MONSELET, Charles (1825-1888) : Mon ennemi (1859).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (20.I.2006)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) de l'édition originale du recueil  Les Tréteaux de Charles Monselet publiés par Poulet-Malassis en 1859 avec un frontispice de Braquemond. 
 
Mon ennemi
par
Charles Monselet

 ~ * ~

Il y a longtemps de cela ; mettons cinq ans, mettons huit ans même. Je faisais alors de la littérature singulière, c’est-à-dire, je ne m’occupais en aucune façon de mes confrères ; je ne songeais nullement à regarder par-dessus leurs épaules pour surprendre leurs procédés ; leurs habitudes et leurs manies m’étaient entièrement indifférentes. Comme un élève, le dernier venu dans un atelier de peinture, je m’étais modestement assis loin d’eux, me contentant de copier les portions les plus élémentaires du modèle qui posait pour tout le monde. Lorsque j’y pense, je devais paraître un être bizarre : j’avais l’admiration, la timidité, le silence.

Peu à peu l’ennui me saisit. Je ne pouvais cependant me plaindre de la chance, qui, m’ayant pris par la main, m’avait mis presque immédiatement à même de gagner ma vie à l’aide de ce qu’il y a dans une bouteille d’encre, selon l’expression de M. Alphonse Karr. Seulement, je m’aperçus que mon ambition, sans être diminuée, s’apaisait et commençait à passer à l’état de chose convenue. Les rêves, les espérances, toute cette volée d’oiseaux qui gazouillent autour du travail ardent, se faisaient de jour en jour plus rares ; ils émigraient, cela était clair.

Je m’en étonnai beaucoup, car personne n’a vécu plus que moi de la vie du rêve, sans en excepter le moine-cavalier de la Morte amoureuse. Chaque nuit, régulièrement, le plafond de ma chambre à coucher s’entr’ouvrait, plein de choses miraculeuses ; un cortége défilait, conduit par le luxe et l’extravagance. Ce n’étaient que bals dans mon cerveau. Des métaphores à cheval gardaient la porte de ma pensée. On n’entrait que muni de billets d’invitation. Tout éblouissait ; un Charenton tendu de soie et inondé de lumières, au milieu duquel je me promenais jusqu’au matin, en compagnie d’une assez jolie fille, habillée avec un mauvais goût de théâtre, - et qui était ma Jeunesse.

Ce n’était pas seulement pendant la nuit que je rêvais. Le jour me trouvait aussi bayant aux étoiles invisibles et marchant, moi vivant, dans le roman de mes désirs. De la rue d’Argenteuil, où je demeurais, à la Bibliothèque Mazarine, où j’allais quotidiennement travailler, il y avait, en traversant le sombre passage Saint-Roch et les éclatantes Tuileries, en suivant les quais joyeux, il y avait, dis-je, vingt minutes environ à tuer. En avant, le rêve du triomphe et de la carrière parcourue ! J’escomptais à caisse ouverte une renommée qui, je le crains bien aujourd’hui, fera défaut lors de l’échéance. Je me voyais arrivé. Ne souriez pas ; je n’étais point aussi aisé à satisfaire que vous pourriez le croire : de rue en rue, de quai en quai, je franchissais bien vite la limite des succès paisibles, pour arriver aux fanfares de l’apothéose. Je m’incarnais successivement dans tous les acclamés de l’histoire : Pétrarque au Capitole, Corneille salué par le parterre et par le prince de Condé, Voltaire à la représentation d’Irène. Aucunes félicités ne m’échappaient dans ces vingt minutes de l’aller ou du retour : je bâtissais des palais, et j’accomplissais des voyages.

Comme je vous le dis, cette fougue dans le rêve se détendit et s’effaça à moitié. Une nuit même, je m’aperçus que je dormais. Il était évident que mon esprit manquait de stimulant, et que l’habitude avait mis sa rouille dans les ressorts de mon imagination. Précisément, à la même époque, je venais d’être trompé par une Ernestine, - ce qui m’arrive plus souvent que de faire une comédie en cinq actes ; - et, comprenant que d’ici à quelques mois je courais le risque de n’être pas aimé, je voulus être haï, mais haï d’un de mes semblables, d’un de mes collègues en l’art de parler et d’écrire correctement. Après la première maîtresse, le premier ennemi.

Cette idée m’enchanta ; je connaissais les sensations du premier rendez-vous et du premier serrement de main ; je fus désireux d’éprouver l’émotion du premier regard de colère et de la première crispation de poings. Comment avais-je pu rester jusque-là sans un ennemi ? c’était une situation ridicule, impossible. Un ennemi allait désormais jeter dans mon existence cette poignée de sel que recommandent toutes les Cuisinières bourgeoises de la philosophie. Je me mis donc immédiatement en quête d’une haine littéraire.

Il n’y a que le premier ennemi qui coûte, mais il coûte énormément - à rencontrer. Il fuit devant l’embuscade, il se dérobe aux tentatives d’agression, il fait le sourd et l’incrédule, il pardonne en souriant, et cette générosité surtout est irritante. J’eus le désagrément de le ressentir dès que je commençai à jeter quelques pierres dans les vitres de mes voisins, d’une main encore mal assurée. Un galant homme mit à cette occasion la tête à la fenêtre et me dit : - Prenez garde, mon petit ! si la première moitié de votre vie se passe à casser les vitres, la seconde moitié se passera à les remettre !

Les paroles de ce galant homme, dont le souvenir m’a poursuivi quelquefois, faillirent me faire renoncer à mon projet ; mais les perversités de l’esprit l’emportèrent sur les scrupules du coeur, et je me remis à ma recherche avec une âpreté nouvelle. Seulement, las de m’adresser à des indifférents et de les solliciter par le manteau, en leur disant : - Ne vous plairait-il pas de me prendre en profonde et vigoureuse aversion ! j’essayai d’un autre système ; je fis, à mon usage personnel, un axiome ainsi conçu : Pour faire un excellent ennemi, prenez un ami.

Et je pris un de mes amis. J’avais le choix alors : des bruns et des blonds, des châtains, même des rouges. Je marchais entre deux haies de poignées de mains. C’était le bon temps mais le temps monotone ; il fallait en finir, nécessairement. Je choisis un de mes camarades d’enfance, et, m’accablant moi-même d’invectives, comme Lucien de Rubenpré, alors qu’il écrivit son fameux article contre Daniel d’Arhtez, je me mis sérieusement à entreprendre sa démolition, roman par roman, comédie par comédie. (Pour la vente des matériaux, s’adresser chez le chaudronnier à côté.)

Le lendemain, pas plus tard que le lendemain, je rencontrai ce camarade : je rayonnais, car je m’attendais à une explication sans miséricorde. Il me prit sous le bras, et de l’air le plus affable : - Quelle mouche te pique ? me demanda-t-il ; et d’où te surviennent ces sévérités guerroyantes ? Puis il ajouta, ce brave garçon : - Va ! je ne t’en veux pas, si tu as dit ta pensée.

Il ne pouvait pas me faire plus de mal.

Trois ou quatre autres de mes intimes passèrent également au crible de mon ennui et de ma curiosité. J’eus pour eux des épigrammes inexcusables, des mots façonnés de telle sorte qu’ils restent dans la chair comme des balles, et que rien ne peut les en extraire. Je jouai de malheur. L’un d’eux, le plus cynique, m’écrivit : - Merci ! Les autres ne me dirent pas autre chose que : - Tu prends peut-être une mauvaise voie.

Cependant je commençais à ne plus m’ennuyer. Les rêves revenaient, mais ils étaient d’une autre nature. Voltaire, Corneille et Pétrarque n’en faisaient plus les frais ; les redoutés avaient succédé aux acclamés : c’était Fréron, c’était Geoffroy, c’était Courier ; plumes grinçantes, lèvres fines, regards armés. Un autre ordre d’émotions, un nouveau genre de bravoure !

Je vis qu’il fallait employer les grands moyens pour arriver à mon but. Le « Aussi bête que monsieur, » lancé par Figaro à Brid’oison, me donna la mesure de ma polémique. J’eus enfin un ennemi, un ennemi bien à moi, pâlissant à mon nom et jurant qu’il se vengerait tôt ou tard. Ce jour-là, je me sentis grandi de deux pieds.

Que faisait mon ennemi ? que disait mon ennemi ? Je ne vécus que pour mon ennemi pendant les premiers temps. L’avait-on vu la veille ? S’il allait se raviser et se relâcher de sa rancune ! Allons, vite, alchimiste de la haine, un article sous son dernier livre et souffle un feu d’enfer ! Il faut que les gémissements et les imprécations de ton ennemi arrivent jusqu’à toi ! - Mais s’il allait demander grâce ? - Pas de grâce !

Ce fut presque un bonheur pour moi que cet ennemi. Redoutant à mon tour son contrôle, de la même façon qu’il abhorrait le mien, je surveillai de plus près mes écrits, j’émondai mon style. Au moment de livrer ma copie à la publicité, je me demandais toujours avec une certaine anxiété : Ce morceau sera-t-il goûté de mon ennemi ? - ou bien : - Mon ennemi dira ce qu’il voudra, mais voilà une page contre laquelle toutes ses fureurs seront impuissantes.

Une fois, mon ennemi s’avisa de quitter Paris et de s’en aller en Italie, plus loin même, pour son plaisir. Il avait annoncé que son voyage durerait deux ans. La fureur me suffoqua. Renoncer à mon ennemi ! à un ennemi conquis si chèrement ! cette idée ne pouvait entrer dans ma tête. Pour qui désormais aurai-je de l’émulation ? qui est-ce qui donnerait l’élan à ma plume, la joie secrète à mes veilles ? qui est-ce qui sonnerait chaque matin à mes oreilles la diane du travail ? Plus d’ennemi, plus de verve. Mon ennemi m’abandonnait, l’ingrat ! et pourquoi ! pour courir le monde, pour s’amuser, pour avoir des aventures. Sur le moment, cette nouvelle m’amputa les bras et les jambes. S’il s’était trouvé devant moi, je me serais jeté à ses pieds, je l’aurais conjuré de rester, dans les termes les plus pathétiques ; je l’aurais certainement attendri en lui démontrant l’odieux de sa conduite et l’isolement dans lequel il allait me laisser. Mais il était absent, le traître ; il avait dépassé la frontière, le lâche ; il se donnait des airs de touriste, en abusant de ma confiance et de ma sécurité !

Je courus après lui, je le rejoignis ; et son étonnement égala son courroux. Il ne comprenait pas qu’il était devenu indispensable à mon existence ; il me pria de le laisser tranquille. Le laisser tranquille ! Cette parole acheva de me mettre hors de moi ; ce que voyant, mon ennemi ne tarda pas plus longtemps à me provoquer. Je n’ai nul besoin de dire qu’il n’entrait pas du tout dans mes plans de lui ôter la vie ; je l’aurais plutôt fait assurer par la Compagnie du Phénix. Nous nous battîmes cependant, mais j’eus le soin de me faire blesser, - ce qui, dans ma pensée, devait éterniser ma haine et la sienne.

O mon ennemi ! que je te remercie aurait dit Sedaine. Après ce duel, l’opinion se retourna en ma faveur. On me plaignit, on trouva que mon ennemi avait été trop loin ; on estima qu’il était dur pour « un jeune homme de mon avenir » d’être, à ses débuts, en butte à des poursuites aussi acharnées. Il fut question de moi pour une mission et pour un consulat.

J’étais donc arrivé au comble de mes voeux : j’avais un ennemi à perpétuité. Toutes mes attaques contre lui étaient justifiées dorénavant. - Hélas ! combien je m’abusais ! - Tout est instable en ce monde, je l’éprouvai à l’heure où je m’y attendais le moins et lorsque rien ne semblait devoir m’arracher à mon ennemi ; c’est-à-dire après un superbe et effroyable article qui devait être pour moi et pour lui les vaisseaux brûlés de Cortez.

Mon ennemi ne se révolta pas, mais il prit un parti extrême.

Il alla à la Bourse, y gagna une fortune et se fit agent de change.

Du moment qu’il n’était plus homme de lettres, il était mort pour moi.

Telle est l’histoire de mon premier ennemi, que je regrette souvent, - et que je n’ai pas encore remplacé.


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