MERVILLE, Pierre-François Camus pseud. (1785-1853).- Une première représentation (1831).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04.VII.2008)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome premier.- A Paris : Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans, MDCCCXXXI.- XV-407 p. ; 22 cm.
 
Une première représentation
par
Merville

~ * ~

Autrefois, c’est-à-dire avant le 26 juillet 1830, c’était quelque chose qu’une Première Représentation. Les journaux l’annonçaient un mois d’avance ; ils citaient le nom de l’auteur en toutes lettres, et ce nom ne devenait un mystère que le jour de l’événement. Mais alors, les amis du coupable qui, de concert avec lui, s’étaient souvent évertués à le faire connaître, à divulguer son secret, usaient de la plus discrète retenue. On les voyait sous le péristyle du théâtre, dans les couloirs, dans les foyers, s’aborder, se reconnaître à certains signes, à de furtifs échanges de coups d’oeil et de serrements de mains, comme des Carbonari ou des membres du Tugend bund. Ils s’oubliaient eux-mêmes, pour ne s’occuper que de la grande affaire du jour, l’ouvrage nouveau. Ils n’étaient plus, à ce moment solennel, jésuites, libéraux, royalistes, tout ce qu’on était alors ; ils étaient amis de l’auteur, identifiés avec lui, participant à ses angoisses, à ses craintes, à ses espérances, et l’on citait tel écrivain qui avait le bonheur de voir dans cette espèce de commandite plus de la moitié des spectateurs, sans compter ceux qui faisaient métier de l’applaudir.

Il y avait, dans ce bon temps-là, plusieurs sortes d’auteurs : ceux qui l’étaient par désoeuvrement, par vanité, par un amour de vaine gloire ; ceux qui ne faisaient des pièces de théâtre que pour le profit ; et une troisième espèce formée d’hommes studieux, instruits, écrivant de vocation, véritables gens de lettres, travaillant avec talent et conscience. Les faveurs du gouvernement étaient pour les premiers, les succès lucratifs et faciles pour les seconds ; l’estime publique et la pauvreté pour les autres.

Notez bien que, dans tout cela, chacun avait justement la part qui lui était due. Un homme riche, jouissant de ce qu’on appelait une position sociale, méritait bien quelques graces des gens en place, quand au lieu de les censurer, de cabaler contre eux, de contribuer à leur rendre leur mission épineuse, il avait la candeur de se borner à peindre en alexandrins, avec ou sans enjambements, le tableau de vices, de passions et de ridicules imaginaires. Les écrivains spéculateurs, hommes positifs, qui avaient quitté le comptoir pour la plume, ne devaient point perdre au change. Quant aux autres, les charmes d’une étude variée et paisible, du repos, la juste appréciation des choses du monde, et le spectacle du trouble, des vices et de la misère qui s’y confondent si diversement, leur servaient d’une ample compensation. On les laissait en paix, on les oubliait ; ils ne souhaitaient rien de mieux.

Tous avaient à la première représentation d’un de leurs ouvrages des amis plus ou moins nombreux ; tous, autant d’admirateurs salariés qu’il en fallait pour déshonorer leurs succès ou s’attirer des chutes, car ces ignobles appuis, bien connus des habitués des théâtres, ne fascinaient le jugement de personne, et excitaient souvent l’indignation par leur impudence ou leur maladresse.

Les administrations théâtrales en faisaient les frais, et, à la honte des gens de lettres, il n’est pas dit qu’un seul ait jamais refusé de s’en servir.

Le jour d’une première représentation, voilà donc ce qui se passait à prendre les choses par le menu.

Sur le midi l’auteur se rendait au théâtre : là on faisait devant lui ce que les comédiens nomment une répétition en robe de chambre : c’est-à-dire un pur acte de mémoire, sans gestes, sans inspiration, sans rien de ce qui prête l’ame, le mouvement et la vie à un personnage ou à une action dramatique. On ne saurait avoir deux fois de la vérité dans un jour, est un aphorisme de coulisses que l’expérience a souvent justifié. Un acteur doit faire un grand effort pour se pénétrer de passions factices et les exprimer comme s’il les éprouvait réellement ; et l’on peut concevoir que celui qui se donnerait cette peine le matin, pourrait fort bien, de lassitude, essayer en vain de la prendre le soir. Il est vrai qu’à la manière dont la plupart de nos comédiens s’en acquittent en présence du public, il est permis de croire qu’ils se feraient peu de tort en agissant de même en présence de l’auteur. Mais exercer médiocrement son métier, n’est pas une raison pour se dispenser d’en observer étroitement les règles.

A cette dernière répétition, l’auteur hasardait encore quelques avis, qu’il avait déjà donnés vingt fois ; qu’on avait reçus en lui promettant de les suivre ; et que cependant il se croyait dans la nécessité de donner encore. Pauvre auteur ! Vous, messieurs et mesdames, qui, par le temps qui court, devez lire ceci comme vous liriez des nouvelles de la Chine, vous ignorez par quels efforts il a mis, dans les diverses parties de son oeuvre, l’unité qui vous la fait concevoir avec la facilité que vous exigez. Le sang que la méditation a fait affluer à son cerveau a manqué à son estomac, et ses digestions se sont mal faites ; il a été en proie à l’insomnie : le cours de ses humeurs ainsi changé, il est devenu atrabilaire, chagrin : il lui a fallu se priver de la plupart des plaisirs qui enchantent votre vie, et sans lesquels vous la trouveriez bien triste ; sa sensibilité s’est accrue ; et ce qui vous paraîtrait une vétille le met souvent au désespoir. Deux chutes en quarante-huit heures (1) ont porté le coup de la mort à Picard. Il donna depuis les Trois Quartiers ; le brillant succès de cet ouvrage fut une consolation, un peu de baume sur sa blessure ; mais cette blessure avait pénétré trop profondément : il en fallut mourir.

Jugez donc des tortures d’un homme devenu si impressionnable, quand il voit son ouvrage menacé de dislocation, de paralysie, d’anéantissement par l’obstination d’un acteur à en fausser l’effet, ou son ineptie à y contribuer. Son ouvrage, c’est son espoir, c’est son bien, c’est son être actuel, c’est sa vie à venir. Vous direz qu’il est fou de sentir ainsi ; vous avez raison, vous ; mais ce fou, est-il moins digne de compassion qu’un autre ? Pensiez-vous qu’un fou ne pût pas souffrir, et souffrir horriblement dans sa folie ? Votre raison se trompait.

Cette dernière répétition ainsi faite sans importance, s’achevait au milieu des plaisanteries, des coq-à-l’âne, des médisances locales et des nouvelles politiques, toutes choses trop éloignées des intérêts actuels de l’auteur pour qu’il y pût prendre part. En sortant de là, pâle, les traits renversés, indices parlants d’un trouble qu’il tenait cependant à honneur de dissimuler, il se rendait au cabinet du régisseur, et là satisfaisait à mille importunes demandes de billets. Personne ne respectait son inquiétude ; et il n’y avait pas jusqu’à l’allumeur des rampes qui ne vînt impertinemment le mettre à contribution.

Il sortait. Sa pâleur avait disparu, peut-être par un effet de l’impatience : il se sentait pourpre ; l’air extérieur le frappait au visage d’une fraîcheur agréable ; il découvrait sa tête, passait sa main dans ses cheveux, respirait avec délices et redevenait calme, apathique du moins. Un patient qui attend l’heure du supplice a, dit-on, de ces moments.

Un jour de première représentation l’auteur ne dîne pas chez lui, cela est de règle. Il aurait besoin de solitude, besoin d’examiner à loisir ses chances de succès et ses raisons d’espérer ou de craindre. Dans la solitude il peut surmonter son trouble, devenir maître de lui-même, il peut se dire avec toute l’autorité de la raison que le succès, bon ou mauvais, n’est pas le dernier arrêt porté sur l’oeuvre du talent et de la conscience. Il peut se décider à subir avec résignation le jugement qu’il a provoqué, et à ne recevoir de son labeur que le prix qui lui est équitablement dû. Non, non ; il appartient ce jour-là tout entier au public, corps et âme. Ses amis se le disputent ; et quel ours ne serait-il pas s’il les refusait tous ! Il choisit ; et pécaïré ! Vous croyez qu’il donne la préférence à ceux qui le comprendraient, qui n’offriraient à son esprit que des pensées consolantes, et à sa faim languissante que des aliments légers ; du tout. Il va…. ou, pour suivre mon discours, il allait dans une grande maison, chez un homme puissant, dont la femme était intrigante. Il y avait porté un coupon de loge la veille, et on devait le mener le soir, en landaw, jusqu’à la porte du théâtre.

Là, il fallait qu’il fût aimable, qu’il fît les honneurs de son esprit, et l’énorme contre-sens de plaisanter sur sa position. On buvait à son succès, tout en parlant de sifflets et d’auteur tombé. Il se demandait quelquefois si c’était pour l’insulter qu’on l’avait fait venir. Mais monsieur pouvait lui faire obtenir la croix d’honneur, et madame le pousser à l’Académie.

Ce dîner ne finissait pas ; et cela le désobligeait deux fois : d’abord en lui faisant voir peu d’empressement pour ce qui le jetait dans de si terribles transes, et ensuite en l’empêchant de se rendre où ses chers intérêts l’appelaient.

Enfin il arrivait dans les coulisses : la première pièce était jouée, et tous ses acteurs réunis sur le théâtre. Chacun d’eux venait se présenter à lui en costume, et lui demander son avis. Il ne lui restait qu’à approuver, car il était trop tard pour réformer rien d’essentiel. Cependant il s’en fallait qu’il fût content de tout ; et l’habit, ce puissant moyen d’illusion pour l’acteur, lui paraissait, chez plusieurs, une dernière preuve qu’on ne songeait nullement à produire celle qu’il s’était proposée. Ses craintes revenaient plus formidables en raison de l’approche de l’événement ; et tandis qu’il cherchait à les combattre par un peu d’espérance et de résignation, son oreille était tourmentée du prélude discordant de cent sifflets ; ce qui, chez nous, semble être le précurseur indispensable de toute première représentation.

Le mot place au théâtre ! crié de loin par le régisseur, se faisait entendre, et personne ne bougeait : mais le coeur manquait à l’auteur, sa vue se troublait, et il ne savait par où sortir. Le fatal triple coup étant frappé, l’orchestre commençait au milieu des cris et du tumulte, la scène était évacuée, on levait solennellement la toile, et un silence glacial succédait à un vacarme qui tout à l’heure semblait ne pouvoir être apaisé.

Je ne doute pas, mesdames et messieurs, que je ne vous fisse beaucoup de plaisir en vous offrant le tableau du triomphe de ce pauvre auteur ; mais dans l’intention où je suis de vous être agréable le plus qu’il me sera possible, je vais vous le montrer flétri et courbé sous l’ignominie d’une chute.

Vous êtes moins au fait de ce que ce peut être.

Rien ne vous est sans doute plus aisé que de vous représenter l’enivrement de joie d’un poète après la première représentation de Marino Faliero, de Henri III, du Mariage de raison, ou de la Reine de seize ans. Vous avez éprouvé des ravissements qui peuvent vous donner quelque idée du rire involontaire qui prend place alors sur une figure d’homme, de l’agréable convulsion qui parcourt tout le corps de cet homme fortuné, qui agite doucement ses fibres, et répand également dans ses artères et dans ses veines le sang que pousse et reçoit son coeur délicieusement dilaté. Il ne se forme dans son cerveau que d’heureuses pensées ; dans son âme, que des sentiments purs et affectueux. Il rit à ses amis, il les presse sur sa poitrine ; à ses ennemis, il leur tend la main ; il les excuse ; il les plaint ; il leur pardonne. Rentré chez lui, livré au silence, à la solitude, il n’en sent pas son contentement diminué. Ce contentement est si légitime !

Il n’est personne de vous qui ne se rappelle quelque bonne action : un malheureux secouru, une honnête famille arrachée au désespoir, un ami servi avec zèle et désintéressement. Il n’y a que cela qui remplisse un coeur de plus de satisfaction, qui fasse respirer plus librement et trouver la vie plus légère.

Ajoutez qu’il se met au lit où l’attendent des songes dorés, et qu’il s’abandonne aux douceurs du sommeil en pensant que le lendemain il verra, en marchant par la ville, les passants s’arrêter à son aspect et dire : Le voilà.

Vous pouviez ignorer cette dernière circonstance, si un peu de malice humaine ne vous l’a pas signalée comme un objet d’envie.

Voici maintenant ce que vous devez connaître par une moins intime analogie… ou vous avez senti de vives douleurs.

Passons dans la salle : c’est là que se prépare la torture, et vous savez qu’elle s’exercera sur une chair vivante et sensible.

Au premier coup d’archet de l’orchestre, les foyers, les couloirs avaient été abandonnés ; chacun s’était hâté de venir prendre sa place ou son poste, car une première représentation pouvait se comparer à une bataille ; et personne n’était absent au lever du rideau.

Les acteurs chargés de l’exposition entraient en scène. Car, quoi qu’on en dise, qu’on suive les règles d’Aristote ou qu’on se fasse une règle de n’en pas plus observer que Shakespeare, encore faut-il annoncer le sujet, le faire connaître, l’exposer. Ce sujet, un peu compliqué, demandait, je suppose, une certaine attention de la part des spectateurs ; et de celle des acteurs un débit clair, précis, soutenu de nuances variées, de pauses savantes, et de toutes les ingénieuses ressources qui sont l’honneur de l’art et que doit posséder l’artiste.

Mais on s’était lorgné dans les loges (car à une première représentation presque tous les spectateurs des loges se connaissaient), on s’était occupé dans les balcons à examiner la légitimité de certaines rimes, et quelques turbulents du parterre s’étaient fait crier des paix là ! à la porte ! et tout cela avait fait perdre plusieurs détails qu’il fallait avoir entendus pour bien comprendre la marche du drame.  D’un autre côté, un grand acteur qui se serait cru compromis s’il était arrivé à la fin d’une tirade sans recueillir de nombreux bravos, avait récité toutes les siennes de façon à en obtenir tout juste cet effet vulgaire et matériel de forte et de piano, que de son temps Molière nommait déjà le tati tatou tatas ! Et, en effet, les paroles n’y faisaient rien ; l’applaudissement provoqué par ce moyen ne s’adressait qu’au chant de l’acteur.

L’actrice en faveur avait accepté son rôle d’enthousiasme ; mais elle s’était refroidie aux répétitions, parce qu’il lui en avait été offert un autre dans lequel il lui avait paru qu’elle brillerait davantage. Elle joua négligemment.

Le premier acte fut reçu avec froideur ; à la fin même l’auteur crut entendre un coup de sifflet. Il en fit l’observation à un acteur subalterne qui lui répondit que c’était une erreur ; qu’il y avait dans la salle une porte de loge dont les gonds criaient à imiter parfaitement un sifflet. Il crut ce qu’il voulut ; l’acteur n’attendit pas sa réponse, et il fut dans le foyer rire de cette bourde avec ses camarades.

La vérité était qu’un spectateur malintentionné avait déjà tâté les dispositions du public afin d’agir ultérieurement selon le succès de cette tentative.

Il y eut un changement de décoration. Les amis de l’auteur profitèrent de l’entracte pour communiquer entre eux. Leur figure était allongée. Ça ne s’emmanche pas chaudement, disaient quelques-uns. C’est obscur, disaient d’autres. Les plus dévoués, sans rien contester de ces griefs, se contentaient de répondre : Attendons, ce n’est qu’un premier acte.

Les rivaux du patient se faisaient de loin des signes qu’avec un peu d’habitude on pouvait aisément traduire par ces paroles : Voilà une pièce qui ne paraît pas devoir nuire beaucoup à celles que vous et moi avons à produire.

Une belle pensée bien exprimée, débitée avec feu par le personnage, fut applaudie avec fureur par les sous-lustriens ; de vigoureux coups de sifflets protestèrent aussitôt contre l’admiration de commande que manifestait cette tourbe, et qu’elle semblait vouloir imposer aux honnêtes gens : « Ah ! pensa douloureusement l’auteur, il y a de la cabale ; on s’en prend même à ce qui est bien… et mes amis se taisent ! » Ses amis n’eussent fait que le compromettre davantage.

A la fin de cet acte les mêmes sifflets se firent entendre ; et il n’y eut porte de loge à qui l’on pût les attribuer. L’auteur se tint triste, honteux, dans un coin du théâtre, d’où il put voir les acteurs rire et plaisanter entre eux. Peut-être ne songeaient-ils ni à lui ni à son ouvrage ; mais le malheur rend défiant et soupçonneux ; et il pensa bien mal d’eux en ce moment.

Il n’avait cependant pas encore perdu tout espoir. Une situation neuve, originale, était habilement mise en oeuvre dans son troisième acte ; il osa compter dessus. Du neuf, de l’original, il faut que le public parisien soit trois fois bien disposé pour l’accepter. Il ne craint rien tant que d’être pris pour dupe, et dès qu’il ne trouve dans sa mémoire rien à quoi il puisse comparer l’impression qu’il éprouve, c’est dans ce qu’il vient d’éprouver qu’il cherche une raison pour admirer ou pour proscrire.

Nous savons dans quelle disposition il se trouvait ; la situation fut reçue avec des huées, avec des hurlements, des applaudissements ironiques cent fois plus insultants que tout le reste ; et, d’un commun accord, amis, ennemis, tous déclarèrent que l’ouvrage était détestable. Il n’y eut que les claqueurs qui restèrent constants dans leur bonne volonté ; mais réduits à eux-mêmes, c’est-à-dire à un très-petit nombre, parce qu’ils avaient vendu les billets qu’on leur avait donnés le matin, ils ne purent rien d’utile pour leur malheureux commettant. Celui-ci, plus mort que vif, le front inondé d’une sueur froide, la tête brûlante, le coeur bondissant d’une horrible fièvre, avait compris toute l’étendue de son désastre, j’oserais dire de son malheur. Le fruit d’un long travail était perdu en un instant ; et quelle perte comparable à celle-là ! Ce n’est pas celle du cultivateur qui voit la grêle anéantir ses moissons, du propriétaire dont un incendie dévore la demeure. Un intérêt compatissant manque rarement de venir au secours de ceux-là : on les plaint, on les console ; l’opinion qu’on avait de leur intelligence, de leur habileté, ils ne s’en voient pas dépouillés par leur infortune. Le revers que je décris emportait tout. Car mon auteur n’est pas le spéculateur avide dont j’ai parlé, ni le fat qui manque à une noble et utile vocation pour une gloriole puérile. C’est un homme de lettres qui a besoin, comme le médecin, comme l’avocat, de voir ses labeurs honorés, et de recueillir le lucre qui doit y être attaché. Puis, messieurs, et vous surtout, mesdames, si bonnes, si compatissantes ! songez à cet effroyable lendemain, à la terrible torture qui va se renouveler pour lui dans les journaux. On ne le ménagera pas : Tout faiseur de journal doit tribut au malin : on vous l’a dit, ou vous l’avez deviné. Et si vous n’avez pas eu le plaisir d’assister à ce pilori, il faut bien qu’on en fasse une peinture aussi vive que possible pour satisfaire aux exigences de votre curiosité. Du moins cela se passait-il ainsi avant l’époque que j’ai dite ; aujourd’hui, il est possible que ce soit différent.

Pour achever, pendant tout ce reste de représentation on n’écoutait plus, on faisait du bruit, on riait, on s’amusait : c’était une orgie ; c’était le combat du taureau. On eût volontiers mis en pièces celui qui avait eu l’audace de manquer ainsi au public. Aussi, dès que la toile était tombée, le nom de l’auteur était-il réclamé à grands cris. Ne pouvant supplicier sa personne, il fallait au moins avoir son effigie pour l’outrager à loisir. Cela ne manquait pas. Un acteur se dévouait ; il s’en faisait même quelquefois un plaisir : le rideau se relevait, puis trois saluts, l’un à droite, l’autre à gauche (ce qui s’adressait dans le temps au roi et à la reine), et le troisième en face, au parterre, à tout le monde : « Messieurs, la pièce que nous venons d’avoir l’honneur (l’honneur !) de représenter devant vous, est de….

- « Non, non ! à bas, à bas ! »

Et des siffleurs qui s’époumonaient, et des crieurs qui s’enrouaient, et de jolies dames qui les excitaient. Enfin, de guerre lasse, cet horrible charivari s’apaisait un moment ; et l’acteur en profitait pour lancer son annonce mortuaire : « *Monsieur N***.* »

Quelquefois ce nom était si honorable, que ceux qui n’étaient pas dans la confidence, et qui n’avaient été malfaisants qu’à l’exemple des autres, en paraissaient frappés comme d’un regret. Quelques difficiles recommençaient à donner de bruyants témoignages de leur mauvaise humeur, puis l’acteur et le public, tous, se retiraient ; on venait tranquillement éteindre le lustre ; et un silence de mort s’emparait de cette enceinte.

Dans la rue, les amis de l’auteur, et surtout ses rivaux, en désespéraient avec des paroles pleines de charité chrétienne : « Pauvre N*** ! j’en suis bien fâché pour lui : cela le tue ; il ne s’en relèvera pas : il est coulé ! »

Dans les loges où se déshabillaient les acteurs, c’était autre chose. On regrettait les frais de mémoire et de costume qu’on avait faits - Que cela est agréable ! maudit auteur ! Je n’en disais rien, mais j’ai toujours eu mauvaise opinion de cet ouvrage-là. - Moi aussi. - Moi aussi. - Moi aussi. Comme dit Beaumarchais : il y avait de l’écho.

- Mais si cet ouvrage vous a paru si mauvais, pourquoi y avez-vous pris des rôles ? Pourquoi l’avez-vous prôné si haut après l’avoir entendu ? - Il nous avait paru bien. - L’auteur est si adroit ! il lit avec tant d’art ! il met le jugement le plus sûr en défaut. - La lecture de sa pièce vous avait donc fait de l’impression ? - L’impression la plus vive. Ce n’est qu’en étudiant nos rôles que nous avons reconnu que tout cela était de la surprise. - Faites cet aveu un peu moins haut. Si, dénué, de toutes les ressources qui sont en votre pouvoir pour produire l’illusion, comme le costume, la décoration, l’action, le puissant auxiliaire des interlocuteurs, vous n’êtes pas arrivés à séduire le public comme vous avez été séduits vous-mêmes, ce n’est pas que la pièce manquât de cette vertu, c’est que vous l’en avez privée ; c’est que vous avez mal joué. Règle générale : quand l’émotion peut résulter de la lecture, à bien plus forte raison doit-elle résulter de la représentation. Tout comédien qui nierait cela déclarerait qu’il ignore les premiers éléments de son art. Mais vous jouez chacun à votre guise, sans égard pour ce que réclame l’ensemble qui est le premier effet auquel vous deviez tendre. Il arrive de là, qu’à vous prendre individuellement, vous avez pu être tous excellents ; mais que la représentation a été décousue, froide, fastidieuse ; et de cela, c’est toujours l’auteur que vous en rendez responsable. Cependant si vous aviez joué comme il avait lu, vous eussiez sans doute produit sur le spectateur l’effet qu’il avait produit sur vous ; et son ouvrage eût été applaudi : celui qu’on a sifflé est le vôtre.

Ainsi parlait quelquefois un critique aux acteurs d’une pièce accueillie comme je viens de dire. Mais ils s’en moquaient ; et cela ne remédiait pas au mal qu’ils avaient fait à l’auteur, au découragement  où ils l’avaient jeté.

Voilà ce que c’était qu’une première représentation ; et voilà à très-peu de chose près ce que ce sera encore dès que la confiance et la tranquilité seront revenues parmi nous (si jamais elles y reviennent). Car le théâtre n’est pas perdu à jamais comme le prétendent quelques esprits chagrins ; et notre nation est trop sensible à l’attrait des beaux-arts pour répudier si brutalement le plus attrayant de tous.

Aujourd’hui la préoccupation nous y fait prendre moins d’intérêt, et nos premières représentations se passent assez tranquillement. Il n’y a plus de succès d’enthousiasme ni de chutes éclatantes. Quelques auteurs exploitent le scandale, les noms propres, la politique. Il faut aller, il faut vivre. Mais tout cela n’étant pas la vraie matière du drame, on reviendra, dès qu’il y aura lieu, aux passions, aux vices, aux ridicules généraux. Espérons que nous n’attendrons pas long-temps cette bienheureuse régénération, et qu’au sein de la paix et de la félicité publique, nous pourrons encore attacher quelque importance à l’événement d’une première représentation.

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(1) Lambert Symnel et le Généreux par vanité.
                     .

MERVILLE.

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