels le Yorozu-choho, (les dix mille nouvelles de la capitale), le Niroku (le 26), nourris d’épigrammes, d’échos pétillants et de sous-entendus, à la manière du Cri de Paris ; et de gazettes de combat comme le Hochi, (le Héraut) organe du Kenseï-kaï, parti d’opposition qui correspond à notre plus pâle radicalisme, ou le Chiro (le Centre), tribune du Seiykaï, parlementaire, gouvernemental, dévoué à la haute banque, ami de l’armée, de la magistrature, du clergé, Mentionnons enfin pour mémoire deux grands quotidiens de langue anglaise, le Japan Advertiser, à 18 pages, et le Japan Times, à 16, qui ont enrôlé à la solde de l’Amérique la francophobie qu’avant-guerre ils mettaient au service de l’Allemagne.

Tous ces journaux sont à double édition : une du matin, l’autre du soir. L’article de tête, ou leader, traite invariablement de politique intérieure ; suit parfois un éditorial sur la politique étrangère. Les informations abondent : crimes avec enquêtes, faits du jour copieusement relatés, déplacements officiels, visites d’hôtes illustres avec portraits documentaires, chroniques de la ville, interviews, procès, accidents. Les nouvelles du monde extérieur sont fournies par Reuter et l’Associated Press, et l’agence japonaise Kokusaï. Les grands journaux que j’ai cités entretiennent chacun un correspondant spécial à New-York, dans les trois grandes capitales d’Occident, Paris, Londres, Berlin, et, pour la Chine, à Pékin et Shang-haï.

Quand un événement mondial comme la guerre, une révolution, quelque conférence genre Paris, intéresse les destinées de l’Empire ou passionne l’opinion publique, c’est alors entre journaux un tournoi d’informations, une bataille sans merci, qui se traduisent par la mobilisation de véritables équipes d’envoyés spéciaux et une pluie de câbles sensationnels.

Pour prendre deux récents exemples, Asahi (le Soleil-Levant) ne comptait pas moins de huit représentants à la Conférence de Paris, et de six au dernier concile de Washington. Entre temps, des reporters errants courent la vaste terre pour renseigner leur public sur les faits et les gestes de l’humanité : ainsi, l’Irlande et l’implacable querelle du Sinn-Fein ont été durant des mois suivis comme un feuilleton vécu. Les arts, les lettres, le cinéma ont leur page quotidienne ; les sports, depuis la guerre, atteignent la demi-page.

Une des rubriques les plus goûtées, à quoi même le plus grave journal ne saurait se soustraire, effroi des grands, régal du populaire, c’est en place d’honneur les deux colonnes à potins : un véritable jeu de massacre. On y persifle tout et tous. Plus croustillante est l’anecdote, mieux elle plaît ; plus notoires les héros, plus l’aventure réjouit. Gare à qui alimente ce chapitre des mœurs secrètes !

Un haut personnage de la Cour change-t-il de maîtresse ? il est tout au long expliqué le pour qui et le pour quoi du caprice, et l’âge, l’ascendance, la carrière amoureuse, avec photographies à l’appui, de la nouvelle favorite : quelque interview corse parfois ces notes, qui ailleurs ne relèveraient que de la fiche anthropométrique. Quelques Excellences, comme cela se fait ici couramment, décident-elles à quatre ou cinq de tenir un de leurs conseils privés dans quelque aimable maison de thé, le gazetier ne se prive pas de citer les geishas présentes, – les geishas  sont aux ministres japonais ces Egéries que sont aux nôtres les sociétaires du Français, – de décrire les costumes, les bons mots des convives, les cadeaux échangés, le menu des danses ou de la godaille, et le nombre scrupuleusement exact de fioles de sakké décoiffées pour la mise au point de ces ardues questions d’Etat.

Un nouveau riche, de ceux qu’on nomme, emprunté au langage du jeu d’échecs, les narikin, vient-il dans un coup de Bourse de réaliser quelques nouveaux millions, on s’empresse par contraste de retracer ses temps difficiles, de confronter à son palais présent son loyer d’autrefois, d’éplucher sa parenté, ses relations, pour en flèche du Parthe lui fournir une liste complète des gentes filles sans protecteurs, qui en l’initiant, lui et sa légitime, aux secrets du bon ton et de l’art de plaire, sont prêtes à remettre en circulation un argent si mal acquis. Pas de mari trompé, pas d’amant éconduit, s’ils sont de qualité, qui ne trouvent tout vif imprimées les raisons de leur mésaventure, noms, lieux, heures en toutes lettres, et l’image de leur rival. Les scandales de palaces, ceux surtout comme l’Impérial réservé à la colonie étrangère, forment les morceaux de choix : quelle aubaine si les personnages appartiennent à la gentry ou au corps diplomatique ! Le valet d’étage est alors interviewé, le chasseur même dit son mot, et c’est en littérature d’office un chapitre tout cru servi de l’Histoire des Honnêtes Dames. Quelque membre de la Chambre des Pairs, banquier ou grand bourgeois, vient-il à tomber malade, on discute publiquement son cas, on énumère ses médecines et son mal est si bien décrit, avec un tel luxe de précisions et de termes techniques, qu’il ne pourrait chez nous trouver place que dans la presse médicale. Des enquêtes s’ouvrent parfois où la satire le dispute au cocasse : à quelle heure, le matin, par exemple, les directeurs, chefs et sous-chefs du Ministère de la Justice se présentent-ils à leurs bureaux, et lequel d’entre eux, par son zèle et son dévouement à la chose publique, mérite-t-il un avancement ?

Contre ces faquins de libellistes, ces grimauds d’échotiers, que de bastonnades au goût du XVIIIe, allez-vous penser, que de procès en diffamation ! Point. Chaque victime a le bon esprit de souffrir en silence pour ne pas devenir la cible des feux de salve convergents, et tel dont on rit aujourd’hui se console à songer que des autres il rira demain.

Cette formule de journalisme, transplantée en ligne directe d’Amérique, correspondait d’ailleurs à un goût de malice, à un besoin de brutale franchise, propres à l’homme du Yamato. Tout journal, digne de ce nom, a sa colonne pour la morale, son autre pour la gaudriole : ceci équilibre cela, et ce n’est pas ici, dans le pays du libre plaisir et des Yoshiwaras, qu’on va se priver sous prétexte de pudeur et de respect des grands, de bousculer les pots de fleurs, de piétiner les plates-bandes, ou comme disait l’autre, d’ébrécher « le mur de la vie privée. »

En regard de tant de licence, il est remarquable de constater avec quelle unanime ferveur toutes ces feuilles, sans exception, parlent de l’Empereur, du Régent, de la famille impériale. Les chroniqueurs, trempant leurs pinceaux dans l’encre la plus sympathique, n’usent alors que d’archaïques formules, de circonlocutions cérémonieuses, de métaphores rituelles, empruntées au style des légendes ou au protocole de la Cour et des temples.

On ne nomme jamais le Mikado, ou le prince-héritier, mais s’agit-il d’une audience accordée par l’un ou l’autre, on écrira : « Le baron Kato, chef de la délégation japonaise à Washington, s’est présenté hier au palais pour s’informer respectueusement de l’état du Ciel, et raconter en se prosternant les circonstances de son voyage. » La signature du décret se traduit ainsi : « Le noble zèle du Très-Saint a daigné se manifester ce matin en apposant sa signature sacrée sur les documents que lui a présentés le Premier ministre. » Tout communiqué, émanant du Palais, est ainsi présenté : « C’est avec une crainte respectueuse que nos oreilles ont été frappées à l’écho d’un événement… Humblement nous en transmettons la nouvelle à nos lecteurs… » Doit-il enfin décrire une sortie impériale, le reporter accrédité, trié sur le volet, qu’on charge de ce soin, ne manque jamais de finir son récit sur ce couplet en forme de litanie : « … Et la noble face du Dragon était rutilante, et son regard céleste brillait d’une incomparable fraîcheur. »

Un journal, – le cas, m’affirme-t-on au Gaimusho, ne s’est encore jamais présenté, – prétendrait-il de ces clichés somptueux mais encombrants, serait aussitôt saisi et puni d’amende sous l’inculpation de lèse-majesté.

Car au Japon la censure règne à l’état permanent. Elle forme un département du Ministère de l’Intérieur, où la police librement opère. La loi stipule six catégories de matières non publiables. La sixième qui comprend « tout ce qui peut porter atteinte à la paix et au bon ordre social », en les résumant toutes, suffit à tout justifier. Les interdictions visent surtout ce qu’on nomme au Japon les idées dangereuses, c’est-à-dire toutes les audaces d’esprit politique, teintées de bolchevisme, ou à tendances révolutionnaires.

Certains événements, comme par exemple les intrigues de Cour qui se manifestèrent pour les fiançailles du Prince Héritier, un manifeste des Soviets, ou quelque crime politique, tel le récent assassinat à l’Hôtel de la Gare, d’un notoire Coréen japonophile, sont impitoyablement biffés par raison d’Etat. N’allez pas croire cependant que le public n’en connaisse rien : les journaux tournent la difficulté à l’aide de ces ingénieux euphémismes où excelle l’Asiatique, de ces mots à double sens qui en leur langage hermétique sont fort bien entendus par tous : un meurtre devient alors « une mort soudaine », une émeute se traduit par « réunion corporative », et l’on nomme à la chinoise « congé », ce qui est proprement la démission forcée d’un ministre, ou le renvoi d’un haut fonctionnaire.

Quant au sort des journalistes, assez précaire à l’origine, il s’est durant et depuis la guerre si heureusement amendé qu’on le pourrait citer en exemple. Je prends le statut normal tel que me l’exposèrent les rédacteurs de l’Asahi.

Après six mois d’essai où il touche demi-solde, l’aspirant-journaliste est titularisé : il débute à 700 francs par mois. Dès ce moment, le contrat intervient, avec spécialité et emploi définis, et même dans les cas prévus, vol, faux, abus de confiance, etc. qui ressortent des lois correctionnelles, il ne peut être congédié qu’après décision du Conseil de discipline où siègent pour moitié les pairs de l’accusé, et pour moitié les représentants des actionnaires et de la direction. Si le nouveau venu est muni de quelque diplôme, ou connaît une langue étrangère, chacune de ces qualités lui vaut ipso facto un supplément annuel de mille francs. L’avancement est statutaire : au choix, chaque deux ans, d’office tous les trois ans. Des catégories, où seule joue la valeur professionnelle, sont établies qui permettent au meilleur de vite atteindre les plus hauts salaires. Un bon journaliste, à sa douzième année d’exercice, touche normalement de 5 à 600 yens par mois, soit 2.500 à 3.000 francs.

Chaque rubrique, politique intérieure ou extérieure, Palais, grand reportage, arts et lettres, photographies, etc. est placée sous les ordres d’un chef responsable : il peut très bien se produire qu’un simple rédacteur reçoive un traitement supérieur à celui de son chef, le paiement s’établissant non selon le rang, mais selon le mérite. La ligne politique, l’initiative des grandes campagnes, la direction du journal, sont assumées par le rédacteur en chef, Shuhitsu (le Premier Pinceau), choisi toujours dans le corps des collaborateurs, et dont l’indemnité annuelle varie entre 60.000 et 100.000 francs. Les gratifications sont de rigueur : chaque succès acquis au journal par la réussite d’une équipe ou d’un seul se traduit, à la fin du mois, par un bon de caisse supplémentaire. Sans retenue aucune, un système de retraites fonctionne à trois échelons : après quinze ans de collaboration, un tiers de traitement ; après 20 ans, la moitié ; au delà de 25 ans, les deux tiers. Enfin, paradoxe incroyable ! les journaux ne sont faits que par des journalistes. Il n’y a place ici pour aucune copie d’amateur.

A la faveur de ces améliorations matérielles et morales, de grands écrivains, des hommes d’Etat, d’éminents professeurs n’ont pas hésité à troquer leur écritoire, tribune ou chaire pour faire profession de journalisme. Ainsi s’est relevé le niveau général. Comme on pense, il y a pléthore de candidats : mais c’est à ce métier surtout que s’applique le dicton : « Beaucoup d’appelés, peu d’élus. » De toutes les carrières libérales, le journalisme ici tend à devenir une des plus fermées.

Ni la maison impériale, ni le gouvernement ne sauraient désormais tenir pour négligeable cette force des temps nouveaux : à l’exemple de l’Angleterre, où l’on voit le monarque ennoblir tel gazetier fameux, ou appeler à la pairie, comme il fut fait pour lord Northcliffe, tel directeur de grand quotidien, des titres de baronnie, même de vicomté, viennent parfois récompenser en la personne des plus dignes les services rendus par la presse à la Couronne ou au pays.

Ainsi, marchant à pas de géant, de prolétariat qu’il était à ses débuts, le journalisme au japon est en passe de prendre rang, sinon d’aristocratie, du moins de véritable clan. En cette matière, comme en beaucoup d’autres, s’étant mis résolument à l’école des barbares blancs, les Nippons du premier coup les ont battus et dépassés.

IV

Ce qui fera toujours la stupeur des Barbares :
l’Evangile du hara-kiri.

Avant d’entrer dans ce récit, qui est une des plus belles histoires de chevalerie que je connaisse, il convient, selon le rite, qu’aux tertres des quarante-sept héros nous allions d’abord rendre hommage.

A l’ouest du parc de Shiba, où orgueilleux jusque dans la mort, sous les ombres d’un bois de cèdres planté vers le XVIe siècle, reposent tout armés, en des temples hautains, sept Shoguns de la grande époque, une terrasse à flanc de colline, discrète sous sa garde d’ifs, ne se révèle que par les bâtonnets d’encens qui y fument de l’aube à la nuit. Un pont en forme de pont-levis, tendu sur le fossé d’eau, mène à ses marches taillées dans le roc. Par centaines, collés aux balustres, comme nos papillons du temps électoral, placets, offrandes, ex-votos, tapissent la branlante grille qui protège ce clos sacré. Loin, à travers la muraille d’arbres, luit le golfe de Tokio.

A la suite des pèlerins, hommes, femmes, vieillards, enfants, riziers de Tokkaïdo, pêcheurs de la côte, paysans des îles, gens du peuple fiers sous leurs hardes, bourgeois ou aristocrates qu’à la porte du parc attend leur limousine, pénétrons dans l’humble cimetière.

A l’angle nord, coiffé d’un toit de marbre, en rotonde, un mausolée de pierre porte un nom, un titre, une date : Asano Naganori, seigneur, 1701. En face, à l’angle sud, non moins simple et secret sous ses herses de fer, un second mausolée, avec cette épitaphe : Ohishi, 45 ans, chef des Ronins. Alentour, en carré, joignant les deux tombeaux, quarante-sept stèles de taille oblongue, et d’un même granit, jaillissent si fraternelles, si serrées, qu’on dirait sous le sol une troupe d’armes au garde à vous. Des noms gravés : Shimmizi Ikkaku, Makyima… Des âges : 17 ans, 18 ans, 28 ans, 37 ans…

Sous chaque dalle gît, non de la poussière d’os, mais une urne remplie de cendres : car fidèle à leurs Dieux comme à leur maître, les quarante-sept preux, à l’heure du hara-kiri, réclamèrent pour leur corps la purification du feu. Respectueuse, sans cris ni gestes, la foule défile, chapeau bas, et comme aux haltes d’un calvaire, se prosternant devant chaque tertre, y pique des bâtonnets : à toute heure, aux frais de l’Empereur, d’énormes vasques de bronze fument, gorgées d’encens. Quels Dieux honore-t-on ici ? Ce sanctuaire aux morts illustres, objet d’un culte national, n’a pas dix mètres carrés.

Et maintenant, connaissez la chanson de gestes.

Voici deux siècles et demi, au fond de son bourg en ruines, dans la province d’Akuo, vivait un damyio, de la plus fière lignée, mais pauvre autant que noble : Asano Naganori. Mandé à Tokio, selon un privilège de sa caste, pour y servir auprès du Shogun de maître de cérémonies, mal versé d’autre part dans les us de cour, il pria le grand chambellan de l’instruire dans ses nouveaux devoirs. Celui-ci, nommé Kira Yoshide, intrigant et cupide, accepta, espérant bien tirer de son naïf élève dons, largesses et profits sonnants. Mais, dès la seconde leçon, ne voyant rien venir des cadeaux qu’il s’était promis, il dépouilla toute courtoisie, se fit rude, sans ménagement, allant même par traits et pointes jusqu’à le bafouer en public.

Asano, dont la patience n’était qu’une politesse de grand seigneur, négligea d’abord ces sarcasmes. L’autre, le croyant lâche, redoubla d’insolence. Un matin, en plein conseil, Kira Yoshide, perdant toute retenue, tendit à Asano ses brodequins défaits et, comme on parle à un valet, ordonna :

« - Vois mes socques : le cordon s’est rompu… Honorable seigneur, daigne le rattacher… »

C’en était trop : pareil outrage criait sur-le-champ vengeance. Asano dégainant bondit sur le grand chambellan et, d’un coup de poignard, lui zébra en croix le visage.

Or, la règle était formelle : nul, sauf le Mikado, n’avait le droit, au palais du Shogun, de se présenter en armes. L’offense était double : contre la loi, et la sainteté du lieu. Qui le devait savoir mieux qu’un maître des rites ? Rentré dans sa maison, son honneur satisfait, Asano le même soir traça d’un pinceau qui ne tremblait pas ses excuses à son ennemi pour l’avoir frappé dans un lieu sacré, puis bravement, en noble homme, se fit hara-kiri.

Comme tout seigneur du temps, en quittant son burg pour la capitale, Asano avait emmené à sa suite une compagnie d’hommes d’armes, choisis parmi ses vassaux, tous samouraïs valeureux, que le pacte féodal liait au destin de leur maître. Ils étaient quarante-sept, commandés par Ohishi. Le même décret du Shogun, qui confisquait les terres et le château du mort, décida la dislocation et l’exil de sa troupe : désormais sans seigneur ni gîte, les quarante-sept samouraïs durent se disperser à travers l’Empire, grossissant le nombre de ces chevaliers errants qu’on dénommait « Ronins ».

Mais dans son donjon aux portes de Tokio, le grand chambellan Kira Yoshide, sachant selon la loi d’honneur des samouraïs, à quel impérieux devoir de vendetta l’inique mort d’Asano obligeait ses compagnons d’armes, tripla sa garnison, mit son manoir en état de siège et, vêtant sa cotte de mailles, ne sortit plus que le jour, sous bonne escorte.

Des mois passèrent, puis un an, puis un an encore. Nulle alerte ne s’étant produite, Kira Yoshide, en son âme vile, jugeant les Ronins infidèles à la mémoire de leur seigneur, reprit son assurance et détendit son guet.

Un fait d’ailleurs qu’on lui rapporta le confirma en son idée que les gens d’Asano avaient depuis longtemps renoncé à toutes représailles. Dans un village, près de Nara, Ohishi, chef des Ronins, vivait dans la pire débauche, ne hantant que filles et bouges, gris de sakké du soir au matin, modèle d’indignité. Un samouraï de ses amis, le trouvant une nuit ivre mort à la porte d’une maison de thé d’où on venait de le chasser, n’avait pu s’empêcher de lui cracher au visage, en criant : « Cœur de lièvre dans un corps de pourceau, la boue même te rejette, toi, dont le maître crie vengeance ! » L’autre avait ricané sans même un geste pour tirer ses armes.

En réalité, les Ronins pas plus que leur chef, jouant là un jeu de dupes pour endormir les soupçons de l’adversaire, n’avaient rien oublié : ils attendaient leur heure. Elle sonna la nuit du 17 février 1703.

A la faveur d’un ouragan de neige, livrant assaut au château fort, ils l’enlevèrent de haute lutte. Yorishide, forcé dans une chambre où sous des habits de femme il avait cru pouvoir échapper, gémit, supplia, offrant contre vie sauve l’abandon de ses biens.

Mais, tandis qu’avec le plus profond respect, sa troupe au garde à vous formait la haie, Ohishi se prosternant cérémonieusement, tendit son sabre au grand chambellan, et poliment lui demanda :

« Daignez, seigneur, en souvenir d’Asano, notre damyio, vous ouvrir honorablement le ventre ! »

Comme le traitre refusait, les Ronins tirant leurs coutelas, menacèrent de l’égorger telle une bête sans honneur. Yorishide dut céder : un hara-kiri rachetait l’autre.

Mais, digne de Plutarque, voici le dénouement. Ayant fait justice selon la rude loi féodale, les quarante-sept chevaliers errants, en leur plus belle tenue de parade, heaume d’acier en tête, écharpe de soie sur l’épaule, éventail en main, double sabre à la ceinture (samouraï signifie l’homme aux deux sabres), se rendirent à l’aube au tombeau d’Asano et, baisant la terre où il dormait, par la voix d’Ohishi, leur chef, le louèrent et, comme s’il était présent parmi eux, lui rendirent compte de l’expédition.

« Es-tu content, seigneur ? Nous, les humbles vassaux, pour qui tu étais tout, si tu juges que fidèles au commun pacte, nous avons bien rempli tes vœux, permets que par delà la mort, nous venions te servir encore ! »

Et sur la dalle jetant comme un trophée expiatoire la tête sanglante du grand chambellan, après s’être embrassés, solennellement les quarante-sept firent hara-kiri.

L’épopée pourrait finir là, un dernier trait la corse. Dans son village, près de Nara, le samouraï, insulteur d’Ohishi, ayant compris sa tragique méprise, confessa dans une lettre à l’Empereur (qu’on peut lire encore, jaunie par le temps, au musée du parc de Shiba), son erreur et sa peine, puis sur la tombe de son ami mort, en manière de sacrifice à ses mânes, s’ouvrit le ventre. C’est la quarante-septième stèle.

D’une barbarie magnifique, si exaltante en sa cruauté, cette chanson de Roland à la japonaise, quand on me la conta sur la terrasse aux Ifs, m’a ému de la même ivresse forte que, chaque jour, à ses pèlerins dispensent ces lieux sacrés. Il n’est pas, dans le plus humble bourg de l’archipel, d’enfant qui ne le sache en tous ses détails : pas une troupe de bateleurs errants, pas une yose de conteurs populaires, qui, au cours de leurs spectacles de sept longues heures, n’en miment quelque scène, ou n’en déclament quelque épisode. L’estampe et les kakémonos y puisent leurs thèmes éternels. Elle est l’évangile héroïque où communie toute une race.

Voici cinquante-trois ans, le 5 mai 1869, telle à l’aube de la Révolution notre nuit du 4 août, les quatre grands clans conservateurs de l’Empire, Satzuma, Tosa, Hirson, Schoshû, avec une grandeur romaine abolissaient solennellement la féodalité. L’ère du Meïdji s’ouvrait, – ère du gouvernement étincelant, – qui sous le règne et l’impulsion du grand Mikado Mitsu-hito, arrachant le Japon à son splendide isolement de vingt siècles, allait à la stupeur du monde en faire en peu de temps l’égal des plus grandes puissances.

Mais un rescrit, émanât-il du fils du Ciel, ne saurait d’un trait de plume biffer les traditions, rompre les mœurs, changer les âmes. Le régime féodal tombait, comme s’écroule d’un bloc, fière jusqu’en sa chute, la colonne d’un temple : par bonheur, son esprit survivait. Cet esprit à vrai dire, c’est l’esprit samouraï.

Pliant devant les menaces de la civilisation, il la battit de ses propres armes : se mettant à l’école des barbares, bientôt il les dépassait. C’est lui qui du million et demi de guerriers de l’ancienne caste forma les cadres du Japon moderne : chevaliers sans peur et sans reproche, ces hommes au cœur de chef se dédièrent à l’empereur en qui la patrie s’incarnait. Servir était leur loi ; ils servirent. Armée, marine, diplomatie, missions à l’étranger, expéditions coloniales, partout où on avait besoin de volontaires désintéressés, on était sûr de les trouver.

C’est cet esprit samouraï qui, de septembre 1894 à mars 1895, exaltant les jeunes troupes d’Oyama, les aidait à battre sur terre et sur mer la Chine stupéfaite et menait l’armée nippone aux portes de Pékin ; lui qui, en 1904, donnant l’audace à ce peuple en enfance de relever le méprisant défi lancé par le colosse russe, faisait joyeusement s’offrir en holocauste et sourire à la mort les bataillons d’assaut sur les glacis de Port-Arthur ; lui, enfin, qui, dans la passe de Tsushima, animant Togo et ses marins, consacrait en une heure, par la plus écrasante défaite d’escadres ennemies, la grandeur du nouveau Japon.

Quel est-il donc cet esprit samouraï, créateur de tant de vertus ?... Nul surhomme comme le Christ, nulle secte hantée de nirvana comme les grands Bouddhistes, nul philosophe des rapports humains comme Confucius, n’a formulé sa loi écrite. C’est une religion cependant, qui a sa Bible, le Bushido.

Si ce néologisme, qui signifie « la voie du guerrier », forgé par l’historien Masato, pour la clarté de son enseignement, n’a pas même vingt ans d’existence, les préceptes qui s’y rattachent, millénaires, immémoriaux, guident de toute éternité, la conscience japonaise.

Charte de la bravoure et de l’honneur, idéal chevaleresque du noble homme, fidèle à ses amis, probe devant ses paris, pour qui, fierté de soi, discipline du cœur, stoïcisme dans la douleur, respect jusqu’au sacrifice de la parole donnée, et en toutes circonstances le souci d’élégance morale, doivent être les règles de vie, code d’abnégation et d’absolu dévouement à l’Empereur, au clan, à la famille, – tel est le Bushido, recueil de lois orales, legs sacré des ancêtres, que se transmettent les générations.

Toute une mystique du devoir en est née, féodale comme l’esprit qui l’inspira : le patriotisme à la moderne qu’on ne trouve en aucun pays plus vif ni plus passionné, le culte de son corps que tout homme doit garder dans la meilleure forme pour la défense de la patrie, l’empire sur soi-même dans la pire colère, la pudeur des sentiments, l’impassibilité érigée en principe dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, la courtoisie envers les faibles, le dédain de l’argent, l’honneur du nom précieux autant que la vie, le sourire devant la mort. Un autre enseignement, et non le moins suivi, c’est enfin ce qu’on pourrait nommer le sacrifice pour l’exemple.

Tel est le cas célèbre du général Nogi et de sa femme. Le soir même du jour où, avec tout un peuple en larmes, il venait de conduire à son palais suprême la dépouille du Meïdji, son maître bien-aimé, le vieil héros, vêtu de son grand uniforme, portant encore toutes ses croix, s’ouvrait le ventre, tandis qu’à ses côtés, sa femme en habits de cour se plongeait un poignard en plein cœur.

Au petit jour, les soldats de garde découvraient les deux époux côte à côte inanimés ; nul n’avait entendu de râles. Malgré leur lente et terrible agonie, ils souriaient par delà la mort. Sur une table, devant l’image du défunt Mikado, une lettre restait ouverte, – leur testament.

En ces lignes d’adieu adressées à ses compagnons d’armes et au peuple nippon, le grand soldat, vainqueur de Port-Arthur, expliquait sa résolution : lui et sa femme mouraient de plein gré, en bons samouraïs, selon les rites, pour suivre leur seigneur en sa demeure d’au delà, et là, parmi les Dieux où ils allaient s’inscrire, pour l’aider, serviteurs fidèles, de leur éternel dévouement. L’adieu s’achevait sur le vœu que cette double mort ne fût pas vaine, mais réveillât au cœur de tout Nippon les vertus et ce goût de sacrifice qui dans le passé avaient fait invincible la patrie japonaise.

Ces deux suicides au goût du Bushido suscitèrent dans tout l’Empire une énorme émotion : Nogi divinisé a son culte et ses fidèles.

J’ai visité sur la colline d’Azabu, l’humble pavillon de bois à un étage où se joua le drame. Rien n’a changé de son rude décor, sauf désormais les bâtonnets d’encens qui fument sur son seuil ; des foules chaque jour y viennent méditer. Chaque année, quand rouvre leur école, les cadets, officiers de demain, viennent en pèlerinage saluer la tablette du Grand Samouraï ; en entrant, comme dans un temple, ils s’agenouillent.

Soit, me direz-vous, cet esprit féodal qui survit, ce Bushido, sont l’apanage d’une caste ; mais de nos jours, et dans les masses, en cet âge industriel de socialisme, de syndicats, de haine de classe ?... La réponse sera foudroyante : c’est une bombe qui va nous la fournir.

A l’heure où j’écris ces lignes, tout le peuple de Tokio se presse, silencieux, à la grand’porte du Nijubashi, la Cité Impériale. Des gendarmes à cheval, des policiers en culotte verte tentent en vain d’élargir les barrages ; la foule sans cesse accrue veut toucher presque du regard le trou creusé sous le porche interdit, et en plein rempart la blessure fraîche des pierres.

Hier, à huit heures du matin, un simple ouvrier des Docks, vingt-sept ans, homme libre par excellence, qu’ignoraient à la fois les groupes politiques et les registres de police, Tamejiro Fujita s’est présenté, un placet à la main.

« Pour sa Majesté ! » cria-t-il aux gardes de service. « Que nul ne m’approche… je porte la mort en moi… Mais je meurs volontairement, pour que ma voix soit entendue !... »

Et, déclenchant le mécanisme de la bombe qu’il cachait dans son kimono, souriant selon la règle antique, il se fit exploser. La requête a été retrouvée : elle suppliait le Mikado d’accorder à son peuple ce suffrage universel que par meetings, prières aux temples, manifestations dans les rues, il ne cesse depuis six mois de réclamer.

Ce hara-kiri brutal, signe du temps, a bouleversé l’opinion publique. Le prince régent a réuni de suite un conseil où le placet a été pieusement examiné ; le ministre de l’intérieur, M. Tokonami, le préfet de police, M. Oka, ont démissionné. Ce sacrifice pour l’exemple aura plus fait pour le succès du suffrage universel que cent discours à la Diète.

Les quarante-sept Ronins autrefois, Nogi hier, Taméjiro, Fujita ce matin, le flambeau passe…

V

Jeunes filles et cerisiers en fleurs
dans Kyoto-la-Sainte


Une cité fourmillant de temples, et quels temples !... les plus nobles, les plus vénérés de l’Empire ; seconde capitale, la vraie selon le Yamato, qui durant onze siècles, sous le règne de Mikados artistes et de Shoguns amis du faste, siège d’une Cour frivole et sensuelle dont le souci n’était que de fêtes galantes, rendez-vous de damyios lettrés et de samouraïs dielettanti, académie de beaux esprits, de poètes, d’imagiers, inspira tel le Quatro-Cento italien ou notre Renaissance les palais les plus somptueux, les mœurs les plus raffinées, et en estampes, poèmes, bibelots de fer et d’ivoire, statuettes, kakémonos et armes, un art incomparable en sa délicatesse, celui par excellence qu’on nomme vieux Japon ; thébaïde posée comme un collier sur un coffret de laque, au fond d’un vallon ovale, dans une crique de monts, du paysage le plus classique ; royaume de l’antiquaille et du bric-à-brac, paradis des collectionneurs ; échiquier de parcs grandioses et de jardins aux rares ordonnances ; terre bénie des cerisiers, des fontaines miraculeuses et des étangs pour clair de lune, ainsi apparaît, sœur asiatique de la Rome des Césars et des Papes, résumant Lourdes et Versailles, Kyoto la Ville Sainte.

Voici enfin une cité patricienne qui, féodale d’aspect et d’âme, vierge de tout contact barbare, se survit hors du temps. Il n’est pas dans Kyoto dix bâtisses de pierre avec porches, étages, balcons à la moderne ; et, si en cherchant bien, on y compte une demi-douzaine d’usines, qu’on se rassure : au bord de la molle rivière Kamogava qui les anime, elles sont toutes à aubes et roues, grinçant d’archaïques machineries, blasonnant de meules millénaires et de forges à l’antique. L’arc électrique a bien pu récemment recevoir droit de cité ; son éclat de parvenu se tamise de papiers huileux, s’atténue d’abat-jours en corolles qui donnent à chacun un doux air de veilleuse, ou des transparences de lanternes. Mais vous arrive-t-il d’être quelque nuit convié chez les geishas ou les courtisanes, observez dès le seuil les servantes prosternées ; elles tendent comme au bon vieux temps, pour vous faire la route, les chandeliers d’argent aux sept branches en éventail.

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Alors qu’enchevêtrant canaux et ruelles, fouillis de bouges et d’impasses, démesurée, Tokyo, capitale neuve, apparaît comme un labyrinthe de moyen âge, Kyoto la moyenâgeuse, fière de ses rues à angles droits, de ses larges avenues qu’on dirait tirées au cordeau, offre le net relief d’un plan de ville d’Amérique.

Tout est harmonieux en elle, ses maisonnettes de sapin qui mirent leurs logias et leurs fauves façades dans les eaux glauques de son fleuve, les Yashikis (palais), peints en noir, aux toits de tuiles vernissées, ses ponts de bambou pareils à des escarpolettes, jusqu’aux échoppes en clair obscur, de plain-pied à l’ancienne mode, dont balancent au vent les enseignes historiées de lettrines d’or.

Comme sous notre ancien régime, chaque métier maintenu en corporation a son quartier ; ici, les graveurs sur bronze, les incrusteurs de nacre, les émailleurs ; là, les sculpteurs d’ivoire et les peintres sur porcelaine ; au bord de l’eau, les rouisseurs de soie, les tisserands, les teinturiers ; aux portes de la ville, les artisans du bois, les ouvriers du bambou ; autour de l’Université, les fabricants de fins pinceaux, les bouquinistes et l’hiéroglyphique désordre des imprimeries à la main ; à l’ombre des temples, les potiers.

Pour ces derniers, installés en plein air, ils savent si exactement sur leurs frustes tours reproduire les gestes séculaires et perpétuer l’art naïf de l’enluminure, qu’il est des routes de dévotion, tel au seuil du Kiyomidzu, ce raidillon tournant que les guides anglais baptisent The tea pot lane (l’anse creuse de la théière), où l’on se croirait tout à coup transporté en pleine Alexandrie, ou au pied de l’Acropole, jadis, dans les faubourgs d’Athènes.

Hautes en couleurs, d’un pittoresque sans cesse changeant, les rues forment autant d’estampes animées. Accourus des îles heureuses qui peuplent la mer intérieure, descendus du lointain Hokkaido, ou des pentes du Fouzi-Yama, ayant parfois cheminé des semaines, les pèlerins flânent par villages, campent dans les jardins, arborant sur leurs vestes de bure des bandes de soie claire qui nomment leur province et leur vœu ; leur bonze parfois les précède, brandissant quelque bannière où s’écartèlent sur fond de gueules éclatantes, ou sur champ de vif outre-mer, la guivre, le dragon, la tortue, symbole de sagesse, ou quelque rose armoriée.

Des tribus de vieilles femmes, portant leur besace à bout de parasol, viennent au temple d’Inari, le Dieu-Renard, déposer leur offrande, brûler les bâtonnets, avides au seuil du dernier soir de racheter leurs fautes, avant de retourner mourir dans leur hameau natal. Secouant des grappes de clarines, ou de leur flûte de bambou tirant des mélopées à trois notes, les moines mendiants, aux carrefours, quêtent en échange de leur bénédiction les quelques sens nécessaires à leur bolée de riz quotidienne.

Voici, obèses comme des Bouddhas mandchous, ou austères et émaciés selon la loi de la secte Zen, des prélats d’importance qui défilent en djinrishka (pousse), coiffés de chapes violettes comme en portaient nos magisters de Sorbonne au temps de Rabelais. Suivies d’un troupeau de nonnes en mantes de satin crème, des bonzesses, parfois de sang princier, cheminent allègrement, socques claquantes, étole à liseré vert nouée en guimpe sur leur gorge et, malgré leur jeunesse, la tête étrangement rase, aussi rase qu’un crâne d’hauptman poméranien

Et en leurs mille bigarrures, obis épanouis dans le dos comme de monstrueux bouquets, hautes coiffures à triple coque que calamistre l’huile de camélia, éventail à la main, fardées, cils peints, lèvres sanglantes comme des blessures, de la fillette aux robes d’arc-en-ciel jusqu’à l’artiste célèbre en kimono à traîne, que drape légitimement la cape à cinq blasons, éternellement souriantes, les geishas.

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Car Kyoto, si elle est la capitale des temples, l’est plus encore des geishas.

Ici règne dans sa rigoureuse splendeur la tradition ; ici se renouant à leur origine sacrée, déployant, tel qu’il y a dix siècles, leurs pompes et leur faste, les danses sont prières, invocations aux Dieux, autant que divertissement et plaisir. A ses fleurons, Kyoto ajoute celui de conservatoire chorégraphique de l’Empire.

J’ai eu la bonne fortune de m’y trouver en avril, au mois entre tous divin, où célébrant en eux la renaissance du printemps et le réveil des belles espérances, la ville sainte et ses milliers de pèlerins fêtent les cerisiers en fleurs ; dans le calendrier rituel cette date s’inscrit sous le nom de Myako Odori.

Tout un quartier de la rive gauche du fleuve, le quartier de Gion, est réservé à ces jeunes prêtresses du rythme que le respect de tous entoure. Du crépuscule à l’aube, piquée de feux comme un champ d’étoiles, bruissant comme une volière, cette cité aux logis interdits vibre d’arpèges éoliens et de sourdes cadences, où parfois, comme un cri de minuit, éclate le grêle pizziccato que le plectre d’écaille tire du samicen.

Une centaine d’écoles, groupant près de 5.000 aspirantes et tout un domestique de duègnes, coiffeuses, kurumas et gardiens, y fonctionne : chacune est dirigée par quelque maîtresse de ballet, ex-geisha étoile, qui, outre l’enseignement, fournit le gîte et avance les frais de garde-robe et de pension.

Les fillettes, les Maïkos, louées par contrat à leurs familles, y entrent vers l’âge de sept ans, et, quand leur carrière est normale, en sortent après neuf années de rude discipline, et toute une échelle de sévères examens, geishas en titre, brevetées.

Dès cette heure, la nouvelle artiste, si Inari ne met pas sur sa route le riche protecteur qui, d’un coup, la rachète, n’a qu’un souci : tirer profit de ses talents, courir le cachet, devenir la parure de quelque théâtre ou maison de thé à la mode, pour régler au plus vite la dette d’honneur, le guiri, qu’au nom des siens elle contracta à l’égard de son éducatrice. A ce régime des geisha-machi, plus rigoureux que tout cloître, ce n’est pas le corps qui s’assouplit, mais la volonté, d’autant que hiérarchisés, imbus de l’esprit de clan comme des simples ministères d’Etat, ces gynécées rivaux ne cessent de se défier en d’implacables matches d’amour-propre.

Que de stoïques sourires aux larmes refoulées, que de nuits de fièvre quand approche l’épreuve d’avril !... Car alors, publiquement, ce sont les amateurs, c’est-à-dire toute la foule de Kyoto, où se mêlent les connaisseurs accourus de tous les coins de l’Empire, qui, en quelques soirs, couronnent ou rejettent dans l’ombre les espérances de toute une vie.

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Au fond du quartier de Gion, une avenue de cerisiers en fleurs, pavoisée d’énormes lanternes, mène au théâtre, Kabu-ranjò, où se disputent ces joutes de beauté. La saison dure quatre semaines, à raison de cinq séries par jour de dix brèves danses. Le thème était, cette année : « Les reflets de la Lune dans les bassins du temple d’Itsuku-shima. »

Quels mots assez aériens, quels vocables assez chatoyants pour décrire de telles féeries !... Qui ne s’est un soir enivré de cette musique des yeux ne saurait même l’imaginer.

Sur un fond de bois nocturne où, parmi la ronde des lucioles et le noir éclair des chauves-souris, éclate l’audacieuse symphonie des verts sapins et de la neige rose des cerisiers, elles dansent par groupes de douze, elles nouent et dénouent l’écharpe de leurs pas, corbeilles de somptueux brocarts, princesses du royaume des rêves, elfes, déesses, fées. Danses lentes, presque hiératiques, tout en nuances, sans souci humain, d’essence purement religieuse.

Tandis que des deux côtés de la scène, occupée par seize geishas en kimonos or et noir, les trois cordes du rauque samicen répondent au gong étouffé des tambourins de bois, ou que d’une voix brisée acquise par combien de nuits d’hiver passées à chanter dans le vent sur le toit de l’école, quelque virtuose des chœurs déroule comme une arabesque musicale une légende du vieux Yamato, il arrive que, débouchant sur la double passerelle fleurie, et dessinant une anse d’amphore, la théorie des douze danseuses mime en pleine salle, à hauteur de la foule accroupie, quelque figure du thème lunaire.

D’autres fois, secouant comme des ailes d’oiseau blessé leurs éventails sanglants, elles imaginent dans les frissons de la pièce d’eau la lune rouge des nuits de brume. Un clignement d’yeux, une lente ondulation du cou, ou des mains renversées, et c’est pour les initiés l’image de la pâle déesse, filtrant par les futaies d’un parc. Ainsi, jusqu’à la danse d’apothéose, où, dans le cadre rituel d’un matin à Isé, balançant des branches fleuries de cerisiers, elles expriment de leurs corps haletants le salut au Soleil-Levant, salut où communie la foule et qui n’est, symbolique, qu’une prière en l’honneur de Mikado.

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C’est dans une petite salle du Kabu-ranjò que j’ai participé aux savantes arcanes de la cérémonie du thé.

Pour parler d’une personne de qualité, digne de respect, versée dans les usages, on dit d’elle au Japon, qu’elle sait boire le thé. Ce titre correspond au kalos kagathos des Grecs policés d’autrefois, à notre qualificatif du XVIIe, « l’honnête homme », et de nos jours au terme anglais de gentleman. Il honore qui le porte.

Juchée comme la Pythie de Delphes, sur un trépied de bois laqué, une geisha, en tenue de parade, a mis le feu au tas d’odorantes brindilles, sur quoi, emplie de l’eau des fontaines sacrées, repose un vase d’ancien grès. S’étant purifié les lèvres et les mains, lentement, religieusement, elle puise à l’aide d’une louche de cèdre à long manche la fine poussière du thé vert qu’enferme un chaïre peint, de la plus pure époque Sung, puis, par trois fois, faisant de haut ruisseler les feuilles mêlées de fleurs, les jette dans l’eau bouillante.

Quelques secondes de méditation, la prêtresse aux yeux clos invoque la faveur des Dieux. Devant elle, deux gobelets aux veines cloisonnées, deux rakous coréens, sont posés ; les réchauffant amoureusement dans ses paumes, elle semble en remodeler la tendre argile et glisser dans le grain la tiédeur vivante de son sang. Puis, précise et toujours rituelle, de sa louche de cèdre, cueillant au ras de l’eau, l’essence même de l’amer breuvage, elle les emplit par moitié.

A son exemple, le convive doit vider d’un trait son rakou ; ainsi l’âme du thé vous imprègne comme un feu liquide. Tant pis si la gorge vous brûle ; dès lors, par tout le Japon, vous voilà sacré noble homme.

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Citerai-je les temples ?... Ils sont mille et cent, rivalisant d’admirables jardins, de portiques monumentaux et de Dieux plus humains l’un que l’autre.

Voici, bâti sur pilotis, aux pentes d’un gouffre, dominant du sud-est la cité comme une forteresse, le Kiyomidzu, dédié par moitié à Kwannon, déesse des pauvres gens, et à Jizò, dieu des voyages, génie protecteur des enfants, qu’il aide quand ils sont morts et en quête des félicités du Ciel, à passer les rives noires du Saino, le Styx bouddhique : voici le temple de Tejin, un des plus purs sanctuaires shintoïstes, qui, brûlé en l’an 947, rebâti en 1605, mire dans son lac ses toits en corne, d’un rouge flamboyant : Kinkakuji, où le Pavillon d’or, musée de fresques et de panneaux au goût de la vieille Chine, et dont les ténèbres de chaque chapelle rutilent de prodigieux paravents, d’une somptuosité qui dépasse celle, cependant fameuse, de « Sept Beautés sous les arbres » ; Sanju-san Gendo, le temple aux 33.333 images peintes et statues d’or, d’argent, de bronze, de cuivre et de bois de la déesse Kwannon ; le Nishi-Hongwanji, monastère entre tous illustre, que gouverne toujours quelque prince du sang impérial, merveille d’art décoratif, trésor débordant de laques, ivoires, statuettes, paravents, soies, mascarons, fers forgés, peint haut et bas par les meilleurs disciples de l’école de Kano et dont la juridiction s’étend dans l’Empire seul sur 10.000 temples et sept millions de fidèles.

Aux quatre coins de la ville sainte, comme des hampes du Ciel, se dressent quatre pagodes, d’un vermillon ardent, à cinq étages, hautes de 60 mètres, et que couronne une flèche de bronze.

Tout au long du jour, de graves et lentes vibrations s’épandent à travers la vallée comme des balles sonores que se retourneraient d’invisibles joueurs de raquettes. Les échos tapis dans le cirque des monts les répercutent et se les renvoient. On dirait sur Kyoto qu’il neige des chants de harpes. Ce sont les mille gongs des mille temples, – gongs formidables que seul peut émouvoir un câble d’épaisses cordes, de la grosseur d’un homme, – qui, frappées dévotieusement par les pèlerins, chantent leurs indulgences.

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Un livre ne suffirait pas à épuiser l’intérêt de cette Mecque d’Extrême-Asie. Au moment de la quitter, et en elle de prendre congé de l’adorable Japon, terre des Dieux et des nobles hommes, je veux dire de Kyoto un dernier trait qui illustre son magnifique entêtement à se survivre dans son passé.

Comme, pour gagner la Corée et la Chine, j’avais besoin de faire du change, j’ai demandé l’adresse d’une banque.

- « De banque, me répondit, fort surpris d’une aussi saugrenue question, mon guide japonais, mais ici, nous n’en avons pas !... Ni la Banque d’Etat, ni les grandes maisons de Tokyo ou d’Osaka n’ont osé, en installant quelques succursales, profaner notre sol sacré ; elles eussent d’ailleurs, à bref délai, fait faillite… Il est bien, dans les faubourgs, deux étrangers qui se prétendent banquiers. Voici leur adresse, voyez-les… »

Je m’y rendis. De ces deux banquiers, l’un, depuis trois semaines, renonçant par défaut d’affaires, avait vidé la place ; l’autre, de son véritable état marchand d’antiquités, ne possédait des cours de la Bourse et du tableau des changes que ceux remontant au 11 juin 1921.

Nous avons traité au petit bonheur ; encore ai-je dû, pour amadouer mon homme, discuter longuement et me rendre acquéreur de trois masques horrifiques du théâtre Nô. Que dites-vous de cette capitale d’il y a un demi-siècle, peuplée de 300.000 âmes, qui, sur ses deux banquiers, n’en garde qu’un et encore antiquaire ; est-ce assez Ville Sainte !...

Durant mon séjour dans l’Empire du Soleil-Levant, j’ai eu quelques étonnements ; je n’en sais point qui m’ait paru plus digne d’être conté.

  ANDRÉ TUDESQ.

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