MONNIER, Henri (17992-1877) : La portière (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (07.IV.2010)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 3 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
La portière
par
Henri Monnier

~ * ~

QUAND nous venons au monde, nous autres modestes enfants de Paris, peu de personnes assistent à notre arrivée : ce sont ordinairement l’accoucheur, la garde et la portière de la maison où nous avons reçu le jour. La servante, si la dame du lieu ne fait pas elle-même son ménage, va, vient ; tourne et rattourne de la cuisine à la chambre à coucher, de la chambre à coucher à la cuisine, et le mari n’est jamais là.

Toutes les formalités usitées en pareil cas une fois terminées, le sexe du petit bonhomme bien et dûment constaté, on le purifie, on l’empaquette, on le ficelle, on le reficelle, on lui brise bras et jambes pour qu’il occupe le moins de place possible dans ses langes ; puis on le présente à la maman, qui le reçoit des mains de la garde. Le docteur, dont les soins ne sont plus nécessaires, plie bagage, tire sa révérence, et la portière reprend le nouveau-né, l’inonde de caresses, l’humecte de baisers, et lui voue, à dater de ce jour, une affection des plus vives, un dévouement sans bornes.

Cette affection des plus vives, ce dévouement sans bornes, s’étendent à tous ceux et celles qu’elle accolada à leur venue dans cette vallée de larmes et de misère. Le temps, qui détruit tout, ne diminuera pas cette tendresse ; il ne fera, au contraire, que l’augmenter, que l’accroître, que l’embellir ; jamais elle ne sera payée d’ingratitude : de tout temps le Parisien aima sa portière. J’ai beaucoup aimé la mienne, vous devez avoir aimé la vôtre ; vous l’aimerez, je l’aimerai, nous l’aimerons toujours. Aussi cette haine que, dans un âge plus avancé, nous portons aux autres femmes de sa condition, bien que fort injuste, est-elle une conséquence toute naturelle de cet amour exclusif que nous conçûmes pour la première.

Le portier est plutôt l’homme à la portière, car pour être digne du titre dont il se pavane, il faudrait qu’il partageât les charges et les bénéfices de l’emploi ; et il ne les partage pas. C’est un être à part, un monsieur singulier, comme l’appelle sa compagne dans ses rares accès de gaieté, une espèce de tailleur en vieux. Autant Humann met d’élégance dans sa coupe, autant le portier se distingue par l’inexpérience, la maladresse et la pesanteur de ses ciseaux.

C’est quelquefois encore un cordonnier obscur, qui, au sein même de la capitale, s’est créé des habitudes orientales ; il ne fait rien, le sans coeur, ou si peu, qu’il vaudrait mieux cent fois qu’il restât au lit la majeure partie de la journée. Il tousse, mouche, crache et graillonne à faire tourner le boire et le manger des locataires, dont il a l’impudeur de lire le premier les journaux, puis il humera le jus d’une pipe archiculottée, le nez perdu dans les fonds d’une vieille souquenille rapiécée et rapiéceras-tu, se démettant en faveur de sa moitié de la totalité des ennuis et des tracas de l’association conjugale.

Madame, que nous appellerons la maman Desjardins, est d’une nature diamétralement opposée à celle de son triste époux ; vive, preste, alerte et proprette, elle fait tout par elle-même, porte les culottes, se moque du qu’en dira-t-on, et, depuis son mari jusqu’au locataire le plus huppé, mène à la baguette toute la maisonnée.

A seize ans elle vint du fond de la Bourgogne à Paris retrouver une soeur aînée de son papa, depuis longues années en service auprès d’un vieux garçon vicieux. Son arrivée ne causa pas à la tante un sensible plaisir, elle n’était pas fine, tant s’en fallait qu’au contraire, mais comme tant d’autres elle avait cet instinct naturel, ce gros bon sens, qui longtemps nous font pressentir à l’avance que tel ou tel individu nous sera plus ou moins nuisible ou désagréable. Elle ne tarda pas toutefois à voir ses prédictions se réaliser. Le lendemain à son déjeuner, M. Bournichon demanda à sa gouvernante des nouvelles de l’enfant, comment elle avait passé la nuit, si le séjour de la capitale semblait devoir lui convenir ; il lui adressa cent autres questions encore qui toutes prouvaient jusqu’à l’évidence que déjà la petite ne lui était pas indifférente.

Sa barbe avait été faite en se levant, ses oreilles étaient brûlantes, sa langue épaisse, son regard hébété. Il était sûr et certain que Bournichon n’était plus dans son assiette ordinaire et qu’un notable dérangement d’idées venait de s’opérer dans son imaginative. Il tourna quelque temps encore autour de la question, puis enfin l’aborda en témoignant le désir de voir immédiatement la jeune personne.

La position de la pauvre femme en cette occurrence était des plus critiques : devait-elle la faire venir, ou ne le devait-elle pas ? elle le fit. M. Bournichon se contint, et se renferma dans les limites de la bienséance ; seulement ses regards se portèrent plusieurs fois avec trop de complaisance peut-être sur la petite : au demeurant, il fut très-convenable. Le coup n’en était pas moins porté, la malheureuse tante connaissait le pèlerin, elle savait qu’il ne fallait pas le heurter, qu’il était prudent de ménager et la chèvre et le chou. Elle fit bonne contenance, elle patienta tant bien que mal ; mais une fois le déjeuner terminé, elle fit passer la fille de son bétât de frère devant elle, l’enferma dans sa chambre, endossa son tartan, prit son sac et ses socques, et le soir même elle avait fait maison nette. Petite nièce à sa tante était entrée à l’autre bout de Paris, en qualité de bonne d’enfants, chez une jeune dame dont le mari était aux colonies.

Pour jolie, la petite ne l’était pas, mais elle avait ce que nous appelons la beauté du diable, les plus belles dents du monde, beaucoup de fraîcheur, seize ans, et M. Bournichon en avait soixante-sept bien sonnés.

Depuis le jour où sa tranquillité fut compromise, la compagne du vieux garçon ne fila plus qu’un bien mauvais coton, ses digestions devinrent laborieuses, son sommeil était agité, les âmes charitables du voisinage l’entretenaient dans ses sombres pensées en lui demandant à tout bout de champ des nouvelles de la petite. Bournichon, de son côté, devenait de plus en plus exigeant. Cet état de choses ne pouvait durer longtemps, aussi ne dura-t-il pas, et un beau matin, au moment où elle y pensait le moins, elle prit congé de la compagnie.

Bournichon fut médiocrement affecté de la perte de sa Babet, elle lui était devenue odieuse, intolérable ; il remua ciel et terre pour connaître la demeure de la petite que la défunte avait eu bien soin de tenir cachée ; il y parvint néanmoins, la fit venir, lui proposa d’en faire sa compagne, elle accepta. Deux mois après, Bournichon s’en fut rejoindre la pauvre Babet, il laissa à sa nièce peu de chose à la vérité, mais assez encore pour tenter la cupidité du sieur Desjardins.

Peut-être le défunt valait-il mieux que sa réputation, toujours fut-il qu’en sortant de chez lui sa jeune gouvernante aurait trouvé difficilement à s’établir, le monde est si méchant ! Aussi, quand le futur se présenta, elle le prit au mot, dans le seul but de se créer une position.

Le mariage était à peine consommé, que maman Desjardins s’aperçut, mais un peu tard, de la boulette qu’elle venait de faire. Cet homme qu’elle avait paré de toutes les richesses de son imagination, tomba tout à coup à bas du piédestal qu’elle s’était plu à lui élever ; dès ce moment elle ne vit en lui que ce qu’il était réellement, un grotesque, un brutal, un cynique sans bouche ni éperons, aux lieu et place d’un lancier, d’un tambour-major qu’elle avait rêvés. Elle se prit aussitôt à le détester, et le détesta de toutes les forces de son âme.

L’histoire de ma portière n’a rien de bien extraordinaire, de bien merveilleux ; je l’ai contée parce que son histoire, comme elle me l’a mille fois répété, est la celle à toutes les autres.... de portières.

Toutes les dames commises à la garde d’une maison sont en général d’anciennes cuisinières, d’ex-femmes de charge, qui ont appris à tirer le cordon dans les longues et interminables séances qu’elles ont faites dans la loge. Un héritier qui veut épargner à la mémoire de son parent un reproche d’ingratitude, à sa bourse une modique pension viagère, mettra à la porte, sans calembour aucun, l’ex-gouvernante du défunt.

Il en est au reste du métier, de la profession, de l’état de portière, comme de tous les états, de toutes les professions, de tous les métiers en général ; tous ont leur bon et mauvais côté ; il y a dans celui-ci beaucoup de mal à se promettre, sans doute, il ne faut pas se le dissimuler ; mais aussi combien de compensations ! La portière ne règne-t-elle pas en souveraine des plus despotes sur tous les habitants de la maison, n’importe le rang, l’âge, le sexe et la classe à laquelle ils appartiendront ? Tous ne sont-ils pas soumis à ses lubies, à ses moindres caprices ? N’est-elle pas le factotum, le bras droit, le conseil du propriétaire ? N’est-ce pas elle qui perçoit les loyers, qui fait les rapports, donne et provoque les congés, qui dispose des caves, des greniers et des appartements ? Il y a à Paris deux mille maisons que je pourrais citer, que je ne citerai pas, mais dans lesquelles en dix ans on n’a pas vu une seule fois le propriétaire ; souvent même on ignore complétement s’il est homme ou femme, jamais, au grand jamais, on ne s’en est occupé.

Tout ce qui se présente à la reine de la loge ne l’aborde jamais que le chapeau à la main ou la main au chapeau. Le jour de la fête de la Vierge, sa patrone, sa demeure ne peut contenir les fleurs et les bouquets dont elle est assaillie ; au renouvellement de l’année combien de cadeaux, de douceurs de toute espèce ; c’est à n’en plus finir.

Et les fournisseurs, quel intérêt immense n’ont-il pas à se maintenir toujours au mieux avec madame Desjardins ! Si le boucher manque un seul instant, un seul, à son devoir : N’allez jamais chez c’t’ homme-là, dira-t-elle à un nouveau locataire, c’est un fichu boucher ; sa viande est gâtée, il vend à faux poids, sa femme est haute comme le temps, elle vous agonisera de sottises. A-t-elle à se plaindre du boulanger : Gardez-vous, comme de la peste, de prendre vot’ pain dans c’te maison-là, c’est des gens mal propres qu’il n’y a pas leurs pareils ; ils vous ferons manger des cris-cris. Si la fruitière a eu le malheur de traverser la rue sans la voir : Vous ferez bien de ne jamais entrer chez cette femme-là ; elle est si mauvaise qu’elle vous allongera une paire de soufflets si vous avez le malheur de marchander la moindre des choses ; ça ne pèsera pas eune once. Ainsi de suite, tout le monde aura son paquet.

Ne croyez pas que la portière n’ait pas aussi ses petits moments de distraction, elle n’est pas toute l’année à l’attache ; je me plais cependant à lui rendre cette justice, elle sort rarement, mais encore sort-elle quelquefois. Et qui la remplace ? les vieilles béguines qui habitent les étages supérieurs, qui jamais ne donnent rien, sont pour elle d’une complaisance à toute épreuve, et s’emparent du cordon. Ce sont ces femmes jaunes et décharnées, ou grasses à fendre à l’ongle, qui dans la belle saison tapissent le soir les deux côtés de la porte cochère, passent en revue les gens de la maison, les allants et les venants, et les habillent de toutes pièces.

Les desséchées sont de vieilles filles, les âmes damnées du vicaire de la paroisse, des lames à vingt tranchants, les demoiselles de la confrérie de la Vierge.

Les potelées, des veuves, des gardes-malades ou des femmes de ménage. Toutes ces dames se chauffent et s’éclairent toute l’année gratis pro Deo. Elles forment l’état-major, le conseil privé de maman Desjardins, écoutent mordicus les soporifiques lectures de romans incompréhensibles, interrompues à chaque alinéa par la demande incessante du cordon, ou les coups du marteau de la porte, qui les font toutes bondir comme de blancs agneaux sur leurs siéges. Elles épient un regard, un sourire de leur bien-aimée souveraine, qu’elles entourent des attentions les plus fines et les plus délicates.

C’est à l’obligeance de ces péronnelles que nous sommes redevables de la présence de toutes ces portières, qui dans nos fêtes, nos réjouissances publiques, à nos feux d’artifice, le jour de l’ouverture du Musée, à l’exposition des produits de l’industrie, nous coudoient, nous fatiguent, nous assomment et nous marchent autant sur les pieds. Ces femmes sont éminemment curieuses ; ce fut et ce sera toujours leur petit péché mignon. Au fond, ces femmes ne sont pas méchantes, toutes en général sont d’une assez bonne nature ; mais les flatteurs qui tous les jours parviennent à faire changer les meilleures intentions des princes et des rois, changent aussi les meilleures intentions de nos portières et nous les gâtent.

Jamais, avant d’avoir vécu à Paris, nul ne pourra se persuader combien il importe à tout homme, jaloux de son repos et de sa tranquillité, d’être bien avec sa portière. Autrement, plus de bonheur, plus de paix pour lui sur la terre, et encore, malgré toutes les précautions prises en pareil cas, un rien, une idée, un caprice, une goutte d’eau répandue, une sottise commise par votre femme de ménage, de la conduite de laquelle on vous rendra responsable, pourront vous aliéner l’estime et la considération de votre portière.

La tête haute, la conscience pure et paisible, vous chantonnez en tournant le bouton de la porte de la loge où vous espérez rencontrer un gracieux sourire ; pas du tout, au lieu du sourire gracieux, ce sera une mine atroce, une tête de griffon, comme dit mon ami Dantan, une réponse des plus sèches à votre bonsoir, et si vous ne trouvez immédiatement un coin, une place où déposer votre bougeoir, pas une main ne viendra le prendre, il vous faudra le mettre dans votre poche, si vous n’aimez mieux le remonter chez vous.

Le soir vous frapperez vainement à la porte, on connaît votre touche, on ne vous ouvrira pas, et, à moins d’une circonstance imprévue, indépendante de la volonté de maman Desjardins, vous ne pourrez rentrer que le lendemain. Vos lettres, si toutefois on veut bien les recevoir, vous seront remises quinze jours après leur arrivée ; vos billets de garde confisqués, puis on mutilera le cordon de votre sonnette ; la machine à battre les habits sera décrochée, votre carré souillé, votre paillasson prostitué, puis on dira au tailleur : Si l’on ne vous ouvre pas là-haut, c’est qu’on ne veut pas vous payer, voilà la chose.

Toute portière aime les animaux ; chaque loge possède un chien, un chat, des serins, un moineau franc et quantité de petits cochons d’Inde dont les voix aiguës attestent la présence sous l’établi, la commode ou le dessous du poêle.

Le chien semble n’avoir jamais été jeune, tant il est vieux et laid ; il est toujours fort avancé en âge. Il appartient à la race des carlins, espèce presque éteinte et dont quelques individus se trouvent encore de temps à autre chez la portière. Ce chien a quelque chose du mari de sa maîtresse ; cette ressemblance existe au moral comme au physique ; ainsi que le père Desjardins, il est maussade, sur sa bouche, graillonneur et boudeur. Comme lui, il a le nez épaté, la barbe grise, l’oeil éteint bordé de rouge, l’oreille entamée et les jambes mauvaises. Comme son maître, il est fat, important et ne tient aucun compte de leur politesse à ceux qui le viennent visiter. Son organe est tellement fêlé, que c’est tout au plus s’il est facile de l’entendre à deux pas. Egoïste comme tous les vieux garçons, il ne sort jamais dans la crainte des mauvaises charges des polissons du quartier.

Le chat est peu sédentaire, il va et vient, n’est jamais en place, assez bien vu dans quelques parties de la maison, fort mal dans d’autres ; il fournit rarement une longue carrière.

Chaque année les cages reçoivent de nouveaux locataires ; cette odeur de pipe et de ratatouille, qui constamment règne dans la loge, est en grande partie une des causes principales de l’émigration de leurs habitants.

Les petits cochons d’Inde pullulent d’une manière effrayante ; ils se trouveraient assez bien de la loge, ils s’y plairaient bien davantage encore si tous n’étaient condamnés à être servis sur la table de leurs honorés maître et maîtresse. Jamais je n’en mangeai, mais je tiens de ma portière, qui en consomme fréquemment, que c’est un mets très-délicat et très-recherché.

Chez les garçons, la portière remplit souvent les fonctions de femme de ménage ; c’est même une des belles cordes de son arc, quand elle a le talent de la bien faire jouer : un garçon n’y regarde jamais de près, et si son heureuse étoile veut que le cher homme prenne ses déjeuners chez lui, elle trouve facilement moyen de sustenter, haut la main, elle et tous les siens, à ses frais et dépens.

Plus encore que la femme de ménage, la portière, qui va et vient à toute heure de la jour et de nuit, à l’abri de tout contrôle, a beau jeu pour faire, comme on dit, ses orges, aussi la gaillarde fait-elle danser à belle baise-mains le bois, le charbon, et tout ce qui s’ensuit : tout généralement y passe ; il n’y a pas jusqu’aux cigares du malheureux locataire qui ne viennent se promener, quelle profanation ! sur les tristes et dégoûtantes lèvres de l’infâme Desjardins.

Puis, quand il prend envie au maître d’abandonner pour quelques jours la capitale, quelles aimables parties, quelles folles soirées, se donnent dans son appartement !

Qu’il serait agréablement surpris s’il voyait ces petits meubles, pour lesquels il a tant d’égards, qu’il traite avec tant de ménagements, à la merci de toutes les commères de sa maison, à l’aspect de ces lumignons errants çà et là de tous côtés, dans tous les coins, illuminant les chastes visages des vierges de la confrérie ; ses beaux albums, ses recueils de vignettes, si précieux, dans les mains de ces matrones humectant le pouce de la main droite à chaque feuille qu’elles passent en revue, écorchant les textes et brisant les marges à faire tomber l’éditeur Curmer en syncope.

Et ses jolies statuettes transformées en patères et recevant  les bonnets de ces dames, et ses belles faïences, qui coûtèrent tant de veilles à Bernard Palissi, donnant, pour la première fois, l’hospitalité à la crêpe, au beignet, au marron boulu !!!

Qu’il faudrait de vertu, à celui qui, rencontrant chez lui semblable compagnie, se renfermerait dans les bornes de la bienséance et de la modération ! Il agirait ainsi, que sa conduite trouverait encore de nombreux détracteurs. « Qu’avait-il tant de besoin, ce grand marabout-là, dira le lendemain, en allant au lait, mademoiselle Pétola, qui n’a point été élevée sur les genoux de madame de Genlis ; qu’avait-il tant de besoin, mame Gabiaud, de nous tomber ainsi sur les épaules, que j’en ai zévuse ma digession toute troublée, que j’en ai passé eune nuit quasiment toute blanche ? il ne sait jamais que vous faire des transes pareilles, c’t’ostrogoth-là.

MADAME GABIAUD,

Avous-vu l’air pas contente qu’il avait, mamzelle Pétola ? Nous a-t-il adressé un seul mot de politesse ; ah ! ben oui, il avait ben le temps, ma foi, il avait ben trop peur de s’compromettre ; dame ! c’est que le roi n’est p’têtre point son cousin, à c’beau muscadin ? »

Il est bien rare qu’une portière donne son approbation quand il prend envie à celui dont elle fait le ménage, de renoncer au célibat, aussi ne garde-t-elle plus aucune mesure, va-t-elle à travers choux, lorsqu’elle croit avoir découvert ce qu’elle appelle le pot aux roses. C’est aussitôt une maîtresse abandonnée, qui se livre aux fureurs du plus sombre désespoir, une lionne, que sais-je, une poule, une levrette, à laquelle on vient d’enlever ses petits. Ni les représentations des voisines, ni les devoirs que lui impose sa double qualité de femme et d’épouse, rien ne la peut calmer ; comme la justice, il faut que la douleur ait son cours. Elle ne peut se faire à cette idée, qu’une autre pourra impunément disposer de tout, dans l’appartement. Elle énumère alors tous les services qu’elle n’a pas rendus à celui qui la délaisse, c’est un fils qu’elle idolâtrait, qui vient de renier sa mère ; elle ne se rappelle plus, l’indigne, ces petits abus de confiance, ces petits emprunts quotidiens qu’elle faisait aux provisions que la famille envoyait à son fils bien-aimé, à la garde-robe que papa Desjardins avait grand soin de dénaturer au plus vite, dût la réputation d’Humann en être ébranlée, en admettant toutefois qu’elle pût jamais l’être.

Elle trimballera ses griefs de porte en porte dans la maison, les boutiques, les magasins, dans tout le voisinage, et Dieu seul sait si le pauvre jeune homme sera ménagé. Ce sera un être atroce, épouvantable, perdu de dettes et de débauches, le mariage d’un tel être une horreur, une monstruosité, une première révolution, il ne se fera pas et le propriétaire qui est la probité même se gardera bien d’y prêter les mains, sa leçon est faite en conséquence si l’on vient jamais aux informations. Ne voyons-nous pas, tous les jours, des mariages à la veille de se conclure ne pas avoir lieu par des causes que tout le monde ignore, par le seul fait d’un mot, d’un rien, d’un propos en l’air parti de la loge ?

Les portières sont tenues au courant, par les servantes, des moindres détails de l’intérieur des ménages ; aussi le meilleur conseil à donner à quiconque a le malheur de se faire servir, est de ne rien négliger, d’employer tous les moyens à sa disposition pour que la bonne soit toujours au plus mal avec la portière. Exemple : vous dites à cette dernière :

LE MAÎTRE DE LA BONNE. – Comment, madame Desjardins, est-ce possible ? Marguerite m’apprend que vous laissez mes journaux et mes lettres, un temps infini, sous le coussin de votre bergère ?

MADAME DESJARDINS. – Faut qu’elle soye malade vot’ domestique, si elle l’est pas elle n’en vaut guère mieux, sans ça, elle en a menti comme une arracheuse de dents qu’elle est ; v’là dix-neuf ans que je suis ici, jamais je n’ai entendu dire des choses pareilles, jamais, non jamais, comme il n’y a qu’un Dieu sur la terre pour nous éclairer.

LE MAÎTRE DE LA BONNE. – Je me plais à le croire, mais toujours est-il que je ne reçois pas exactement mes journaux ; non-seulement vous les lisez, dit-elle, mais encore vous les faites courir dans toute la maison.

MADAME DESJARDINS. – Et à qui que j’les fais courir, sans vous commander ?

LE MAÎTRE DE LA BONNE. – Vous sentez bien, madame Desjardins, que ce que je vous dis est de vous à moi ; je serais désolé que Marguerite se doutât jamais de ce qui s’est passé.

MADAME DESJARDINS. – Soyez sans crainte, c’est pas ça que j’y dirai.

LE MAÎTRE DE LA BONNE. – Je sais trop ce que je me dois pour jamais être mêlé dans aucun propos.

MADAME DESJARDINS. – Soyez sans crainte. D’abord il est bon de vous dire aussi que vot’ domestique est une rien du tout, qui n’avait pas, sauf vot’ respect, un jupon à s’mettre au derrière, quand elle est entrée chez vous, et Dieu merci, à l’heure qu’il est, voyez dans son armoire si c’est qu’il y manque quet’ chose ; eune reine s’rait jalouse de ce qu’elle vous a. J’ m’en moque pas mal encore, qu’elle dise c’ qu’elle voura, je ne m’abaisse pas à répondre à plus bas que moi ; d’ailleurs, comme on dit, on n’est jamais crotté que par la boue.

Puis à la bonne :

LE MAÎTRE DE LA BONNE. – Que vient donc de m’apprendre madame Desjardins, Marguerite, que vous jetez tout par les fenêtres, que vous répandez toutes vos eaux dans ses escaliers, que vous avez toute la nuit de la chandelle qui brûle dans votre chambre, et que vous avez toute la journée dans votre cuisine des personnes qui ne peuvent que vous faire du tort ?

MARGUERITE. – D’abord, monsieur, madame Desjardins, il est bon de vous dire que c’est une vieille infection.

LE MAÎTRE DE LA BONNE. – Ménagez vos termes, je vous prie, madame Desjardins est une femme respectable.

MARGUERITE. – Une vieille infamie de dire des choses qui n’est pas. C’est la chose de vouloir mette sa belle-soeur à ma place, qui lui fait dire ce qu’elle dit, c’est aussi faux tout comme elle, la vieille fausse qu’elle est.

LE MAÎTRE DE LA BONNE. – Ce que je vous dis là, Marguerite, c’est dans votre intérêt.

MARGUERITE. – C’est bien aussi comme ça que je l’prends, et si je v’nais jamais à vous dire c’qu’elle dit aussi sus votre compte à vous, et sus madame, et sus tout l’ monde de chez vous !...

LE MAÎTRE DE LA BONNE. – Je ne veux rien savoir.

MARGUERITE. – Que madame est une ci... que madame est une ça...

LE MAÎTRE DE LA BONNE. – En voilà assez.

MARGUERITE. – C’est que si on me pousse à parler, c’est que je n’suis pas gênée de parler aussi, voyez-vous.

LE MAÎTRE DE LA BONNE. – J’en suis bien persuadé, mais c’est inutile.

MARGUERITE. – C’est pourtant pas juste, que vous l’avez écoutée c’te vieille bique là, que vous ne voulez pas m’écouter tout de même.

LE MAÎTRE DE LA BONNE. – Parce que je ne déteste rien tant au monde que les propos, et je vous serai obligé de ne pas lui dire de qui vous tenez tout cela.

MARGUERITE. – Parbleu ! il n’y pas de crainte à avoir de ce côté-là, soyez-en sûr. Une vieille horreur, qui dit qu’elle ne sait pas comment qu’vous pouvez entrer vot’ chapeau sur vot’ tête !

LE MAÎTRE DE LA BONNE. – J’ai toujours méprisé tous les propos.

MARGUERITE. – Ça n’empêche pas que si madame le savait, elle ne le prendrait pas comme vous.

LE MAÎTRE DE LA BONNE. – Je vous demande une chose, une seule : c’est de ne point me mettre dans tout cela.

MARGUERITE. – Je le veux bien, mais j’y dirai pas moins ce que j’ai à y dire.

Aussitôt commencent les hostilités, on s’évite, on se boude, on se fait de mauvais tours, puis quand les parties semblent vouloir se rapprocher, vous les éloignez de plus belle.

Quand la portière a des demoiselles, elles sont exposées à plus d’un danger. Par la raison qu’on a vu des rois épouser des bergères, de même on a vu maint fils de propriétaire épouser la fille du portier. Ce sont ordinairement de petites personnes pleines de vanité et très-ambitieuses. Admises chez la plupart des locataires, elles puisent dans un monde plus relevé que celui dans lequel elles sont nées, des idées de luxe et de grandeur qui leur préparent souvent de grands chagrins et qui plus tard leur font regarder leurs parents comme bien peu de chose.

Dès leurs premiers ans, elles voyagent perpétuellement de la loge aux appartements et des appartements à la loge. On les fait monter pour exercer aux soins maternels la jeune mariée dont l’hymen fructifiera ; on les fait monter pour les associer aux jeux des enfants d’une classe plus heureuse. Elles sont à même d’établir une incessante comparaison entre la soupente natale et le salon, entre le luxe et la misère, entre le travail et l’oisiveté. Bientôt l’atmosphère enfumée de la loge ne convient plus à la délicatesse, à la sensibilité de leur chétif individu. L’aiguille et la couture sont dédaignées ; on se destine au théâtre, où se promènent bien des princesses qui jadis ont tiré le cordon. Mais si quelques filles de portière s’élèvent au-dessus de la sphère paternelle, un grand nombre descend au-dessous, c’est bien bas !

Une portière qui aimerait son art, qui l’exercerait avec amour et dignité, pourrait rendre d’immenses services à la société ; mais à quoi bon ? on ne lui en aurait aucune obligation, et l’habitude ferait dire d’elle ce qu’on dit des autres : la race des portières est une vilaine engeance.


HENRI MONNIER.

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