PRAVIEL, Armand (1875-1944) :  L’affaire Chambige (1930).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04.V.2017)
Texte relu par : A. Guézou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-108) du numéro 108 (juin 1930)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .



L’affaire Chambige


Variété inédite

PAR

ARMAND PRAVIEL

~ * ~

I

AU GUET.

                        Je regardais marcher l’aiguille des
                        secondes et je faisais un calcul machi-
                        nal, une multiplication exacte…

                        PAUL BOURGET (Le disciple, Troisième crise).


Le 25 janvier 1888, vers quatre heures de l’après-midi, trois hommes, qui paraissait fort inquiets, sortaient de Constantine et se dirigeaient vers le quartier de Sidi-Mabrouk, qui est séparé de la ville par la gorge romantique du Rummel. Ils marchaient rapidement. Bientôt apparut à leurs yeux, au bord de la route, une villa entourée d’un petit jardin. Devant cette habitation, du plus hideux style Sadi-Carnot, stationnait un grotesque fiacre de vaudeville, comme il en foisonnait en Algérie, et aussi en France, à cette époque. Un cheval d’apocalypse penchait mélancoliquement ses naseaux vers la terre. Sur le siège, le cocher ronflait.

Le premier des trois promeneurs agités le réveilla. Ils se reconnurent.

- Ah ! c’est vous, Luciani ! Hé ! que diable faites-vous là ?

- Bonjour, monsieur Gérin-Roze. Vous le voyez, j’attends.

- Et qui donc ? Ne serait-ce pas mon beau-frère ?

- M. Henri Chambige ? Tout juste. Il m’a pris à deux heures et demie (il consulta son oignon) et s’est fait conduire à la villa de l’inspecteur des chemins de fer, M. Grille. Là, nous avons chargé la jeune dame de ce monsieur, et nous sommes venus ici.

Il montra la maison, d’un mouvement de tête.

- Elle est là ? demanda M. Gérin-Roze sur un ton plus bas.

Luciani répondit affirmativement d’un clin d’œil.

- Ah ! tant mieux ! fit son interlocuteur, avec soulagement.

Il se retourna vers ses compagnons, qui l’avaient rejoint.

- Henri est chez lui avec Mme Grille, leur dit-il confidentiellement. Ça va bien. Sous la surveillance d’une femme aussi sérieuse et aussi respectable, aucun accident n’est à craindre !

Les autres approuvèrent, car, depuis le matin, ils partageaient les craintes de leur camarade.

Voici ce qui s’était passé.

Le même jour, au début de l’après-midi, M. Xavier Gérin-Roze, honnête fonctionnaire de Constantine, avait vu arriver chez lui deux de ses amis, M. Paul Rieu, négociant, et M. Lavie, propriétaire des Moulins de Rummel. Ces messieurs venaient le mettre au courant des étranges démarches et de l’attitude non moins étrange du jeune frère de sa femme, Henri Chambige, étudiant en droit, âgé de vingt-deux ans.

Ce garçon, dans un état d’agitation extrême, s’était présenté vers neuf heures et demie du matin chez M. Rieu.

- Il faut que vous me rendiez un immense service, lui avait-il déclaré tout de go. J’ai absolument besoin de dix mille francs avant une heure de l’après-midi. Si vous ne pouvez pas me les procurer, je suis décidé à me brûler la cervelle.

M. Rieu fut très effrayé, mais la somme lui parut trop importante  et l’emprunteur insuffisamment solvable. Il prétexta qu’il ne pouvait lui-même disposer de cet argent et téléphona à son ami, M. Lavie, pour lui demander de le suppléer. Ledit M. Lavie accourut aussitôt sans trop se faire prier. Seulement, quand il constata la surexcitation à laquelle le jeune Henri était en proie, il recula à son tour.

- Je voudrais bien vous obliger, lui dit-il, mais dix mille francs, cela ne se trouve point comme cela, sous le pas d’un cheval. Dans quelques jours, je ne refuse pas, mais d’ici à une heure…

Pour essayer de calmer l’étudiant, qui semblait désespéré, M. Paul Rieu l’avait gardé à déjeuner vers onze heures. Puis il l’avait accompagné chez deux banquiers, MM. Isaac et Andreali, qui refusèrent de prêter quoi que ce soit à un jeune homme aussi mystérieux et aussi exalté. En désespoir de cause, on sonna chez Me Ceccaldi, notaire, qui avait acheté l’office ministériel de M. Chambige père. Celui-ci essaya de tirer l’affaire au clair.

- Voyons, mon ami, demanda-t-il à son visiteur, pourquoi voulez-vous emprunter d’un seul coup une somme aussi importante ?

Silence.

- J’étais l’ami de votre père. Si c’était lui qui vous demandât à quel usage vous destinez l’argent dont vous avez besoin, le lui diriez-vous ?

- Non, répondit Henri.

Dès lors, Me Ceccaldi était fixé. Il adressa quelques représentations au jeune emballé, qui ne tarda pas à couper court et à se retirer, en disant qu’il allait faire ses adieux à sa sœur avant de regagner Paris. Le notaire souffla. Mais MM. Rieu et Lavie, qui connaissaient les menaces proférées par Chambige contre lui-même au cas d’insuccès, ne se sentaient pas tranquilles. C’est pour cela qu’ils étaient allés trouver M. Gérin-Roze, d’abord pour savoir si, en réalité, son beau-frère était passé chez lui et ensuite pour décharger un peu leur responsabilité.

A leur récit, M. Gérin-Roze ne leur cacha pas son inquiétude. Henri était venu chez lui, mais en courant. Il ne s’y trouvait déjà plus. L’heure du suicide aurait-elle sonné ? Il prit son chapeau et ressortit en hâte avec ses amis. Où chercher ?

La première idée qui leur vint fut de se rendre chez M. Grille, un intime, où ils rattraperaient peut-être l’écervelé. En effet, il y avait couru. Les domestiques déclarèrent que Madame l’avait reçu et qu’elle l’avait accompagné en voiture, dans la direction de Sidi-Mabrouk. Ils allaient sans doute à la villa qui appartenait à la famille Chambige. C’était là qu’il fallait se rendre aussitôt.

Les trois hommes se remirent en route sans surseoir. Malgré tout, la présence de Mme Grille les rassurait. On comprendra qu’ils furent tout à fait calmés quand ils apprirent qu’elle se trouvait dans la villa.

Ils considéraient maintenant cette bourgeoise habitation, dont le bâtiment central, avec pignon et perron, se flanquait de deux corps de logis symétriques. La plupart des contrevents en étaient fermés. Elle gardait un air de mystère un peu irritant.

- Le jeune homme, disait Luciani, m’a bien recommandé d’attendre, il m’a même prévenu que je pourrais attendre longtemps. Puis il a monté le perron avec Madame, qui est entrée avant lui, et il a refermé la porte à double tour. Un peu après, je l’ai vu entr’ouvrir cette fenêtre que vous voyez là, et c’est tout.

- Vous n’avez entendu aucun bruit ?

- Aucun.

- Et pendant tout le trajet, avez-vous compris ce qu’ils disaient ?

- Ils n’ont rien dit.

Xavier Gérin-Roze entra dans le jardin, gravit résolument les marches. Le cocher avait dit vrai. L’huis était solidement verrouillé. Évidemment, Chambige et sa compagne tenaient à être seuls. Hum ! La satisfaction de tout à l’heure céda la place à une inquiétude nouvelle. Ceci prenait l’allure d’un rendez-vous quelque peu scandaleux.

M. Gérin-Roze redescendit les marches beaucoup plus lentement qu’il ne les avait montées.

- La villa est fermée, dit-il à ses compagnons. Devons-nous frapper ? Appeler ? C’est peut-être risquer un esclandre bien inutile. Au fond, tant qu’Henri sera avec Mme Grille, il n’y a pas de danger. C’est un peu sa petite maman. Elle doit être en train de le sermonner. Le danger ne recommencerait que dans le cas où elle s’en irait. Il faudrait alors intervenir tout de suite. Le mieux serait de nous dissimuler dans le jardin et d’attendre.

- Oui, mais, objecta l’un d’eux, la nuit ne va pas tarder à venir. Comment saurons-nous si Chambige repart avec Mme Grille, ou non ? Bientôt on ne distinguera plus très clair.

M. Gérin-Roze réfléchit un instant.

- Le cocher nous avertira, dit-il. Luciani ! écoutez. Nous allons nous cacher par là. Si la dame remonte seule dans votre voiture pour rentrer à Constantine, ne manquez pas de partir en laissant claquer votre fouet tant que vous pourrez. Si, au contraire, le jeune homme l’accompagne, allez-vous-en tout tranquillement et en silence. Comme cela, ajouta-t-il en se tournant vers MM. Rieu et Lavie, il aura beau faire noir comme dans un four, nous serons avertis.

Ils approuvèrent et, à pas de loup, revinrent vers la villa. Bientôt leurs silhouettes s’effacèrent entre les arbres. Le crépuscule s’annonça. Les quarts d’heure succédaient aux quarts d’heure. Là-bas, Constantine s’enveloppait d’une brume d’or. Et toujours, dans la maison obstinément close, ce même mutisme, cette obsédante immobilité.

II

HENRI CHAMBIGE.

                        Il y avait du détraquement nerveux
                        dans ce garçon. Le père est mort jeune…,

                        PAUL BOURGET (Le disciple, Simple Douleur).


On pourra peut-être juger exagérées les inquiétudes de M. Gérin-Roze et de ses amis. Qu’un jeune homme et une dame jeune encore s’enferment ensemble durant un après-midi, il n’y a pas de quoi tant s’émouvoir. Qu’un étudiant déclare même que, si on ne lui donne pas dix mille francs tout de suite, il va se suicider, c’est une chose assez courante et dont les parents suffisamment avertis ne s’épouvantent pas outre mesure. L’appréciation normale des choses changeait profondément quand on connaissait en détail l’étrange personnalité d’Henri Chambige.

D’abord, son hérédité s’affirmait assez lourde. Son père, au bout d’une longue carrière notariale parfaitement honorable, exercée pendant quinze ans à Constantine, s’était brûlé la cervelle dans un accès de fièvre chaude. Surmenage, excitation cérébrale, insomnies, névrose ? Bref, ce pénible souvenir pesait sur toute la famille et avait bien de quoi l’affoler dans un jour comme celui-ci.

Lorsque le petit Henri avait appris la mort de son père, il atteignait à peine ses douze ans. La secousse fut terrible. A son tour, la pensée du suicide le hanta. Les pères Maristes de la Seyne, près de Toulon, chez lesquels il était interne, essayèrent de le guérir par la piété, ce furent aussitôt chez lui des ardeurs mystiques, une véritable passion de la croix, qui redoublèrent dans le collège d’Oloron où sa mère le transféra. Là, il subit des obsessions affreuses auxquelles succédaient des extases. La conséquence fut un état physique lamentable, de l’anémie, des crises nerveuses, qui obligèrent à le confier à un médecin spécialiste de Bordeaux. Traitement hydrothérapique. Changement de régime. Éloignement de tout milieu trop religieux.

Le jeune Chambige franchit ainsi ce périlleux passage et termina brillamment ses classes au lycée de Bordeaux, en obtenant au baccalauréat la mention très bien.

C’était alors, déjà, un garçon d’une activité fiévreuse de pensée qui effrayait ses professeurs. Lorsque, à dix-huit ans, il vint commencer à Paris ses études de droit, il avait pénétré tout Schopenhauer, il proclamait amèrement la chute de ses anciennes croyances. Il posait à l’esprit fort, et avec une singulière éloquence il exposait des convictions d’un nihilisme agressif. Lancé tout de suite dans les milieux littéraires, il fréquentait des amis destinés à la plus haute renommée, Albert Sorel, Frantz Funck-Brentano, Pierre Gauthiez, Paul Bourget. Et c’est pour cela que Chambige, sous le nom romanesque de Robert Greslou, est désormais immortel. Comme lui, s’appliquant jour et nuit à des études psychologiques, il rêvait de les compléter par d’inquiétantes expériences. Il a écrit lui-même dans ses notes :

« Mes scrupules religieux m’amenèrent à agiter tous les problèmes. J’en vins au mysticisme universel. Ma seule intelligence avait dévoré en moi le charbon de ma volonté. Plus j’ai pensé, plus je me suis déséquilibré.

« Je m’affermis peu à peu dans l’éternel provisoire.

« Le scepticisme fut l’outil de démolition qui frappa sans relâche la maison de mon âme, jusqu’au jour où je fus devenu, comme Montaigne, Sainte-Beuve et Renan, un homme absolument impartial, ce que le public appelle avec antipathie marquée un homme sans convictions.

« Voilà où m’avait conduit la recherche trop ardente de la vérité par une intelligence de bonne foi.

« Le motif était noble, la peine est infinie !
………………………………………………………………………………………………………………………………

« Il est arrivé un jour où à force de sortir de moi-même j’ai ramené en un seul tous les grands problèmes de sentiments et où j’ai écrit néant à la page du cœur, comme il m’avait fallu écrire néant à la page de l’esprit.

« Quel jour que ce jour-là ! Le continuel transport de mon cœur dans tous les cœurs avait produit en moi un pêle-mêle anarchique. Tout m’était autre, même moi. »

Avec un peu d’afféterie et de subtilité, il y a déjà dans ces quelques lignes la marque d’un écrivain. C’est que, tout en passant avec succès ses examens de droit, Chambige commençait à composer. Il avait publié dans la Revue critique une étude déjà remarquée sur « les Goncourt et l’exotisme en matière de littérature, et avait ébauché un roman sur la « dispersion infinitésimale du cœur ».

Dans le cercle ardent et audacieux où il vivait, il avait même servi de type à un autre de ses amis, Martin-Laya, qui lui avait ainsi dédié un de ses romans, Yvon d’Or :

« Je veux absolument joindre à ceux de mes parents bien-aimés ton nom, mon cher vieux, à toi qui as tant causé avec moi de notre Yvon et dont j’ai trouvé le cœur, la confiance et les deux mains ».

Ce roman n’est certes pas un chef-d’œuvre. L’auteur avait eu l’ambition d’y noter l’étude psychologique des transformations que le spectacle du monde apporte dans l’état d’esprit du jeune homme, le jour où, échappant à la tutelle de sa famille, il s’aperçoit que, dans certains milieux sociaux, il n’y a rien de commun entre les réalités qui frappent ses yeux et les leçons de fausse pruderie données à son enfance. Divers passages avaient violemment scandalisé, notamment ce discours d’Yvon à l’une de ses maîtresses :

« Moi, je ne t’ai pas aimée, toi, tu ne m’as pas aimé ! Nous nous sommes rencontrés un jour d’entrain. Nous nous sommes plu. Nous avions du plaisir à nous regarder. Nous avons réuni nos deux plaisirs. Ils sont finis, nous sommes étrangers.

« Tu étais jolie, ta gracieuseté (sic) me flattait pour les camarades. Tu étais affectueuse, ton affection me faisait du bien. Mais j’ai le cœur vide, mon amie, je ne puis pas aimer. Oh ! je t’aimerai peut-être, comme je t’ai aimée, puisque ça s’appelle aimer. Mais ça cessera pour recommencer peut-être. Vois-tu, j’en suis revenu des amitiés éternelles et des amours fidèles. A quoi cela sert-il, l’amour ? En quoi cela modifie-t-il les choses ? Ta tendresse me rendra-t-elle tendre ? Non. Plus de femmes, alors, vois-tu ! D’ailleurs, j’ai le droit de te tromper, j’ai été trompé. Tu vois, je ne m’en porte pas plus mal. Pas mieux non plus, il est vrai. Console-toi donc, ma chère. Les trahisons des hommes t’apprendront à trahir. Tu es à l’école. Tu pleures ? Pourquoi ? Eh ! moi aussi, ma pauvre amie ! Dans quinze jours, tu m’auras oublié ! Non ? Dans quinze mois, si tu veux. Et tu aimeras d’autant mieux ton nouvel ami que tes douleurs passées et ma trahison te feront apprécier davantage tes joies et sa fidélité. Les femmes, vois-tu, c’est comme les pipes. Quand on en casse une, on la regarde et on en prend une autre… »

Il y a un demi-siècle, les boutades de ce genre causaient encore quelque sensation. Ce qui avait effrayé davantage ceux qui connaissaient Chambige, prototype d’Yvon d’Or avant de devenir celui du Disciple, c’étaient les passages où le goût de la mort se mêlait à celui de la volupté. Par exemple la scène où le jeune dévoyé répondait à sa mère qui lui disait : « Tu te perdras et tu nous perdras tous !

- J’irai à l’échafaud, n’est-ce pas ?

Ou encore, quand, dans un monologue mélodramatique, il s’écriait :

« Quand je pense à toutes ces chutes, à toutes ces misères, je me prends la tête, je m’écoute le cœur, et devant la banqueroute de toutes mes espérances, devant mes vanités perdues, mes affections trahies, mes fiertés souillées, je me crie : Tue-toi, tue-toi, mais tue-toi donc, bête !... »

On conviendra que, si M. Martin-Laya avait réellement pris son ami et ses idées pour modèles dans son livre, M. Gérin-Roze n’avait pas tort, le 25 janvier 1888, de surveiller de près son beau-frère.

Il représentait assez bien, au physique comme au moral, le type du jeune anarchiste littéraire de cette génération. Grand, maigre, pâle, l’œil profond et papillotant, des cheveux en broussaille et une légère barbe rousse autour de son fin visage, son aspect charmait et inquiétait à la fois.

Plus les années passaient, plus son caractère s’accentuait. Il vivait à peu près seul. Sa mère ayant convolé en secondes noces avec un M. Ducamper, elle avait quitté sa maison de Sidi-Mabrouk, après l’avoir confiée à une concierge, Mme Amélie Girard. Elle résidait, soit à Chateaudun-du-Rummel, soit à Alger, ou voyageait en France. Pendant ce temps, son fils croissait au hasard. L’épreuve du volontariat, souvent salutaire à des gens de cette espèce, ne l’avait pas assagi. Au cours de cette année de sourde exaspération, il s’était battu en duel deux fois avec des zouaves, fort courageusement d’ailleurs, et les avait blessés. A la suite d’une absence illégale de son poste de Tizi-Ouzou, il avait failli être poursuivi comme déserteur devant le conseil de guerre ; cela ne l’avait guère troublé. Il disait, avec son sourire énigmatique :

- J’aurais bien voulu rentrer au régiment avec les menottes aux mains. Cela doit être curieux comme impression. J’en aurais éprouvé une sensation nouvelle…

Tel était le jeune homme bizarre et peu sûr qui, après la matinée fiévreuse que nous venons de raconter, s’était verrouillé, ce jour-là, dans sa villa de Sidi-Mabrouk. Heureusement, il n’y était pas seul : Mme Grille s’y trouvait avec lui, pour le garder.

III

Mme GRILLE, NÉE JACKSONN.

                        Comme elle était jolie avec sa robe
                        de drap clair, et fine et presque idéale
                        avec sa taille mince, son corsage frêle,
                        son visage un peu long…

                        PAUL BOURGET (Le disciple, Première crise).


Magdelaine Jacksonn offrait exactement le type inverse de celui d’Henri Chambige. C’était une Anglaise douce et blonde, raisonnable et pâle. « Son parler un peu lent, a dit son jeune ami lui-même, prêtait un charme de plus à sa mélancolique beauté. » Il suffisait de la voir et de l’entendre pour se sentir meilleur. Une de ces protestantes angéliques que l’ombre du mal ne semble pas avoir même pu effleurer.

Elle avait perdu son père de bonne heure et grandi dans la retraite et la paix d’une austère maison, entre sa mère et son frère aîné, garçon sérieux et travailleur, qui préparait l’école Polytechnique. Les aspirations désordonnées de la littérature décadente n’avaient jamais pénétré dans ce foyer. On n’y connaissait pas plus les Fleurs du mal que le  Bateau ivre. Des hommes graves, comme MM. de Pressensé, Bersier, Boutmy, y apportaient au contraire des livres sérieux et profonds, où la vie apparaissait sous son jour le plus vertueux.

Seul, un jeune homme y fut admis, un camarade de Jacksonn au lycée et au régiment, M. Grille, qui venait d’être reçu à l’école des Mines. Un garçon d’élite. Dix-neuf ans. Ne pensant qu’aux mathématiques. Un futur mari absolument parfait pour les dames dépourvues de romanesque. Il conviendrait merveilleusement à Magdelaine, le jour où il aurait une situation.

Leurs fiançailles, conclues en 1874, durèrent, à la manière anglaise, pendant quatre ans, avec une gravité, une communion d’âmes et de goûts peu banale. En septembre 1878, miss Jacksonn devint enfin Mme Grille. Elle venait d’atteindre ses vingt ans.

Peu de temps après, son mari ayant été nommé inspecteur principal des chemins de fer de l’Est algérien, elle n’hésita pas à le suivre. Le ménage s’installa à Constantine. Il fut comblé des bénédictions de Dieu. Deux fillettes, Germaine et Yvonne, puis un garçon, René, vinrent l’égayer de leurs sourires et de leur grâce. Sur la petite tribu régnait, toujours aussi douce, aussi angélique, la jeune mère, épouse incomparable, maîtresse de maison accomplie. « Je salue en Mme Grille la pudeur et l’amour maternel », déclarera plus tard avec solennité le général Ritter.

C’est au mois de mars 1886 que des relations s’établirent entre elle et Mme veuve Chambige. Elles n’accusèrent d’abord aucune intimité. Mais, cette intimité, des deuils cruels allaient la créer, au bout d’un an environ. Le 7 février 1887, le petit René Grille est emporté en quelques jours. Secousse atroce pour ses parents, qui trouvèrent à Sidi-Mabrouk le cœur compatissant d’une véritable amie. Moins de six mois après, celle-ci était durement frappée ; elle perdait une de ses filles, Élise, mariée depuis trois mois à peine avec M. Couverchel, officier de cavalerie. Ce fut son tour d’être consolée. De pareilles épreuves rapprochent plus que le bonheur. Les deux familles, désormais, furent inséparables.

Lorsque, au mois d’août, Mme veuve Chambige, devenue Mme Ducamper, partit pour la France en voyage de secondes noces, elle confia ses deux dernières fillettes, Jeanne et Eugénie, sorties de leur couvent d’Alger, non point à leurs grandes sœurs mariées, Mmes Gérin-Roze et Vital, mais à sa jeune amie Mme Grille. Les petites demeurèrent chez elle durant toutes leurs vacances, ainsi que leur frère Henri, plus isolé que jamais par le remariage de sa mère.

Ces visites, ces séjours même, ne pouvaient qu’exercer sur lui la meilleure influence. Ce garçon, romanesque et sombre, faible et maladif, intéressait sa douce et charmante hôtesse. Elle ressentait, dans son âme pieuse et charitable, une infinie pitié pour ce jeune homme qu’avait foudroyé la mort tragique de son père et que l’incroyance du siècle laissait sans force et sans idéal.

Elle l’avait vu pour la première fois, le 28 juillet, auprès du lit de mort de sa sœur, quand il débarquait de Paris, appelé par l’affreuse dépêche. Alors, il ne songeait pas à se raidir dans son scepticisme, son irréligion agressive, sa sécheresse. Il s’était effondré à genoux. Il pleurait. Henri aimait sincèrement les siens, et, comme toutes les âmes tendres, ne renonçait pas, au fond, à l’espoir de les retrouver plus tard. Il vit avec émotion cette jeune femme, douce et blonde, mêler ses larmes aux siennes. Il la remercia avec effusion. Dans les jours qui suivirent, ils eurent de longs entretiens, au cours de lentes promenades. Et chacun admirait comment, seule, elle savait apaiser les révoltes de ce libertaire, les désespoirs de cet athée.

De huit ans plus âgée, elle devint ainsi peu à peu pour lui cette « petite maman » qu’elle était déjà pour ses jeunes sœurs, et chacun s’en réjouissait secrètement. Ne semblait-il pas que Chambige avait fort heureusement modifié son caractère, calmé ses brusques sautes d’humeur, réprimé ses écarts de langage, ses extravagances de tenue ? Quand il repartit en octobre pour reprendre ses études à Paris, on se croyait en droit d’espérer que la mauvaise crise de jeunesse était enfin passée et que le bohème de lettres pourrait, un jour, comme son père, s’acheminer vers un paisible et honorable notariat.

On ne pensait le revoir qu’au bout de l’année scolaire. Mais, dans une famille aussi bousculée, on ne pouvait jamais escompter l’avenir. Dès le mois de décembre, Mme Ducamper, rentrée en Algérie et installée avec son mari et ses filles à Chateaudun-du-Rummel, tombait à son tour gravement malade, à tel point que son entourage s’alarma et télégraphia de nouveau à Henri. Fort ému, fort troublé, celui-ci reparut donc le 17 décembre. C’est ce qui explique qu’en janvier il se trouvât encore là, au lieu de continuer dans la capitale ses études juridiques et littéraires.

Nous l’avons déjà noté, il paraissait fort surexcité. La vie de Paris avait dû le ressaisir et le soustraire fâcheusement à l’apostolat de sa grande amie. Il l’avait cependant revue trois ou quatre fois durant le mois de janvier. A l’heure actuelle, sa mère complètement rétablie, il ne lui restait plus aucune raison de s’attarder dans l’Afrique du Nord. Il fallait qu’il repartît. C’était sans doute ce départ qui posait pour lui d’angoissants problèmes, puisque, toute la matinée, il s’était livré à d’extravagantes démarches, et que, maintenant, il avait une conférence aussi mystérieuse et aussi longue avec la vertueuse Mme Grille.

Que se passait-il ? La nuit venait. MM. Gérin-Roze, Rieu, Lavie se morfondaient, accroupis derrière un buisson. Luciani dormait, et son cheval aussi. Jusqu’à quand se prolongerait cette attente énervante, cette surveillance un peu ridicule ?

IV

COUPS DE REVOLVER.

La demie d’après cinq heures venait à peine de sonner qu’une détonation retentit dans l’intérieur de la maison.

« Ça y est ! Il s’est tué ! Comme son père ! » pensèrent les trois hommes.

Et, d’un bond, ils furent devant la porte d’entrée. Mais elle était solide et bien close. Elle résistait. Comment l’enfoncer ? Ils s’y essayèrent tout de même quand un second coup de revolver, sourd comme le premier, les arrêta.

- Messieurs ! Messieurs ! par ici ! leur criait Mme Girard, accourue au bruit.

Ils dégringolèrent du perron, firent rapidement le tour de la villa. De ce côté, se trouvait l’entrée de la cuisine dont la concierge avait la clef. Comme elle l’introduisait en tremblant dans la serrure, pan ! la poudre éclata pour la troisième fois. Que se passait-il donc, et que signifiait cette pistolétade ?

En tout cas, pas une seconde à perdre. Ils coururent, dans la pénombre, à la porte de la chambre à coucher. Elle était fermée. Au moment où ils tripotaient le bec de cane, un quatrième coup de feu pétarada à l’intérieur. C’était à devenir fou.

M. Gérin-Roze, de son pied, lancé à toute volée, enfonça le panneau du bas. Luciani, qui avait lâché sa rossinante, apportait une hachette, qui permit d’éventrer le panneau supérieur. Par là pouvait-on passer le bras, saisir la clef, ouvrir enfin ! Irruption brusque dans la pièce. Mme Girard apporte un lumignon qui dissipe les ténèbres envahissantes…

On aperçut un spectacle stupéfiant.

Henri Chambige, à demi nu, a roulé sur le plancher ; il est couvert du sang qui a coulé de deux blessures qu’il porte à la joue et à la tempe. Il se traîne vers le lit, gémit affreusement :

- Magdelaine ! Magdelaine !... Tuez-moi ! Je vous en supplie ! Achevez-moi…

Mais sur le lit apparaît, comme dans un absurde cauchemar, le cadavre de la chaste Mme Grille. Elle est à peu près nue, ne gardant plus que ses bras et sa chemise relevée au-dessous des seins. Ses autres vêtements gisent à terre. A son doigt blanc brille l’anneau d’or de son alliance. Sa tête sanglante repose dans le flot dénoué de ses cheveux blonds. Un tableau baudelairien.

Que se passa-t-il alors ? La scène est très difficile à reconstituer exactement. Les uns entraînèrent Chambige, le désarmèrent, le couchèrent dans une pièce voisine. Les autres se concertèrent, essayaient de rallier leurs esprits égarés.

Comment étouffer un pareil scandale ? Déjà les témoins arrivaient, de plus en plus nombreux : deux sous-officiers du dépôt de remonte de Sidi-Mabrouk, puis, littéralement désespérée, la femme du pasteur Scherb, grande amie de la victime. Elle se jette sur le corps de son amie, essaie de la ranimer. Peine perdue ! Le boîtier de la montre de Gérin-Roze ne se ternit même pas, quand elle le pose sur ses lèvres.

- Messieurs, supplie Mme Scherb, c’est honteux, épouvantable ! Nous ne pouvons pas laisser notre chère Magdelaine dans cet état. Il faut la rhabiller. Si elle reste dans cette situation, dans cette nudité scandaleuse, que pensera-t-on ? On ne croira plus à sa vertu ! Et pourtant !...

L’entrée en scène, d’ailleurs un peu tardive, de la justice arrêta ces tergiversations. Un commissaire de police, prévenu par des voisins, arrivait, ordonnant de laisser toutes choses en place, et informait le procureur de la République de Constantine. Ce magistrat, assisté du juge d’instruction et du docteur Leroy, descendait sur les lieux vers sept heures et commençait aussitôt son enquête.

Tout semblait bien démontrer que le meurtre énigmatique qui venait d’être perpétré avait été précédé d’une longue scène d’amour. Le cadavre ne portait, en dehors de ses blessures, aucune trace de violence et gardait une attitude de voluptueux abandon. Ses vêtements ne lui avaient pas été arrachés, ils n’étaient même pas froissés. Les gants avaient été soigneusement pliés et déposé sur la cheminée. Si un peigne avait roulé par terre, on ne pouvait en induire nulle brutalité. Enfin, à l’étonnement et à l’indignation de tous, une foule de détails, dont le moins scabreux était l’empreinte bien nette de deux corps sur le lit saccagé, venaient confirmer la première impression. Cette chambre tachée de sang avait été indubitablement le théâtre d’étreintes passionnées et réitérées. Les amis des deux familles si brusquement frappées se regardaient avec stupeur.

Quel drame s’était donc déroulé, durant les longues heures où MM. Gérin-Roze, Paul Rieu et Lavie se morfondaient derrière les arbustes du jardin ? Le saurait-on jamais ?

De ce drame un seul témoin, ou, pour mieux dire, un seul auteur, respirait encore. Et, quand on eut lavé son visage, pansé ses plaies et calmé sa surexcitation, on se rendit compte qu’il survivrait. Il s’était tiré les deux derniers coups de revolver que l’on avait entendus, mais fort maladroitement. Pour le premier, il avait mis l’arme dans sa bouche, de travers, si bien que la balle avait simplement perforé la joue et était sortie sans atteindre aucun organe essentiel. Quant au second, il l’avait dirigé vers sa tempe, seulement le projectile avait éraflé son front ne lui causant qu’une brûlure superficielle. Simples écorchures qui seraient bientôt guéries.

Parmi les assistants empressés à son chevet, Chambige, d’un œil brillant de fièvre, reconnut son beau-frère :

- Fais sortir tout le monde, lui murmura-t-il. Je veux te parler.

M. Gérin-Roze n’hésita pas un instant. Il palpitait de savoir. Il s’empressa de congédier le cocher, les cavaliers de remonte, ses amis, et jusqu’au garde champêtre, un nommé Dersigny, qui prétendait avoir le droit absolu de rester. Puis il ferma la porte et revint s’asseoir au chevet du blessé.

Dehors, les autres demeuraient aux écoutes, retenant leur souffle. Les uns  crurent entendre ceci :

- Nous nous aimions tous les deux depuis longtemps. Nous voulions fuir, mais je n’ai pas pu trouver d’argent. Je suis un homme fini.

Dersigny alla plus loin. Il avait collé son oreille à la serrure et prétendit avoir perçu ce bout de dialogue :

- Malheureux, qu’as-tu fait ? disait M. Gérin-Roze.

Et le jeune homme répondait :

- Je l’aimais, et elle ne m’aimait pas… Je l’ai tuée.

- Ce n’était pas une raison pour la tuer.

Imaginations rudimentaires de garde champêtre. La confession de Chambige devait être plus longue et plus compliquée que cela. Nous allons essayer de la reconstituer, d’après les documents qui sont venus la confirmer au cours de l’enquête et du procès.

V

L’AVEU DU COUPABLE.

                                Elle disait comment elle s’était prise
                            presque au premier regard et sans même
                            s’en douter, puis comme elle avait souf-
                            fert de mes tristesses et de ma confi-
                            dence.

                            PAUL BOURGET (Le disciple, Troisième crise).


Comme nous l’avons indiqué, les relations de Mme Grille et du jeune Henri dataient de la mort de Mme Élise Couverchel. Cela, il l’a très clairement noté plus tard.

« Je la vis à travers mes larmes… Je la remerciai. Elle était assise sur la marche du salon, écoutant l’écho de mes sanglots. Elle vint vers moi pour pleurer. Nous parlâmes longtemps de ma Lise que j’avais tant aimée, qui m’avait fait faire ce rêve d’infinie tendresse de renouveler entre nous l’amitié de Maurice et d’Eugénie de Guérin ! Je la voyais encore, pendant une excursion dans nos belles Pyrénées, longeant avec moi les haies fleuries, souriant malicieusement en soulevant les branches des fourrés, moi devant, pour la protéger et tenir le bout de sa main…

« Je lui contai toute l’originalité de son esprit, l’infinie délicatesse de son cœur. Je ne sais pourquoi, je la faisais entrer dans le plus intime de mon âme.

« Elle écoutait, silencieuse et ravie. C’était par cette confidence que nos âmes se sont pénétrées pour la première fois ! La poésie de la douleur l’a amenée à penser à moi, à m’aimer, et de là… Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pauvre amie !
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« Dès lors, chaque fois qu’à table ou ailleurs, il se disait ou se faisait quelque chose, nous nous entendions du regard, comme si nous ne pouvions pas nous passer de cette perpétuelle confidence de nos âmes.

« Jusqu’au jour où la passion se glissa dans cette atmosphère imprégnée de larmes, que de nuances infiniment petites, fugitives, effarouchées ! Que d’effleurements de l’âme du bout de l’aile, du vent de l’aile ! Que d’imperceptibles timidités !

« Il y avait chez nous une gazelle familière qui entrait partout, quêtant des caresses et du pain. Nous caressions tous deux la jolie bête qui nous regardait l’un et l’autre avec de grands yeux mystérieux. Nos mains ne se rencontraient pas, mais elles auraient pu se rencontrer, cela nous suffisait.
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« Imaginez tout ce qu’il y a de plus exquis dans l’exquis, et vous serez loin encore de cette atmosphère de riens ineffables dans laquelle nous vivions, avec quelle aise, quelle légèreté de cœur, mon Dieu ! Il y avait entre nous cette perpétuelle déclaration d’amour, sous-entendue en tout, dont on est sûr, qu’on ne fait pourtant qu’entrevoir, qui vous donne toutes les délices de l’aveu et non ses tourments, et non la pudeur souffrante, et non le remords, et non l’obligation de s’avouer à soi-même que vraiment on s’aime.

« Nous parlions de Lise, elle me parlait beaucoup, souvent, de son petit enfant mort, de ses fillettes. Dire que c’est cela, ces choses saintes qui nous ont conduits là ! Nous ne pouvions pas nous défier de ces sentiments-là ! nous ne pouvions pas supposer que cela pouvait devenir criminel de pleurer ensemble, d’échanger nos confidences et nos douleurs ! »

Tout ceci paraît parfaitement plausible et exact. Aucune pensée coupable ne s’y mêle, non pas évidemment du côté de la jeune femme, mais même du côté de Chambige. Il l’a nettement déclaré :

« Bien sûr que l’idée de sa possession ne m’effleurait même pas ! Je l’avais rêvé toute ma vie, ce sentiment, et je ne l’éprouvais plus. Avec cette fausseté stupide d’un esprit solitaire, spéculatif, impratique et sans aucune expérience, je voyais en lui tout simplement l’occupation de mon âme, l’intérêt et le centre intérieur de ma vie, et je ne sais quoi de divin qu’emportent continuellement avec eux ceux qui aiment. Mais du lendemain, mais de toutes les nécessités horribles qui sont la suite de l’amour, mais de ce que cet amour pourrait devenir un danger et une torture pour elle et pour moi, de tout cela qui aurait crevé les yeux du premier imbécile de bon sens, je ne vis rien ! J’étais heureux, nous étions heureux, je me sentais plaire, je la trouvais adorable, cela suffisait, cela bornait mon horizon. »

Nous trouvons dans ces notes une indication exacte de ce qui se passa probablement durant le mois d’août 1887. Le sentiment qui avait attiré les Grille vers Chambige, comme vers ses jeunes sœurs, c’était une tendre pitié.

- Nous l’aimions malgré lui, malgré nous, a dit plus tard M. Grille lui-même.

Mais, avec des natures un peu exaltées ou dont la sensibilité a été exacerbée par la douleur, il est bien difficile d’en rester là. La passion amoureuse est comme Ahasvérus, elle ne peut jamais s’arrêter en route. Une voix implacable lui crie sans cesse d’avancer. Au début de l’automne, quand le retour de Mme Ducamper et le départ de Jeanne et Eugénie éloignèrent Henri de la villa, ou tout au moins l’obligèrent à espacer ses visites, il osa risquer une déclaration.

Sa grande amie la reçut paisiblement et essaya de le calmer.

- Aimez-moi comme un frère, lui répondit-elle.

On dit toujours cela pour commencer. De cette manière, l’amoureux n’était pas congédié. Il pouvait demeurer le familier de la maison, s’intoxiquer davantage.

Dans cette situation infiniment périlleuse, M. Grille avait-il sa part de responsabilité ? Accusation bien délicate, que le blessé formulait maintenant. Il aurait eu le tort de se livrer avec sa femme à des familiarités déplacées en présence de leur jeune ami, la prenant  sur ses genoux, chiffonnant son corsage. Défaut de tact et de tenue, manque d’éducation ? Y aurait-il eu davantage encore ? Diverses confidences portaient Chambige à croire que ce mari, si correct extérieurement, était « licencieux lui-même » et qu’il « avait besoin de détendre sa chaîne pour se livrer tout entier à l’inconduite ». Il n’eût donc pas été fâché de voir sa femme se distraire dans une amourette qu’il estimait sans grande conséquence.

Elle le sentait, mais, profondément honnête, elle luttait.

Certes, elle se rendait compte qu’elle aimait de moins en moins son époux. Elle se hasarda à le lui avouer, espérant en tirer quelques secours. Il ne prit pas la chose au sérieux et lui répliqua en riant :

- Ne t’inquiète donc pas de ces choses-là ! Dans la vie, si l’on veut être tranquille, il n’y a qu’à s’asseoir sur les choses du sentiment. Tu es fatiguée, énervée, voilà tout. Tiens, tu devrais prendre du quinquina, cela te ferait beaucoup de bien.

Paroles qui n’ont rien de criminel et qui peuvent parfaitement avoir été prononcées, avec les meilleures intentions du monde, par un excellent mari, mais qui devaient singulièrement attiser la passion dont Magdelaine commençait, d’autre part, à ressentir les cruels effets.

La vérité lui apparut bien davantage, un jour que, passant devant chez elle, Chambige, n’osant entrer, fut saisi d’une terrible crise de nerfs. Il s’affaissa sur le pavé. On courut chercher du secours à la villa, on l’y transporta. On dirait une scène d’Antony.

Voilà Mme Grille auprès de ce pauvre garçon. Elle le soigne, lui baigne les tempes, mais aussi lui baise le front et les mains. Dans ses poches, elle retrouve des lettres qu’elle lui a écrites. Elle veut les ravoir. De grands aveux s’échangent. Entre cette femme de trente ans, meurtrie profondément, délaissée peut-être, et ce jeune littérateur rêvant de devenir un Claude Larcher ou quelque autre héros de roman, il y a désormais une liaison, qui contient déjà tout ce qu’il faut pour constituer un banal adultère.

Les choses en sont là quand Chambige repart pour Paris…

Retour prématuré et inattendu qui aurait pu tout dénouer pour le mieux. Mais pourquoi le jeune homme s’y est-il résolu en ce moment où tout semblait conspirer en faveur de sa conquête ? Les cours de la Faculté de droit ne recommençaient qu’en novembre… et nous sommes à peine au 13 octobre. Il aurait largement le temps d’achever ce qu’il a si bien commencé.

Un incident assez vulgaire explique tout. Sur un personnage impressionnable et nerveux à ce point, les exaltations platoniques devaient produire des effets auxquels il lui était difficile d’échapper honnêtement. Il avait cherché des dérivatifs, mais ceux-ci avaient eu la conséquence imprévue et exaspérante de le rendre physiquement indigne de celle qu'il aimait. Il se croyait atteint. Or, s’il demeurait plus longtemps, aurait-il la force de résister à l’attrait qui le poussait vers Mme Grille ? Tout cela l’exaspérait. Ne voulant à aucun prix l’avouer, il avait choisi de partir. Nous en avons la preuve dans la lettre suivante qu’il avait adressée à son ami le docteur Noël Martin, le 27 septembre.

    « Mon bien cher,

« J’ai eu, ces jours-ci, un gros ennui. Un beau soir, n’en pouvant plus, j’ai été me soulager à l’hôtel de l’amour. Quelques jours après, boutons, éraflures à la bouche. Je vais chez Leroy. Il doute. Il ne sait. Je me fais faire (il n’en avait pas eu l’idée cet hurluberlu) une incision à la jambe pour greffer le bouton (je ne sais plus le mot). J’y suis retourné sept jours après, et, comme il n’y a aucune inflammation, il me dit qu’il n’y a sûrement rien et que je peux dormir sur mes deux oreilles. Que penser ? Je doute encore un peu, car le bouton ne m’avait pas inquiété pendant très longtemps et il n’était plus chargé de pus quand il en a fait l’ouverture. Et puis, il m’a l’air de faire son métier assez en l’air, ce monsieur, car il ne m’avait pas indiqué une seule des précautions à prendre, du danger de la contagion, etc. Si je ne l’avais pas su, il m’eût dit que les éraflures de la bouche ne signifient pas grand’chose.

« Enfin, si tu savais, car ce doute m’a désespéré, non pas par la peur du mal, tu sais qu’il ne m’intimide guère, mais parce qu’il est arrivé au moment où une passion « Camélia blanc » commençait peut-être pour moi, une douce et grande passion ! Elle a été par terre du coup, hélas ! »

Il n’y a pas, dans tout ceci, de quoi prendre des airs indignés. En partant avant l’heure, Chambige avait agi en homme délicat et scrupuleux. Il ajoutait qu’il y avait eu quelques mérites, car maintenant, comme il arrive d’habitude, c’est son amie qui s’accrochait à lui. Elle lui envoyait des fleurs avec ces mots :

« C’est une partie de celles que tu m’as données, tu sais, sur le plateau. Je les ai bien embrassées.

« Non, ne t’en vas pas, pense donc à moi ! Que vais-je devenir ? Ne plus te voir, je suis folle, folle, mais je t’aime ! Dis, tu ne le crois pas que je t’aime plus que tout au monde ? Dis-moi : viens. Je ne puis vivre sans toi, je suis à toi, « toute à toi », prends-moi donc, ne doute pas de mon amour, tu me fais mal. »

Le jeune homme regagna la France. On avouera qu’il y avait bien quelque mérite. Il rentra à Paris le 17 octobre. Aussitôt il reçoit cette dépêche.

« Suis désespérée. Impossible vous écrire. Donnez nouvelles. Je n’ai rien dit. Ne soyez pas malheureux. Brûlez lettres. »

Cependant le généreux éloignement de Chambige apporta peu à peu son naturel apaisement. Magdelaine continuait à lui télégraphier, mais sur un ton plus calme :

« Ne m’en voulez pas. Écrirai plus tard. Trop triste. Donnez nouvelles. »

« Par précaution, ceci était signé :  Mme Jacksonn, route de Mansourah.

Mais Chambige ne répondait toujours pas. Il semble bien qu’il s’était mis courageusement à oublier le « Camélia blanc ». On lui a reproché d’avoir repris, à ce moment, ses relations avec une fille du Quartier latin, une certaine Paula. N’était-ce point pour achever de rompre avec ses souvenirs ? Cela ne lui était pas toujours facile, car la donzelle disait à qui voulait l’entendre :

- Il ne fait que pleurer. Je ne veux plus retourner le voir. Il m’ennuie. Il a donc un grand chagrin ? C’est sacré, ce chagrin-là, qu’on ne puisse pas le savoir ?

Les jours succédaient aux jours. L’absence accomplissait son œuvre. Qu’Henri passât ainsi toute l’année scolaire sans revoir Magdelaine, sans lui écrire, et ce petit roman serait heureusement terminé.

Mais comment prévoir la fin de l’aventure la plus insignifiante ? Dans cette famille continuellement secouée d’émotions, surtout. En décembre, voilà Mme Ducamper qui tombe gravement malade à son tour. Chambige est rappelé en Algérie. Tout va recommencer. Il faut lui rendre cette justice. Il a hésité devant ce retour dont il sent le péril. Le 13 décembre, l’état de sa mère semble désespéré. Cependant il ne part pas. Il faut que ses amis, le docteur Martin et le romancier Laya interviennent. Quand il arrive à Marseille, le bateau pour Philippeville est en partance, c’est la voie la plus rapide pour parvenir à Chateaudun-du-Rummel, mais il lui faudra passer par Constantine. Comment résistera-t-il à la tentation d’aller revoir Mme Grille ? Il préfère attendre, il laisse partir le transport. Enfin, comme M. Ducamper, affolé, lui télégraphie, il s’embarque pour Alger. Le 19 décembre, il arrive auprès du lit de sa mère… Elle est sauvée. Par une amère ironie du destin, il va être perdu.

Et pourtant il lutte encore. Il n’a point passé par la villa de Constantine. Il n’y reviendra pas. Jusqu’au 8 janvier, il ne bouge point de Chateaudun, et Magdelaine s’en étonne. Elle écrit à Mme Ducamper, le 29 décembre :

« Je suis sûre que M. Henri vous fait beaucoup de lecture. Ne viendra-t-il pas nous voir ? »

Et, quelques jours après, dans un billet à sa tante :

« M. Henri est toujours invisible. Je crois, du reste, qu’il est toujours à Chateaudun… »

Oui, mais bientôt une nouvelle fatalité allait l’en arracher et le ramener à Constantine. La famille Chambige, nous l’avons vu, était perpétuellement agitée de secousses pénibles. A peine la mère était-elle guérie, que des dissentiments éclataient dans le ménage de l’une des filles, la troisième, Marie, que l’on appelait Mariotte, et qui avait épousé un négociant de la ville, M. Vital. Comme ses sœurs et son frère, elle fréquentait beaucoup les Grille, et au lieu de recevoir d’eux de bons conseils, elle en revenait toujours plus surexcitée.

Quel rôle jouait Magdelaine auprès d’elle ? Espérait-elle en ces nouvelles complications pour revoir son fuyant ami ? Toujours est-il que, le 6 janvier, ce dernier reçoit de sa sœur un télégramme ainsi conçu :

« Il faudra qu’Henri vienne me chercher. »

Et voilà que M. Ducamper et sa femme corroborent aussitôt cette demande. Ils pressent le jeune homme d’aller à Constantine pour raisonner Mme Vital, la conjurer de ne pas quitter le domicile conjugal. Il tergiverse, cherche à se dérober. On lui représente qu’il doit remplacer sa mère encore souffrante, empêcher l’irréparable. Finalement, il reparaît à Constantine, se dérobe de son mieux.

Le 14 janvier, Mme Grille écrit à M. Couverchel, l’autre beau-frère :

« M. Henri est ici, avec de nouveau bien mauvaise mine. Nous le voyons à peine. Il s’occupe beaucoup de Mariotte, heureusement. »

Sous ce ton détaché, nous percevons l’inquiétude constante de la femme qui se croit délaissée. Dans quelques brèves entrevues, Chambige lui avait montré, à son cœur défendant, une telle froideur, qu’elle en avait été blessée jusqu’au fond de l’âme. Elle lui réclama un anneau qu’elle lui avait donné. Tout semblait fini.

Mais comment échapper l’un à l’autre, quand on appartient à deux familles étroitement unies ? Un soir, Mme Vital, en visite chez les Grille, à la pensée de rentrer chez elle, subit une violente crise de nerfs. On avertit le mari, qui refuse de venir. C’est Henri qui doit soigner sa sœur, la calmer, passer toute la nuit auprès d’elle, dans la villa de son amie. Va-t-il être définitivement repris ?

Non, il faut en sortir. Le mardi 24 janvier, Chambige reparaît. Tout est arrangé.

 Mme Ducamper avait fini par arriver à Constantine, et son influence maternelle avait ramené Mme Vital à plus de raison. Toutefois, pour permettre à sa fille de se ressaisir complètement, elle avait décidé, d’accord avec le mari de celle-ci, de l’emmener passer quelques jours avec elle à Alger. Elles partiraient toutes les deux, le lendemain matin. Henri les accompagnerait et regagnerait ensuite Paris. La chose s’avérait bien facile, puisqu’il avait laissé, toute prête, sa malle à la consigne.

- Eh bien ! nous partirons ensemble, déclara M. Grille, présent à l’entretien. Je suis convoqué par mon chef de service, M. Hirsch, j’ai avec lui des affaires de service à régler à Bouira.

Encore un piège de la destinée. Le lendemain donc, les deux amoureux pourront se trouver seuls, débarrassés de tout témoin gênant. Que feront-ils ?

Le fatal mercredi, à cinq heures et demie du matin, avant le lever du jour, tous les voyageurs se retrouvèrent à la gare. Chambige avait faibli. Du moment que l’inspecteur prenait le train avec sa mère et sa sœur, il pouvait se dispenser de les suivre. Il avait donc changé d’avis. Il ne partirait pour Philppeville que dans la journée. Au moment des adieux, il demanda la permission d’aller saluer Mme Grille, de bonne heure dans la matinée, « afin, disait-il, de prendre les commissions qu’elle voudrait lui donner pour sa grand’mère ».

Cependant, le train siffle et s’ébranle. Embrassades. Mouchoirs. Le jeune Werther demeure seul sur le quai. Nous touchons aux moments décisifs. Laissons-lui la parole :

« Prêt à retourner à Paris, je montai dire adieu à la villa de Sidi-Mabrouk, où s’était écoulée mon enfance. Dans le jardin, je trouvai des fleurs. Elles me firent penser à Mme Grille. J’en cueillis un bouquet pour les lui apporter. En repassant devant chez elle, je sentis que je n’aurais pas le courage de partir sans lui dire adieu. Il était huit heures, huit heures un quart du matin… Quand j’arrivai, elle se trouvait avec ses deux petites filles. Immédiatement, elle les fit entrer dans le salon et vint causer avec moi. En lui présentant mes fleurs, je lui annonçai que je repartais.

« - Oui, oui, s’écria-t-elle, partez vite !

« Et elle se mit à pleurer. Moi aussi. Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre.

« Mme Grille me dit alors :

« - Cette vie ne peut pas continuer ainsi… C’est impossible ! Partons !

« J’hésitai. Puis, il fut convenu que nous fuirions tous deux. Nous examinâmes les moyens à employer. Je devais la rencontrer l’après-midi dans le chemin, entre la villa et le pont d’El-Kantara, afin que les domestiques ne nous vissent pas ensemble. Nous irions prendre le train au Hamma afin d’éviter les soupçons. Dans la matinée, je devais réunir les dix mille francs nécessaires à notre fugue.

« Mme Grille était très surexcitée. Elle avait peur d’elle-même. Je tremblais de la laisser seule. Elle eut l’idée d’aller chez Mme Scherb, sa voisine. Pour moi, je me rendis chez mon ami Rieu… »

A l’heure convenue, Magdelaine attendait au passage à niveau où il lui avait donné rendez-vous. Nous savons déjà qu’il ne pouvait s’y trouver, puisqu’il s’épuisait en démarches infructueuses. Déconcertée, elle entra en ville, monta et redescendit la rue Nationale, s’arrêta chez un pâtissier sous prétexte d’acheter des gâteaux pour ses fillettes. Pas de Chambige. Elle finit par revenir chez elle vers deux heures et demie. A peine était-elle arrivée, un roulement de fiacre, son jeune ami est là.

A sa figure bouleversée, elle comprend tout. Il n’a pas réussi à se procurer de l’argent. Il a résolu de se tuer. Ils échangent à peine quelques mots. Elle monte au premier étage prendre une jaquette, revient, s’installe dans la voiture et part avec lui. Elle ne desserre pas les lèvres.

Au bout d’un quart d’heure, voici la villa. Ils quittent le fiacre, gravissent le perron ; elle, la tête haute, la mine fière et décidée. Elle pénètre la première dans l’habitation, accroche son manteau et son chapeau aux patères du vestibule, tandis que Chambige retient le fiacre, afin que ses amis ne revoient pas le cocher en ville et ne puissent ainsi retrouver sa piste.

Qu’ont-ils décidé ?

« Quand je revins chez Mme Grille, a déclaré le meurtrier, et que je lui avouai me trouver sans argent, elle me répéta qu’il fallait en finir. Elle était prête à se donner à moi, mais elle exigea en retour que je lui jurasse de la tuer aussitôt après. Elle ne pourrait plus vivre sans honneur.

« - Toi qui aime tant ma fille Germaine, me dit-elle, promets-moi sur sa tête que tu me tueras !

« - Oui, répondis-je, mais je ne te survivrai pas, je te le jure aussi !

« Cette idée de double suicide nous enivrait. Arrivé à Sidi-Mabrouk, je fermai la porte à clef. J’entrai dans la chambre à coucher. J’ouvris la fenêtre. Je m’aperçus ensuite que ma compagne n’avait pas apporté d’arme. Je lui en fis l’observation. J’ajoute même que je lui parlai durement. Dans ces moments-là on ne s’en veut pas de s’être adressé la parole avec une grande violence. Mme Grille me dit qu’elle ne voulait pas souffrir et qu’un homme devait avoir plus de courage. D’ailleurs, en sortant de chez ma sœur, j’avais acheté un revolver et des cartouches, étant bien décidé à mourir.

« Elle me fit encore jurer sur la tête de ma mère et de ma petite sœur de la tuer. Cela, maintenant, peut paraître monstrueux, mais alors cela nous parut revêtir un caractère sacré.

« Immédiatement après, je voulus passer dans la bibliothèque pour écrire une lettre d’adieu à mes parents et à mes amis. Elle était dans un tel état qu’elle ne voulut pas m’y laisser aller :

« - Ne t’en vas pas ! J’ai peur ! J’ai peur !

« Je voulais remercier Paul Rieu qui, le matin, avait compromis son renom commercial en cherchant les dix mille francs dont j’avais besoin. Je pris dans mon portefeuille une lettre bordée de noir, j’en déchirai un coin et j’écrivis un mot pour prier les miens de le remercier. Mme Grille vit alors dans mon portefeuille une lettre banale qu’elle m’avait écrite et adressée chez mon beau-frère qui l’avait même ouverte. Elle commençait par « Monsieur ».

« - Oh ! « Monsieur ! » me dit-elle.

« Dans cette exclamation, il y avait une sorte de gaieté.

« Dans le portefeuille se trouvait encore une pièce de vers, que j’avais écrite jadis pour elle, quand elle croyait que je ne l’aimais plus… Il y a des choses qu’il m’est impossible de raconter… Nous avons passé des moments délicieux.

« A un moment, on entendit du bruit au dehors. Je me levai, je passai mon pantalon et j’aperçus une voiture. Mme Grille me pria de fermer les portes, ce que je fis.

« Je vis encore dans mon portefeuille des brouillons de lettres à mes amis. Je voulus les brûler, mais nous n’avions pas d’allumettes. Je déchirai et je jetai le tout par la fenêtre.

« Enfin, après un moment d’hésitation, mon amie me dit :

« - Partons !

« J’ai répondu :

« - Oui, partons !

« Elle reprit :

« - Quel dommage que nous n’ayons pas emmené les petites. Nous les aurions vues encore une fois avant de mourir…

« Le revolver était sous le traversin, entre nous. J’ai voulu le lui arracher, mais elle s’est écriée :

« - Tu es un lâche ! Tu m’as promis sur la tête de ta mère qu’aussitôt déshonorée tu me tuerais !

« Je lui ai proposé de nous rhabiller, de remettre la chambre en ordre, pour finir plus décemment.

« Elle m’a répondu :

« - La passion divinise tout. Cette mort dans notre nudité est une beauté.

« Elle a mis le revolver sur sa tempe et a ajouté :

« - Tire ! Tu vas me faire souffrir, vois comme tu trembles. Je t’en prie, promets-moi de ne pas me faire souffrir ! Avant, donne-moi un dernier baiser !

« Je tremblais horriblement, comme je ne croyais pas qu’il fût possible de trembler. Elle a de nouveau appuyé le canon de l’arme sur sa tempe et a repris :

« - Tire donc !

« Puis, immédiatement après :

« - Prends garde ! Il n’est pas bien placé !

« Avec la main, elle a arrangé le pistolet au point où il fallait, et m’a répété encore :

« - Tire !

« … J’ai voulu alors me tuer. Je n’ai plus rien vu. C’était fait. »

VI

L’OPINION DE M. GRILLE.

                        Ce jeune-homme-là, c’est un monstre,
                        n’est-ce pas ? Car c’est être un monstre
                        que d’avoir vingt-cinq ans et pour âme
                        une machine à calcul au service d’une
                        machine à plaisir.

                        PAUL BOURGET (Préface du Disciple).


M. Grille séjournait à Bouira lorsqu’il reçut une dépêche fort alarmante au sujet de la santé de sa femme. Il se hâta de prendre aussitôt le chemin du retour. Le 26 janvier au soir, il parvint à Mechta, où, avec beaucoup de précautions, on lui apprit qu’elle était morte. Enfin, à Elguerra, troisième étape de son voyage, ses amis le mirent au courant du drame et lui dirent :

- Mme Grille a été assassinée dans la villa de Sidi-Mabrouk par un de vos amis, M. Henri Chambige.

Quelle que soit l’opinion que l’on professe sur l’inspecteur des Chemins de fer de l’Est algérien, on doit tout au moins reconnaître qu’il se montra dans cette affaire d’une dignité parfaite et d’une énergie indomptable. Quand il arriva à Constantine, il trouva tous ses amis dans le plus complet désarroi. Ce qu’ils avaient constaté, les débuts de l’enquête elle-même paraissaient tellement scandaleux, qu’ils se demandaient s’il serait possible d’accorder à la malheureuse victime des funérailles solennelles. M. Grille releva tous les courages.

- Je ne doute pas un instant, je ne douterai jamais de la vertu de ma femme, déclara-t-il. Elle a été tuée par un misérable qui mérite le châtiment suprême. Quant à elle, on ne saurait lui rendre trop d’honneurs.

Du coup, l’opinion changea. Les obsèques constituèrent une manifestation des plus émouvantes à laquelle assista une foule énorme, à la fois recueillie et indignée. Le pasteur Scherb y traduisit les sentiments de tous dans l’allocution enflammée que lui permettait le rite de la sépulture protestante.

- Nous affirmons l’innocence de notre chère sœur, s’écria-t-il. Nous l’affirmerons malgré toutes les apparences, malgré l’évidence elle-même !

En réalité, la manière dont la pauvre Mme Grille avait marché à la mort était vraiment énigmatique. Dans les quelques heures qui avaient précédé la terrible résolution qu’on lui prêtait, rien n’avait pu faire deviner quelles étaient ses intentions. Elle n’avait pas laissé le moindre billet d’adieu pour ses proches. Sur sa table, on ne découvrit que cette naïve lettre inachevée qu’elle écrivait à sa tante, Mlle Balguerie d’Egmont :

    « Ma chère Lounet,

« Je t’écris pendant que Nanette fait ses devoirs toute seule. Elle est toujours bien sage.

« Hier, par un temps assez gris, nous avons été faire une grande promenade sur le plateau, puis nous avons été aux ateliers et sommes revenus à pied… Yvonne a une passion pour Sidi-Mabrouk et nous disait : « C’est ce qu’il y a de plus joli à Constantine ! » C’est une fête pour ces enfants lorsque nous y allons. C’est la plus grande récompense qu’on puisse leur donner. Pendant que nous y étions, Marie Vital était venue nous dire adieu ; elle part pour Alger avec sa mère pendant une vingtaine de jours. Ce changement d’air et de milieu va lui faire le plus grand bien. Elle va beaucoup mieux, mais elle est toujours bien nerveuse. Henri repart également ces jours ci. Il vous donnera de nos nouvelles. »

Rien dans cette lettre bien sage de bonne petite mère de famille qui puisse laisser prévoir un drame intérieur quelconque, et surtout la catastrophe que nous connaissons déjà. Rien non plus qui ne soit calme et raisonnable dans les agissements de Mme Grille, le 25 janvier, avant le départ pour Sidi-Mabrouk.

Après la visite matinale de Chambige, où elle aurait décidé d’abandonner, pour fuir avec lui, son mari et ses fillettes, elle était allée chez Mme Scherb, afin de l’aider charitablement à mettre dans une gouttière un de ses enfants malades. A son retour, elle avait déjeuné tranquillement avec Yvonne et Nanette. Elle les avait envoyées ensuite se promener dans le bois avec leur bonne sans les embrasser plus tendrement que de coutume et en leur disant au revoir pour l’après-midi. Aucun préparatif de voyage de quelque sorte que ce soit ; elle n’avait même pas mis de côté une chemise de rechange. Quand elle était sortie en ville, de une heure à deux heures et demie, elle avait causé le plus simplement du monde avec diverses personnes de sa connaissance qu’elle avait rencontrées : MM. Jacob, Besançon, Béraud, Rougier… A ce dernier, elle avait même annoncé sa visite pour le lendemain. Avec Mme Danjou, qu’elle arrêta la première, ce fut plus caractéristique encore, elle lui proposa de faire avec elle une grande promenade. Si cette dame avait accepté, Mme Grille ne se serait donc pas trouvée chez elle au retour de Chambige, et elle aurait échappé à la mort.

Tout cela s’affirmait fort troublant. Il n’en restait pas moins que, quelques instants après, cette paisible Mme Grille, si douce, si rangée, avait suivi sans protestation un jeune fou auquel elle allait se livrer, et jusqu’à la mort inclusivement.

Comment expliquer cette extraordinaire contradiction ?

Son mari exposait tout d’abord que, depuis la perte cruelle de son bébé, elle ne se trouvait plus dans un état normal. Elle le reconnaissait elle-même et lui avait dit pour le rassurer :

- Après l’anniversaire de la mort de René, je prendrai le dessus.

Cet anniversaire approchait, mais il n’aurait sonné qu’en février. Or, depuis un an, la pauvre maman avait témoigné d’une sensibilité nerveuse souvent déséquilibrée. Un jour, son mari l’avait surprise dans son jardin, hypnotisée devant une cuiller à café. Elle ne bougeait pas, n’entendait rien. Il s’approcha d’elle, lui parla sans résultat. A la fin, il l’éveilla en lui frappant sur l’épaule.

- Hé bien ! Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-il.

- Oh ! je ne sais pas. Il me semblait que j’étais complètement endormie. N’y avait-il pas un objet brillant devant moi ? J’étais comme un coq devant une raie.

Un autre soir, en rentrant chez elle, elle avait rencontré trois Arabes, dont l’aspect subit l’effraya à tel point que M. Grille dut la ramener à la maison, la déshabiller, la coucher. Elle ne reprit ses sens qu’une heure après.

Une autre fois encore, les mêmes phénomènes de léthargie se reproduisirent chez elle après qu’elle eût assisté à une séance donnée par les Aïssaouas.

N’y avait-il pas dans ces faits des éléments suffisants pour établir que la morte du 25 janvier offrait de grandes facilités à être hypnotisée ? Elle était incontestablement un sujet de choix pour un expérimentateur sans scrupules. Et qui, d’autre part, ne serait frappé de l’allure inquiétante de Chambige, de son regard brillant, papillotant et gênant, dardé du fond d’une sombre arcade sourcilière ? Il avait certainement « magnétisé » sa victime avant de s’en emparer et de l’assassiner !

D’ailleurs, à mesure que l’instruction s’avançait, la version de l’accusé soulevait l’indignation générale. Personne à Constantine ne pourrait jamais admettre qu’une femme impeccable comme Mme Grille, épouse modèle, mère de famille tendre et dévouée, une des gloires les plus pures de la communauté protestante, eût pu céder aux ignobles propositions de ce bohème de lettres, eût pu rêver et accepter cette mort sadique et honteuse, dans le cynisme et l’impudicité. Si une chose pareille était possible, il faudrait douter de tout, ne plus croire à aucune vertu, à aucune honnêteté. Si même on ne voulait pas admettre la thèse de l’hypnotisme, il faudrait aller encore plus loin, se convaincre que la victime, entraînée dans un infâme guet-apens, avait été livrée à son ravisseur soit à l’aide d’un narcotique, soit sous l’influence d’un poison invisible et lent.

Cela seul pourrait s’accorder avec ce départ précipité, sans aucune précaution ni préparation, avec cette matinée pareille à toutes les autres, et qui ne présageait rien de l’affreux après-midi qui allait suivre.

Cette opinion, peu à peu, s’imposa et rayonna. Elle envahit même la presse de la métropole, notamment les feuilles qui se rattachaient au monde protestant. L’agitation fut si violente, le tolle à ce point général, que la famille Chambige trembla.

Comment la cour d’Assises de Constantine ne serait-elle pas influencée par de pareilles clameurs, par un semblable mouvement d’opinion ? L’accusé ne serait-il guéri de ses légères blessures que pour être livré à la guillotine ? On demanda en conséquence le renvoi devant une autre cour mieux à l’abri des cris de la rue et des indignations des salons.

La cour de Cassation s’y refusa, comme elle l’avait fait dans l’affaire Fualdès, où le renvoi était sollicité pour les mêmes motifs (2). C’est une jurisprudence invariable, quand une telle requête n’est pas présentée par le Ministère public.

On s’achemina donc vers des débats singulièrement passionnés d’avance ; d’un côté, Mme veuve Jacksonn et M. Grille, ayant avec eux leur famille et le monde protestant, de l’autre, Mme Ducamper et les siens, défendus et compromis à la fois par une vive agitation dans les jeunes milieux littéraires.

M. Martin-Laya, renchérissant sur Yvon d’or, venait de publier en effet un nouveau livre, M. de Joyeux, histoire d’un don Juan moderne, dédié à Paul Rieu. Dans cette dédicace, il était question de Chambige, que l’auteur appelait « notre grand Henri » et qu’il présentait comme un homme « pur, généreux et fier ». Évoquant d’avance les Assises de Constantine, il espérait fermement que « les juges s’inclineraient devant l’accusé. »

Toute la préface de M. de Joyeux était une sorte d’apologie audacieuse de la génération moderne, que Martin-Laya s’obstinait à identifier tantôt avec Chambige, tantôt avec lui-même :

« Nous sommes des détraqués, écrivait-il, parce que nos pères (pères intellectuels, nos livres, nos éducateurs) ont fait tellement tressaillir toutes les cordes de notre être qu’ils en ont tari les harmonies…

« Nous sommes des déséquilibrés, parce que, nous élevant jusqu’aux plus hautes spirales de la tour montante de l’idée générale, nous sommes sans cesse ressaisis par la vie sur laquelle nous venons nous briser, n’ayant plus le balancier du bon sens ni la cuirasse de la bravoure. Nous savons monter. Or, la vie ne monte pas, elle ne nous suit pas, et nous ne savons pas par où redescendre.

« Nous sommes des sceptiques, parce que nos pères dans leurs études profondes, au lieu de chercher le remède des maux, en ont trouvé l’excitant, parce qu’ils n’ont pu nous léguer la confiance dans une force qu’ils venaient d’abattre. Nous rions quand il faut ricaner, nous méprisons quand il faut consoler, répondant au malheureux qui invoque un jet de notre cœur par les cinglages (sic) de notre verve égoïste. En tuant la croyance on a fait naître le doute, et le doute, prenant la revanche de l’autre, nous tue.

« Nous sommes des tristes, parce que les philosophes nous ont bourré de principes un cœur construit pour les impulsions.

« Nous sommes des lâches, parce que nous sommes des faibles.

« Nous sommes des fous, des illusionnés, dont le rêve, volant au Panthéon, s’arrête à Sainte-Anne… »

Entre les deux camps, la masse de l’opinion publique flottait, hésitante. Les uns voyaient dans le drame de Sidi-Mabrouk une reprise d’Indiana ou, mieux encore, de la lugubre anecdote mise en vers par Vigny dans les Amants de Montmorency.

        Et Dieu ? Tel est le siècle, ils n’y songèrent pas.

D’autres, épiloguant sur les détails les plus scabreux, le gilet de flanelle ou le corset de Mme Grille, se portaient garants de sa vertu et accablaient l’accusé sous d’autres précisions du même genre. Tout le monde attendait, haletant, la session de la cour d’Assises de Constantine.

Apporterait-elle la lumière ?

VII

LES DEUX THÈSES EN PRÉSENCE.

                        « … Vous voyez donc, monsieur, pour
                        employer le langage de la Science où
                        vous excellez, qu’une question de psy-
                        chologie dominera tout le débat. »

                        PAUL BOURGET (Le disciple, l’Affaire Greslou).


Cette extraordinaire affaire se plaida en novembre 1888.

Elle avait attiré au palais de Justice de Constantine, devant la placide indifférence de la population arabe, une assistance des plus bigarrées. Aux robes des dames se mêlaient les brillants uniformes des officiers d’Afrique, les burnous blancs et rouges des spahis, les chéchias des zouaves, contrastant avec les lévites noires de la colonie protestante. Et puis des journalistes en foule : Harry Allis, des Débats ; Levasseur, futur trésorier payeur général ; des écrivains, comme M. Funck-Brentano ; des poètes comme le vicomte de Borelli…

M. Zille des Isles, conseiller à la cour d’Alger, présidait cette houleuse assemblée avec autorité, et comme il portait une jambe de bois, c’est avec son pilon qu’il frappait durement le plancher pour obtenir le silence.

Chambige, amaigri et pâli, ses yeux fascinateurs encore plus creusés, apparut, a dit un témoin, dans une attitude de véritable « crucifié ». Il était remarquablement assisté. Par une dérogation à tous les usages de cette époque, Me Durier, bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris, n’avait pas hésité à quitter la capitale et à traverser la mer pour lui accorder l’appui de son autorité indiscutée et de sa parole incisive. Chacun se montrait la silhouette ramassée et replète du célèbre avocat, sa figure pleine aux courts favoris, son nez aquilin, son menton proéminent, qui lui donnaient un faux air de M. Thiers. A côté de lui se tenait, élégant et fin, son secrétaire, qui avait minutieusement préparé le dossier de la défense, un jeune maître qui devait fournir une carrière éblouissante, Me Henri-Robert…

L’autre clan s’avérait redoutable. M. Maillet, procureur général à Alger, s’était déplacé, lui aussi, pour requérir contre l’accusé, et il était accompagné non seulement du procureur de la République, mais encore de son avocat général, le baron de la Salcette, magistrat que ses goûts cynégétiques devaient tout naturellement plus tard amener à Rambouillet. Le Ministère public allait être, d’ailleurs, singulièrement soutenu par la partie civile représentée par Me Trarieux qui, venu sur le tard à la religion réformée, apporterait à l’apologie de la victime une ardeur de néophyte.

Après lecture de l’acte d’accusation, l’interrogatoire de l’accusé n’apporta rien que nous ne connaissions déjà.

- Comment se fait-il, demandait le président, que vous soyez allé acheter un revolver et des cartouches, le 25 janvier, avant de revenir à la villa Grille ? Dans votre entrevue de la matinée, il n’avait pourtant pas été question de suicide !

- Notre projet de suicide, répondit Chambige, était à l’état latent depuis longtemps. Le matin même, il est exact que nous n’en avions pas parlé, mais, en décidant de partir ensemble, nous ne nous faisions pas d’illusions, nous voyions la mort au bout comme infiniment probable.

- Dans ce cas, pourquoi avez-vous commandé au cocher d’attendre, alors que vous aviez décidé de ne plus sortir ?

- Monsieur le Président, je savais que Paul Rieu était à ma recherche… Revoyant Luciani à Constantine, il aurait pu facilement reprendre ma trace et me retrouver.

L’interrogatoire devint de plus en plus douloureux en approchant du dénouement. Enfin, M. des Isles lança le principal reproche.

- Vous avez eu le sang-froid de tirer un second coup de revolver sur Mme Grille qui remuait encore. Comment se fait-il que vous n’ayez pas pris les mêmes précautions pour vous-même ? Vous ne vous êtes fait qu’une blessure légère.

L’accusé, blême, répliqua simplement :

- L’homme qui vient de tuer une femme n’a pas son sang-froid.

Et comme le président lui reprochait d’avoir infligé à celle qu’il prétendait aimer une mort déshonorante, il se redressa :

- C’est une mort réputée déshonorante, mais c’est une mort héroïque.

- Les deux pauvres fillettes de Mme Grille pourront apprécier cet héroïsme, quand elles seront en âge d’être mariées, conclut le président.

Ces quelques répliques suffisent à rendre l’atmosphère infiniment douloureuse de ces débats.

Nous n’insisterons pas sur les dépositions qui, pour la plupart, l’aggravèrent encore. La comparution de M. Grille, un homme de trente-cinq ans, grand, robuste, figure intelligente et sérieuse, en pleine opposition contre des faits écrasants, fidèle à sa foi conjugale intransigeante, produisit une forte impression. Le défilé des témoins à décharge fut nécessaire pour l’affaiblir.

Le jeune docteur Martin, qui avait remis les lettres de Mme Grille à M. Lascoux, juge d’instruction à Paris, prétendit que ce magistrat lui aurait déclaré : « Après cela, M. Grille n’a plus qu’une chose à faire, c’est de demander la relaxe de Chambige. De cette façon, il y aura toujours deux camps à Constantine, mais du moins ce malheureux homme n’aura pas la douleur de voir une telle cause portée devant les Assises. »

Ce qui souleva une vive dénégation du président, mais le coup avait été lancé.

Puis M. Poulet, médecin major au 3me zouaves, et M. Raby, pharmacien, apportèrent les graves précisions fournies par l’autopsie de la victime : pas la moindre trace de poison ni de narcotique, mais un adultère plusieurs fois consommé.

De même, M. Barathon-Dumousseau, procureur de la République à Chambéry, ancien substitut à Constantine, écarta, lui aussi, toute hypothèse de violence. Ses premières constatations lui avaient montré que les vêtements de la victime avaient été enlevés le plus paisiblement du monde. On avait prétendu que le corset avait été délacé par derrière : inexactitude. Il avait été très normalement dégrafé par devant.

Les faits ainsi établis, la jeune littérature donna avec ensemble. Certains, comme M. Paul Bourget, avaient envoyé par écrit des attestations en faveur de Chambige ; d’autres, comme MM. Funck-Brentano, Paul Brulat, Martin-Laya, avaient fait le voyage et se livraient au plus enthousiaste éloge de leur ami. MM. Sens, Olive, Bouchet, Emmanuel Daminos, etc., corroboraient leurs déclarations. Et tout ceci avait forcément ébranlé l’auditoire, lorsque Me Trarieux se leva.

Il sentit à quel point il devait reprendre l’offensive. Il n’y manqua pas. Sa plaidoirie dura six heures. Elle développa jusqu’à l’extrême l’opinion de Mme Jacksonn, et surtout celle de M. Grille.

Pour eux, Henri Chambige est un misérable perverti, à la poursuite de sensations nouvelles. Il a cédé à la tentation de commettre un crime, « pour tout connaître ». Bien plus coupable qu’un Werther ou un Antony, il se rapprocherait plutôt du Julien Sorel, de Stendhal, ou du Raskolnikoff, de Dostoïevsky. Pourquoi, à Paris, fréquente-t-il Paula, cette fille de brasserie dont il a fait sa maîtresse ? Parce qu’elle lui livre la correspondance de ses autres amants et qu’il croit s’appliquer ainsi à des « études psychologiques ». Dans ses notes sur « la dispersion infinitésimale du cœur » on constate que, pour lui, « tous nos sentiments, même l’amour, ce sont de pures chimères que notre imagination poursuit ». Il montre un jeune homme aux pieds d’une femme aimée, et son dernier mot est de flétrir les illusions de cet innocent, en lui lançant cette cruelle apostrophe : « Il ne savait pas qu’il aimerait d’autres femmes ! »

Quant à la victime, Me Trarieux n’ignorait pas que, pour l’innocenter complètement, on se heurtait à deux objections très graves. Il s’efforça de les détruire avec ténacité.

La première venait des télégrammes et des lettres qu’elle avait tout de même adressés au jeune étudiant.

L’avocat de la partie civile s’efforça d’annuler cette correspondance révélatrice.

Pour les télégrammes, il les expliqua de la manière suivante : ils auraient trait, non point aux luttes passionnelles de Chambige et de Mme Grille, mais aux difficultés survenues dans le ménage de Mme Vital, qu’ils s’efforçaient de résoudre tous les deux. Ce qui prouvait d’avance, d’après lui, que celle des deux dépêches qui paraissait la plus compromettante ne répondait à rien de répréhensible, c’est que Mme Jacksonn la connaissait, elle fournissait, pour la réponse, son nom et son adresse. Argumentation discutable, car en admettant que cette dame eût consenti elle-même à cela, ne pouvait-elle être taxée vis-à-vis de sa fille d’une coupable faiblesse, ou simplement d’un maternel aveuglement ?

Quant aux lettres, dont l’une contenait une mèche de cheveux, Me Trarieux s’engagea à fond. A la suite d’expertises assez audacieuses, il soutint qu’il n’y avait là qu’imposture. Les cheveux, dont certains étaient déjà gris, n’appartenaient pas, ne pouvaient pas appartenir à Mme Grille. Les lettres… avaient été fabriquées par l’accusé lui-même !

Pour cette démonstration hasardeuse, il se fondait sur ce fait qu’elles n’avaient été livrées que le 5 mars, comme un argument suprême ; qu’elles étaient gardées en réserve, à Paris, par le docteur Noël Martin et par M. Pierre Gauthiez ; que certains experts ne retrouvaient pas l’écriture de Mme Grille dans ces billets contrefaits et dans ces caractères tracés à la renverse ; enfin, qu’il était impossible qu’une femme comme la victime, qu’un ange de pureté et de vertu ait pu correspondre sur ce ton avec un pareil scélérat !

Pour charger celui-ci de cet autre crime, il n’était nul besoin d’avoir recours à une monstrueuse préméditation, il suffisait de se remémorer sa vantardise, son besoin d’étonner, de faire croire à d’extraordinaires expériences psychologiques.

Restait le fait que Magdelaine Grille s’était bien volontairement rendue à Sidi-Mabrouk. Comment l’expliquer ?

- Oh ! Chambige ne manquait pas de prétextes pour la décider à le suivre, disait Me Trarieux. En effet, elle avait été longtemps la gardienne bénévole de cette villa, elle y avait rangé elle-même les armoires de Mme Ducamper, qui laissait là une partie de son linge et de sa garde-robe. Chaque fois que cette dernière avait besoin de quelque chose, son amie était mise à contribution.

« Mais, objecterez-vous, ce départ en voiture, en plein après-midi, n’est-ce pas une sorte de défi suprême, le commencement d’un grand scandale ? Pas du tout. C’est justement parce qu’elle estimait que sa démarche était toute simple, sans rien de compromettant, que Mme Grille s’éloignait ainsi sans mystère, au su et au vu de ses domestiques, pour se rendre à dix minutes de chez elle, avec le fils d’une de ses amies.

« Et la démarche est à ce point naturelle que nul ne s’en inquiète ni ne s’en étonne. Chambige arrive, lui dit à peine quelques mots, et tandis qu’il reste à siffloter dans le jardin, elle va chercher sa jaquette au premier étage et la jette sur son bras. Rien d’autre. Est-ce ainsi que l’on décide de finir sa vie dans un effroyable drame ?

Arrivant enfin au dernier épisode, l’avocat soutenait que Mme Grille avait été purement et simplement assassinée.

L’armurier Minucci affirmait, en effet, que contrairement aux dires de l’accusé, la victime n’avait pu diriger le canon du revolver contre sa tempe et l’y maintenir, sa main aurait été brûlée ; or, elle était demeurée intacte. Chambige avait tué la pauvre femme après avoir assouvi sur elle sa honteuse passion, grâce à d’autres moyens coupables.

Ou bien, il l’avait plongée dans un de ces sommeils cataleptiques auxquels son état maladif la livrait parfois sans défense, ou bien il avait agi sur sa volonté par l’effet de quelque toxique ne laissant point de trace : un alcaloïde, par exemple.

Que, depuis quelque temps, le misérable rêvât de poison, on en possédait la preuve. On avait trouvé sur une cheminée, à Sidi-Mabrouk, ces lignes de lui sur un papier froissé et déchiré :

« Trop vilaine… à donner la… je te demande d’en finir le plus… l’arsenic ou le pistolet… peut-être à deux jours ou trois… à toi ».

Certes, il expliquait ceci comme étant le brouillon d’une demande de consultation adressée par lui à son ami Martin, il demeurait néanmoins que le poison occupait sa pensée. Le 24 janvier, il avait demandé à M. Molière, pharmacien, quelle quantité de laudanum il fallait absorber pour se donner la mort.

De plus, n’avait-on pas relevé sur la toile cirée de la salle à manger deux taches suspectes ? Mmes  Pelletreau, Mahieu, Schérer et Scherb les ont vues. Elles étaient encore fraîches. Or, la maison se trouvait inhabitée depuis un mois. Seul, Chambige y avait passé dans la matinée.

Ainsi, aux yeux de la partie civile, réunissait-il en lui tous les crimes : l’assassinat, le viol, l’empoisonnement, le guet-apens, le faux. La peine capitale seule pouvait expier de tels forfaits.

M. Maillet, dans son réquisitoire, fut aussi sévère, il eut un terrible mot pour caractériser l’accusé :

- Chambige, dit-il, est de la catégorie des Werther qui tuent, mais ne se tuent pas.

Seulement, dans l’explication de l’acte criminel, il alla moins loin que Me Trarieux. Il écarta les hypothèses vraiment trop gratuites de la suggestion ou du narcotique. Pour lui, étant donné la vertu, la douceur, l’émotivité de Mme Grille, il reconnaissait qu’elle avait pu s’évanouir devant les violences de son partenaire et qu’elle avait été ainsi abandonnée à sa passion forcenée.

Il s’avança même plus loin. Troublé par les constatations écrasantes des premiers enquêteurs, il voulut bien admettre que, révélant soudain un côté profondément secret, peut-être ignoré par elle de sa propre nature, la victime avait pu céder volontairement à son jeune amant. Hystérie brusquement déclenchée dans un tempérament maladif, exacerbé par des fatigues et des souffrances longtemps réprimées ? Pitié pour ce jeune homme dominé par une passion qui semblait le ronger cruellement jusqu’au plus intime de son être ? Amour ? Hé oui, qui sait les élans qui peuvent tout à coup entraîner aux extrêmes la créature la plus chaste, la plus religieuse, la plus fidèle à son devoir ? Mais concédât-on tout cela à l’accusé, faut-il en conclure qu’elle a voulu mourir ?

- Et quand cela serait ? s’écria le Procureur général. Quand même nous accepterions votre hypothèse, quand même nous dirions qu’épouvantée en songeant à sa faute, votre maîtresse d’un instant vous a supplié de lui dérober l’éclat de ce jour qu’elle n’osait plus contempler, comment avez-vous pu acquiescer à une pareille demande ?

« Plus encore, comment, en présence de son cadavre, n’avez-vous pas au moins essayé de voiler ce qui venait de se passer ? Ne deviez-vous pas inventer un sublime mensonge pour sauver l’honneur de l’adorée et dire : « Elle me résistait, je l’ai tuée ! »

Et comme l’auditoire s’ébrouait, fortement atteint par cette hardie réminiscence d’Antony, M. Maillet ajouta :

- Un homme qui tue une femme et s’abrite derrière sa vertu défaillante pour obtenir des circonstances atténuantes est un lâche !

C’est sur ce dernier mot que l’audience fut levée après trois jours de débats.

Le quatrième, Me Durier plaida.

On reconnaîtra que sa tâche se présentait comme extraordinairement difficile. Il avait contre lui l’opinion publique : l’attitude humble et douloureuse de son client ne l’avait pas désarmée. Le jury ne se rendait pas. La magistrature était sévère. Le Procureur général, en renonçant aux outrances de l’apologie, du panégyrique même, de Me Trarieux, n’avait fait qu’aggraver les charges qui pesaient sur l’accusé. Il fallait essayer de dissiper tout cela, de remonter un courant impérieux qui menaçait de tout emporter. L’avocat s’y employa avec ardeur, usant de toutes les ressources de sa parole, merveilleusement nette, pour mettre en pleine lumière le dossier savamment établi par son jeune et déjà brillant secrétaire.

D’abord, très habillement, il affecta de ne combattre que le système de la partie civile. Il lui était plus facile, en effet, de faire sentir qu’il n’y avait là qu’un roman : « Roman, ajouta-t-il, qui dépasse de beaucoup en complications et en invraisemblances les combinaisons des plus célèbres romanciers ». Et de dauber sur les histoires d’hypnotisme, de poison, de stupéfiants ou d’aphrodisiaques, inventées par Me Trarieux.

- Non, déclara-t-il. Il n’y a eu ni guet-apens, ni assassinat, mais une de ces catastrophes où se révèle l’effroyable puissance de la passion, un de ces drames d’amour faits pour émouvoir tous les cœurs, pour confondre toutes les imaginations.

C’est ce drame d’amour que l’éminent avocat racontait à son tour, d’après les aveux de Chambige. Et cette version se présentait tout de même avec des apparences beaucoup plus plausibles que la précédente. Deux pauvres êtres d’imagination surexcitée, de sensibilité à vif pour des causes diverses ont le malheur de se rencontrer. La destinée s’acharne à les remettre sans cesse en présence, à les livrer l’un à l’autre. Ils s’attirent, ils se fuient. L’homme est jeune et, quoi qu’il imagine, il est naïf, chimérique, exalté, la femme est profondément honnête, gardée par une éducation et une piété rigoristes, qui la préserveront toujours de considérer l’adultère comme un banal incident. L’un et l’autre grossissent à plaisir la gravité, la portée, les conséquences de leur liaison. Ils rêvent de s’évader de la double prison de leurs familles, d’aller au loin dérober à tous les yeux leur coupable bonheur.

Mais Chambige est un enfant, incapable de faire face aux moindres difficultés de la vie. Jamais il ne saura trouver le moyen d’assurer cette évasion difficile… Soit. Ils la réaliseront en expirant ensemble.

- Ne pouvant fuir, résumait le défenseur, ils ont voulu goûter les enivrements de la passion et les expier par la mort… Dites qu’il y a là un épouvantable drame d’amour, un double suicide, un acte de folie, mais un crime, jamais !

Telle était la thèse. Pour l’établir sérieusement, l’éloquence ne suffisait pas. Me Durier s’appliqua à répondre de son mieux aux arguments qui lui avaient été opposés du haut du siège et de l’autre côté de la barre.

En premier lieu, il examina la question de savoir si la correspondance de Mme Grille, saisie chez les amis de Chambige, pouvait réellement être considérée comme apocryphe.

Dans ce dessein, la partie civile avait provoqué une expertise en écriture qui avait produit, comme toujours, des résultats déconcertants. Avec une ironie impitoyable, le défenseur s’appliqua à les faire ressortir. Comment s’étonner, en effet, de ce que les lettres soient tracées de manière contrefaite, à l’aide de caractères renversés ? En les écrivant, la pauvre jeune femme pouvait-elle ne pas songer à dissimuler ?

Pour les télégrammes, leur tendance ne saurait être modifiée, parce que Mme Jacksonn y était nommée, simple précaution bien naturelle pour éviter de voir brusquement arriver au domicile conjugal quelque lettre compromettante, comme il était permis d’en attendre de cet écervelé de Chambige.

- Mais, avait dit Me Trarieux, ces dépêches sont parfaitement innocentes, puisque Mme Grille n’a pas hésité à en inscrire le montant sur son livre de dépenses de ménage.

Argument sentimental et sans portée. Le coût d’une correspondance n’en révèle pas le sens.

D’ailleurs, comment admettre que Chambige eût fabriqué d’avance, avec la complicité de ses amis, ces documents riches de sens après le dénouement lamentable du 25 janvier, mais bien pauvres par eux-mêmes ? Ces jeunes littérateurs et psychologues auraient écrit d’une autre encre, s’ils avaient préparé un dossier passionnel ! Il suffisait de se reporter à leurs œuvres… Enfin, il apparaissait une contradiction flagrante entre une telle préparation lointaine du drame de Sidi-Mabrouk et tout ce que l’on savait de l’attitude et de la vie d’un malheureux garçon de vingt ans, perpétuellement tiré à hue et à dia par une sorte de fatalité.

Aux yeux de Me Durier, c’est donc parce qu’elle aimait passionnément le jeune fils de son amie que Mme  Grille avait accepté si facilement de le suivre dans sa villa. On n’avait pas le droit de parler de guet-apens. Et il s’écriait :

- On a beau dire : « C’est invraisemblable. Il est incroyable que cette femme ait ainsi oublié toute une vie d’honnêteté, son mari et ses enfants ! » On a beau faire entendre des témoins qui, de parti pris, déclarent qu’ils n’admettront jamais qu’elle ait été capable de la moindre faiblesse. Tous les pasteurs protestants d’Algérie et de France auront beau, ainsi que le général Ritter, se porter garants de son impeccabilité, il faut pourtant admettre les faits quand ils sont prouvés, et constater une fois de plus que la passion fait tout oublier.

« Mais, nous dit-on encore, comment expliquez-vous que Mme Grille soit partie pour le déshonneur et la mort sans un seul mot d’adieu pour son mari et ses enfants ? – Eh ! en êtes-vous bien sûrs ? Nous ne devons pas oublier que le pasteur et Mme Scherb, qui ont tant fait pour essayer d’empêcher tout scandale et pour garder au mari, alors absent, une respectueuse estime pour sa femme, ont visité les appartements de la défunte dès la nuit du 25 janvier. Ils ont ouvert et fouillé les armoires et les tiroirs, avant le retour du maître de maison. Pourquoi n’auraient-ils pas supprimé tout ce qui contrariait et contredisait leur plan charitable ?

Et Me Durier, frappé malgré tout par l’invraisemblance persistante de ses propres théories, s’efforçait de la dissiper.

- La morte n’a pas été trompée. Elle est venue à Sidi-Mabrouk de son plein gré. Ne parlons pas d’hypnotisme, il a été démontré par l’enquête que Chambige ne s’occupait nullement de ces questions et que ses expériences psychologiques s’exerçaient sur un tout autre terrain. Magdelaine est entrée sans résistance dans le jardin. Elle a entendu son jeune amant avertir le cocher d’attendre, et peut-être longtemps. Elle a gravi le haut perron d’un pas ferme. Elle a laissé tranquillement verrouiller la porte derrière elle. Elle a accroché son chapeau et son manteau dans le vestibule, comme, dans un instant, elle posera ses gants, soigneusement pliés, sur la cheminée. Où voir dans tout ceci la trace d’une contrainte quelconque ?

M. Fock, ingénieur, ami du mari, a inventé l’hypothèse de l’évanouissement. Comment admettre un évanouissement qui dure deux heures ?

D’autres ont proposé l’explication du poison, un poison mystérieux qui ne laisse point de traces, si ce n’est sur la toile cirée de la salle à manger. Était-il besoin d’insister outre mesure sur la réfutation de cette théorie ? On occupait une position déjà abandonnée par le réquisitoire !

Coûte que coûte, il fallait en revenir au premier récit de Chambige :

- Mme Grille a voulu mourir, parce que, trop faible pour résister à la passion, elle était trop honnête pour accepter la honte.

Certes, une telle psychologie a de quoi surprendre avec de pareils dehors, si calmes, si doux, si purs ! Mais il faut se garder d’oublier que la pauvre femme cachait, sous sa grâce de mondaine toujours aimable et souriante, une affection du foie. Le docteur Poulet avait découvert dans ses organes un calcul déjà important qui aurait nécessité prochainement une grave opération. Là se trouvait le véritable motif de sa mélancolie intérieure, de sa tristesse cachée, qui allait parfois jusqu’au désespoir.

M. Ducamper avait reconnu qu’elle lui avait tenu des propos remplis du plus amer découragement. Elle écrivait à sa mère :

« Je ne vaux pas cher, allez… La vie est si triste et si laide par moments… »

Et le 25 décembre, en lui parlant d’une malade :

« Elle a une rude patience. A sa place… oui, que ferais-je ? Zut ! C’est pas facile à trouver. »

Telle était Magdelaine Grille, une malade, fatiguée par sa transplantation en terre africaine, par des maternités successives, ébranlée et la sensibilité mise à vif par la mort de son petit garçon. Ajoutez qu’elle était une Anglaise mystique, refoulant sous des allures d’une respectability impeccable une rêverie vagabonde, un tempérament insatisfait. Elle s’abandonnait et se maudissait. Elle cédait à une mauvaise ivresse et mâchait des remords, qu’elle exagérait au besoin, dans le secret le plus absolu. Le malheur, c’est qu’une femme pareille ait rencontré Chambige ; ces deux cœurs souffrants, ces deux imaginations morbides se sont vite devinés, se sont exaltés réciproquement. Ils ont conçu le projet romanesque et sinistre de se livrer l’un à l’autre et de mourir ensemble.

- Oui, ensemble, reprenait Me Durier. On ne peut accuser mon client d’avoir refusé de mourir. Il s’est manqué par deux fois, est-ce vraiment étonnant après tout ce qui venait de se passer, après les scènes de volupté et d’horreur dont la villa de Sidi-Mabrouk avait été le théâtre ? Est-il invraisemblable aussi qu’un jeune homme de vingt ans, en des moments pareils, n’ait pas su diriger son revolver et ait senti trembler sa main ? A-t-il pris le temps de se viser, a-t-il pu le prendre ? A peine a-t-il tiré sur sa maîtresse, il entend frapper à la porte, courir et crier autour de la villa. Il se hâte, il est affolé. Entre le premier et le dernier coup de feu, deux minutes se sont écoulées, pas davantage. Et quand on a pénétré dans la chambre ensanglantée, quand on lui a arraché son arme, ne suppliait-il point qu’on l’achevât ? Plus tard même, n’a-t-il pas essayé, alors qu’un médecin le pansait, de lui enlever les instruments de sa trousse et de s’en frapper ?

A l’issue de cette magnifique plaidoirie, le bâtonnier n’hésitait pas à demander l’acquittement pur et simple d’Henri Chambige.

La partie civile et le Ministère public n’avaient pu manquer de sentir quel était le poids de la thèse qu’il venait de soutenir. Aussi jugèrent-ils indispensable de répliquer. Me Trarieux et M. Maillet répondirent avec vigueur aux arguments de la défense qui, elle, n’avait plus rien à ajouter. Quant à l’accusé, il persista jusqu’au bout dans son attitude résignée et douloureusement effacée.

A l’issue d’une longue délibération, le jury rapporta un verdict sévère, pleinement affirmatif non seulement sur la question de meurtre, mais encore sur la préméditation. Toutefois, il accordait les circonstances atténuantes.

La Cour, après un nouvel entr’acte, traduisit pratiquement ce verdict. Henri Chambige était condamné à sept ans de travaux forcés et à un franc de dommages envers la partie civile qui, d’ailleurs, n’avait pas réclamé davantage.

Et sans manifestations, mais au milieu des discussions les plus ardentes, ces longues audiences furent enfin levées.

VIII

APRÈS LE BAISSER DU RIDEAU.

                            Fais-moi l’honneur de croire que je
                        n’ai pas spéculé sur des drames qui ont
                        fait souffrir, qui font souffrir trop de per-
                        sonnes.

                        PAUL BOURGET (Préface du Disciple).


L’arrêt qui venait d’être rendu ne satisfaisait personne.

Après la plaidoirie de Me Durier, le clan des parents et des amis de l’accusé avait cru pouvoir espérer qu’il sortirait de ce terrible procès la tête haute. D’autre part, leurs adversaires, les fidèles tenants de la famille Grille et de la communauté protestante, en présence des virulentes répliques du Procureur général et de Me Trarieux, escomptaient une condamnation à mort. Si elle avait été prononcée, Chambige n’aurait pas évité l’échafaud.

Quand, en effet, son éminent avocat alla implorer en sa faveur le Président de la République, M. Carnot, qui était un personnage fort intègre, austère et intransigeant, lui dit :

- Si votre client avait été condamné à la peine capitale, je l’aurais laissé guillotiner.

En présence de la décision mitigée qui lui était soumise, le chef de l’État se montra moins inflexible. Il ne pouvait douter qu’un individu maladif et nerveux comme Chambige, s’il était déporté et assujetti aux rudes travaux de forçats, ne tarderait pas à succomber : on aurait simplement substitué au couperet un genre de mort plus lent et plus atroce. Me Durier n’eut donc pas beaucoup de mal à le convaincre et à obtenir que les sept ans de Cayenne fussent commués en sept ans de réclusion. Le condamné fut transféré à Lambessa, où il commença de subir sa peine avec la même résignation qu’il avait montrée au cours de son procès. Au bout de trois ans et demi, il fut admis à la libération conditionnelle et vint achever la durée de sa condamnation à Montpellier.

Le bruit énorme causé par la tragédie de Sidi-Mabrouk était bien calmé. L’opinion oublie si vite ! En 1895, tant d’autres affaires étaient venues la solliciter ! Au début, on avait violemment critiqué la clémence du Président de la République. On racontait que M. Grille voulait lui écrire, lui demander de grâcier tout à fait le condamné, afin qu’il pût le provoquer en duel et venger ainsi son honneur si mal défendu par les magistrats de Constantine. Maintenant, il n’était plus question de tout cela.

Cependant, si Henri Chambige avait voulu, même à ce moment-là, tirer profit de sa fâcheuse notoriété transportée et amplifiée dans le domaine de la haute littérature par la publication éclatante du Disciple, rien ne lui eût été plus facile. Le Journal et d’autres feuilles lui offraient leurs colonnes. On doit reconnaître qu’avec une discrétion parfaite il écarta toutes les occasions de succès par le scandale. Il renonça à son nom familier à tant de bouches et, s’il continua la carrière littéraire dont il avait toujours rêvé, tour à tour auteur dramatique et romancier, ce fut sous un pseudonyme difficilement pénétrable pour le gros public.

D’ailleurs, sa vie, à partir de ce moment, ne nous appartient plus. Ce n’est que dans le domaine et sous le voile du roman qu’il pourrait être loisible de la transposer et de la conter. Qu’il nous suffise de noter ici qu’il est mort en 1917, emportant avec lui dans la tombe le dernier mot de l’énigme de Sidi-Mabrouk.

S’il nous était accordé, après tant de récits contradictoires, d’essayer de déchiffrer ce mot, nous penserions  que ces pauvres jurés de Constantine en 1888, aussi critiqués que le sont d’habitude tous les jurés, n’avaient pas si mal jugés que cela.

Chambige n’était pas l’assassin monstrueux que l’on s’était plu à imaginer, et il paraît incontestable que sa victime était pleinement d’accord avec lui pour accepter un de ces dénouements atroces et stupides dont l’histoire passionnelle n’offre que trop d’exemples. Mais quelles suggestions ce gamin perverti, troublé de bonne heure par une littérature et une philosophie morbides, n’avait-il pas exercées sur cette malheureuse femme, – qui était peut-être aussi une femme malheureuse ? Jusqu’à quel point ne s’était-il pas complu à cultiver leur double délire, à braver la folie et la mort ? Voilà ce qu’un historien ne peut pas dire. Voilà ce qu’il n’est plus permis de chercher dans le livre célèbre de Paul Bourget. Et si nous appartenions à l’école de Chambige, nous ne déplorerions plus le drame affreux de Sidi-Mabrouk, puisqu’il nous a valu un chef-d’œuvre, – tout comme la tentative d’assassinat de l’église de Brangues a déclanché le Rouge et le noir.

ARMAND PRAVIEL.


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