PERLET, Adrien (1785-1850) : Le directeur d’un théâtre de province (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.XII.2013)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le directeur d’un théâtre de province
par
Perlet

~ * ~

C’EST en général un type d’homme assez plaisant ; mais l’espèce ou la famille dont il fait partie offrant de nombreuses variétés, on se bornera à décrire ici le directeur de troupe ambulante. – Nos principales villes de province, telles que Lyon, Bordeaux, Marseille, Rouen, Nantes, ont des spectacles sédentaires à l’année ; les autres sont formées en arrondissements théâtrals numérotés comme les mairies de Paris. Le ministre de l’intérieur les concède par privilége, ce dont l’heureux titulaire instruit orgueilleusement son public par cette invariable annonce imprimée en caractères splendides au front de son affiche : Le directeur breveté du dixième ou du trentième arrondissement théâtral aura l’honneur, etc. Ce n’est pas de ce mortel heureux, de ce fier suzerain dont nous essayerons de vous tracer l’image, mais bien de son humble vassal, de son respectueux feudataire… en un mot, du directeur de la seconde troupe. Pour comprendre les tribulations sans nombre, la position toujours précaire de ce dernier, il faut savoir que chaque arrondissement théâtral se compose d’ordinaire de la réunion de cinq à six villes de troisième et de quatrième ordre. Partout, même dans les plus petites bourgades de la circonscription, comme terres relevant de son fief, le directeur breveté récolte la fleur des moissons, c’est-à-dire qu’il a le droit d’y conduire sa troupe aux meilleurs époques de l’année : à celle du carnaval, à celle des foires. Son malheureux vassal y vient glaner ensuite

        Ramasser les épis dédaignés de ses mains.

Et pour comble d’infortune, il lui faut encore acheter ce droit au moyen d’une somme annuelle fixée arbitrairement par son seigneur féodal. Dans de telles conditions qui ne laissent d’autre perspective que la fatigue, les privations, la misère… on juge ce que le pauvre tenancier doit déployer de génie inventif, de ruse, de diplomatie pour parvenir à composer une troupe !... Ce Talleyrand des coulisses est d’ordinaire un ancien détestable acteur retiré, que la perte totale de sa mémoire et les rigueurs du public ont jeté malgré lui dans la carrière administrative. Il possède communément un nom de comédie : Blinval, Dorival, Surville, Merville, Dercour, Floricour, Rosancour. Prenons ce dernier. Rosancour a cinquante ans. Sa taille est au-dessous de la moyenne ; son embonpoint est extrême. Il décrit en marchant un demi-cercle convexe, tant sa tête se porte fièrement en arrière, tant son abdomen est proéminent. Son allure est pleine de verdeur ; sous les verres de ses larges besicles, son œil émerillonné, brillant d’un feu tant soit peu lubrique, et son teint très-haut en couleur, attestent qu’il n’est l’ennemi ni de Comus, ni de Bacchus, ni de Vénus. A la manière dont il pindarise ses mots, dont il fait rouler les r, à la sonorité presque métallique de sa voix, on devine que cet homme a dû remplir jadis les rôles de maître, les héros. Le mélodrame était à coup sûr son genre de prédilection. A part les dames auprès desquelles il est galant à la façon de M. Prud’homme, on le trouve en général plus insolent que civil. Il manie bien l’épée, et vous l’entendrez au café citer complaisamment les affaires où il fit mordre la poussière à ses ennemis. Jamais homme n’en eut un plus grand nombre : tous ceux qui le sifflaient, c’est-à-dire tous les spectateurs, étaient ses ennemis. Il tient beaucoup du Robert Macaire ; son aplomb, sa jactance, ses manières aisées contrastent singulièrement avec la vétusté, la pénurie de son costume. Toutefois il n’est pas fourbe par tempérament, comme Robert Macaire ; s’il trompe, c’est par nécessité. Malgré son habile faconde et le luxe de promesses qu’il déploie pour séduire ses acteurs, il ne parvient jamais à réunir que les plus détestables ou les plus récalcitrants, sorte de soldats volontaires qui, ne pouvant supporter aucun joug, aucune discipline, s’enrôlent dans ces espèces de corps francs, qu’ils abandonnent sans façon, dès que le double butin des écus et des applaudissements ne répond pas à leurs espérances. Les recettes sont-elles passables, il y a parmi eux rivalité effrénée d’amour-propre ; avec les cheveux ils s’arrachent les rôles (les bons s’entend) ; pour les rôles secondaires, personne n’en veut, à plus forte raison des mauvais. Le public déserte-t-il le théâtre, tous menacent d’en faire autant et d’aller chercher fortune ailleurs, si bien que, dans l’un et l’autre cas, le pauvre Rosancour est dans une égale perplexité, soit pour les contenir soit pour les retenir. Au milieu de ces continuels discordes, le répertoire reste toujours le même, et le public demande du nouveau. C’est dans cette situation critique que Rosancour développe toutes les ressources de sa brillante imagination. Nul n’est plus fort dans l’art de dénaturer les titres des anciens ouvrages. C’est ainsi qu’après avoir représenté plus de vingt fois l’Abbé de l’Épée, n’ayant pour son dimanche aucune autre pièce à sa disposition, il le fit afficher sous le titre du Muet mystérieux, ou le Combat de l’Ange et du Démon. Une autre fois c’est la tragédie d’Hamlet annoncée sous celui de l’Urne funéraire, ou le Fils assassin par piété filiale. Il n’est pas moins habile dans l’annonce des ouvrages nouveaux ; s’agit-il d’une pièce burlesque, où Arnal se montre toujours si prodigue d’excellentes bouffonneries, vous lirez sur son affiche les réflexions suivantes : « Le succès de gaieté qu’obtient à Paris cet ouvrage est sans exemple au théâtre. Cinquante représentations consécutives sont loin d’avoir satisfait la curiosité publique. Dès cinq heures, la salle du Vaudeville est envahie par une foule immense, dont plus de la moitié s’en retourne avec tristesse, après avoir tenté vainement d’y pénétrer. Et comment, en effet, ne pas désirer voir un ouvrage où le fou rire s’empare de tous les spectateurs depuis la première jusqu’à la dernière scène ? A ceux qui désespèrent encore chez nous de la gaieté française, nous dirons : Allez voir cette pièce ; mais elle ne plaît pas seulement par le rire qu’elle provoque, on l’apprécie aussi pour les saillies, les allusions fines, spirituelles et piquantes dont elle abonde. C’est à la fois la pièce des amateurs de la franche gaieté et des personnes instruites et difficiles ; c’est, en un mot, la pièce des gens d’esprit. Nous sommes donc certain d’y voir accourir tous les habitants de cette ville. » Est-ce au contraire d’un sombre drame de Victor Hugo, ou d’Alexandre Dumas qu’il s’agit ? Rosancour ne se montre pas moins éloquent. « Jamais, s’écrie-t-il (toujours sur son affiche), la terreur et le pathétique n’ont été poussés aussi loin que dans cet admirable ouvrage, le chef-d’œuvre d’un auteur à qui la France en doit déjà tant. Ce n’est pas à nous qu’il appartient de le juger, nous laissons s’acquitter de ce soin des plumes plus dignes et plus éloquentes (ici sont rapportés les articles laudatifs des journaux de Paris) ; nous nous bornerons simplement à cet avis aux dames : Venez, leur dirons-nous, venez au théâtre avec confiance, vous y trouverez des émotions dignes de vos âmes nobles et sensibles ; venez, vous y trouverez un enseignement moral dans la peinture des passions énergiques et désordonnées que votre tendre sexe ne cesse d’inspirer au nôtre ; peinture saisissante et vraie qui, pour vous glacer un moment d’épouvante et vous arracher d’abondantes larmes, ne vous en rendra que plus chères,  de retour dans vos familles, les douceurs d’une vie honnête, innocente et paisible. Venez, enfin, vous y trouverez aussi des chaufferettes et des boules d’eau chaude ; car le directeur, toujours jaloux de justifier la confiance dont les dames l’honorent en visitant son spectacle, n’a rien négligé pour qu’elles y fussent agréablement et commodément placées. » D’autre part, ce Rosancour est un véritable Procuste dramatique : il coupe, il taille, il tranche sans pitié, même dans les chefs-d’œuvre de la scène. Il en supprime une scène, un acte, un, deux, trois personnages, suivant l’état du personnel de sa troupe, que de subites désertions réduisent parfois à deux ou trois artistes. Un jour, il fit jouer Michel et Christine sans le rôle de Michel ; toute la pièce se passait en correspondance. A chaque instant, un personnage muet venait prendre, pour les porter à Michel, les lettres que Christine écrivait sur le théâtre, en se les dictant à haute voix. L’instant d’après, le même personnage reparaissait, apportant la réponse de Michel, lue également à haute voix par Christine. Le dialogue et les couplets de la pièce étaient conservés dans ces lettres, grâce à l’ingénieux moyen suivant : Ma chère Christine, vous me dites dans votre dernière « que vous voulez savoir mon secret. » Je vous répondrai que « je ne peux pas vous le dire, puisque vous voilà mariée. » Sans doute vous me direz : « N’importe ! je veux le savoir. » Je vous répondrai : « Ça ne se peut plus, vous dis-je ; vous aimez votre mari, vous l’adorez, rien ne manque à votre félicité… » Peut-être, Christine, me direz-vous : « Vous ai-je dit cela ?... » Oh ! alors, je vous répondrai : « Il serait possible ! vous ne seriez pas heureuse… il ne me manquait plus que ce chagrin-là. Votre mari est brutal… il vous bat, peut-être… Dieu ! si j’osais lui chercher querelle ! » Il me semble, Christine, vous entendre me dire :

AIR de Céline.

        Eh bien ! si votre ancienne amie
        Conserve encor quelque pouvoir.
        Confiez-lui, je vous en prie,
        Ce secret qu’elle veut savoir.

Oh ! si en effet, Christine, vous me disiez cela, avec quel élan d’amour je vous répondrais :

Suite de l’air.

        Puisque votre cœur le désire,
        Mes secrets, les voilà…. mais je vois
        Qu’à présent il faut vous les dire…..
        Vous les deviniez autrefois.

Ainsi de suite jusqu’à la fin de la pièce. Aucune difficulté n’arrête Rosancour : il a des ressources pour tout, et comme Napoléon, il trouve que le mot impossible n’est pas français. Pour la distribution d’un ouvrage, il a recours, s’il le faut, à la transmutation des sexes, c’est-à-dire qu’il fait d’un oncle une tante, d’une sœur un frère, etc. ; ou, si le sexe des personnages est conservé, ce sera un jeune-premier qui fera l’ingénue, ou la duègne qu’il affublera en vieillard cacochyme. Il ne redoute aucunement la colère du public. Dans les jours orageux, au plus fort de la tempête, il voit d’un œil calme s’agiter devant lui les flots tumultueux du parterre. Les injures, les apostrophes, les coups de sifflets, ne l’émeuvent guère… il en a tant reçu dans sa vie ! Sans avoir de l’esprit, Rosancour s’exprime avec une certaine facilité. Ce qu’il dit est toujours on ne peut plus commun, mais ses phrases se succèdent sans interruption. Il ne reste jamais court, grande qualité aux yeux d’un parterre de province ; et, comme sa voix a de la puissance, qu’il parle avec un aplomb incroyable, il finit toujours par apaiser son public, auquel il prodigue les éloges les plus outrés et les protestations les plus touchantes de zèle, de dévouement pour ses plaisirs, et de reconnaissance inaltérable pour la bienveillance dont on l’honore, et dont il n’a d’autre désir que de se rendre digne. Mais où Rosancour est surtout curieux à voir, c’est dans ses rapports avec un acteur de la capitale, lorsqu’à force de démarches humbles et serviles, de promesses dorées, de flagorneries hyperboliques, il est parvenu à traiter avec lui de son congé. Avant l’arrivée du grand artiste, comme il se trémousse dans sa petite ville ! comme il feint de multiplier ses ordres à son régisseur, pauvre hère, véritable maître-Jacques dramatique, cumulant les fonctions de régisseur, d’acteur, de secrétaire, de souffleur, d’inspecteur général, etc. Il faut l’entendre pérorer au café. On fait cercle autour de lui.

« Nous allons voir, dit-il, comment les habitants de cette ville répondront aux sacrifices inouïs que je fais pour varier leurs plaisirs et leur donner Floridor, le fameux Floridor de la Comédie-Française. Si celui-là ne fait pas chambrée complète chaque soir, c’est à ne plus leur montrer désormais que les géants, les bêtes ou les marionnettes de la foire. – Mais, lui dit-on, comment votre troupe pourra-t-elle seconder M. Floridor dans la tragédie ? non-seulement elle chante l’opéra, mais par la perte de vos premiers sujets…  ̶  J’ai pourvu à tout, » répond Rosancour avec une assurance que dans le fond du cœur il est loin d’éprouver ; car, il ne peut se le dissimuler, depuis six semaines lui et les siens ne vivent que de M. Floridor. Boucher, boulanger, marchand de vin, imprimeur, lampiste, employés de tous genres, n’ont continué le crédit que dans l’espoir d’être payés du présent et de l’arriéré sur les recettes produites par le grand Floridor… Et s’il refusait de jouer avec les débris d’une si détestable troupe, que devenir ?... « Bah ! dit Rosancour en lui-même, nous verrons ; la Providence est grande, et je trouverai bien encore quelque tour dans ma gibecière. » Floridor arrive. Rosancour, avant de se rendre à son hôtel, et pour donner à sa visite une certaine importance, se fait précéder par son régisseur, qui vient humblement prendre les ordres du grand artiste pour le choix des pièces de début et l’heure des répétitions. Lorsqu’il croit s’être fait suffisamment désirer, Rosancour se présente, mais avant d’entrer il fait grand bruit sur l’escalier. Tout l’hôtel est sur pied. On l’entend crier : « Où est-il, où est-il notre grand acteur ? » On lui indique l’appartement ; il s’y précipite essoufflé comme s’il était venu en toute hâte. « Eh ! le voilà ! le voilà !... Pardon, mille pardons de ne m’être pas trouvé à votre débotté… Je sors de chez monsieur le préfet, de chez monsieur le maire, qui m’avaient fait demander. La santé… le voyage ?... Je vous avais envoyé mon régisseur ; êtes-vous content de l’appartement qu’il vous a choisi ? Il avait reçu mes instructions positives à cet égard. Du reste, c’est le meilleur hôtel de la ville, où descendent les riches étrangers, les princes. Si cependant il vous manquait quelque chose, dites-le-moi, et sur l’heure… »

Floridor, étendu sur un sofa, répond fort négligemment à cette vive sollicitude. Rosancour, qui s’est approprié de son mieux, tout en parlant, et pour se donner un air cossu, fait sonner quelques pièces de cent sous mêlées à beaucoup de clefs qu’il porte dans les deux goussets de son pantalon.

« Vous aurez, dit-il, à vos représentations, la plus belle société…L’annonce de votre arrivée que j’ai faite hier moi-même au théâtre, entre deux pièces, a produit une sensation impossible à décrire. Ah çà ! sous quel titre vous annoncerai-je ? Je n’ai rien voulu prendre sur moi dans la crainte de vous déplaire. – Comment, sous quel titre ? Parbleu, mon cher, ce n’est pas difficile : M. Floridor, sociétaire et premier sujet de la Comédie-Française. – Cela va sans dire, mais croyez-vous que ce soit assez ? – Je ne vous comprends pas. – Avec votre admirable talent, votre immense réputation, sans doute cela devrait suffire ; mais dans ces petites villes de province, ils sont si arriérés, si bêtes… D’ailleurs, tous les artistes de votre théâtre, même les plus médiocres, lorsqu’ils voyagent, usurpent ce titre de premier sujet. – Qu’y faire ? je n’en saurais cependant prendre d’autre. – Non ; mais ne pourrions-nous pas le compléter ? Si, par exemple, après avoir annoncé M. Floridor, sociétaire et premier sujet de la Comédie-Française, nous ajoutions, successeur de Talma, seul héritier de sa gloire : qu’en dites-vous ? – Cela sent un peu le charlatanisme, et je le déteste. – Pas plus que moi... mais c’est le public qui nous y pousse… il est si peu connaisseur de sa nature que si nous ne lui disons pas d’avance que vous êtes un sublime tragédien, le successeur de Talma, il est capable, en vous voyant jouer, de ne pas s’en douter ; - Faites comme vous l’entendrez, mon cher ; mon répertoire, du moins, est-il tout prêt ainsi que vous me l’avez mandé ? – Oui ; mais nous serons obligés de faire quelques transpositions. – comment, ne pourrai-je débuter par Hamlet ? – Mon Dieu non, madame Saint-Victor, qui devait jouer Gertrude, m’a planté-là… au mépris d’un engagement, c’est une horreur ! – Madame Saint-Victor ? Je crois la connaître. – Oui. Elle a joué Jocaste avec vous, il y a trois ans, nous a-t-elle dit, lorsque vous fûtes à Maubeuge. – mais non… c’était, s’il m’en souvient, une madame Saint-Ernest qui remplit ce rôle. – C’est la même. A cette époque, elle était avec Saint-Ernest. L’année dernière, c’était madame Bercour, cette année, c’est madame Saint-Victor. – Par où donc débuterai-je ? –Je ne vois guère que Sémiramis qui puisse aller. – Qui donc jouera Sémiramis, puisque votre madame Saint-Ernest ou Saint-Victor vous a quitté ? – C’est la petite Fanny, la fille du maître de musique, ma première Dugazon. – Votre Dugazon, elle est donc jeune ? – Dix-sept ans au plus, jolie comme un cœur. – Mais c’est une mystification, Sémiramis jouée par une enfant de dix-sept ans ! – Que voulez-vous, je n’en ai pas d’autres… D’ailleurs, vous vous effrayez à tort, nous la grimerons. Elle est très-intelligente. Madame Saint-Victor ne manquait pas de talent, j’en conviens, mais vous savez combien elle était arrogante, susceptible ; pas moyen de lui faire une observation… celle-ci au contraire est pleine de bonne volonté : elle vous écoutera, et suivra vos conseils avec une soumission aveugle ; c’est une petite cire molle que vous pétrirez à votre guise. – Et  Assur ! qui jouera Assur ? – Oh ! pour celui-là, soyez tranquille, j’en réponds… C’est Dorgeville. – Dorgeville n’était-il pas à Lyon l’année dernière ? – Précisément. – Oh ! le misérable ! c’est lui qui nous a fait siffler le dénoûment d’Iphigénie en Aulide, dans son récit d’Arcas, dont il n’a pu dire deux vers ; mais il ne jouait à Lyon que les confidents ? – Il tient ici l’emploi de premières basses-tailles. Encore une fois je vous réponds de lui ; le public l’aime à la folie. Dernièrement, il nous a joué le rôle de Lepeintre jeune, dans Renaudin de Caen ; il y a fait crever de rire. – Mais quel rapport ce rôle a-t-il avec celui d’Assur ? – Il s’en tirera bien, vous verrez… Vous savez ce que c’est qu’un acteur aimé… il a planté la foi ici. Le public lui passe tout. – Dites donc plutôt que c’est lui qui passe tout au public ; il ne sait jamais un mot de ses rôles. – On y est habitué… D’ailleurs, ce n’est pas lui, c’est vous qu’on viendra voir et admirer… Ne vous préoccupez donc pas autant de votre entourage, et venez répéter. » Il entraîne Floridor au théâtre. Dans la rue, Rosancour ne marche près de lui que le chapeau à la main, et dans l’humble attitude d’un courtisan qui ferait les honneurs de ses domaines à quelque prince du sang. Néanmoins son regard, où brille un noble orgueil, semble dire aux passants : Le voilà, le phénomène que je vous ai promis.

Arrivés au théâtre, Rosancour donne l’ordre de sonner la répétition. Aussitôt le portier fait retentir dans la rue une énorme cloche, et l’on voit alors sortir lentement des estaminets et cafés voisins des individus pâles, défaits, mal vêtus, en casquette et la pipe ou le cigare à la bouche. Ce sont les artistes de Rosancour. Bientôt arrivent les dames en costumes inqualifiables. Tout ce monde-là, d’un air dolent et ennuyé, répète ou plutôt ânonne, estropie, écorche, le rôle à la main, les beaux vers de Voltaire. Le même acteur remplit deux personnages ; le souffleur quitte son trou, où sa femme le remplace, pour revêtir la tunique à longs plis du vénérable Oroès. Rosancour même a dû se charger du rôle de Mitrane. Malgré ces expédients, l’ombre de Ninus n’a pas d’interprète. Floridor est furieux ; Rosancour le calme. « Nous aurons une ombre, lui dit-il,  ̶  Et comment ? – Cette ombre n’a que quelques vers à dire ; je ferai costumer un figurant d’une manière convenable, je me tiendrai derrière lui dans la coulisse, et je lirai le rôle. Notre homme n’aura seulement qu’à ouvrir la bouche de temps en temps et à faire quelques gestes. Soyez tranquille, je le stylerai d’avance, et le public ne s’apercevra de rien. – C’est décidément une mystification ! s’écrie Floridor avec une colère académique semblable à celle qu’il déploie dans Achille. A-t-on pu penser que je risquerais de compromettre ma réputation en me prêtant à de pareilles jongleries ? Je déclare qu’à l’instant même je fais mettre les chevaux à ma voiture et m’en retourne à Paris. – Vous n’en ferez rien, lui dit Rosancour d’un ton ironique et résolu ; vous avez l’âme trop bien placée pour cela, et vous ne voudriez pas ruiner de pauvres artistes… vos camarades… Dans tous les cas une indemnité leur serait due ; nous l’avons même stipulé au traité qui nous lie… elle est de trois mille francs. » Attéré par cette réponse, le malheureux Floridor se résigne, et la représentation est donnée le lendemain. Les deux premiers actes marchent sans encombre, mais au troisième, à l’instant solennel où sort du tombeau, en présence de toute la cour de Sémiramis, l’ombre de Ninus, on voit paraître un individu drapé à l’antique, avec des serviettes et des nappes grossières, d’une blancheur équivoque, et dont les plis ne cachent ni les liteaux bleus et rouges, ni les initiales du propriétaire. Cet individu était un sapeur de la garnison. On avait si bien enfariné sa figure, sa barbe et surtout ses épais sourcils, qu’il semblait avoir au-dessus des yeux deux panoufles de polichinelle. Il fait un pas en avant, lève les bras au ciel, roule de gros yeux à gauche, à droite, ouvre une énorme bouche, la referme et l’ouvre encore, sans qu’on entende une seule parole en sortir. Le public rit d’abord de cette bouffonne pantomime, puis il s’en impatiente et siffle. L’ombre de Ninus, indignée de cet accueil, disparaît aussitôt, après avoir fait militairement un demi-tour à droite. Rosancour, averti par le bruit, accourt et reconnaît sa bévue. Occupé ailleurs, il a manqué la réplique, et l’ombre de Ninus est demeurée sans voix. S’avançant alors vers la rampe d’un air humble et mortifié : « Messieurs, dit-il au public, votre sévérité est juste et légitime ; mais peut-être l’acteur qu’elle vient de punir aurait-il trouvé grâce à vos yeux, si vous aviez pu savoir que l’émotion seule a paralysé ses moyens au point de le priver totalement de l’usage de la parole. Oui, messieurs, c’est la crainte de paraître devant un public justement cité pour être le plus connaisseur du département, qui a produit en lui ce singulier phénomène. Il se serait bien rassuré si, comme moi, dans mille circonstances, il avait pu être témoin de votre bonté, de votre indulgence sans égales. J’ose espérer, messieurs, que vous voudrez bien en donner aujourd’hui une nouvelle preuve, en nous permettant de continuer une représentation où M. Floridor est jaloux de conquérir vos couronnes, qui seront pour lui ses trophées les plus glorieux. »

A la faveur de cette flagornerie, l’ouvrage est écouté jusqu’à la fin. Le surlendemain, aucune pièce du répertoire de Floridor n’étant prête, Rosancour fait afficher la seconde représentation de Sémiramis (généralement redemandée). La foule se porte au théâtre. On attend surtout avec impatience la scène de l’ombre. Toutes les mesures semblent cette fois avoir été prises pour en assurer la bonne exécution. Le souffleur a rassuré Floridor en lui disant : « Je serai dans la coulisse avec une brochure, et si par hasard M. Rosancour n’est pas à son poste, je lirai pour lui. La grande scène arrive ; le même sapeur est transformé en ombre de Ninus. Il entre sur le théâtre et fait sa pantomime convenue ; mais Rosancour, sans avoir été vu du souffleur, s’est placé dans la coulisse au-dessus de celle où se trouve celui-ci, et lorsque l’ombre doit dire :

                Tu règneras, Arsace ;
            Mais il est des forfaits que tu dois expier :
            Dans ma tombe, à ma cendre il faut sacrifier, etc.,

on entend deux voix distinctes sortir à la fois de sa bouche : la voix clair du souffleur et la basse-taille de Rosancour, disant ensemble les mêmes vers. A ce duo inattendu, le fou rire gagne si fort et si généralement les spectateurs, qu’il devient de toute impossibilité de continuer la pièce. L’argent est redemandé ; on se bat au parterre ; le commissaire fait évacuer la salle, et Rosancour, abandonné des siens, regagne à pied la capitale. Dans toutes les villes qu’il trouve sur son passage, le théâtre est toujours pour lui une auberge assurée, et dont il sort, contrairement à l’usage, la bourse plus ronde qu’avant d’y être entré ; car il y a parmi les comédiens une confraternité, une sorte de franc-maçonnerie qui doit les absoudre de bien des fautes et des travers. Ne plaignez pas trop Rosancour : sa vie de bohémien n’est pas sans attraits ; il commande, il règne, et le pouvoir, quel qu’il soit, flatte toujours notre orgueil. Il dit : Mon théâtre, mes acteurs… et quand les infirmités de l’âge l’auront contraint d’abdiquer, lorsqu’il aura obtenu pour retraite le poste de concierge ou de sous-contrôleur d’un théâtre de Paris, il se posera en victime du sort, et saura, en rappelant que pendant trente années il faut à la tête d’administrations dramatiques, faire plaindre et respecter en lui une majesté déchue.

PERLET.

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