PYAT, Félix (1810-1889) : Un café de vaudevillistes en 1831 (1832).
Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.V.2009)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome V, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832.
 
Un café de vaudevillistes en MDCCCXXXI
par
Félix Pyat

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La Sibérie et un atelier d’élèves en peinture ne sont pas plus inhospitaliers qu’un café de vaudevillistes.

Si vous n’avez commis ni roman, ni mémoire, ni un couplet dans toute votre vie ; si l’on n’écrit pas à l’adresse de votre nom au moins homme de lettres,... je ne vous conseille pas d’entrer dans ce café, où tout le monde se connaît comme à l’estaminet d’une ville de province : vous y serez observé, pressé par les regards de tous, mal à l’aise autant qu’une jeune fille, le premier jour du corset.

D’abord, le garçon qui a des moustaches et qui lit d’une main son journal favori ne vous servira pas de l’autre votre verre d’eau sucrée ; car vous paierez comptant, vous qui n’êtes pas un habitué, vous, ni auteur, ni journaliste, vous qui n’êtes pas un nom : vous crierez trois fois, Garçon ! avant que la dame du comptoir agite sa sonnette : la sonnette, la serviette et le comptoir, tout cela écoute l’auteur qui parle et gesticule vivement sans dire un seul mot de politique ; là, voyez-vous, ni Varsovie ou Lyon, ni le ministère ou le choléra-morbus, mais bien le vaudeville nouveau qui sera joué le soir !

Prenez patience ! écoutez, et vous serez initié aux mystères des coulisses, vous pénétrerez le rideau, vous connaîtrez quel genre d’indisposition a fait faire relâche hier, quel auteur sera sifflé aujourd’hui ; vous saurez l’argent qu’il faut payer pour avoir un succès, les dîners que coûte une idée, les truffes que vaut le couplet final, et quel vin aime la plus jolie figurante du théâtre.

Mais ceux des habitués qui vous auront vu entrer, s’approcheront de votre table et vous entoureront avec l’espionnage acharné et la vigilance discrète d’un voleur ou d’un agent de police : et alors, vous qui avez eu soif, vis-à-vis ce café, ne portez pas une figure comique, surtout un nom plaisant, et s’il faut, par malheur, que vous ayez un nom plaisant, que vous signiez, par exemple, Bonnichon ou Rigolard, n’ayez donc point avec vous un ami qui vous appelle et qui ait la voix forte ! Ils vous prendront votre nom. Prenez garde ! Ils vous serrent de plus près. Imprudent que vous êtes, taisez-vous ! Boutonnez bien votre esprit jusqu’au menton, ayez la main sur vos paroles, serrez le cordon à votre langue : ne laissez pas traîner une expression ; mettez vos mots dans votre poche, mettez-vous tout dans votre poche si vous pouvez ; car vous n’êtes pas en sûreté ici : on fait le mouchoir à la conversation ici : ils vous voleront, discours, habits, figure : ils vous prendront tout vif, tout entier, de la tête aux pieds. Vous ne savez pas combien ils sont habiles les filous ? Ils vous flatteront, ils vous feront causer, ils vous demanderont quelle heure il est à votre montre. Ils vous feront poser devant eux. Une idée neuve, une matière à vaudeville, même un calembour, tout est enlevé, escamoté... S’ils ont mal entendu un mot en passant, ils vous diront : « Répétez, s’il vous plaît ! » Puis, tout haut, « Garçon, un verre de rum, » et tout bas : « Un crayon » ! Et l’on vous renferme au garde-manger littéraire, ou l’on vous entasse au milieu des plans, des fins de couplets et des bons mots, achetés, surpris, volés dans la journée, provisions mises en ordre, numérotées, chacune dans son rang et dans sa case : car chaque feuille de leur album est un bocal ou un rayon avec son étiquette ; ensuite a-t-on  besoin d’un bon mot sur l’amour, d’un couplet sur la gloire, on ouvre le bocal amour, on tire le rayon gloire, et l’on trouve le bon mot tout prêt, le couplet tout fait.

Ces écumeurs de conversation, s’en vont furetant, espionnant, écrémant tout ce qu’ils entendent. Ils ramassent les miettes, essuient les bancs, épongent les marbres : car là, pas un tabouret qui n’ait fait son couplet, pas une table qui n’ait composé son vaudeville. Chaque dalle porte un calembour : on vous montrera le coin qui a dit : Racine est un polisson.

Là on ne fume pas, et pourtant l’air est lourd et pénible à respirer, tout chargé qu’il est d’une odeur nauséabonde de théâtre, et tenant comme en dissolution l’huile de quinquet et le calembour. La maîtresse du café est toujours laide et vend des billets de spectacle à moitié prix ; l’enfant de la maison fait des bons mots, et le mari fait crédit. Dans ce lieu sombre, toutes les figures sont brunes et presque sales. Vous avez rêvé Momus avec une grande bouche qui rit, des dents blanches, les joues fraîches et rebondies, l’humeur gaie, franche, et mobile, et bruyante comme ses grelots, le Momus enfin des toiles de théâtre ? Point. Au milieu de ce groupe noir qui joue là-bas au domino, voyez ce vieux front jaune et plissé comme un bon billet de banque, ce front à demi pelé que supporte un corps droit à peu près comme un arc de triomphe ; eh bien ! c’est le plus sonore des grelots de Momus ; ce vieillard taciturne et laid, suant l’ennui et le dégoût par toute sa peau, vous représente le plus malin né des Français, le meilleur fou du peuple, celui qui a fait rire tout son siècle, qui a désopilé la rate à la terreur, et fait étouffer la restauration : il a gagné, je suis sûr, avec la gaîté des cent jours, plus qu’un fournisseur d’armée : il a profité des pompons de théâtre et vécu de l’épaulette plus qu’un passementier.

Autour du vieux, se pressent tous les apprentis, les novices, les collaborateurs payés et les collaborateurs payants ; par exemple, ces riches qui veulent à tout prix être hommes de lettres, et achètent l’honneur d’afficher leur nom à la queue d’un nom connu ; tous génies d’attelage et de fraternité, qui s’accouplent, s’appareillent et tirent, comme ils peuvent, une idée à deux, l’un sur l’autre porté.

La conversation ordinaire sur la pièce nouvelle où la débutante est quelquefois interrompue par la querelle d’habitude, de deux amis intimes qui se disputeront pour un mot volé par je ne sais lequel des deux à l’autre ; écoutez, ils se diront plus d’injures que deux filles de joie ; voilà qu’ils se renvoient mutuellement la honte comme un volant qui va et vient sur deux raquettes habiles ! De stupides bourgeois se couperaient la gorge pour la moitié de cette partie d’outrage à gros jeu : eux, les gens d’esprit, ils joueront jusqu’à sec avec l’impassibilité de l’habitude !

Et les autres ne font pas même attention.

Le café est toujours plein autant qu’une patache de comédiens ambulants : tous les oiseaux de passage de la littérature, tous les écrivains percheurs s’abattent là : ils n’ont pas de résidence ailleurs qu’à la table de marbre : ils demeurent tous au café, les uns en face du comptoir, les autres près du poêle ou bien à côté de la fenêtre : ils vous donnent leur adresse, si vous n’êtes ni bottier ni tailleur ; ils mangent là, ils travaillent là, ils dorment là ; c’est leur domicile ; c’est aussi leur bourse de commerce, où l’on cote le cours des théâtres, où la matière à vaudeville est offerte, marchandée et payée : on y trouve des vendeurs de plans, pour un poulet truffé ou pour une limonade, selon que l’intérêt dramatique monte ou descend. Car aujourd’hui les pièces ont leurs entrepreneurs, leurs coupons, leurs actionnaires anonymes ou commanditaires ; il y a des maisons de confiance, des compagnies avec leur raison sociale, des fournisseurs qui étalent sur la rue : l’esprit est à prix fixe.

Ceux qui font le bruit et remuent la salle sont les simples amateurs, grands colporteurs de nouvelles, qui connaissent les gloires de l’endroit par leur nom, et les garçons par leurs prénoms, qui croient gagner beaucoup en se frottant toujours aux gens d’esprit, qui ne se lavent pas la main le jour qu’ils leur ont donné la main..

Les amateurs mettent le bois dans le poêle et servent là de boute-en-train ; ils jettent leurs paroles à la tête de qui veut les ramasser : car tous les auteurs chargés de la gaîté publique sont mornes et sérieux comme des prêtres musulmans. Ils ne savent que rire... Ils ne répondent tout juste que pour prouver qu’ils ne sont pas sourds. D’ailleurs, brefs, laconiques et serrés autant qu’une lettre de change ou un mot d’ordre. Il faut les voir s’observer entre eux et se craindre : ils ne font jamais rire les autres gratis ; ce serait autant de dépensé ; perte pour soi et gain pour autrui. L’esprit ! la gaîté ! c’est leur métier, leur pain, leur fortune ! Donc, rien de plus vide, de plus stérile que leur conversation ou leurs lettres ordinaires. Ils ont une peine incroyable à parler ou à écrire quand ça ne rapporte pas : les pâtissiers ne consomment pas leurs brioches ; je ne connais qu’un bouffon de théâtre qui soit plus triste qu’un vaudevilliste. Il faut tant d’économie à ces réputations qui vivent des années sur un quart de pièce.

Ces avares-là sont les habiles ; mais les plus jeunes, ceux qui ne vont pas encore applaudir leurs pièces eux-mêmes, pour contrebalancer dans le monde le gros ventre des confrères, et l’importance littéraire de leurs quarante ans arrondis, parlent tout haut ; les imprudents, sans se douter que là chaque idée neuve est à vendre ou à prendre : ils sucent follement leurs petits projets dramatiques, et s’en gargarisent la bouche ouverte devant tous ces vieux ruinés qui les volent tant qu’ils peuvent : et je vais à ce sujet vous raconter une histoire effroyable.

Vous avez vu mon vieux vaudevilliste à son jeu de domino, calomniant tous ses confrères, triste et jaloux de toute gloire rivale, sans pudeur, sans goût, cuistre honteux et sale, prisant du tabac sec autant qu’une institutrice octogénaire, cherchant partout une idée chez les autres : car, chez lui, tout est fini ; tout est vidé, tout est creux depuis long-temps. Une idée ! la moitié d’une, s’il vous plaît ! la charité d’une idée. Il est usé plus qu’un cheval de poste. Si son père était une idée, et d’abord s’il avait un père, il le vendrait à un directeur de théâtre. Profanateur insensible, il a touché à tout : il a pris partout... il a mis sa main noire sur toutes nos illustrations ; il a déshonoré tous nos malheurs... il a fait chanter Bonaparte à Sainte-Hélène ; l’enseigne Bisson sur son vaisseau qui saute ! il a fait chanter Béranger ; l’infâme !... Il fera des couplets sur les massacres de Lyon, et finira la peste par des chansons ! Vous avez vu mon vieux vaudevilliste, ce courtisan de la multitude, lui, rimer la flatterie tous les soirs au théâtre ; immoler tout à cette multitude blasée ; choisir, pour la remuer, les inspirations cyniques et palpitantes d’actualité ; écouter aux portes, violer les fermetures de la vie privée, prendre dans les secrets des familles les anecdotes d’alcôve, les scandales à peine descendus du salon à la loge du portier.

Tout cela n’est rien auprès de mon histoire. Si je vous dis que c’est une histoire, par contradiction vous croirez que c’est un conte... C’est un conte.

Dernièrement, un bon et simple et spirituel jeune homme, avec beaucoup d’avenir et peu d’argent, naïf et crédule à l’excès, ayant foi dans le talent, comme une soeur novice dans l’amour de Dieu, vint de sa province tout chargé de vaudevilles et d’espoir. Il avait fait en route plus d’un doux rêve de gloire, de femme et de fortune, quand la voiture l’emportait sur Paris, avec cette harmonie monotone des roues sur le pavé de la route. Oh ! les postillons ne fouettaient pas assez les chevaux. Paris ! Paris ! s’écriait-il. Il arriva ; et sa première nuit à Paris fut un amer désenchantement : quand il se vit noyé, perdu dans ces flots, comme une goutte d’eau dans une mer ! quand il se vit coudoyé par un monde, au sortir de la diligence, faisant foule, toutes ses illusions s’évanouirent. Il comprit bien alors, qu’égaré seul dans ce désert d’hommes, il aurait peine à en sortir. Toutes ces têtes étaient aussi hautes que la sienne. Il souffrit de se voir inconnu, de ne pas rencontrer un regard ami, une main à serrer : il ne concevait pas encore cette jouissance égoïste du cordon sanitaire, ce bonheur tout parisien, que l’indépendance procure à l’homme parfaitement isolé.

Un profond découragement le prit au coeur. Alors il se mit à dévorer avec l’appétit du cancer la succession que son père lui avait laissée. Bientôt le jeune homme en était venu à ne plus entendre remuer à sa porte la sonnette ou le marteau, sans un retentissement douloureux, sans le pressentiment vague et matinal du créancier : ce jeune homme était perdu.

Dans ses jours de débauche et de café, il avait connu le vieux vaudevilliste. Sans doute il avait payé plus d’un souper au vieux vaudevilliste, qui en revanche lui avait pris plus d’une phrase, plus d’un couplet. Le jeune homme lui prodiguait tout, entre deux vins, quand il était riche, quand son esprit était du superflu pour vivre. Mais quand son esprit devint son unique ressource, il était allé, lui jeune homme confiant, trouver son vieux débiteur, et lui avait soumis un vaudeville tout fait, tout prêt, le priant d’apostiller l’oeuvre de son vieux nom, et de signer un passe-debout pour entrer au théâtre.

L’estomac n’a point de mémoire : mais comme la pièce était bonne, le vieux se ressouvint d’avoir dîné avec l’auteur ; la pièce fut présentée sous le vieux nom, jouée et applaudie sous le vieux nom, et payée au vieux nom ; et le jeune homme vendit la première moitié de sa dernière douzaine de chemises pour rembourser les dépenses de claqueurs, et autres menus frais de première représentation, de sorte qu’il fut plus pauvre après qu’avant son succès.

Encore un succès, dit-il, et je n’aurai plus de chemises !

Le vieux lui conseilla l’espérance. Cet esprit jeune et brillant du novice allait au vieux comme un bon cheval à un lâche, comme la santé des jeunes filles à la caducité du saint roi David. Il exploitait cette mine si pleine et si riche. Chaque jour c’étaient de nouvelles idées, de nouveaux filons tirés de cette tête féconde ; et le jeune homme voyait chaque jour sa détresse augmenter. Les créanciers faisaient queue à sa mansarde. La faim et la misère avaient creusé ses joues, et il fallait chanter quand il avait faim, faire des couplets, rire d’un bout à l’autre du dialogue quand il avait froid. Enfin, cet autre vaudeville était achevé, et le maître, avide, promit de le faire jouer, cette fois, avec le nom de l’ouvrier. Pour s’assurer de son protecteur, le jeune homme plus défiant, ne lui livra pas le vaudeville final qu’il garda en portefeuille, se réservant de le remettre aux mains de l’acteur le jour même de la représentation.

Cependant la représentation fuyait de jour en jour : les regrets rongeurs du passé, les embarras présents, les inquiétudes de l’avenir assiégeaient ensemble cette frêle existence du jeune homme.

Il avait cru porter son talent écrit sur le front, et il maudissait les hommes de le méconnaître. Oh ! quand il rentrait le soir dans sa mansarde étroite et sans feu, il la trouvait immense tout seul ; il avait froid au coeur encore plus qu’aux pieds. Il fallait le voir quitter doucement un pantalon noir dentelé, crénelé, un pantalon à franges et à meurtrières, n’ayant plus qu’une semaine à devenir guenille : puis, avec la même précaution et par un tour d’adresse, se sortir d’une chemise qu’il avait honte même de montrer à la blanchisseuse ; puis, pensant à son pays, à sa famille, il mourait de honte, de rage et de misère, implorant comme son salut le sommeil sans rêve. Et pas un ami, pas même une femme ! dans ce Paris si plein, si vivant, où les couples s’assortissent si vite, pas un être qui pensait à lui, pas une âme inquiète de lui ! si pauvre et si malade, qu’une figurante des Nouveautés n’en aurait pas voulu.

Or, le matin de la première représentation, le doyen du flonflon entra au café, sans ôter son chapeau, tout radieux et tout fier ; il but sa demi-tasse, et essuya du dos de sa main ses lèvres poissées de café. Bon ! dit-il, en jetant les yeux sur l’affiche encadrée dans le treillis de cuivre ; Dieu veuille que je finisse ma journée comme je l’ai commencée ; j’ai pourtant trouvé mon vaudeville final !

Et alors il tira de sa poche un portefeuille de maroquin vert, humide ; il tira du portefeuille de maroquin vert un papier humide, couvert d’une écriture à lignes égales, ayant la physionomie cadencée de couplets. C’était le vaudeville final que le jeune homme s’était réservé de remettre lui-même à l’acteur. Et cependant son vieil ami le tenait dans main, et le faisait sécher à la chaleur du poêle, en roulant le feuillet tout autour du tuyau.

Quand son papier fut sec, il ne paya pas sa demi-tasse et s’en alla au théâtre, à la répétition générale. Ordinairement les amoureux se détestent à la répétition d’une pièce dans laquelle ils s’adorent. Dans les coulisses, ils se revanchent bien des douceurs qu’il faudra se dire et se faire devant la rampe : il faudra se caresser, on se déchire ; s’embrasser, on se mord. C’est la traduction libre, le revers d’un amour qui dure deux actes, qui se lèvera et tombera avec le rideau deux ou trois fois la semaine, de sept à dix heures du soir ; d’un amour qui a besoin du décorateur, du machiniste, des quinquets, des claqueurs, du rouge, des bouchons brûlés ; d’un amour qui ne peut se passer du souffleur, qui a des entr’actes, qui débute, qui se repasse, et se gaufre, et se coiffe, et se plie dans l’armoire, et se pend au porte-manteau ; d’un amour qui a ses représentations à bénéfice, ses relâches par indisposition, ses congés, ses doublures et ses feux.

Aussi comment voulez-vous qu’ils ne se maudissent pas tout le reste du jour, quand ils se sont engagés à s’idolâtrer deux heures par jour, quand leur amour a un dédit ; quand ils se sont mariés par-devant le directeur de théâtre, pour toute l’année d’une pâque à l’autre, chacun avec une dot de larmes, un fonds de soupirs, un capital de hoquets, une corbeille de coups de poignards, et un revenu d’évanouissements ?

Quand le vieux vaudevilliste entra sur le théâtre, les jeunes premiers se reposaient de leur amour. C’est alors que la scène était curieuse à voir et à entendre. Les mots les plus passionnés étaient prononcés avec un dégoût incroyable, les paroles d’amour étaient dites avec haine... Certes, l’étranger qui entendrait peu la langue, à la répétition d’un gai vaudeville, comprendrait un affreux mélodrame. Le jeune homme eût retiré sa pièce, en la voyant répéter ainsi ; mais le vaudevilliste coriace, aux illusions depuis long-temps racornies, ne remarqua pas même ces querelles de comédiens, et raccommoda le couple en distribuant le vaudeville final. La moue des divorcés ne tint pas devant les joyeux couplets du jeune homme. Le pauvre jeune homme, il était toujours absent...

De grand matin, le vieil auteur montait chez lui, pour demander les couplets. La clef était restée à une prétention de porte... Il entre, mais la chambre est vide ; ni meuble, ni homme, rien qu’un lit qui n’est pas défait. Il se met à fureter tranquillement toute la chambre, visitant tous les coins, ne cherchant qu’une chose ; il ne trouvait pas le vaudeville final. Au milieu de tant de misère, de solitude et de silence, il eut une idée, le vaudevilliste ; il pensa droit à la Morgue !

Et, sans perdre de temps, il descend les étages aussi vite que le jeune homme les montait lentement, et se dirige vers ce bâtiment carré, à cheminées en forme de tombe, temple de la mort violente, à deux secondes du quai aux Fleurs.

L’homme aura donné sa démission, disait-il en marchant ; qu’est devenu le vaudeville final ? Il allait là-bas sans se tromper de chemin, tout aussi bien qu’un faiseur de mélodrame, une grisette, ou un étudiant en médecine de première année. Il venait en ami réclamer l’héritage du mort ; un philantrope dirait qu’il venait le reconnaître.

Quand l’auteur entra dans cette salle odorante d’exposition, que je ne vous dépeindrai pas après M. Léon Gozlan, le vaudevilliste avait la physionomie moins triste qu’inquiète ; il pensait moins à son jeune homme qu’au vaudeville final.

Parmi les lits serrés des locataires, il reconnut bientôt et le pantalon troué et les hardes usées, qui pendaient au croc, humides et roides, au-dessus d’un cadavre tout frais, étalé dans un coin, sur l’oreiller de sapin noir.

Le front de l’auteur se dérida comme le front d’un homme qui respire en retrouvant ce qu’il a perdu. Il fit une exclamation qui n’était rien moins que douloureuse : C’est lui !...

En effet le malheureux jeune homme avait été poussé à bout... Il ne lui était bientôt plus resté l’argent d’un dîner, ni même d’un coup de pistolet ; et ne pouvant ni vivre ni se brûler la cervelle à crédit, quand il n’avait plus qu’un sou pour se noyer du pont des Arts, alors, comme dit le facétieux vaudevilliste, il avait donné sa démission d’homme, et, las d’exister, il était venu reposer là.

Le vaudevilliste sonna au greffe, tout tremblant de crainte que les couplets ne fussent perdus. Il se donna au gardien pour l’ami et même un peu pour le parent du noyé : à preuve, il montra de ses lettres, en demandant la confrontation de leur écriture avec celle du portefeuille ; vous pensez s’il avait déjà dit au gardien : Le jeune homme a un portefeuille ? Ce portefeuille est de maroquin vert, un peu usé ? Dans ce portefeuille il y a une grande feuille détachée et remplie de couplets ?... Donnez-moi le portefeuille ?... je vous en prie, le portefeuille ?...

A ces interrogations vives et redoublées, le gardien opposait tranquillement le registre des récépissés :

Reçu un corps ! sans bottes ni chapeau, avec une mauvaise chemise et un pantalon déchiré...

- Voilà ! dit le gardien, montrant les haillons pendus et gonflés d’eau, qui dégouttait sur la tête du mort.

- Et point de portefeuille ?... Mais mon vaudeville final ?...

- Que dites-vous ? reprit le gardien.

- Mais savez-vous qu’il me faut absolument les couplets pour ce soir ?... Cherchez dans les poches... Il ne peut pas être perdu...

Le gardien comprenait peu ; il ouvrit néanmoins au vaudevilliste la cloison vitrée qui sépare les vivants des morts, qui sépare les spectateurs des tableaux, placée là comme pour dire : Vous êtes prié de na pas toucher aux objets.

Ils entrèrent donc tous deux dans l’enceinte réservée, et se mirent à fouiller les habits... Enfin, le vaudevilliste rencontra le portefeuille de maroquin vert dans une poche de côté, il l’ouvrit, le feuilleta et rencontra le vaudeville final... et quand il l’eut trouvé : Je le tiens ! s’écria-t-il, voyez !

Et là, tout de suite, sans sortir de cette chambre infecte, en face du mort, les pieds dans ce liquide rougeâtre, qui croupit, moitié eau, moitié sang, sur les dalles, le vaudevilliste, assis sur un lit qui était vide, ne sentant rien, ne respirant rien, ne voyant rien que son vaudeville final, lut les couplets tout d’une haleine, et les relut pour ne pas se tromper ; il les mit sur l’air, il répéta les bis, riant à chaque fin de couplet, et faisant rire de son fredonnement  de vautour notre honnête gardien ; et le rire était laid sur ces deux vieilles figures, comme des habits de femme sur des corps d’homme.

Après avoir chanté d’un bout à l’autre, le vaudevilliste, qui s’était levé, disait au gardien : Tenez, c’est un portefeuille d’auteur... Des couplets, des chansons, bagatelles sans valeur...

Qu’un auteur se noie, le gardien de la Morgue n’en doute pas... que son portefeuille ne contienne point de billets de banque, le gardien n’en doute pas non plus... Il savait peut-être aussi qu’un auteur qui a des billets de banque, ne se noie pas... et puis ce monsieur, se disait le parent du défunt ; il avait des lettres, dans lesquelles on l’appelait : Mon cher ami, écrites de la même main que le papier du portefeuille : pourtant le gardien avait encore dix francs à être incrédule... Pour dix francs le vaudevilliste fut donc le parent, même l’ami et le successeur du noyé.

Ainsi joyeux, il était sorti de la Morgue avec le maroquin vert ; il était venu prendre sa demi-tasse au café des vaudevillistes, avait fait sécher ses couplets et les avait portés à la répétition.

Le soir, ils furent chantés et applaudis... et le lendemain du succès, le vieux vaudevilliste, cherchant une idée, un sujet, se rappela heureusement l’histoire de la veille, et dit en frappant dans ses mains : Bon ! je ferai un vaudeville là-dessus.

FÉLIX PYAT.


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