[Lecouvreur, Cognel, Mathieu de Moulon, de Niceville, Pierrot] : Éloge burlesque de la seringue son origine son histoire, ses transformations avec un projet nouveau pour la perfectionner in Mémoires de l'Académie de la ville neuve de Nancy, Tome 1.- Cologne [Nancy] : Pierre Marteau, 1757.- in 12, XXVI-151 p. (Réimpr. par J. Lemonnyer, Rouen 1880, coll. curiosités bibliographiques n°8, IV-26 p. ; 18.5 cm.)
SAISIE DU TEXTE : Sylvie Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (18.07.1996) - TEXTE RELU PAR : Anne Guézou - ADRESSE: Bibliothèque municipale - BP 216 - 14170 Lisieux cedex - TEL : 31.48.66.50 - MINITEL : 31.48.66.55 - E-MAIL : 100346.471@compuserve.com
avant-propos et gravure de la réimpression non reproduites

Éloge burlesque de la seringue
son origine
son histoire, ses transformations
avec
un projet nouveau pour la perfectionner

Messieurs,

Si celui qui le premier donna des noms aux choses, et leur assigna des qualités, avoit attaché l'importance, la noblesse et la considération à ce qui est utile ; je n'aurois point à venger aujourd'hui un instrument merveilleux de l'ignorance de nos jugements et de l'injustice de nos mépris, qui l'ont fait reléguer honteusement dans l'obscurité de nos garde-robes, parmi tous ces meubles ignobles que la bienséance ordonne de cacher, et que la délicatesse défend de nommer.

O frivolité de l'esprit humain ! l'âne, cet animal stupide ; l'yvresse, ce tombeau de notre raison ; l'oisiveté, la folie même, ont trouvé des apologistes ; et la seringue n'a point encore d'historien. Celui qui a découvert la pesanteur de l'air, celui qui l'a calculée, celui qui a anatomisé la lumière, celui qui a trouvé le tems de sa progression, et tant d'autres spéculateurs inutiles, ont des autels, et celui qui inventa la seringue est inconnu !...

Vains regrets, Messieurs, nous ne saurions ressusciter un nom que nous aurions pu immortaliser.

Vous dirai-je combien de formes reçoit cette machine admirable pour soulager nos besoins, ou augmenter nos plaisirs. Portant avec fidélité dans les entrailles une liqueur adoucissante, tantôt elle vient calmer la tempête que des vents tumultueux y excitent ; tantôt elle vient apaiser les douleurs effroyables que cause un gravier homicide ; tantôt, servant la coquetterie, et rétablissant les nuances d'un visage allumé par le jeu, la danse ou les veilles, elle procure à une beauté ambitieuse, les moyens de voler sans repos à de nouvelles conquêtes. Ici, irritant des muscles paresseux, elle vient réveiller une nature languissante, et l'aider à rejeter un fardeau incommode, qui par un séjour importun commençoit à intéresser le système de l'oeconomie animale. Là, dans un climat brûlant, par une imitation industrieuse, elle sert à satisfaire les besoins d'un tempérament fougueux, à venger un sexe de la faiblesse de l'autre, et à insulter à la solitude où on la retient. Partout, s'accomodant à notre friandise, elle fournit à nos tables des mets délicats, qui réjouissant le palais et les yeux, inspirent à la gaieté d'un bel esprit quelque bon mot pétillant. Tantôt, entre les mains d'un espiègle incorrigible, et qui cache sa trahison sous la candeur de la jeunesse, aussi prompte que l'éclair, elle vient étonner un passant, et troubler la sécurité publique. Tantôt, sous une forme monstrueuse, et sous la figure d'un jet d'eau énorme et ambulant, elle amuse un peuple imbécile, en rafraichissant nos pavés ; ou secourt un bourgeois désolé, en arrêtant un embrâsement qui menaçoit une ville entière. Enfin, Messieurs, je ne finirois jamais, si je voulois décrire toutes les formes singulières et variées, suivant nos plaisirs ou nos besoins, que reçoit cette machine complaisante. Toutes les parties du corps, toutes les conditions, tous les âges éprouvent tous les jours son secours bienfaisant. Ainsi que la charrue, un dieu, sans doute, est descendu sur la terre pour l'enseigner aux hommes.

J'entreprends aujourd'hui de remonter à l'origine de cet instrument incomparable, de raconter par quels progrès il est arrivé en l'état où il est aujourd'hui, et de vous proposer une invention qui remplit enfin toutes les conditions qu'on désire et que l'on cherche depuis si long-tems. Viens à mon secours, sublime Rabelais, inspire-moi ton énergie, ta gaieté ; mais pardonne si je refuse ton indécence.

Sur les bords du Nil, habite un oiseau d'une grosseur médiocre ; il a les ailes courtes, le plumage du dos noir, et celui du ventre blanc ; ses pattes sont rouges, son bec a sept pouces, et son col un pied de longueur. Cet animal, quand son besoin le presse, quand son instinct l'avertit, emplit d'eau son bec, l'introduit par l'orifice opposé, et se donne ainsi lui-même ce que nous appelons un clistère, ou un lavement.

L'homme toujours dégoûté de ce qu'il a, et amoureux de ce qu'il n'a pas, convoita bientôt un organe aussi favorable, et chercha long-tems les moyens d'y suppléer. Le premier pas de son industrie fut d'imiter fidèlement son modèle. Un opérateur prenoit dans sa bouche autant de liqueur composée qu'elle pouvoit en contenir, et après l'avoir gardée assez de tems pour lui faire prendre une température égale à la chaleur naturelle, il la souffloit avec un tuyau de canne dans le corps du malade.

Cette opération toute facile qu'elle paroit au premier coup d'oeil, exigeoit néanmoins des attentions très-délicates. Il falloit que l'opérateur se fût instruit par un exercice fréquent dans l'art de retenir sa respiration, de peur qu'après avoir vidé ses poumons et sa bouche en expirant la composition, il ne la pompât de nouveau par un mouvement involontaire, et ne la reprît toute entière en respirant à contre-tems. Il falloit ensuite que corps pour corps, face à face, la tête avancée, le col étendu, tous les muscles de la poitrine et du visage contractés, les yeux fermés, et se bouchant le nez, pour prévenir le rapport de ces sens et toute sensation désagréable, il fit passer par le moyen d'un petit chalumeau, la composition de sa bouche dans les entrailles du malade ; il falloit enfin que hors d'haleine, il recommençât la même opération jusqu'à ce qu'il eût injecté la quantité de remède ordonné : tel fut l'art dans son enfance ! Ainsi que les familles les plus illustres, les fleuves les plus superbes, les états les plus orgueilleux ; vous le scavez, Messieurs, les inventions les plus sublimes ont eu des commencements humilians.

Bientôt, tant l'industrie humaine est fertile ! on appliqua aux mêmes parties, mais pour un usage très-différent, la théorie des chalumeaux. Pour rétablir le ton et l'harmonie des intestins troublés par la violence des vents séditieux, on imagina de précipiter leur sortie, en les pompant avec la bouche, par l'interposition d'une plume. Ainsi, en caressant, pour ainsi dire, et en flattant ces ennemis domestiques, on les attiroit par la douceur, et on les faisoit sortir tranquillement d'un lieu qu'ils désoloient par leur mutinerie.

La manière d'administrer un lavement que je viens de décrire, toute rebutante qu'elle est, dura long-tems ; et cette imitation grossière est encore pratiquée aujourd'hui par les femmes de Sestos. Mais ailleurs on imagina de supprimer l'intervention de la bouche et de lui substituer une vessie pleine de liqueur préparée, à laquelle on adapte un chalumeau de grosseur convenable et d'une résistance proportionnée à la difficulté de l'introduction. En pressant cette vessie entre ses mains, l'opérateur fournissoit avec moins de travail et de répugnance, et le malade recevoit avec plus de satisfaction, de soulagement, et tout d'un coup, une rosée délicieuse et plus abondante.

On se contentoit de cette pratique bien plus ingénieuse que la première, mais encore très-imparfaite et bien éloignée de la seringue que nous connoissons ; lorsqu'en l'année 1370, avant que les Apoticaires eussent fait sur les Chirurgiens la conquête des clistères, un chirurgien anglois inventa une machine si commode pour l'administration de ces remèdes, au sentiment du célèbre Freind, qu'il n'a pu s'empêcher de dire son Histoire de la Médecine, que personne ne pouvoit en compter les avantages. Cependant, soit malheur ou dessein, avarice ou haine de l'humanité, l'auteur a laissé périr avec lui le secret de son instrument ; et ses contemporains, soit mépris de la machine, ou vengeance contre l'auteur et punition de ses sentiments, n'ont pas jugé à propos de nous conserver son nom. Périsse de même, Messieurs, la mémoire de tous ceux, qui, comme lui, moins sensibles à la gloire qu'à l'intérêt, emportent dans le tombeau des découvertes utiles à la conservation de notre espèce !

Enfin, Messieurs (que les progrès de l'esprit humain sont lents ! S'il marche toujours semblable à un vieillard caduc, il ne marche pour ainsi dire qu'en béquillant). Enfin, dis-je, au commencement du siècle dernier seulement, on trouva en France, ou peut-être on ressuscita seulement la seringue que je vais décrire, et que j'appellerai commune, pour la distinguer d'une autre plus composée dont j'aurai l'honneur de vous entretenir bientôt.

La seringue commune est composée d'un cylindre d'étain, creux, terminé par un tuyau beaucoup plus court et beaucoup plus petit. Quand on veut opérer, on remplit le cylindre d'une liqueur préparée suivant le besoin auquel on la destine, ensuite on introduit le petit tuyau, et avec un piston qui ferme exactement la capacité du cyclindre, on foule la liqueur qui sort avec une impétuosité, qui est en raison composée de l'angustie de l'ouverture, de la fluidité du liquide, et de la force de celui qui presse.

Peignez-vous, Messieurs, avec quelle joie, quelle ivresse, quelle reconnoissance fut reçue cette découverte ! Aussitôt on l'appliqua à toutes sortes de besoins, de santé, de propreté, de plaisir ; on fit de grosses seringues, on en fit de petites, de longues, de courtes, de droites, de courbes ; on en fit pour le nez, les yeux, les oreilles, l'ésophage, pour les plaies ; celles-ci lancent la liqueur par un jet unique, et celles-là l'éparpillent comme un arrosoir.

Je n'irai point, dissertateur impitoyable, épuisant toutes ces espèces et promenant votre imagination sur mille objets dégoûtants, vous rassasier de descriptions et de peintures qui pourroient blesser votre délicatesse.

Souffrez cependant que pour l'intelligence de ce que j'ai à vous dire, je vous représente la manière dont un clistère est donné et reçu. De deux acteurs ordinairement nécessaires pour cette opération, l'un patient, dans une posture immodeste, attend avec résignation la fin de l'opération ; et l'autre, agent, dans une attitude humble, cherche dans l'obscurité, et en tâtonnant, l'orifice semblable à un point, par lequel il faut indispensablement introduire la potion pharmaceutique.

Combien de fois, beau sexe, votre innocence alarmée, et redoutant l'indiscrétion d'une main téméraire et libertine, ou quelque attentat caché sous le prétexte d'erreur, n'a-t-elle pas refusé la santé que vous présentoit un opérateur qui effrayoit votre modestie ? Combien de fois, au péril de votre beauté et de vos jours peut-être, n'avez-vous pas préféré une main plus ignorante, mais moins suspecte, ou même refusé absolument un remède qui exigeoit de votre pudeur un sacrifice si choquant ? Mais que ne peut cette pudeur ingénieuse sur l'esprit d'une femme ? Plus éclairée que le vice sur le choix, mais bien plus constante encore dans l'application des moyens, elle imagina d'employer une perruque à tonsure, qui, en cachant ce que l'on ne montre pas sans honte, prescrivoit à l'agent un chemin nécessaire, duquel il ne pouvoit s'écarter ; et lui imposoit l'obligation d'être sage, en renfermant son instrument dans la circonférence de la tonsure. Ainsi, la modestie victorieuse, en indiquant à l'opérateur la route qu'il devoit suivre, lui ôtoit en même tems la volonté, le moyen et la tentation de s'égarer. De même, Messieurs, pour défendre nos jardins de la convoitise d'un passant maraudeur, nous élevons un mur, qui dérobant à sa vue nos fleurs et nos fruits, épargne à son coeur le danger d'en être séduit et à sa main le crime de les enlever. De même aussi dans nos forêts, abusant de la sécurité des animaux, nous leur frayons un sentier perfide, pour les conduire par un chemin facile dans un piège, où malgré la vitesse de leurs pieds, la promptitude de leurs ailes et la force de leurs dents, ils trouvent une mort inévitable.

Néanmoins, la perruque à tonsure malgré la sagacité de son invention étoit sujette à beaucoup d'inconvénients. Etant transportée de l'usage de la partie du corps la plus noble à celle qui l'est le moins, mais surtout caractérisant nos prêtres, elle donnoit un air mystique à une besogne absolument profane, et un air profane à des cérémonies très-respectables ; ce qui pouvoit scandaliser les esprits foibles, et fournir aux forts une matière abondante de plaisanteries. D'ailleurs, elle pouvoit se déranger et égarer par conséquent, bien loin de conduire, l'opérateur. Enfin la voie que la tonsure laissoit libre, n'étoit pas assez étroite pour être infaillible ; et ouvrant à l'instrument une carrière trop vaste, elle laissoit subsister touts les à peu près, et n'épargnoit pas au patient le chagrin et la longueur de plusieurs tâtonnements désagréables. Ainsi par les réflexions que suggéroient le tems et l'expérience, notre machine marchoit à grands pas vers la perfection.

C'est à notre siècle, Messieurs, cet âge si délicat sur le choix des voluptés, si sévère sur les ridicules, si attentif aux bienséances, si distingué par son luxe ingénieux et poli, qu'est due cette découverte incomparable. C'est de nos jours qu'est né le mortel adorable, qui, pa une petite addition à la machine, en rendant le malade agent et patient tout ensemble, a trouvé le moyen de supprimer tout confident de l'opération et tout opérateur étranger au malade même.

Pourrai-je, Messieurs, vous décrire avec clarté les détours de cet instrument, aussi simple que merveilleux ? J'ai déjà eu l'honneur de vous dire que, dans les seringues communes, la liqueur sort par un petit tuyau appliqué à l'extrémité du cylindre : dans la machine que j'explique, ce tuyau est prolongé suivant une ligne droite de huit ou dix pouces, qui fait avec le cylindre un angle droit ; au bout de ce tuyau inhérent à une lame d'étain un peu large, afin de maintenir la machine dans une situation perpendiculaire à l'horizon, s'en élève un autre plus court et plus petit, qui coupe encore le précédent à angle droit, et qui est semblable à l'ajustage d'un jet d'eau, garni à son extrémité d'un bouton, et vers le milieu d'une espèce de bobèche, qui l'empêche d'offenser les entrailles en entrant trop avant.

Pour se servir de cette machine, on remplit le cylindre de liqueur, ensuite le côté large étant posé sur un lit ou sur le plancher, le malade en s'asseyant sur la bobèche, introduit lui-même le petit tuyau, presse le piston qui se trouve devant lui et sous sa main, et aussitôt la liqueur foulée, quâ date, portâ ruit, passe entre les jambes du malade, et suivant un labyrinthe obscur, descend, rampe, remonte et va porter sa bienfaisance et sa bénignité dans le corps de l'opérateur même.

Où croyez-vous, Messieurs, qu'ait été inventé cet instrument admirable ? A l'extrémité de cette province, en Lorraine, dans cet asile consacré à la piété, destiné pour la noblesse ; Remiremont, où, dans un habit dévot, le sexe le plus aimable rend à Dieu un hommage périodique et chante ses louanges en idiome savant.

Cependant, oserai-je le dire sans vanité, il me semble que le divin auteur de cette machine incomparable pouvoit y ajouter aisément un degré de perfection qu'elle n'a pas. En effet, il est évident que pour faire sortir la liqueur du cylindre, il faut que le malade, les bras étendus et dans une situation qui épuise la moitié de ses forces, emploie une puissance quelconque, qui souvent, surtout dans les femmes, peut se trouver inférieure et souvent égale ou à peu près, à la résistance qu'il faut surmonter. Contentons-nous de ces deux suppositions et écartons toutes les autres. Dans le premier cas, il est clair que la machine devient inutile, et que le malade étant obligé de rappeler un agent étranger, rentre dans l'océan d'inconvénients dont j'ai parlé plus haut. Dans le second cas, et la puissance étant supposée égale ou à peu près à la résistance qu'il faut vaincre, le malade commencera, il est vrai, l'opération ; mais, sa puissance d'un côté s'affoiblissant par les efforts qu'il est obligé de faire, et de l'autre, la résistance augmentant par la difficulté que trouve l'eau de se loger dans un lieu où tout est plein ; il en résulte un combat qui finit bientôt, à cause de la foiblesse de l'opérateur ; en sorte que venant à quitter le piston pour reposer son bras fatigué, la liqueur retourne à l'endroit d'où elle est partie. Et si le malade veut recommencer, trouvant encore les mêmes obstacles, il s'ensuit toujours le même effet ; et par conséquent, un flux et reflux de la liqueur, qui se promène sans cesse du cylindre dans les entrailles, et des entrailles dans le cylindre.

On pourroit, à la vérité, prévenir une partie de ces inconvénients, en ajoutant dans l'intérieur de l'un des deux petits canaux, une soupape qui, après avoir laissé passer le remède, l'empêcheroit de revenir ; et qui, par ce moyen, donnant au malade le tems de se reposer et de rassembler ses forces languissantes, pourroit le conduire jusqu'à la fin laborieuse de sa besogne.

Mais cette soupape difficile à placer, rendroit par le moindre dérangement la machine inutile ; d'ailleurs traînant en longueur une opération qui doit être prompte, elle augmenteroit les dégoûts du remède, et prolongeroit le malaise du patient : enfin, puisque la difficulté croît, ainsi qu'on l'a déjà dit, à mesure que l'opération avance, il s'ensuit qu'ayant commencé, suivant le supposition, avec des forces à peu près égales à la résistance, elles deviendroient nécessairement inférieures avant la fin. Tout au moins il en arriveroit que le malade sortant de cette opération pénible, moins rafraîchi par le remède, qu'échauffé par ses efforts multipliés, il augmenteroit son besoin, bien loin de le diminuer. La seringue dans son dernier état, est donc en bien des cas sujette encore à plusieurs inconvénients ; mais sans aucun changement essentiel à la machine, je les fais disparoître tous par un moyen si simple, que je suis étonné qu'il ne soit encore venu dans l'esprit de personne.

Il est incontestable que pour le jeu de la seringue il suffit d'appliquer au piston une force qui agisse perpendiculairement, et qui soit suffisante pour remonter l'inertie de la liqueur, la résistance des entrailles, et le frottement du piston. Or, un poids qu'on lui attachera, et qui sera déterminé suivant le calcul facile de toutes ces suppositions, ou que la moindre épreuve fera connoître plus sûrement et plus promptement encore, remplira évidemment toutes ces vues.

OBJECTION

Mais, dira quelque esprit précipité : Si le malade est assez fort pour placer ce poids, il ne lui est plus nécessaire ; et appliquant sa puissance immédiatement au piston même, il parviendra par un chemin plus court au but qu'il s'est proposé : si, au contraire, il n'a pas assez de forces pour faire jouer la machine, il n'en aura pas assez non plus pour interposer le poids : par conséquent, étant alors obligé d'appeler, pour cette circonstance de l'opération, un secours étranger, il n'en coûtera guère plus à sa modestie d'employer pour l'opération entière la seringue ancienne, et puisqu'un confident est nécessaire, il est inutile de recourir, sans aucun avantage, à une machine compliquée, lorsqu'une plus simple suffit.

RÉPONSE

Je réponds : 1° Qu'on pourroit diviser le poids en parties aliquotes proportionnées à la faiblesse du malade, qui les trouvant sous sa main, par une addition successive, les accumuleroit jusqu'à ce qu'il en obtint l'effet désiré.

De même autrefois, un père montra à ses enfants qu'on pouvoit rompre en détail un fagot qu'on n'auroit pu rompre en gros. Mais pour trancher d'un seul coup toutes les difficultés et prévenir les instances et les répliques, je veux que le poids soit inhérent à la machine, et afin de ne point en déranger l'élégance, il conviendra de remplir le piston d'une quantité de plomb suffisante et combinée suivant l'exigence des résultats qu'on aura trouvés, soit par le calcul, soit par l'expérience ; ensuite on ajoutera à la partie supérieure du cylindre un petit ressort à bascule, semblable à celui d'une batterie de fusil, qui en s'engageant dans le piston, suspendra l'action du poids, et qui en cédant au moindre effort, lui restituera sa puissance et sa pesanteur. Ainsi la machine ayant été préparée par un domestique vigoureux, et le malade étant en la posture requise pour recevoir le remède, il pressera le petit ressort, qui obéissant au plus petit mouvement, rendra au poids sa faculté d'agir, et aussitôt le piston se précipitant en vertu de sa gravité, chassera la liqueur, qui fuyant du côté où elle trouve moins de résistance, entrera dans le corps du malade extasié.

OBJECTION

Vous m'objecterez sans doute, Messieurs, que la chute des corps graves s'accélère suivant une progression connue en approchant du centre de la terre ; que par conséquent il y aura quelque différence de vitesse entre le commencement et la fin de la descente de ce poids, et la même différence aussi dans l'introduction de liquide.

RÉPONSE

Oui, Messieurs, il y aura quelque différence, j'en conviens ; mais elle tournera au profit du malade, et achève de démontrer l'utilité de ma machine. En effet, si la liqueur est portée dans les entrailles avec plus de force à la fin qu'au commencement de l'opération, elle trouve aussi plus de difficulté de s'y loger, comme on l'a déjà dit plus d'une fois, à cause de l'addition continuellement progressive d'un corps étranger dans un lieu où tout est déjà plein. J'ai calculé avec soin en quelle proportion croît cette difficulté, et j'ai trouvé qu'entre la vitesse qui résulte de l'accélération de la descente du poids, et la résistance des entrailles successivement augmentée par la liqueur survenante, il y a une réciprocité si parfaite, une compensation si égale, qu'il s'ensuit une uniformité de mouvement presque incroyable. Effet infaillible de l'action constante d'un instrument aveugle, et qu'on n'obtiendra jamais de la pression vacillante du patient lui-même, ni de tout autre agent étranger et intelligent.

Ce n'est pas tout, Messieurs, et je n'ai point encore épuisé l'énumération des avantages du poids. En l'augmentant ou le diminuant, le malade pourra aussi mesurer la quantité de son action, suivant l'urgence de ses nécessités : Ainsi, la machine que je propose, rassemblant toutes les commodités imaginables, chacun avec son secours, pourra, selon sa fantaisie, sa crainte ou son impatience, retarder ou précipiter les flots de la liqueur miraculeuse ; et irritant ou flattant ses entrailles, tantôt les rafraîchir par une pluie douce, tantôt les inonder par une tempête, et soulager en tout tems ses besoins, avec modestie, sans effort, sans confident, sans alarme et sans témoin.

Tout ce que j'ai avancé, Messieurs, est fondé sur des calculs que je répéterai quand vous le jugerez à propos ; mais qui sont si longs et si épineux, que j'ai cru que cette brillante assemblée me sauroit quelque gré de les lui avoir épargnés. Vous le voyez, Messieurs, je n'ai point exagéré les inconvénients d'une machine ancienne, afin de vous prévenir en faveur d'une nouvelle ; et déguisant les objections qu'on peut faire contre le poids que je propose, je n'ai point espéré de surprendre vos suffrages, en exposant adroitement les défauts d'une invention à laquelle je veux substituer la mienne. Mais, où je me trompe, ou bien les raisons de préférence sont en si grand nombre, qu'elles doivent entraîner tous les esprits : me défiant néanmoins de mes lumières, et en garde contre la séduction de l'amour-propre, j'expose avec confiance mon ouvrage à votre critique, et j'attends avec soumission votre jugement pour décider le mien. C'est à vous, Messieurs, de prononcer sans ménagement, sur le mérite de la nouveauté que j'ai l'honneur de vous présenter.

L'Académie ayant nommé deux Commissaires pour l'examen de cette machine, l'auteur répéta devant eux ses calculs, et sur leur rapport, l'Académie l'approuva, et la déclara avantageuse aux bonnes moeurs. En conséquence, elle ordonna qu'il seroit fait registre de son jugement, dont copie seroit délivrée à quiconque voudroit solliciter un privilège exclusif pour la fabrication, vente et distribution d'une machine aussi utile qu'ingénieuse.


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