MARGUY, Henri Guimard, pseud. Henri  : Croquis de Guerre et d’Après…- Paris : Eugène Figuière, 1923.- 91 p. ; 16 cm.
Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (02.II.2008)
Texte relu par : A. Guézou
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Croquis de Guerre et d’Après…
par
Henri Marguy

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PETITS JARDINS


Oserai-je conseiller à nos pessimistes, aux broyeurs de noir, à ceux enfin qui, parce que la vie devient de plus en plus chère et que la guerre se prolonge sans amener encore la décision souhaitée, estiment que tout est perdu, de s’en aller, par une belle journée ensoleillée comme celles dont nous venons d’être gratifiés, faire le tour des fortifications parisiennes ?

Au lieu de s’enfermer dans un café chic où, tout en dégustant un bock, voire même café-crême - (on boit encore beaucoup de café-crême dans ces établissements, malgré la soi-disant rareté du lait) - ils s’hypnotisent à la lecture de multiples grands quotidiens, qu’ils fassent la promenade au grand air que je leur propose.

Nul doute qu’elle ne leur soit très salutaire, tant au physique qu’au moral, et que celui-ci, en particulier, n’en sorte sensiblement amélioré, à moins qu’ils ne soient absolument incorrigibles.

Quel spectacle plus intéressant et surtout plus réconfortant, en effet, que celui qui s’offrira à leurs yeux étonnés.

Sur les anciens talus qui bordent le mur d’enceinte à l’intérieur de Paris, mais plus encore du côté extérieur, on chercherait en vain, dans maints endroits, l’herbe qui les recouvrait d’un vert manteau, agréable à la vue, certes, mais parfaitement inutile. Tout est changé ; des bras robustes ont retourné la terre, (cette terre de France qui ne demande qu’à être cultivée), et les tapis de verdure ont fait place à d’innombrables petits jardins potagers.

Des hommes du peuple, ouvriers, artisans, profitant de leurs dimanches ou de leurs courts loisirs, sont venus mettre en état les parcelles de terrain laissées à leur disposition. J’ai vu ces braves gens, s’improvisant jardiniers, manier la bêche, la pioche et le rateau comme des professionnels ; aussitôt qu’un petit coin était prêt on semait, on plantait à la hâte, car le mauvais temps s’étant prolongé, les travaux avaient commencé fort tard ; puis, quelques pieux de bois enfoncés en terre, quelques fils de fer pour les relier entre eux et voilà la petite propriété clôturée, à l’abri des importuns ; d’aucuns n’hésitaient pas à construire au milieu de ces quelques mètres carrés une petite cabane en planches destinée à les abriter, eux et leurs outils.

Mais ce ne sont pas seulement les talus plus propices à ce travail, qui se sont métamorphosés de la sorte ; je pourrais citer plusieurs des immenses fossés qui, au mois d’avril, n’étaient encore que des cloaques où l’eau stagnante pourrissait entre des touffes de mauvaise herbe et qui se sont vus, aussitôt les temps chauds arrivés, transformés complètement, par des gens courageux, en terrains qui s’annonçaient comme devant être des plus fertiles. Une grande et profonde rigole a été laissée au milieu pour l’écoulement des pluies ; parfois, sous un maigre acacia dont les racines s’enfoncent dans la muraille, un carré de terre battue a été entouré d’une bordure de pavés enfoncés au niveau du sol, et voilà l’abri rêvé pour le travailleur.

Tant de labeur, tant de persévérance commence à porter ses fruits ; les petits jardinets sont déjà en plein rapport ; radis roses, laitues blondes ou brunes, carottes, petits pois, haricots, pommes de terre, choux, etc…, poussent à l’envi dans ces terrains neufs, comme pour récompenser de leurs peines ceux qui en ont préparé la venue.

Et c’est véritablement pour tous, même pour les plus blasés, un enchantement des yeux, en même temps qu’une vivante leçon d’énergie.

Comme l’ingéniosité, l’esprit d’initiative de la race éclatent bien dans ces créations improvisées !

Les modestes employés de l’octroi, nos gabelous, bien placés pour cela, d’ailleurs, n’ont pas été les derniers à donner l’exemple ; ils ont même joint l’agréable à l’utile. A certaines portes de Paris, le long de chacun des murs, de longues caisses de bois, remplies de terre contiennent des fleurs diverses : pensées, haricots d’Espagne, pois de senteur, volubilis, qui vont grimper et s’épanouir élégamment le long des murailles. Cette année, comme il ne faut pas perdre de place, quelques pieds de salade y sont intercalés. Il n’est pas jusqu’au premier arbre de chaque trottoir, (face au bureau d’octroi), qui ne voie aussi serpenter autour de son tronc de pareilles fleurs grimpantes.

Qui a vu tant d’humbles citoyens, oubliant leurs fatigues journalières, s’occuper encore avec ardeur, le sourire aux lèvres, la gaîté dans le regard, (gaîté calme, comme il convient à l’heure présente, que leur procurait la satisfaction de l’oeuvre accomplie), quiconque a joui de ce spectacle ne peut qu’en éprouver un vif sentiment de réconfort.

Est-ce là l’attitude d’un peuple que nos ennemis représentent comme absolument démoralisé ? Non, mille fois non !

C’est, au contraire, celle d’un peuple qui a la foi, qui accepte bravement, sans forfanterie ni faiblesse, les aléas d’une longue guerre ; qui, dans sa prévoyance, s’organise pour pouvoir tenir, et qui tiendra !

Juin 1917.


CHEVAUX DE RÉFORME


Je viens de voir passer devant ma fenêtre une longue file de chevaux réformés par l’armée. Lamentable spectacle…

Conduites à la bride et sans rudesse par des soldats qui semblent compatir à leur détresse, les pauvres bêtes font pitié.

Comme nous sommes loin du fougueux animal que Buffon nous a décrit admirablement et dont il disait que c’était la plus noble conquête que l’homme ait jamais faite.

Complètement fourbus, réduits presque à l’état squelettique, ces chevaux n’ont plus qu’un peu de peau sur les os qui font saillie en maintes parties de leur corps chétif. La tête basse, les yeux ternes et tout remplis peut-être encore des scènes d’horreur qu’ils ont pu voir là-bas, ils se traînent péniblement le long des quais, guidés par leurs conducteurs, dans les regards desquels on lit aussi comme une étrange mélancolie.

Le plus misérable d’entre eux était celui qui, à plus de cinquante mètres en arrière des autres, n’avançait qu’à grand peine, ayant à la jambe gauche de derrière une excroissance de chair aussi grosse que la tête d’un enfant. Pauvre martyr… Et je me disais, en les voyant défiler, que plus d’un, au début de cette guerre, avait été la fringante monture d’un jeune hussard ou d’un cuirassier superbe.

Ne s’étaient-ils pas trouvés, ces poilus à quatre pattes, à Charleroi ? et plus tard, à la Marne, n’avaient-ils pas poursuivi de leur galop furieux l’envahisseur en retraite ? N’étaient-ils pas de la grande chevauchée des plaines de Flandre, quand il s’agissait de lutter de vitesse pour empêcher les Allemands d’arriver à la mer ? N’avaient-ils pas traîné nos 75 et nos convois de ravitaillement sous le déchaînement infernal de la mitraille vomie par des milliers de bouches à feu ? N’avaient-ils pas vu les combats gigantesques de Verdun, de Champagne ou de la Somme ?

Pauvres animaux, usés, finis, qu’on avait enfin ramenés à l’arrière, comme nos nobles soldats mutilés qui se retirent de la mêlée, après avoir versé leur sang pour la patrie !

Oh ! souhaitons pour eux des soins attentifs qui leur rendent, sinon leur vigueur d’antan, mais tout au moins la possibilité de vivre et d’être utiles une fois de plus à l’homme.

Qu’une fois remis de leur épouvantable secousse, ils oublient leur martyre. Qu’on les laisse enfin libres, dans ces grandes prairies de notre France, au milieu des hautes herbes embaumées. Qu’ils puissent s’en repaître, s’y cacher, se coucher et dormir dans cette verdure, en plein air. Puis, revenus enfin à la vie, qu’on les voie un jour, les yeux brillants, la tête haute, dressés sur leurs jarrets redevenus forts et souples, hennir et cabrioler le long des haies, comme de jeunes poulains qu’ils ont été jadis !

Juillet 1917.


LA RECEVEUSE DE TRAMWAY


Je me demande quels arguments pourront bien invoquer, la paix revenue, ceux qui ont systématiquement refusé de reconnaître à la femme des droits égaux à ceux du sexe fort, au point de vue social.

Mieux que toutes les manifestations, conférences ou articles de presse, le spectacle de leur activité et de leur compétence dans toutes les branches de la vie nationale qu’elles nous ont donné depuis bientôt quatre ans, sera pour les femmes françaises la meilleure des démonstrations.

En dehors du rôle admirable qu’elles ont joué depuis 1914 en soignant, d’une main délicate et sûre et avec un dévouement sans bornes, nos chers et glorieux blessés, ne les avons-nous pas vues, prenant la place des pères, des maris ou des frères mobilisés, exercer avec succès les professions les plus variées, depuis celles qui exigeaient  les facultés intellectuelles les plus développées jusqu’à celles pour lesquelles la vigueur physique était surtout nécessaire ?

Les unes dirigent avec capacité des entreprises commerciales et industrielles très importantes, ayant sous leurs ordres un personnel des plus nombreux. J’en ai vu, par contre, sur les quais de la Seine, tout le long des immenses entrepôts de Bercy, rouler d’énormes tonneaux, les charger sur des haquets et les conduire à destination aussi bien que les anciens charretiers de métier. Dans les chemins de fer, dans maintes industries, (sans parler des fabriques de munitions qui les emploient par milliers), elles sont souvent assujetties à des besognes si rudes qu’un étonnement général, mêlé d’admiration, a fait place au scepticisme d’autrefois. Au métro, aux tramways, aux bateaux, elles sont partout, à la satisfaction générale.

Parmi tous ces types que l’état de guerre nous a apportés, il n’en est pas de plus intéressant, à mon avis, que celui de la Receveuse de Tramway.

Avec son petit bonnet de police noir orné, sur le côté gauche, des insignes de la compagnie et bien campé sur sa chevelure à bandeaux où brillent quelques coquettes parures ; avec son col de dentelle blanche qui tombe élégamment sur la blouse noire serrée à la taille par la courroie de cuir qui retient la sacoche, la petite receveuse est vraiment charmante.

Avec une aisance et une agilité remarquables, elle passe entre les banquettes, disant d’un ton gracieux : « Passons les places, s’il vous plaît ! » En même temps, elle a l’oeil à tout. On approche d’un arrêt dont elle annonce le nom à haute voix ; elle tire ensuite le cordon ou bien donne un coup de corne pour le départ, revient percevoir le prix des places, se démène, s’empresse de tous côtés, sans que sa bonne humeur en soit altérée une seconde. S’agit-il de changer l’aiguille ? la voilà qui saisit, sans effort apparent, la lourde barre de fer, qui saute lestement sur la chaussée et qui déplace le rail ; puis, toujours courant, elle remonte, remet la barre en place dans son coin pendant que le tramway reprend sa marche. A d’autres moments, c’est la poulie du trolley qui a lâché les fils : alors il faut grimper, tirer sur la corde et remettre la poulie au bon endroit. Rien ne l’effraie, rien ne l’embarrasse.

Il arrive cependant que son sourire s’efface, que ses sourcils de froncent et qu’elle montre alors toute l’autorité nécessaire : c’est lorsque la voiture, bondée de voyageurs, arrive à un arrêt et que quelques obstinés veulent monter quand même, malgré sa défense : « C’est complet ! je vous dis que c’est complet ! voyons, descendez ! » et on peut voir la petite receveuse tenant tête aux envahisseurs et les repoussant, au besoin, par la force. Les poilus seuls trouvent grâce devant elle : ils peuvent monter n’importe où et n’importe quand. Parfois aussi, des blessés en promenade, (quelques-uns munis de béquilles), et conduits par une infirmière dévouée qui les surveille comme des enfants, s’approchent pour prendre le tramway. C’est alors que son instinct de femme se révèle. Doucement, elle a mis sa main sous leur bras, elle les soutient, les aide à monter, les encourageant par une répartie drôle, tandis que les voyageurs, debout sur la plate-forme, s’écartent pour ne pas gêner les mouvements de ceux qui sont revenus meurtris des champs de bataille.

Je le répète, la receveuse de tramway est l’un des types les plus caractéristiques de notre race et des qualités de la femme française, dont l’énergie, l’initiative et la bonté de coeur ont provoqué, depuis les débuts des hostilités, l’admiration des étrangers, parmi lesquels nos amis anglais et américains ont été les premiers à lui rendre un hommage mérité.

Août 1917.


GLANEURS


Les glaneurs dont je veux parler ne vont point, derrière les moissonneurs, ramasser dans les champs les épis de blé pour en former des gerbes dorées.

Ceux-ci sont les glaneurs de Paris et de sa banlieue.

L’hiver dernier a été si rude et le manque de charbon l’a rendu si pénible qu’il en est resté dans l’esprit de la population comme une obsession continuelle qui se traduit de mille façons diverses.

Le bourgeois aisé faisant monter par l’escalier d’honneur le charbonnier qui lui apporte la marchandise tant désirée est peut-être une légende ; ce n’en est pas moins un signe du temps.

Les gens du peuple, en tout cas, ne peuvent pas se payer ce luxe et leurs craintes, pour la prochaine période de froid, ne se sont pas apaisées ; aussi assiste-t-on souvent à une véritable chasse au charbon et au bois.

Nombreux sont les riverains du bois de Vincennes ou du Bois de Boulogne qui sont allés déjà chercher les branches mortes arrachées des arbres par quelque violent coup de vent.

Parfois des voitures chargées de bois laissent tomber quelques bûches à terre ; la plupart du temps le conducteur ne s’en aperçoit pas ; il arrive aussi qu’il s’en est aperçu et qu’il continue néanmoins sa route sans s’en inquiéter. De toutes façons, ces bûches disparaissent prestement, emportées par le premier passant venu habitant le quartier.

Il s’est produit tout dernièrement un fait bien singulier. On sait que les platanes se voient tous les ans, pendant l’été, dépouillés de leur écorce qui se détache d’elle-même en minces morceaux. Cette année, le phénomène ayant coïncidé avec une terrible bourrasque qui dura plusieurs jours, certains de ces arbres ont eu leur aubier mis complètement à nu, depuis le tronc jusqu’à leur tête et des monceaux de copeaux d’écorce jonchèrent bientôt les trottoirs des boulevards et des quais. Bonne aubaine pour les malheureux. Aussi avons-nous vu des hommes, aidés de leurs bambins, ramasser tous ces débris de bois, qui leur tombaient du ciel, et en remplir de grands sacs qu’ils transportaient ensuite à leur logis. Voilà des gens prévoyants !

J’ai vu également de lourds tombereaux chargés de charbon et remplis à tel point qu’une quantité de petits morceaux glissaient du véhicule et tombaient sur la chaussée. Alors, bien vite, des maisons d’en face, sortaient des femmes et des enfants munis d’un panier, qui se hâtaient de recueillir un à un avec une patience exemplaire, ces menus bouts de charbon qui finalement rassemblés, formaient une petite provision qui n’était pas négligeable.

Et pourtant, sur les berges de la Seine, le long des quais, d’immenses tas de ce même charbon de terre, amenés là par de nombreux chalands fluviaux, s’élevaient à une hauteur prodigieuse, représentant plusieurs milliers de tonnes de combustible ; mais il ne venait à aucun de ces glaneurs l’idée d’aller en soustraire une parcelle, ce qui eût été relativement facile.

C’est que ces stocks ne leur appartenaient pas ; c’était la propriété d’autrui ; elle devait être respectée, tandis que ce qui tombe dans la rue est à tout le monde.

Incidents bien minimes si l’on veut, mais qui mettent cependant en lumière, d’une façon saisissante, deux qualités de ce peuple français qui, est par-dessus tout, foncièrement prévoyant et honnête.

Souhaitons que M. le Ministre du Ravitaillement réussisse dans sa tâche ingrate et que, calmant ainsi les inquiétudes de ces braves gens, il puisse leur assurer pour l’hiver prochain, à des prix abordables, la quantité de combustible nécessaire pour chauffer convenablement leurs foyers laborieux.

Août 1917.


LE MARCHAND DE JOUETS


C’était au ponton Austerlitz-Rive gauche. Assis sur le pont d’un bateau parisien où l’on était très bien, ma foi, en cette belle soirée d’été, je regardais vaguement les nombreux voyageurs qui s’embarquaient sans hâte, de peur de manquer le pas.

Parmi ceux-ci se trouvait un homme d’une soixantaine d’années, barbe et cheveux blancs, figure ravagée de ceux qui ont souffert, soit d’une grave maladie, soit des durs coups du sort ; il tenait à la main un lot de ces petits polichinelles en bois, désarticulés, qui font mille pirouettes au moindre mouvement qu’on leur imprime.

S’étant assis en face de moi, entre une vieille dame et un jeune lieutenant blessé qui portait le bras gauche en écharpe, le nouveau venu, sans préambule, se mettait bientôt à parler familièrement à ses voisins. Tournant la tête tantôt à droite, tantôt à gauche, ce fut un véritable flot de paroles pendant un quart d’heure que dura le séjour du bonhomme sur le bateau.

Et voici à peu près ce qu’il disait avec l’accent traînard si particulier au parisien des faubourgs :

« Alors, il paraît que les boches en prennent pour leur compte en ce moment ? On les aura, allez, n’ayez crainte. Si seulement nous avions eu un million d’hommes de plus en 1914, il y a longtemps que tout serait fini ; je suis sûr que les Prussiens ne nous auraient même pas attaqués. Parfaitement, mon lieutenant ! Vous n’auriez peut-être pas le bras estropié aujourd’hui si nous avions été plus nombreux. Je vous le dis, la guerre serait terminée. Mais voilà ! en France, on était devenu trop égoïste, on ne pensait qu’à bien vivre, on ne voulait plus d’enfants. Pendant ce temps-là, les boches en faisaient, eux. Quel égoïsme, encore une fois, chez nous ! Est-ce qu’au moins, ça changera après la guerre ? Il faudra pourtant bien remplacer ceux qui sont tombés à moins qu’on veuille que la race française disparaisse tout à fait !

Mais je me demande pourquoi on est sur la terre, si ce n’est pour élever une famille. Dans quel but, alors, travaille-t-on et se donne-t-on tant de mal ? Quand notre carcasse est au cimetière, quand on s’en va, on ne laisse personne pour nous remplacer : alors on a été inutile.

Tel que vous me voyez, j’ai eu quatre enfants, deux garçons et deux filles. Ce que j’en avais du coeur à l’ouvrage pour élever ma nichée ! J’ai été autrefois clerc d’avoué dans une ville de province ; oui madame, et je vivais heureux au milieu des miens. Puis, ma bonne femme est morte, mes gars ont trouvé de bonnes places, mes filles se sont mariées. Alors, de me voir tout seul, l’ennui m’a pris, je me suis mis malheureusement à boire, c’est ce qui m’a perdu. Les mauvais jours sont venus ; j’ai quitté mon emploi pour vivre d’expédients. Aujourd’hui, mon fils aîné tué par les Boches devant Verdun, mon plus jeune à Salonique, je viens tous les jours au Jardin des Plantes pour vendre aux enfants des joujoux à deux sous.

Dans mon malheur, une seule consolation me reste : c’est de penser que mes deux gars ont fait bravement leur devoir, (le second a déjà la croix de guerre), que mes filles ont donné à la France chacune deux gentils bambins. Et ma foi, quand j’aurai vu l’anéantissement des barbares, je pourrai alors mourir content. »

Ainsi parla le marchand de jouets, simplement, avec son coeur, sans se douter qu’il venait de mettre le doigt sur la plus dangereuse plaie dont souffre notre pays depuis bien longtemps :

La dépopulation !...

Août 1917.


PHYSIONOMIE DE PARIS


Sommes-nous en guerre, réellement en guerre ? Telle est la question que pourrait se poser un provincial arrivant dans la capitale par ce beau jour d’automne de l’année 1917, tellement au premier abord, l’aspect de Paris a peu changé.

Comme en temps de paix, une foule compacte circule sur les grandes artères ;  la circulation des voitures, toujours intense, nécessite la présence au croisement des voies les plus encombrées, des agents préposés à la surveillance ; le métro, les tramways, les autobus sont pris d’assaut.

La farine et le sucre sont réglementés, et pourtant les pâtisseries, les confiseries étalent aux yeux de tous, derrière leurs vitrines, leurs produits alléchants dont les prix, il est vrai, ont monté considérablement.

Les magasins de toutes sortes montrent leurs devantures garnies de richesses diverses.

Les cafés, les restaurants regorgent de consommateurs. Une queue interminable s’allonge devant les cinémas et les théâtres.

J’ignore l’aspect des autres capitales ; mais, à voir celui de Paris, comment pourrait-on s’imaginer qu’un drame atroce se joue, depuis trois années, à une distance de cent kilomètres à peine ?

Cependant, cette impression première ne va pas tarder à se modifier après quelques journées de séjour sur le pavé parisien.

Si la circulation des voitures est intense, on remarque qu’en grande partie, les véhicules sont militaires, affectés au ravitaillement et conduits par des soldats français, anglais ou belges. Depuis quelque temps sont venus s’ajouter aux premiers des autos de toutes dimensions : fourgons, voitures puissantes ou légères, side-cars, de couleur brune ou grise, portant les initiales U. S. avec un numéro ; c’est le nouveau matériel roulant de nos amis les américains, qui deviennent de plus en plus nombreux dans nos murs. De grands hôtels, de vastes maisons de rapport toutes neuves et non encore habitées, ont été mises à leur disposition pour organiser leurs différents services. Et c’est, autour de ces établissements un va-et-vient perpétuel, une activité prodigieuse. Les Parisiens s’arrêtent volontiers pour contempler les sympathiques soldats de la libre Amérique, jeunes pour la plupart, le visage entièrement rasé, droits et sveltes dans leur costume kaki sur lequel on ne distingue aucun ornement apparent, et tous coiffés du chapeau mou bossué, entouré d’un double cordon à deux couleurs qui se termine sur le devant par deux glands.

Les Américains arrivent, arrivent sans cesse. Ils s’organisent.

Une autre curiosité de Paris, est la main-d’oeuvre exotique, représentée par des indigènes de nos différentes colonies, en particulier les annamites et les Kabyles.

Ces derniers surtout sont en très grand nombre, employés aux travaux de voirie, et l’administration n’a eu qu’à se louer jusqu’ici de leurs concours.

Les Kabyles, comme on le sait, sont de race berbère, et diffèrent sensiblement des arabes. Habitants de la partie montagneuse du Tell, qui s’étend à l’est d’Alger jusque dans le département de Constantine, ils ont gardé, malgré la conquête de leur pays par les Arabes, le caractère de leur race.

Loin d’être nomades, ils demeurent au contraire fixés au sol, groupés par villages. Energiques, laborieux, hospitaliers et économes, ils émigrent volontiers, vivant de leurs métiers de forgerons, armuriers, charpentiers, ou simplement portefaix ; puis, lorsqu’ils ont amassé un petit pécule, ils le rapportent, comme le font d’ailleurs nos auvergnats, ou nos savoyards, dans les montagnes où sont demeurées leurs familles.

Préposés à l’enlèvement des ordures ménagères ou au nettoyage des rues, on les voit, bizarrement accoutrés d’un costume moitié civil, moitié militaire, (capote d’infanterie et calotte rouge surmontée d’une mèche pareille à celle d’une énorme bougie, ou bien portant autour de la tête un turban  qui fut blanc jadis). Ainsi, qu’ils soient juchés sur les lourdes voitures automobiles closes, ou qu’ils poussent nonchalamment leur balai le long des ruisseaux, insouciants de la température et de tout ce qui les entoure, les Kabyles mettent dans la grande ville une note pittoresque au possible.

Mais, le spectacle le plus intéressant de Paris en guerre est, sans contredit, celui des grands boulevards.

Que le Français de province ou l’étranger, de passage à Paris, veuille bien s’installer à la terrasse d’un café quelconque, entre la place de la République et la Madeleine ! Il y jouira, pour le modique prix de sa consommation, de la plus extraordinaire séance de cinématographe qu’on puisse imaginer. C’est vraiment le défilé des armées alliées.

Dans la foule qui circule sans arrêt sur les trottoirs, sans autre but que de faire la promenade des boulevards, mille uniformes s’y remarquent et en rompent ainsi l’uniformité.

Nos poilus, naturellement, sont les plus nombreux.  Ce ne sont plus les soldats boueux et poussiéreux qui ont débarqué des trains de permissionnaires ; tous ont fait toilette pour venir se retremper dans l’atmosphère reposante de la vie du boulevard, qui détend leurs nerfs et contribue à leur faire oublier pour quelque temps la terrible existence du front. Toutes les armes sont là représentées : fantassins en bleu horizon, chasseurs avec le béret fièrement campé sur l’oreille, ceux de l’armée coloniale, avec le fez rouge et le costume kaki, artilleurs, aviateurs, officiers et sous-officiers, de tous grades, simples soldats, tous vont, confondus dans la foule anonyme, sans aucune contrainte, jouissant pleinement d’une liberté entière et bien gagnée.

Nombreux sont ceux qui, en plus des brisques, portent des décorations, emblêmes de leur bravoure. D’autres arborent la fourragère aux couleurs de la croix de guerre, de la médaille militaire et même de la légion d’honneur. Et ce n’est pas sans un vif sentiment de fierté que l’on contemple ces innombrables soldats qui sont, pour la plupart, des héros de la Marne, de Verdun, de Champagne ou de la Somme.

Des blessés en assez grand nombre, se remarquent parmi eux : les uns, atteints aux jambes et guéris presque complètement, marchent avec le secours d’une canne. En voici qui ont un pansement fixé sur l’un des yeux et d’autres qui portent un bras en écharpe.

On ne constate aucune trace de souffrance sur leur visage, mais, au contraire, une espèce de joie secrète de se voir à peu près rétablis et de renaître enfin à la vie normale.

Voici maintenant des soldats belges, que nous connaissons déjà depuis 1914, car ces braves ont eu, comme nous, à soutenir le premier choc de l’envahisseur. A cette époque, ils étaient habillés de noir, avec un képi rond de même couleur. Aujourd’hui, ils portent tous l’uniforme kaki et, posé crânement sur la tête, le bonnet de police orné d’un gland à longs fils, dont la couleur est variable, et qui se balance agréablement.

Puis, ce sont les guerriers britanniques, dont le nombre a grossi prodigieusement depuis un certain temps. A part les écossais, highlanders au costume pittoresque qui provoque la curiosité, la plupart portent aussi un costume kaki avec boutons de cuivre ; le nom du corps auquel ils appartiennent figure sur une patte fixée à l’épaule. Leur coiffure diffère sensiblement suivant leur origine : tandis que les canadiens, à l’allure crâne et dégagée, ont le chapeau de feutre relevé sur le côté, les australiens portent ce même chapeau avec les bords complètement baissés ! quant aux soldats des comtés d’Angleterre, on les reconnaît bien à leur casquette plate.

Voici des Italiens au képi surélevé ; des russes géants blonds, à casquette plate rehaussée par devant, avec leur capote couleur réséda.

Voici aussi des Serbes, col grenat, bonnet de police de forme spéciale ; puis des roumains, des portugais. Quelques officiers polonais également, car l’armée polonaise, elle aussi, s’organise ; on les reconnaît à leur pélerine mastic et à leur coiffure nationale, le colback, à forme de cône tronqué.

Ce qui surprend le spectateur d’une telle scène, c’est l’aisance naturelle avec laquelle tous ces soldats alliés se fondent dans la grande foule en marche.

Simplicité d’allures sans pareille. Aucun regard de l’un à l’autre, aucune curiosité gênante ou déplacée.

On dirait que tous ces poilus, de nationalités si diverses, se sont toujours vus ainsi ; qu’ils ont toujours fait partie de la même armée ; de la même famille ; que la capitale a toujours été leur commun rendez-vous.

Et c’est tout naturel.

N’est-ce pas en France, et surtout à Paris, que l’air de la Liberté se respire avec le plus de délices ?

Octobre 1917.


UNE ALERTE


Minuit, l’heure du crime…

Une sourde détonation vient de me réveiller. Dans ce coin de banlieue, les usines travaillant pour la guerre sont nombreuses. Est-ce l’une d’elles qui a sauté ?

Je n’ai pas eu le temps de me poser cette question qu’une deuxième explosion se fait entendre, formidable à ce qu’il me semble, bien qu’assez éloignée.

Presqu’aussitôt, d’autres et multiples détonations, moins fortes, mais précipitées, se succèdent sans interruption.

Plus de doute. Messieurs les boches, qui nous avaient menacés d’un raid sur Paris, ont tenu parole ; ils viennent nous visiter.

Plusieurs de leurs gothas, sans doute, ont déjà lancé quelques bombes sur la capitale, et ce sont nos canons qui leur répondent par des tirs de barrage.

Habillé sans hâte, ayant fait ensuite l’obscurité dans ma chambre, j’ouvre une fenêtre et [jett]e un regard au dehors.

Quelle superbe nuit : mille étoiles brillent au firmament et la lune reflète son disque argenté dans les eaux de la Seine.

Temps propice, en effet, pour les exploits des bandits.

Alors, de mon observatoire caché dans l’ombre et qui, de loin, domine une bonne partie de Paris, j’assiste bientôt au plus féérique spectacle qui se puisse imaginer, spectacle si prenant qu’on en oublie presque le côté tragique des choses.

Tandis que résonnent encore les sirènes donnant l’alarme aux Parisiens endormis, des bruits de moteurs s’entendent dans les airs. Puis, parmi les étoiles sans nombre dont la voûte celeste est constellée, d’autres étoiles se glissent avec rapidité, sans jamais tomber : ce sont nos avions qui font la chasse.

Tout à coup, vers le nord, s’élèvent des boules lumineuses qui montent lentement, dans le ciel, y restent accrochées, semblables à des chandelles romaines des feux d’artifice d’autrefois.

Mais voici qu’une lueur bleuâtre apparaît, comme une immense gerbe de lumière, suivie bientôt d’une violente explosion : encore une bombe qui tombe. Le bruit des moteurs s’accentue. La canonnade s’intensifie. Les étoiles filantes que sont nos avions sillonnent l’air en tous sens ; il s’en échappe de petites boules éclatantes, balles traceuses lancées par nos pilotes pour régler le tir.

Puis, vers l’est, encore des fusées éclairantes, des crépitements de mitrailleuses et enfin une lueur d’incendie qui empourpre toute une partie de l’horizon.

Un peu plus tard cependant, les coups de canon s’espacent, les fusées disparaissent et, tandis que la berloque des pompiers annonce la fin de l’alerte et que seule persiste à l’orient la lueur de l’incendie allumé par la chute d’une bombe, le calme, peu à peu, renaît sur Paris et sa banlieue.

Les étoiles scintillent au ciel. Phébé la blonde se mire toujours dans les eaux du fleuve, comme si rien ne s’était passé. La Nature est au-dessus des hommes…

J’apprends, le lendemain, que plusieurs immeubles ont été atteints, parmi lesquels des écoles et des hôpitaux.

On déplore une quarantaine de morts et environ deux cents blessés, dont un assez grand nombre de femmes et d’enfants innocentes victimes de la barbarie allemande.

Telle est l’oeuvre des pirates de l’air au cours de cette nuit tragique. Si vous avez cru terroriser les Parisiens, messieurs les Boches, vous vous êtes, une fois de plus, lourdement trompés !

Vous n’avez fait qu’aviver, si possible, leur haine et celle de tous les Français.

Vous avez simplement exalté leur désir de vengeance et leur résolution de lutter jusqu’au bout, afin de pouvoir vous imposer un jour le châtiment de tous vos forfaits !

Février 1918.


L’HEURE DU TABAC


Mercredi, 14 heures. Devant le débit de tabac, une file de plusieurs centaines de personnes s’allonge, surveillée par deux agents, préposés au service d’ordre.

La crise du tabac sévit, hélas ! depuis plusieurs mois déjà. Les débitants sont approvisionnés à date fixe, une fois par semaine, et les dépôts leur distribuent la marchandise avec une parcimonie extrême.

Un mouvement dans la foule… Voici les sacs contenant la manne tant désirée.

Tout aussitôt le défilé commence devant le comptoir ; ce sont les paquets de tabac qui s’enlèvent le plus vite « Un bleu, un gris ! un bleu ! un gris ! » puis les cigarettes.

Bizarre spectacle : femmes du peuple en cheveux, qui veulent un paquet pour envoyer à leur poilu qui en réclame, ouvriers en costume de travail, employés de commerce, bureaucrates, tous ceux qui ont quelques instants de liberté sont là, attendant impatiemment leur tour de passer.

Canalisant le flot afin que tout marche sans encombre, les agents se tiennent à deux portes différentes de l’établissement ; l’un surveille l’entrée des clients, l’autre fait sortir ceux-ci par la seconde issue dès qu’ils ont reçu des mains de la buraliste, la récompense de leur persévérance. Au bout d’une demi-heure, tout est fini. Du stock qui est arrivé tout à l’heure, il ne reste plus maintenant que les cigares de luxe, pour les gens aisés qui viendront bientôt à leur tour, dans les heures qui vont suivre, les acheter très rapidement.

Et en voilà pour une semaine… N’est-il pas permis de se demander si une carte de tabac n’aurait pas pu être instituée ?

De cette façon, semble-t-il, tous les fumeurs sans exception, auraient été assurés d’en posséder, fut-ce en quantité moindre qu’autrefois. Or, quelqu’un n’a-t-il pas prétendu, peut-être avec raison, que, pour les civils comme pour nos soldats, fumer c’était chasser le cafard et leur permettre en conséquence de tenir ferme jusqu’au bout ?

Toujours est-il que l’Heure du tabac est l’un des tableaux les plus pittoresques de Paris en guerre, une de ces scènes que nous conterons plus tard, sous la lampe, à nos petits-enfants qui n’auront pas vécu les heures troublées d’aujourd’hui.

Avril 1918.


PARIS BOMBARDÉ


Ce n’était pas assez des multiples raids d’avions que les boches ont effectués, depuis le début de l’année, contre ce qu’ils s’obstinent à nommer, avec leur hypocrisie habituelle, la forteresse Paris.

On sait que, jusqu’ici, les bombes et les torpilles lancées par leurs gothas n’ont tué que de paisibles habitants et n’ont endommagé que des maisons particulières.

Peu leur importe. Le but qu’ils se proposent évidemment étant de terroriser la capitale.

Un de leurs journaux n’imprimait-il pas, tout dernièrement encore que, fatalement, ces incessants bombardements devaient réussir bientôt à briser les nerfs des Parisiens.

Qu’ils le sachent ! nos nerfs sont, il est vrai, fort sensibles ; ils vibrent facilement ; mais, fortement trempés aussi, ils n’en sont pas moins résistants et ils tiendront ferme jusqu’à la fin.

Donc, leurs avions n’ayant pas amené le résultat souhaité, il fallait trouver mieux. Leur besoin de bluff les incitait à nous frapper par quelque chose d’inattendu et de kolossal, (avec un K). Désormais, c’est chose faite.

Depuis le 23 mars, c’est-à-dire deux jours après le déclanchement de leur grrande offensive, Paris s’est vu bombardé par une pièce de canon, à longue portée, d’une distance de 120 kilomètres.

Certes, tout le monde se montra fort désorienté le premier jour. La nuit précédente s’était passée en partie dans les caves, les avions boches nous ayant rendu visite ; aussi, le lendemain matin, espérait-on être tranquille, tout au moins jusqu’au soir, et chacun de nous de se rendre à ses occupations ; quand de nouveau, les sirènes lancèrent dans l’air leur sifflet d’alarme : « Allons bon, les voici qui reviennent, même en plein jour ! »…

Ce qui intriguait surtout, c’est que les heures succédaient aux heures sans que l’alerte prit fin. On entendait bien, de temps à autres, de fortes détonations, mais si espacées qu’on n’y comprenait rien.

Enfin, dans la soirée, il fallut se rendre à l’évidence : le communiqué officiel annonçait que Paris était bombardé par une pièce de canon à longue portée. Un étonnement bien compréhensible se manifesta tout d’abord et puis, on en prit son parti et l’on ne changea plus rien à ses habitudes.

De même qu’autrefois, lorsque l’anarchiste Vaillant eut jeté son engin au milieu des députés assemblés, le président Charles Dupuy avait dit : « La séance continue », de même, sous les obus, le mot d’ordre fut : « La vie de Paris continue. »

Au début, les coups partirent régulièrement à vingt minutes d’intervalle : on en compta vingt-quatre sans interruption. Puis, peu à peu, ces coups s’espacèrent ; on n’entendit plus que trois ou quatre détonations en vingt-quatre heures, et même une seule.

Les Parisiens apprirent alors avec satisfaction que l’une des grosses Bertha, (car elles étaient plusieurs), avait éclaté, tuant un officier et neuf soldats préposés à son tir. Finalement, au bout d’une dizaine de jours, tout rentra dans le silence.

Bien mieux ! cette rage de destruction, débutant au milieu de la surprise, avait sombré dans le ridicule, car le dernier obus lancé sur Paris (donc chacun coûte à l’ennemi, paraît-il, vingt mille francs environ), n’avait tué que quelques poules occupées à picorer sous les yeux de leur coq vigilant, ce qui ne manqua pas de provoquer cette répartie drôle de gavroche : « Dépenser vingt mille francs pour tuer huit poules qu’ils n’ont même pas pu manger ! »

Certes, le bombardement des barbares avait fait de nombreuses victimes : des centaines de fidèles avaient été atteints dans une église, le jour du vendredi saint, tandis que, réunis pour l’office, ils priaient Dieu, ce Dieu que le Kaiser sanglant ne manquait jamais  d’invoquer dans chacune de ses harangues : ce meurtre avait soulevé un cri d’horreur et de réprobation dans tous les pays civilisés.

Ailleurs encore, des femmes et des enfants avaient péri. Mais Paris acceptait bravement la situation. Il semblait qu’il se fît un point d’honneur de conserver son calme et de prendre sa part du danger commun.

Qu’étaient, en effet, les quelques dégâts matériels causés par le monstre sorti des usines Krupp, à côté des bombardements inouïs qui avaient détruit presque totalement certaines de nos villes voisines du front, comme Reims, Arras et tant d’autres ?

Combien minces paraissaient les sacrifices consentis par la population parisienne, en regard du martyre, des tortures, des souffrances sans nom, endurés, depuis près de quatre ans, par les habitants des régions envahies ou par celles de la zone des opérations ?

Et puis, n’avait-on pas l’exemple de nos sublimes soldats, de ces poilus qui, depuis si longtemps, forçaient l’admiration du monde entier, en opposant héroïquement leurs poitrines à la ruée de l’envahisseur ?

Aussi, à part quelques familles qui, profitant des vacances de Pâques, avaient emmené leurs enfants à la campagne et y étaient restées ; à part des malades ainsi que certaines personnes pusillanimes, pour qui le souci de leur sécurité personnelle primait tout autre sentiment, presque tous demeurèrent à leur poste.

Là encore, comme en bien d’autres cas, la pauvreté de la psychologie allemande ne manqua pas de se manifester.

Espérer, par quelques coups de canon, jeter la panique dans Paris !

Paris ! la ville des révolutions et des sièges, là où se forgea l’histoire de la France, (j’allais dire l’histoire du Monde), Paris en a vu bien d’autres…

Non ! Messieurs, sérieusement, il faudra inventer autre chose, quelque chose de plus kolossal encore, qui s’écrive au moins avec un double K !

La seule préoccupation des Parisiens, pendant cette période, avait été de savoir où c’était tombé.

Aussi trouva-t-on, autour de chaque point de chute, une foule de curieux, maintenue par des agents, et qui insouciante d’un nouveau danger possible, venait se rendre compte, de visu, du beau travail qu’avait produit l’éclatement de l’obus monstrueux venu de si loin.

Un autre spectacle, moins attristant celui-là, allait bientôt s’offrir aux regards et montrer aux neutres qui pouvaient être présents dans nos murs à cette époque, quel était le véritable esprit de Paris.

Une quantité innombrable de carreaux ayant été brisés un peu partout, on avait appris qu’une manière très simple d’atténuer sensiblement le bris de ces carreaux consistait à coller sur leur surface quelques étroites bandes de papier. Il n’en fallut pas plus pour exciter l’ingéniosité et le goût artistique, universellement reconnus des Parisiens. Non contents de coller sur leurs vitres les quelques bandes de papier en diagonales strictement nécessaires, on vit de nombreux magasins s’évertuer à orner leurs glaces de véritables dessins, plus jolis les uns que les autres : mosaïques, fleurs, arabesques étranges de couleurs différentes. C’est ce qui s’appelle unir l’utile à l’agréable. Le maître Edmond Rostand composa même, à cette occasion, un superbe poème (genre Ronsard), intitulé Les Belles Fenêtres, qui eut le plus légitime succès (1) Est-ce là l’attitude d’un peuple pris de panique ?

On croyait donc tout fini, après ces dix jours de bombardement, lorsque, le 11 avril après-midi, une nouvelle Bertha fit entendre sa grosse voix.

Le premier obus fut bien placé : il entra dans la salle d’une crèche où il sema la mort parmi des femmes et des nouveaux-nés.

C’était le digne pendant du massacre des fidèles dans l’église, le jour du vendredi saint.

Soyez-en fiers, ô sinistres canonniers du Kaiser !

Encore quelques coups les jours suivants et même pendant la nuit. Enfin, le 3 mai, tout rentra dans le calme, leur troisième grosse pièce ayant été mise hors d’état de nuire par nos braves artilleurs.

Pourtant, ce n’était qu’une trève qui dura, il est vrai, vingt-quatre jours.

On respirait, mais sans se faire la moindre illusion. La bataille de Picardie et des Flandres s’était éteinte et l’ennemi, essoufflé, reprenait longuement haleine en préparant une nouvelle poussée.

C’est alors que Paris se mit à jouer avec Nénette et Rintintin, car Paris est incorrigible ; il sourit même sous la mitraille. Qui donc écrira l’histoire des fétiches, des hochets parisiens ? Tous les événements importants que la capitale a vécus, dans quelque domaine qu’ils se soient produits, ont donné lieu à des manifestations originales qui se traduisirent le plus souvent par des fétiches et des chansons populaires.

Nénette et Rintintin : ce couple de petits fantoches multicolores, en laine, fit fureur pendant tout le mois de mai. On put le voir suspendu au corsage des midinettes, voire même à celui de jeunes femmes très sérieuses. C’était un porte-veine, destiné à vous protéger contre les atteintes des vilaines bêtes, telles que les Gothas ou Berthas. Mais il était nécessaire, pour que les petits fantoches eussent toute leur propriété, qu’ils aient été offerts à celle qui les portait.

Si, par hasard, une personne les achetait de ses deniers à un camelot et qu’elle les arborât elle-même, le fétiche ne possédait plus aucune vertu.

Quelques esprits pondérés émirent bien l’avis que cette laine aurait pu être employée plus utilement ; mais, bah ! s’il fallait toujours aller au fond des choses !

Et puis, ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Par leurs bombes et leurs torpilles, par leurs monstrueux obus, les Boches espèrent terroriser les Parisiens. Ils semblent leur crier : « Rendez vous ! »

C’est alors qu’à cette rageuse sommation, les femmes de Paris, rééditant sous une appellation plus fine et plus fantaisiste, le mot fameux de Waterloo, ont répondu de leur voix claire à ces brutes : « Nénette et Rintintin. »

Cependant, l’instinct de Paris lui faisait pressentir que l’ennemi toujours avide de bluff, lui annoncerait la reprise de la lutte par un obus sorti de la gueule d’une autre Bertha. Aussi, lorsque le 27 mai, de grand matin, les parisiens entendirent de nouveau le premier coup de canon, tous se dirent sans hésitation : « Ah ! leur nouvelle offensive est déclanchée. » Et c’était, en effet, l’attaque soudaine et formidable qui se produisait, cette fois, entre Soissons et Reims.

Dès lors, le bombardement de Paris continua assez intense d’abord, pour diminuer graduellement, comme au cours des semaines précédentes.

Bien que l’archevêque de Cologne eût fait intervenir le pape afin que cette ville ne fût pas bombardée par les alliés le jour de la Fête-Dieu, un obus allemand n’en tomba pas moins sur une de nos églises.

En même temps, les raids nocturnes d’avions se multipliaient. On en compta huit en onze nuits. Mais qu’importe !

Non ! mille fois non ! Paris n’est pas et ne sera pas terrorisé.

Mais Paris, non plus, n’oubliera pas…

Et si, après la guerre, Messieurs les Boches, désireux de s’implanter en maîtres, comme jadis, dans notre commerce ou notre industrie, avaient l’audace de venir à nous, la main tendue, et de nous dire, avec cette intonation doucereuse qu’ils savent, à l’occasion, donner à leurs paroles : «  Oublions tout, soyons amis, c’était un affreux malentendu. » Ce jour-là, si quelqu’un consent à leur répondre (ce ne sera pas moi), que celui-là, ses yeux fixés dans leurs yeux, les promène à travers la capitale et qu’il leur montre les endroits où des femmes, des enfants, des vieillards, toutes innocentes victimes de leur barbarie, ont été assassinés par ordre…

Alors si, même à ce moment, ils ne comprennent pas combien ils nous seront odieux ; alors, alors, nous leur ferons comprendre autrement et nous leur intimerons l’ordre de nous débarrasser de leur présence. Nous leur interdirons de venir empoisonner à nouveau l’air si pur, si vivifiant de Paris, que nous avons respiré à pleins poumons depuis qu’ils nous ont quittés, depuis août 1914.

Juin 1918.


CEUX QUI PASSENT


Place de la Bastille, le dimanche 2 juin, après-midi.

Mouvement intense : tramways, autobus, taxis, camions se croisent en tous sens, avec un bruit d’enfer.

Soudain, parmi ces innombrables véhicules, voici débouchant du boulevard Beaumarchais, des petites voitures grises portant l’insigne de la Croix-Rouge. Ce son des ambulances régimentaires emmenant quelques blessés de la grande bataille vers les hôpitaux auxiliaires de la capitale. Dans les unes, les valeureux soldats qui ont versé leur sang pour entraver la ruée de l’ennemi sont étendus sur des couchettes superposées ; ceux-là sont atteints aux jambes ou aux bras. Dans d’autres, au contraire, nos poilus, blessés plus légèrement, sont assis simplement les uns près des autres, laissant voir les pansements qui enveloppent leur tête ou bien leurs mains.

Puis, à toute vitesse, arrivent aussi sur la place de grands camions automobiles pleins de pauvres gens ; femmes en cheveux, hommes encore en costume de travail. Ce sont ceux de la région de Compiègne, de Villers-Cotterets et même de Seine-et-Marne, (au nord de Meaux) qu’on a évacués par prudence, qui ont tout abandonné pour prendre les trains qui viennent de les débarquer aux gares du Nord et de l’Est. Maintenant, ils traversent Paris pour aller à la gare de Lyon ou à celle d’Austerlitz, s’embarquer dans d’autres trains qui les conduiront enfin dans les villes de l’intérieur où ils pourront goûter alors un peu de repos et se remettre de leur terrible secousse, en attendant que des jours meilleurs viennent mettre fin à leur exil.

Et c’est le lamentable exode qui se poursuit devant nous.

Les uns debout dans les grands camions aux planches desquelles sont attachées quelques bicyclettes, les autres assis sur des bancs ou sur les ballots contenant tout ce qui leur reste, tous passent dans la même attitude triste et résignée, les yeux fixés dans le vide, insensibles à tout ce qui s’agite autour d’eux dans ce grand Paris, leurs pensées revenant sans cesse, à travers l’espace, vers leurs foyers qu’ils ont dû abandonner sous la menace de l’invasion.

Voici cependant une voiture bondée de jeunes enfants, à la mine éveillée, accompagnés de quelques hommes qui doivent être des instituteurs.

La jeunesse a le privilège de l’insouciance. Elle n’approfondit pas les choses. C’est pourquoi tous ces bambins, amusés par le spectacle, si nouveau pour eux, que leur offre la traversée de la capitale, ouvrent leurs yeux tout grands pour n’en rien perdre. Ils jettent, au passage, un regard intrigué sur la colonne de Juillet, avec sa base bizarrement protégée contre les bombardements par une épaisse ceinture de sacs de terre recouverts de toile goudronnée et au sommet de laquelle se détache malgré tout le légendaire génie.

Et puis, ce camion est conduit par deux soldats américains que les petits français, tout fiers de cet honneur, ne cessent de regarder, heureux et rassurés. Car les Américains, comme on le sait, ont pris une très grande part au service d’évacuation dans les gares de Paris. La Croix-Rouge américaine (American Red Cross) a mis à la disposition des autorités son matériel ainsi que son personnel, et celui-ci s’est acquitté de sa tâche avec un dévouement sans bornes, aidant nos malheureux évacués à monter en voiture et à ranger leurs bagages, soutenant les infirmes, s’employant avec douceur à atténuer l’amertume de leur calvaire.

Quand on songe à tout ce qu’a fait déjà cette admirable organisation depuis le début de la guerre ; quand on a vu arriver ses voitures de secours, presque instantanément, sur les lieux où venaient d’exploser bombes, torpilles ou obus, on ne peut qu’être profondément touché par tant de grandeur d’âme.

Depuis leur guerre d’Indépendance, les sentiments de reconnaissance et d’affection des Américains à l’égard  de la France s’étaient manifestés en maintes circonstances. En ces jours tragiques, ils payent noblement leur dette. Et maintenant, c’est le peuple français qui, à son tour, du plus profond de son coeur, leur dit : merci et leur donne l’accolade fraternelle, consacrant ainsi l’indissoluble union que le temps ne fera que cimenter encore.

Juin 1918.


EUGÉNIE


J’ignore son nom de famille. Tout le monde, dans la maison, l’appelle simplement Eugénie ou Mademoiselle Eugénie, suivant le degré de familiarité.

C’est une demoiselle plutôt mûre qui doit compter quarante printemps environ, bien qu’elle ne les paraisse pas, de tournure tout au moins. Assez grande et mince, le buste cambré, la tête haute avec des yeux vifs, c’est, suivant l’expression populaire, un vrai cheval de bataille. Lingère, couturière, femme de ménage, garde-malade, ses multiples aptitudes en font la providence de ce coin de banlieue riverain de la Seine, qu’elle a toujours habité. Elle occupe la même chambre depuis plus de quinze ans.

Mais il fallait la guerre pour faire ressortir encore l’originalité de ce type si particulier à Paris.

Les raids d’avions se multiplient. C’est presque chaque nuit qu’il y a alerte.

Le ciel est clair, les étoiles s’allument, la lune paraît et vient se mirer dans les eaux du fleuve : « Ça ! dit alors Eugénie à la bonne vieille concierge qui prend l’air sur la porte en sa compagnie, c’est un temps à Gothas. Faut aller vous coucher, grand-mère, ils vont sûrement venir. »

Vingt-trois heures trente. Tout le monde dort. Soudain, trois coups de canon, puis les sirènes se mettent à mugir en même temps que, de Paris, arrive l’écho des trompes de pompiers.

C’est l’alerte.

Mademoiselle Eugénie se couche-t-elle toute habillée ? On ne sait. Quelques minutes à peine se sont écoulées que déjà, (tandis que les habitants de la maison se lèvent en maugréant, s’habillent et s’apprêtent à descendre plus ou moins vivement, selon que la famille est plus nombreuse). Eugénie, qui loge au cinquième étage, dégringole les escaliers en tirant sur son passage toutes les sonnettes, de peur que ceux qui ont le sommeil trop lourd n’aient pas entendu. Munie de sa petite lampe électrique, et d’un sac à main contenant ses objets de valeur ainsi qu’une fiole d’hyposulfite contre les gaz asphyxiants, la voici sur le seuil de la porte, scrutant la nuit de ses yeux perçants, dans l’espoir d’y découvrir quelque indice, étoile filante d’avions ou rayons de projecteurs.

D’un regard circulaire dans la rue, elle s’est assurée que tout est en ordre. Un bec de gaz projette-t-il sur la chaussée une clarté soudaine qui lui semble excessive, elle s’emporte contre cette négligence et se promet de la signaler à qui de droit demain.

Et si, par hasard, elle aperçoit, filtrant à travers les persiennes closes d’un appartement une lueur insolite, la voilà qui bondit et se met à crier d’une voix impérieuse : « La lumière, là-haut ! »

Mais les tirs de barrage commencent ; lointains d’abord, ils se rapprochent et deviennent de plus en plus violents. Ce n’est pas le moment de rester là. Aussi Eugénie referme-t-elle la grande porte et rejoint dans la cave les autres locataires, prend part à la conversation générale, rassurant les moins braves, causant de tout, connaissant tout, et ne s’arrêtant de bavarder que pour monter quelques marches, afin d’écouter mieux les bruits du dehors. « Ça tape ferme de ce côté-là », dit-elle en revenant, ou bien encore : « Des bombes viennent certainement de tomber, et pas loin encore. Cette fois, c’est sérieux ! »

Une accalmie. Cinq minutes se passent, puis Eugénie remonte, tire le cordon elle-même et suivie de quelques hommes qui s’ennuient en bas, se risque sur le trottoir, en observation, l’ouïe et la vue en éveil.

Rien ne lui échappe.

Aussi la voit-on tout à coup repousser ses compagnons ahuris dans le vestibule, leur conseiller (leur ordonner plutôt) de redescendre à la cave, les guidant dans l’obscurité au moyen de sa précieuse lampe électrique, et c’est seulement devant tout le groupe réuni qu’elle laisse tomber ces mots : « Je viens d’entendre un fort bruit de moteur, ça doit être un avion boche qui passe au-dessus de nous. » Eugénie ne s’est pas trompée, car aussitôt les tirs de nos canons redoublent de violence et on a l’impression qu’en effet le drame se déroule sur le quartier.

Mais tout a une fin.

Une nouvelle accalmie s’est produite et cette fois se prolonge.

Plusieurs habitants de la maison sont remontés sur le palier, et voici que résonne dans Paris le carillon tant désiré des cloches, précédant de quelques instants la joyeuse sonnerie de la berloque. « Pour le coup, ça y est ! » dit-on. Mais Eugénie intervient : « Attendez, attendez ! dit-elle, encore un peu de patience. Rien n’est rallumé. Rappelez-vous, l’autre nuit, quand la fin de l’alerte était à peine donnée qu’une seconde commençait et que les bombes tombaient aussitôt. »

Tout le monde s’incline devant cette logique.

Enfin, sur l’autre rive de la Seine, les usines, la gare de marchandises s’allument tour à tour, tandis que sur le quai, filent des agents cyclistes qu’Eugénie interroge au passage.

Alors, mais alors seulement, elle descend une dernière fois dans les sous-sols pour annoncer à ceux qui y sont demeurés la bonne nouvelle : « Allons, nous coucher, mes enfants, tout est fini. Bonne nuit et à la prochaine. »

Mademoiselle Eugénie n’est-elle pas un type bien curieux de Paris en guerre ?

Juin 1918.


NOS BLESSÉS


Je viens de les voir, les vainqueurs du 18 juillet, ceux qui infligèrent hier à l’ennemi un si cuisant échec entre Soissons et Château-Thierry, et qui ont versé si héroïquement leur sang, comme ils ont coutume de le faire.

Un grand remorqueur et un Bateau Parisien qui les ont amenés là, sont amarrés le long du quai.

Bizarre sensation que ressent le Parisien en revoyant son cher bateau-mouche, tel qu’il était jadis, avec ses pancartes multicolores de réclame. Il est passé le temps où ces bateaux transportaient le dimanche, de Charenton à Saint-Cloud et Suresnes, des centaines de touristes en quête de grand air.

Maintenant, les voilà désignés pour un rôle plus noble : ils participent, avec les trains sanitaires, à l’évacuation des blessés tombés sur les champs de bataille.

Ces derniers sont venus de la zone de combat par le canal de la Marne.

Ce voyage sur l’eau, peut-être plus long qu’en chemin de fer ; ce voyage sans heurts ni cahots, par un temps merveilleux et une nuit sereine de clair de lune, a ramené déjà, semble-t-il, un peu de calme dans leur organisation surexcité au cours de la lutte ardente !

Lignards et chasseurs, ce sont pour la plupart des blessés légers. Les uns portent un pansement à la tête, d’autres à la main, au bras, à la jambe.

Les voilà donc devant nous et tels qu’ils sont sortis de la fournaise, et dans quel état ! Capotes maculées de boue, déchirées, qui pendent en lambeaux ; pantalons fendus sur toute la longueur, casques bosselés.

Quelle est leur physionomie ? Ni gaie, ni triste. Malgré qu’une nuit de calme ait passé sur eux, on sent qu’ils ne sont pas remis encore de la terrible secousse. La transition a été trop brusque. Ils paraissent toujours plongés dans le rêve, ahuris, inconscients de la réalité et comme indifférents à ce qui les entoure. Seule, une flamme étrange luit dans leurs yeux, faite de la fierté d’avoir vaincu et de la joie secrète d’être encore vivants.

Quelques-uns d’entre eux sont descendus sur des civières ; ce sont les plus gravement atteints qui se trouvent dans l’impossibilité de se tenir debout. Parmi ceux-là, j’aperçois un sergent d’infanterie, grand et jeune, avec une fine moustache blonde, dont l’attitude résolue et tranquille vous réconforte.

Bientôt, sous les yeux d’une foule émue, et compatissante, les chers blessés quittent leur asile flottant pour pénétrer, guidés par des infirmiers sous les tentes-ambulances dressées sur la berge, au sommet desquelles flottent les drapeaux de la Croix-Rouge, et où l’on va examiner sommairement et panser leurs plaies. C’est alors que se produit un incident touchant. Une brave femme de la localité arrive, tenant à la main un panier rempli de jolis petits pains croustillants et de chocolat ; elle se penche sur le parapet et se met à distribuer un de ces petits pains et une tablette à chacun des poilus qui s’approchent et qui tendent leur casque pour les recevoir. Mais à ce moment, un major intervient paternellement : « Non, mes enfants, croyez-moi, ne mangez rien maintenant ; pas avant d’être opérés ou pansés. » Tout le monde s’incline et la bonne dame s’en va alors vers les voitures d’ambulance rangées un peu plus loin, espérant pouvoir continuer bientôt sa distribution.

Quelques instants après, tandis que le Bateau Parisien sous pression, s’éloigne des quais et se dirige à nouveau vers les régions où d’autres blessés l’attendent, ceux qui sont là sortent des tentes leurs pansements refaits et montent lentement en voiture.

L’un d’entre eux sautille sur une seule jambe, soutenu fortement par un infirmier. Un autre est porté à bras dans le véhicule.

Puis, une à une, les voitures s’ébranlent et prennent le chemin de Paris, passant devant la foule respectueuse qui suit longtemps du regard nos chers blessés vers lesquels semble monter un hosanna de reconnaissance et de patriotique ferveur.

Juillet 1918.


L’ARMISTICE


Cette année 1918, qui avait débuté pour Paris par le terrible raid d’avions boches du 31 janvier, devait se terminer d’une façon beaucoup plus heureuse. Et cette fois, le nombre fatidique 13, qui eut toujours la réputation d’être très favorable suivant les uns, très néfaste au dire des autres, dut baisser pavillon devant le nombre 11, puisque c’est le 11 novembre (11e mois) à onze heures, que la signature de l’armistice a été annoncée aux Parisiens, comme du reste à toute la France. Ce fut un beau jour.

Dès la veille, le bruit avait couru, apporté par des permissionnaires, que le feu avait cessé sur toute la ligne de combat.

Il ne s’agissait, en réalité, que de la partie du front que devaient traverser les plénipotentiaires allemands pour se rendre au G. Q. G. français, où  les attendait le maréchal Foch.

Donc, le 11 novembre au matin, tous les coeurs étaient dans l’attente. Signeraient-ils ? Ne signeraient-ils pas ?

Onze heures : Un coup de canon retentit. C’est fait. Puis les coups continuent, réguliers, et voici les cloches sonnant à toute volée et enfin les sirènes fixes et celles des usines qui se mettent de la partie pour annoncer le grand événement.

Oh ! ce lugubre hurlement des sirènes, que de fois nous l’avions entendu, nous arrachant au sommeil et nous avertissant qu’il fallait descendre dans les caves, à l’abri des projectiles, dont nous menaçait un raid d’avions, tandis que les tirs de barrage faisaient vibrer les carreaux de nos fenêtres. Cette fois, il nous semblait moins horrible, et peu s’en fallut que nous ne le trouvâmes harmonieux. C’était donc vrai ? Ils avaient signé ?

Quoi ! plus de sang versé, plus d’hécatombes ? Nos héroïques poilus ne passeraient donc pas cet hiver encore dans la tranchée, comme tout le monde s’y attendait ?

Au premier moment, ce seul sentiment entra en nous.

Un immense soupir de soulagement s’échappa de nos poitrines, sans plus.

Mais lorsque plus tard, on connut les conditions imposées à l’ennemi, conditions acceptées par ce dernier, ce fut bien autre chose.

Alors, on se rendit compte qu’en réalité, il ne s’agissait pas d’une simple suspension d’armes, mais que c’était bel et bien, non seulement la libération de notre territoire ainsi que de la Belgique, mais la capitulation sans rémission de l’Allemagne vaincue, la capitulation avec toutes ses conséquences, y compris le retour à la mère patrie de nos deux chères provinces d’Alsace et de Lorraine.

Aussi Paris, qui s’était montré depuis quatre ans, (à la surprise des étrangers) si digne et si réservé, dans le succès comme dans les mauvais jours, Paris redevint en un instant lui-même, et une vague de joie et d’enthousiasme sembla déferler sur la capitale.

Quelqu’un avait dit un jour que la victoire appartiendrait au belligérant qui saurait tenir le dernier quart d’heure. Et on avait tenu.

Les épreuves de toutes sortes n’avaient cependant pas été épargnées à ce vaillant peuple parisien, cuirassé, il est vrai, par tant de révolutions, de sièges et de faits historiques dont il avait été le témoin.

A l’angoisse continuelle que causait à la population l’idée qu’à toute heure du jour et de la nuit tombaient tant de braves qui lui étaient chers, s’étaient ajoutées de terribles difficultés dans le ravitaillement, en vivres comme en charbon.

Puis on avait subi une série ininterrompue d’incursions effectuées au-dessus de Paris et dans sa banlieue par les maudits Gothas qui avaient laissé choir sur la grande cité un nombre très élevé d’engins meurtriers.

Enfin, ç’avait été le tour des grosses Berthas, dont les obus ne parvenant pas à arrêter la vie de Paris, avaient cependant fait de nombreuses victimes.

Ajoutez à cela les mauvaises nouvelles qui parvenaient, après la défection russe, lorsque l’ennemi, prodigieusement renforcé sur notre front, avait tenté une dernière et formidable poussée nach Paris.

Eh bien ! on avait surmonté tout cela, et dès que les Américains étaient entrés en ligne, non seulement on avait repoussé les Allemands, mais ceux-ci n’avaient pas tardé à reculer vers nos frontières.

Quelle transition !

En juin et juillet, ils marchaient sur nous, se croyant sûrs, cette fois, du succès. En novembre, vaincus, ils demandaient et signaient l’armistice.

Ainsi s’explique l’explosion de joie qui se manifesta spontanément le 11 novembre. En un clin d’oeil, les drapeaux français et alliés, flottèrent à toutes les fenêtres. Les administrations publiques et le grand commerce avaient donné congé à leur personnel. Aussi, dès après déjeuner, une foule immense envahit les grandes artères du centre et notamment les boulevards.

Les receveuses de tramways, souriantes, laissent monter tout le monde, bien que leurs voitures soient archi-combles. Les voyageurs, la gaieté dans les yeux, se causent amicalement, sans s’être jamais vus.

Pendant quatre ans, ce fut l’union entre tous les Français. Aujourd’hui, c’est véritablement la fraternité.

Bientôt, on s’arrache les journaux du soir qui apportent des détails.

J’entends quelqu’un dire : « Pauvres Russes ! » Hélas ! oui, ils manquent à la fête. Eux seuls, en ce jour d’allégresse, restent plongés dans le chaos.

Sur les grands boulevards, la foule est maîtresse de la chaussée. C’est une mer humaine. Les voitures, les autobus prennent des rues détournées.

Alors, des scènes multiples se déroulent. Des cortèges, des monomes se forment ; des petits drapeaux sont brandis par mille mains. Civils, soldats en bleu horizon ou en kaki, tous fraternisent. Les rires fusent, les chants s’élèvent.

Les Américains surtout sont à l’honneur.

Des midinettes se les arrachent. Plusieurs n’ont plus de chapeau. Il paraît que les midinettes les ont pris comme gages ou comme fétiches.

Le soir tombe sur cette multitude en délire. Les becs électriques s’allument. La place de l’Opéra, qui rutile de lumières, est envahie toujours davantage.

Et voici Mlle Chenal au balcon. D’une voix forte et claire, qui résonne étrangement au milieu du silence qui s’est fait tout à coup, elle entonne l’immortelle Marseillaise, que tous reprennent en choeur au refrain.

C’est grand, c’est magnifique.

Ailleurs, à une fenêtre d’un grand journal ou d’une agence, d’autres artistes chantent nos airs nationaux ainsi que les hymnes de nos alliés.

Ainsi se déroula cette mémorable journée, une des plus belles dans l’histoire de notre France, et qui restera gravée jusqu’à la mort dans l’esprit de tous ceux qui ont eu le bonheur de vivre ces grandes heures.

Novembre 1918.


LA PREMIÈRE CLASSE
RÉCIT D’UN PETIT ALSACIEN


C’était un lundi, le 18 novembre….. Ces dates-là ne s’oublient pas…

Un épais brouillard régnait encore dans la vallée au-dessus de la rivière ; mais déjà le soleil commençait à percer, et tout annonçait le beau temps.

Depuis trois jours, les Allemands étaient partis ; puis, la veille, le dimanche dans la matinée, était arrivé un bataillon français de chasseurs. Les fameux « diables bleus » avaient fait dans le village une entrée triomphale aux sons entraînants de leurs clairons recourbés comme des cors de chasse et de leur belle musique qui joua « Sambre et Meuse » et la « Marche Lorraine ».

Depuis l’armistice, tout le pays était en effervescence ; les habitudes étaient bouleversées et la vie comme suspendue. Un magnifique drapeau tricolore avait été arboré à la façade de la mairie. Plusieurs maisons en avaient aussi, la nôtre entre autres, car grand-père Frantz avait sorti de l’armoire où il dormait depuis quarante-huit ans, le vieux drapeau tout usé, aux couleurs pâlies, que ses parents y avaient placé à l’arrivée des Prussiens. Il y en avait encore un superbe au-dessus de la porte de notre école, où l’on ne faisait plus de classe depuis la Toussaint, le maître allemand ayant reçu l’ordre de s’en aller, car ils s’attendaient à leur débâcle prochaine. Mais une affiche posée dans le cadre grillagé de la mairie avait annoncé que les classes reprendraient le lundi matin.

Quand je sortis de chez nous, il y avait déjà grande animation au dehors et l’on croisait à chaque pas des soldats, à l’uniforme bleu foncé, qui étaient aussi alertes et gais que les autres nous avaient paru lourds et maussades.

Comme je traversais la place, sans me presser, regardant avec curiosité ce spectacle nouveau pour moi, je fus interpellé par le menuisier Walter, un ami de la maison, qui me cria : « Dépêche-toi, petit, sans quoi tu arriveras en retard à l’école, et ce serait dommage ! »

Je pris mes jambes à mon cou pour tâcher d’être à l’heure, tout en pensant : « Que va-t-il donc se passer ? »

Heureusement, j’arrivai à temps. Il y avait grand brouhaha dans la salle et je me hâtai d’aller m’asseoir à ma place accoutumée.

Je remarquai que sur les derniers bancs, derrière les élèves, des gens du village étaient assis : le nouveau maire, le vieux garde-champêtre Fritz, et des vieillards qui avaient vu l’autre guerre ; grand-père y était aussi. Tous ces gens-là paraissaient heureux et causaient entre eux familièrement. Puis je m’aperçus que les murs de la salle étaient ornés de faisceaux de drapeaux français reliés par des guirlandes de verdure. Le plus grand se trouvait derrière l’estrade du maître avec au milieu, de grandes lettres R. F. entrelacées.

Tout à coup, un silence se fit.

Un bel officier venait d’entrer. Tous les regards se portèrent sur lui. Grand, encore jeune, moustache blonde, yeux vifs et clairs, il portait sur la manche deux petits bouts de galons dorés et sur la poitrine plusieurs décorations dont l’une, au ruban rouge, devait être la croix de la Légion d’Honneur. Il monta sur l’estrade et se découvrit. On put voir alors qu’une longue balafre lui barrait le visage, depuis le front jusqu’à l’oreille. C’était donc là, notre nouveau maître ?

Il commença par demander que ceux qui comprenaient le français se lèvent. Quatre de mes camarades et moi répondîmes à cet appel, non sans fierté, vous pensez. Nous n’étions que cinq, en effet, de toute la classe, qui connaissions la langue française et quand nous allions jouer ensemble sur les bords de la Saar, nous en profitions pour parler cette langue entre nous, en ayant soin de cesser ce jeu dangereux dès que des oreilles suspectes pouvaient nous entendre.

Quant à moi, je la parlais et la comprenais parfaitement et je l’écrivais même assez correctement, car grand-père avait été autrefois un élève du brave Monsieur Hamel et m’avait raconté souvent sa dernière classe en français qui avait produit sur lui une très forte impression. Alors, il avait juré de perfectionner lui-même son instruction avec ses livres et ses cahiers de classe. Il avait tenu parole et c’est ainsi qu’à mon tour, pour lui obéir et avec son aide, j’appris en cachette le français, dans les mêmes livres qui lui avaient servi jadis. Quand il pouvait aller en France, il en rapportait, à chaque voyage, plusieurs nouveaux livres, des poésies, des chansons, qu’il réussissait à passer en fraude. C’est pourquoi je savais par coeur presque tous les Chants du Soldat, de Déroulède et encore le Codicille de Maître Moser, par Eugène Manuel. Si les Prussiens avaient su cela !

L’officier, nous ayant fait signe de nous asseoir, continua alors de parler, mais cette fois en dialecte alsacien, afin d’être compris de tout le monde, et voici à peu près ce qu’il nous dit, d’une voix douce, mais ferme, qui résonnait seule dans le religieux silence : « Mes chers enfants, c’est à moi que revient l’honneur de vous faire la première classe en français, en attendant qu’un autre maître vienne s’installer définitivement ici. Alsacien d’origine, puisque mes parents ont habité longtemps cette région, je suis né en France, où ils s’étaient réfugiés au moment de l’invasion. Soldat et officier de l’armée française, j’ai combattu nos ennemis pendant quatre ans, sans jamais désespérer. Comme tous mes compagnons de guerre, j’ai beaucoup souffert et je fus blessé plusieurs fois ; mais tout cela est oublié, puisque nous avons enfin la victoire, et je reçois aujourd’hui, en me retrouvant devant vous, ma plus belle récompense.

Enfants, il faut que vous sachiez que la France a sacrifié un million et demi de ses fils pour vous arracher à vos bourreaux. Mais elle a fait plus. Avec l’aide de ses vaillants alliés, elle a libéré tous les peuples opprimés et notre victoire est le triomphe du droit et de la liberté dans le monde entier. Plus tard, je vous expliquerai pourquoi vous devez aussi vous montrer reconnaissants envers les nations qui ont lutté à nos côtés. Je vous dirai comment le grand peuple américain, ayant gardé le pieux souvenir de notre compatriote La Fayette, a mis sur pied, en quelques mois, une armée de plusieurs millions d’hommes qui porta le coup final à l’Allemagne, la força à capituler, et permit ainsi la libération de nos chères provinces d’Alsace et de Lorraine.

Soyez donc studieux, attentifs, mes chers petits, pour apprendre bien vite cette langue française, la plus belle et la plus claire de toutes, dans votre intérêt et aussi pour remercier la patrie des sanglants sacrifices qu’elle a faits pour vous. J’ai constaté avec plaisir que déjà plusieurs d’entre vous avaient appris secrètement le français, et je les félicite, ainsi que leurs parents, de leur beau courage. »

Nous étions tous très émus par ces belles paroles ; j’avais la gorge serrée et je sentais les larmes me monter aux yeux.

Alors commença la leçon d’histoire et de géographie. L’officier nous dit qu’il faudrait recommencer entièrement l’étude de la géographie de l’Europe après la signature du traité de paix, qui allait tout changer. Puis il se tourna vers la grande carte suspendue au mur, et qui indiquait, par une large ligne noire, l’ancienne frontière que la paix de 1871 avait tracée entre la France et l’Allemagne. Avec un morceau de craie, il commença par faire de nombreux petits traits sur cette ligne noire, puis il nous montra du doigt Strasbourg, Metz, Mulhouse, Colmar délivrées et toute l’Alsace jusqu’au Rhin, qui redevenait enfin la frontière naturelle de la France.

Ensuite il nous parla de la Pologne, autrefois partagée entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, et qui allait aussi être reconstituée dans ses anciennes limites. Il nous fit voir Trente et Trieste revenant à l’Italie. Il nous dit encore que l’Autriche-Hongrie allait être démembrée ; que tous les petits peuples qu’elle opprimait, comme la Bohême, par exemple, seraient désormais libres et qu’il ne resterait plus de l’ancien empire que deux états séparés : l’Autriche avec Vienne, et la Hongrie avec Buda-Pest.

Tout cela était dit clairement, simplement, et nous comprenions tous.

Puis on continua par la leçon d’écriture. Avec le même morceau de craie qu’il tenait toujours à la main, le maître traça au tableau noir, en belles et grandes lettres, les mots : France, Alsace, France, Alsace, que nous devions reproduire sur nos cahiers. Et chacun de s’appliquer à bien écrire, même ceux qui ne savaient former que des caractères allemands. Pendant une demi-heure, on n’entendit dans la salle que le grincement de nos plumes sur le papier. De temps à autre, je levais la tête et jetais un coup d’oeil à la dérobée, du côté de l’estrade. Alors je voyais l’officier, penché sur son pupitre, nous suivre des yeux affectueusement. Ses regards allaient de l’un à l’autre, comme s’il eût voulu nous connaître tous ; puis ils se portaient plus loin au fond de la salle, et il souriait, il souriait toujours, avec un air de douceur et de franchise impossible à décrire. Quelle différence entre notre nouveau maître et le vieux maître allemand qui nous avait fait la classe depuis quatre ans, avec ses lunettes d’or sur le nez, et qui s’était montré si bourru et méchant.

Lorsque l’écriture fut terminée et que nous eûmes fermé nos cahiers, le maître appela tout à coup : « Frantz Muller ! » Je ressentis un choc et je me dressai, tout rougissant, à mon banc.

- « Il paraît », dit-il, « que tu connais le français mieux que tous tes camarades et que tu récites les vers à merveille. Eh bien ! mon petit Frantz, dis-nous le « Codicille de Maître Moser », que ton bon grand-père a eu le mérite de te faire apprendre. »

M’efforçant de surmonter mon trouble, je commençai, la voix un peu tremblante ; mais bientôt  j’avais repris toute mon assurance, et quand j’articulai les derniers mots, d’une voix forte, un murmure courut dans la salle car l’émotion avait gagné toute l’assistance.

- « C’est très bien, mon petit ami », dit alors l’officier : « Je te félicite chaleureusement. » Alors, je m’assis, ivre de bonheur.

- « Savez-vous », continua notre maître, « que depuis de longues années tous les écoliers de France ont appris ce beau poème, en gardant dans leur coeur l’espoir de le voir se réaliser un jour ? Et, puisque ce jour mémorable est venu, je vais vous réciter à mon tour un autre poème ayant pour titre : « Moser, c’est  fait ! » qui est comme la réplique au premier, et qu’un poète français a composé pour le moment de votre délivrance. Je veux vous le dire en français ; ceux d’entre vous qui ne le comprennent pas apprendront ces vers plus tard, quand ils connaîtront cette langue, ce qui, je l’espère, ne tardera pas.

Emu lui-même, mais d’une voix chaude et bien timbrée, en appuyant comme il fallait sur certains passages, il nous lut donc en français ce nouveau poème, que j’eus bien vite appris par coeur, vous pouvez le croire.

MOSER, C’EST FAIT (2) (3)

Bien des jours avaient fui depuis qu’en son village
Moser s’était éteint, le corps brisé par l’âge.
Ses neveux, héritiers d’un sang qui ne ment pas,
Avaient eu dans nos rangs le plus beau des trépas
Et, de tous les amis qui, penchés sur sa couche,
Recueillirent jadis les ordres de sa bouche,
Le vieux Fritz restait seul pour tenir le serment
De parler, quand viendrait le suprême moment…
Dos voûté, chef branlant, et quasi centenaire,
Il semblait incarner le passé légendaire ;
Aussi, dès qu’il venait s’asseoir près de son seuil,
Chacun lui réservait le plus touchant accueil.
Et puis on regardait la vieille maison close
De Moser, attendant toujours la grande chose…

Mais les heures sonnaient à l’horloge du Temps ;
Les étés, les hivers succédaient aux printemps
Et les cruels bourreaux de notre Alsace aimée
Pouvaient croire, à jamais, leur oeuvre consommée.
Cependant vint un jour qu’au-dessus des moissons
Passèrent tout à coup comme de grands frissons,
Et des Vosges, soudain, les crêtes bien connues
Semblèrent projeter des éclairs dans les nues :
Alors ce fut le choc si longtemps espéré.
Déjà le flot germain s’écoule, exaspéré,
Et déferle en grondant vers les rives de France.
Etait-ce, cette fois, la sainte délivrance ?
Pas encore… Pourtant nos sublimes soldats
Ont battu l’ennemi dans les premiers combats ;
La frontière est franchie et superbes d’audace,
Les voici, pénétrant sur la terre d’Alsace…
Mais ce n’était pas là que voulaient se ruer
Les cohortes des Huns qu’on peut voir affluer,
Pour accomplir bientôt leur besogne tragique,
Vers les paisibles bords de la noble Belgique ;
Et la vague, en hurlant, s’en va toujours plus loin.

Sans souci du forfait dont le monde est témoin.
Submergé, balayé par d’affreuses rafales,
Le sol belge a subi l’atteinte des vandales
Et la France, accourue au secours de sa soeur,
S’efforce d’arrêter le sombre envahisseur…
Elle y parvint… Héros de cette lutte épique,
Les valeureux guerriers de notre République,
Dans un irrésistible et glorieux élan,
Firent rétrograder, le sinistre ouragan.
Mais le monstre géant était né pour la guerre ;
Il enfonça ses crocs dans notre vieille terre
Et, résistant enfin à tout nouvel effort,
S’allongea, menaçant, d’Anvers jusqu’à Belfort…
Maints champions du droit affrontant la tempête,
S’étaient aussi levés pour abattre la bête
Dont les méfaits sans nombre et l’instinct criminel
Resteront dans l’Histoire un opprobre éternel.
Ainsi, durant des mois, narguant leur fier courage,
Elle se défendit, écumante de rage,
Jusqu’au jour où, vaincue, enfin frappée à mort,
(Tout comme se détend, un énorme ressort),
Et les membres tordus dans une ultime crise,
Terrassée à jamais, elle dût lacher prise.

« Patientez, amis, cette fois c’est  la fin ! »
[A]vait dit Fritz à ceux qui doutaient du destin…
Le grand jour se leva sur le charmant village :
Bien vite les teutons avaient plié bagage
Et déjà s’apprêtaient à repasser le Rhin
Quand nos soldats, aux sons de leurs clairons d’airain
Parurent, poursuivant leur marche triomphale
Au milieu des transports d’ivresse générale.
On put apercevoir alors les volets verts
De la chère demeure, à présent grands ouverts,
Tandis qu’à son pignon le drapeau tricolore
Flottait dans l’air serein où s’annonçait l’aurore.

C’est l’heure ! Tous debout à ce vibrant appel
Accourent, haletants vers le lieu solennel
Où Maître Moser dort sous quelques pieds de terre,
Emouvant rendez-vous devant la froide pierre
Que des gerbes de fleurs bientôt vont recouvrir.
Le tombeau des vaincus, désormais, peut fleurir
Alignés sur deux rangs et la démarche altière,
Nos soldats sont venus dans l’humble cimetière…
Et le vieux Fritz entra, redressé sans bâton.
A quelques pas suivi par des gens du canton.
Alors s’agenouillant, dans un geste suprême
Il baisa longuement la terre à l’endroit même
Où sans doute posait la tête de l’ami.
Puis, s’étant relevé, lentement, à demi.
De sa plus forte voix, dans le profond silence,
(Tandis qu’en l’air planait un avion de France),
Soulevant d’un seul cri le poids qui l’étouffait,
Dit simplement : « Moser ! Moser ! Moser ! c’est fait ! »


A mesure qu’il parlait, au milieu d’un imposant silence, je voyais les gens du village se lever l’un après l’autre et, les yeux fixés sur ceux de l’officier, écouter celui-ci comme on écoute un prêtre devant l’autel. Bientôt, instinctivement, nous fimes de même, et tout le monde resta debout jusqu’à la fin. Puis quand l’officier, martelant les derniers mots, lança d’une voix grave et profonde : « Moser… Moser… Moser… c’est fait ! », ce fut quelque chose d’inouï. Nous étions haletants, transfigurés, et, sur les derniers bancs les vieux tendaient leurs deux bras vers l’estrade, pendant que des larmes, mais des larmes de joie, glissaient le long de leurs faces toutes ridées.

Enfin, le maître saisit son képi, puis, l’agitant au-dessus de sa tête, cria à pleine voix : Vive la France ! » et tous les assistants, les bras en l’air, répétèrent avec enthousiasme ce cri qui les étouffait et qui leur était interdit depuis si longtemps.

Alors notre maître, s’étant couvert, s’avança vers nous et serra à tous la main de la façon la plus cordiale. Puis vint le tour des habitants. Mais là, ce fut bien autre chose, car ceux-ci l’entourèrent, l’étreignirent et voulurent l’embrasser, comme s’ils se jetaient dans les bras de la France, leur chère patrie retrouvée.

Ah ! ma première classe de français, je m’en souviendrai toute ma vie…

C’était fini…

Tout le monde sortit, pêle-mêle, petits et grands, jeunes et vieux.

L’horloge de l’église sonna midi, puis l’angélus.

Juste à ce moment, la musique des chasseurs passait sur la place, jouant un air populaire que je connaissais bien. Derrière les musiciens, des jeunes filles, des femmes, des hommes et des soldats sans armes se tenaient par le bras et reprenaient en choeur les paroles de cet air :

« Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine,
Et, malgré vous, nous resterons Français.
Vous avez pu germaniser la plaine,
Mais notre coeur vous ne l’aurez jamais ».

           
(Réplique au Conte célèbre d’Alphonse Daudet : La Dernière Classe).

Décembre 1918.


L’HEURE LÉGALE


Comme les années précédentes, un décret ministériel venait de paraître dans les journaux, annonçant que l’heure légale serait avancée de soixante minutes dans la nuit du 9 au 10 mars 1919, ce qui avait eu le don de provoquer la mauvaise humeur de Madame veuve Boulanger.

Madame veuve Boulanger était une septuagénaire aux idées bizarres. Parisienne dans l’âme, bien qu’elle fût née dans l’Orléanais, elle était très documentée sur la vie mondaine, malgré qu’elle eût constamment vécu dans un milieu des plus modestes. Les pièces de théâtre en vogue, les vedettes de l’affiche, les favoris des courses, rien de tout cela ne lui était étranger. Elle avait aussi ses opinions, toutes superficielles d’ailleurs, sur la politique du jour. Pessimiste par nature, elle avait toujours considéré comme probable l’entrée des Allemands à Paris (qu’elle y avait déjà vus en 1871), ne s’était inclinée, après la victoire, que pour prédire qu’ils nous reprendraient bien un jour l’Alsace et la Lorraine et qu’il y aurait toujours des guerres. Puis, elle avait conservé surtout une prédilection pour les choses du second Empire. Elle connaissait en détail tous les membres de la famille impériale et parlait avec admiration des Cent Gardes et des superbes fêtes données autrefois aux Tuileries. Il est vrai que c’était l’époque de sa jeunesse. D’autre part, Madame Boulanger avait une aversion marquée pour toutes les manifestations du progrès et, plus spécialement, pour les réformes qui tendaient à bouleverser les habitudes de la vie quotidienne.

Aussi, lorsque, pour la première fois, on parla d’avancer l’heure, ce fut chez la vieille dame une violente explosion d’indignation. Les murs de la petite chambre qu’elle occupait, seule, dans le quartier Picpus, ayant subi sans répondre, le flux d’imprécations de la septuagénaire, celle-ci était allée retrouver alors quelques voisines avec qui elle pût soulager son coeur : avait-on idée de cela ? mais ils étaient fous ? voilà qu’ils voulaient maintenant changer la marche du soleil ! Ah ! elle l’avait bien dit que cette guerre serait la fin de tout ! En tout cas, elle était trop vieille pour changer ses habitudes, et elle ne toucherait pas à sa vieille pendule qu’elle avait conservée depuis son mariage. Elle se léverait et se coucherait aux mêmes heures, sans s’occuper des autres. »

Ainsi fit-elle jusqu’au jour où il lui arriva l’aventure que voici :

La fille de Madame Boulanger, qui habitait la province, avait deux enfants, un garçon de vingt ans, une fille de dix-huit. Leur naissance avait été une joie pour ses vieux jours et, comme toutes les grand’mères elle ressentait une adoration sans bornes pour eux. Mais l’inquiétude envahit un jour le coeur de Madame Boulanger, lorsque son petit-fils, un grand et beau jeune homme, dut partir à la guerre comme appelé de la classe dix-huit.

Avec quelle impatience elle attendait les lettres qui venaient du soldat et qui lui donnaient le frisson par les détails qu’elles contenaient sur l’existence du front. Enfin, Robert s’en tira sans une égratignure et la vieille femme se sentit revivre à l’annonce de l’armistice. Peu de temps après, Robert goûtait les plaisirs de l’occupation en Lorraine reconquise. Ses lettres venaient maintenant de Metz ou de Thionville. Tout allait bien. Il ne restait plus qu’à attendre patiemment l’instant de la démobilisation.

Cependant, un matin que Madame Boulanger, rentrant de faire ses commissions dans le quartier, maugréait comme de coutume contre la vie chère, elle croisa dans l’escalier un petit télégraphiste qui avait précisément un télégramme à son adresse. Madame Boulanger eut un sursaut : « Une dépêche pour moi ? Ah ! mon Dieu ! ce ne pouvait être qu’un malheur ! »

En hâte, elle rentra dans sa chambre et, tremblante comme une feuille, décacheta le petit bleu ; mais bientôt ses traits se détendirent et, plus tranquille, elle prit le temps de s’asseoir et de mettre ses lunettes pour relire une seconde fois la dépêche qui était ainsi conçue : « Désigné pour Maroc, en route pour Bordeaux, viens gare Austerlitz, demain 15 heures. Embrasse. Robert. »

Ainsi, voilà qu’on envoyait maintenant ce pauvre enfant, qui avait fait la guerre, de l’autre côté des mers, au Maroc. Le tourment, de nouveau, s’emparait d’elle. Le Maroc, c’était pour la bonne grand’maman, d’abord les dangers d’une traversée, puis la chaleur torride, les sables du désert, la soif et les combats contre les Arabes. « Il n’en a donc pas encore assez fait soupirait-elle, « et n’est-ce pas honteux d’envoyer si loin des jeunes gens qui devraient déjà être rentrés chez eux. Quand verrons-nous la fin de ce cauchemar ? » Mais une pensée dominante l’obsédait : revoir son cher Robert, l’embrasser à son passage à Paris, avant son départ pour l’inconnu.

Dix fois, dans le courant de la journée, ses yeux se reportèrent sur le télégramme : « Gare Austerlitz, oui, je sais, on disait autrefois gare d’Orléans, c’est vers le Jardin des Plantes ; mais 15 heures, quelle heure est-ce au juste ? avec tous leurs changements, ces fous, on n’y comprend plus rien. » Enfin, après s’être renseignée auprès de ses voisines, mises bien vite au courant de la nouvelle, elle acquit la certitude que 15 heures voulait dire 3 heures après-midi. Madame Boulanger ne dormit guère cette nuit-là. Puis, le lendemain matin, les heures lui semblèrent d’une lenteur désespérante. Enfin, après avoir déjeuné et fait un brin de toilette, elle quitta sa chambre au moment où 2 heures sonnaient à sa pendule. Il ne fallait pas plus d’une demi-heure pour se rendre à la gare d’Orléans, mais la vieille dame s’était toujours arrangée pour arriver bien avant le départ ou l’arrivée des trains. Ce n’était pas le jour de changer ses habitudes. Elle alla donc à la place de la Nation prendre le tramway de l’Alma qui la ménerait juste en face du Jardin des Plantes, ce qui eut lieu effectivement, et madame Boulanger, dont la montre indiquait 2 heures 25 seulement, s’achemina à pas lents, et non sans émotion, vers la salle des pas perdus de la vieille gare.

Arrivée, là, elle chercha un banc pour s’asseoir, puis, au bout d’un moment, se demanda soudain s’il fallait qu’elle attende tranquillement l’arrivée de Robert à la place qu’elle occupait ou si, au contraire, elle devait passer sur les quais. Cette dernière solution lui parut la meilleure, car, de cette façon, elle pourrait demeurer avec son cher petit-fils jusqu’à l’extrême limite du départ.

Mais, avant de prendre un billet de quai, Madame Boulanger, qui ressentait comme une angoisse secrète qu’elle ne parvenait pas à s’expliquer, voulut s’assurer à nouveau de l’heure exacte du train et, dans ce but, s’approchant de l’employé préposé au poinçonnage des billets lui demanda : « C’est bien à 3 heures, n’est-ce pas, monsieur, que part l’express pour Bordeaux ? » - Oui madame ! » répondit l’employé goguenard, « c’était à 3 heures ; il n’avait pas de retard aujourd’hui. Vous n’avez pas l’intention de le prendre, je suppose ? sans quoi, vous arriveriez après la bataille, car il y a déjà quarante minutes qu’il roule. »

On devine avec quelle stupéfaction, Madame Boulanger entendit ces paroles. D’abord pâlissante, puis rouge de colère, elle éclata enfin : « Comment il est parti ! ce n’est pas possible ce que vous dites là. Je suis en avance puisqu’il n’est que trois heures moins vingt. » Mais, pendant qu’elle parlait, ses yeux s’étaient instinctivement portés sur le grand cadran de la gare qui, lui, marquait 15 h. 40, c’est-à-dire 4 heures moins vingt. Alors tout de suite, elle comprit, et, comme assommée par un coup de massue, elle s’écroula sur les dalles en gémissant : « Ah ! les bandits ! les misérables ! »

On transporta la pauvre vieille au poste de secours de la gare où, à force de soins, on finit par la ranimer. Puis, après lui avoir fait boire un cordial, on la mit dans un taxi-auto en donnant au chauffeur son adresse qu’elle avait pu heureusement indiquer. Alors, affaissée sur les coussins, sans force et sans volonté, la septuagénaire ne cessa de murmurer des lambeaux de phrases, dans lesquels revenaient sans cesse les mots « Robert, Bordeaux, Maroc, 3 heures, misérables, etc… »

Enfin, on arriva à son domicile. Le chauffeur bon enfant, voulut l’aider à monter ses quatre étages. Elle le paya, le remercia et mit la clef dans la serrure.

Alors, aussitôt rentrée dans sa petite chambre, qu’elle avait quittée une heure auparavant avec l’espérance au coeur, Madame Vve Boulanger, avec des gestes d’automate, se dirigea, sans même ôter son chapeau, vers la pendule qui, sur le marbre de la cheminée, semblait la narguer ; puis, ouvrant le couvercle, elle fit faire à la grande aiguille le tour complet du cadran avançant ainsi son heure de soixante minutes, et comprenant, mais un peu tard, qu’il fait bien vivre avec son temps…

Avril 1919.


L’HÉRITIER DU CHARMEUR


C’était aux Tuileries, par un magnifique après-midi de septembre. Le soleil, encore chaud, faisait affluer les promeneurs, et lorsque je passai par là, il y avait cercle autour du charmeur d’oiseaux.

Depuis longtemps, je n’avais vu tant de monde. D’abord, on avait eu quatre ans de guerre, et les pensées étaient ailleurs. En outre, depuis la disparition du père Pol, (le charmeur légendaire, qui fut vraiment le créateur du genre), si divers amateurs essayèrent d’attirer les petits oiseaux, aucun de ses imitateurs n’avait pu vraiment le remplacer.

Celui-ci semblait avoir beaucoup plus de succès. C’était un homme grand, au visage rasé, sauf la moustache taillée à l’américaine ; quoique son allure fût plutôt jeune, il devait être assez âgé ; car sous son chapeau de feutre à larges bords on distinguait une couronne de cheveux presque blancs. Badaud comme sont tous les Parisiens, je pris place, moi aussi, dans les rangs des curieux et j’assistai au spectacle gratuit qui s’offrait à nos yeux.

Une quantité de moineaux, voire même des pigeons se trouvaient rassemblés là, les uns sur le sol, d’autres perchés sur les statues ou les vases d’alentour.

M. Charles, comme on appelait l’oiseleur, qui commençait à être connu, tenait un discours à ses petits pensionnaires. Parfois, levant la main qui tenait entre deux doigts la mie de pain convoitée, il prononçait un nom auquel un seul oiseau répondait en venant prendre délicatement sa pitance, sans interrompre son vol. Un autre venait se poser d’abord sur la main, puis extirpait vivement d’entre les doigts la boulette de pain offerte. C’était un pépiement indiscontinu de tous ceux qui attendaient leur tour, sautillant à l’envi autour de leur grand ami. Longtemps, le même manège se répéta devant moi. Fatigué d’être debout, j’étais allé m’asseoir sur un banc de pierre tout proche. Puis un moment vint où le charmeur ayant lui aussi, besoin de repos, et désirant goûter à son tour, sortit de sa poche une tablette de chocolat et s’assit sur la banc où je me trouvais. L’occasion était bonne pour lier conversation.

- Tous mes compliments, lui dis-je. Depuis que le père Pol est mort, personne n’avait eu autant de succès que vous auprès des petits oiseaux des Tuileries. Vous avez donc découvert son secret ?

Sans répondre d’abord à ma question, M. Charles me dévisagea un moment ; puis, comme je lui inspirais sans doute confiance, il laissa tomber ces mots :

- Non monsieur, mais j’en ai hérité.

Surpris de cette réponse, ce fut à mon tour de regarder mon voisin, avec un air interrogateur qui ne lui échappa pas.

- J’ai confiance en vous, reprit-il et je souffre de ne pouvoir m’épancher auprès de quelqu’un qui me comprenne. Permettez-moi de profiter de cet instant de pause pour vous renseigner. Bien peu de gens ont connu la vie de celui qu’on appelait communément « le père Pol, » ou encore « le charmeur des Tuileries ». Comme j’ai eu le privilège d’habiter pendant vingt ans la même maison que lui et que, employé dans la même administration, je suis devenu bien vite son ami, je veux, ce que je n’ai encore fait pour personne, vous donner quelques détails sur la personnalité de mon regretté camarade.

Cependant, les petits oiseaux trouvaient l’entr’acte un peu long ; nombreux et bruyants, ils se rapprochaient du banc. Mais le charmeur ayant croqué son chocolat, fit un large geste de la main qui pouvait signifier : « Tout à l’heure ! » Alors, tous s’envolèrent, et M. Charles, ayant bourré lentement sa pipe en racine de bruyère, l’alluma, envoya quelques bouffées de fumée vers le ciel et continua son récit en ces termes.

- Henri Pol était employé au Central des Télégraphes, rue de Grenelle. Or, pour aller de son domicile au bureau, il prenait la rue des Tuileries, percée depuis peu de temps ; il grignotait en marchant les restes de son pain ou d’un gâteau, et lançait négligemment des miettes aux oiseaux qui se trouvaient le long de son chemin. L’habitude est une seconde nature. Bientôt mon ami s’aperçut que les petits pierrots le suivaient quand il n’avait rien à leur donner et pépiaient obstinément pour attirer son attention. La gent ailée s’enhardit peu à peu, si bien qu’un beau jour, un moineau audacieux, vint, sans coup férir, se percher sur son chapeau. Depuis ce jour, M. Pol ne manqua plus une seule fois de faire sa distribution, qui devint ainsi régulière, le long des pelouses du jardin.

Quand vint l’heure de prendre sa retraite, il était tout naturel que la petite famille du charmeur profitât de ses nouveaux loisirs. Son temps n’étant plus limité désormais, il s’assit sur un banc, causa avec ses pierrots, et donna des noms aux plus familiers. Il s’aperçut alors qu’en offrant sa miette de pain, et appelant chaque oiseau par son nom, les petits personnages finissaient par répondre à ce nom. Le secret du charmeur était trouvé. Bientôt les promeneurs firent cercle autour de lui, et le père Pol devint une célébrité Parisienne. Il songea alors à tirer parti de sa popularité, et comme sa pension de retraite était vraiment bien maigre pour lui permettre de vivre à l’aise, il fit éditer des cartes postales qui donnaient son portrait accompagné de quelque quatrain de sa composition ; car M. Pol était un érudit, un philosophe et faisait volontiers des vers. Ces cartes illustrées se vendirent facilement auprès des Parisiens, des provinciaux et des étrangers. Dès lors, la renommée du Père Pol, le charmeur des Tuileries, ne fit que grandir, et il se trouva relativement à l’abri du besoin, jusqu’à ce que, terrassé par la maladie, il dût entrer dans une maison de retraite où il est mort au printemps de 1918, pendant que les bombes s’acharnaient sur Paris. Il n’a pas vu notre victoire et la fin de la terrible guerre qui l’a tant affecté. Si le hasard vous mène au cimetière de Bagneux, monsieur, vous pourrez y voir sa modeste tombe, pieusement entretenue par sa nièce, la seule parente qui lui restait.

C’est le lendemain de son décès qu’on me remit une enveloppe à mon adresse, écrite de la main de Pol.

Dans cette lettre, mon cher ami me disait en substance : « Mon plus vif désir serait que tu me succèdes auprès de mes petits oiseaux des Tuileries. Je te lègue mon secret et tous les gentils pierrots qui m’ont fait passer des heures si agréables. Quand la retraite sera venue aussi pour toi, va leur rendre visite, appelle-les par leurs noms et, en leur tendant la mie de pain, parle-leur du vieil ami qui ne les a jamais oubliés. »

- Voilà, Monsieur, tout ce que j’avais à vous dire.

Le soir tombait. Les rayons du soleil couchant mettaient des reflets d’or sur l’arc du Carrousel ainsi que sur les plates-bandes fleuries du jardin.

Alors, une dernière fois, l’héritier du père Pol offrit la becquée aux petits Pierrots de Paris. Familiers, ils vinrent se poser sur sa main ou sur ses épaules, et lorsqu’il se leva pour partir, ce fut un concert général de petits cris d’adieu à l’adresse du sympathique charmeur.

Septembre 1919.


UNE RENCONTRE


« Auteuil-Longchamps, voilà Auteuil… La monte et les partants… les couleurs ! »

- La voix éraillée et nasillarde d’un marchand de journaux parvenait jusqu’à nos oreilles, tandis que par ce superbe après-midi d’automne, nous suivions l’avenue qui longe le champ de courses de Longchamps, où fourmillait déjà sur la pelouse la foule des grands jours. Les tribunes bondées de spectateurs, le moulin à vent se détachaient sur le fond verdoyant des coteaux dominé par le Mont-Valérien, et c’était, sous le soleil étincelant, un magnifique panorama. Beau temps pour la grande épreuve qui allait se disputer : le Prix du Conseil Municipal.

La voix du camelot se rapprochait. Soudain, au moment où nous allions nous appuyer à la palissade, un petit chien épagneul vint en jouant se jeter dans nos jambes ; puis nous entendîmes qu’on appelait : « Follette, ici Follette ! » Ce nom lancé brusquement près de nous eut le don de me faire tressaillir ; je regardai celui qui l’avait prononcé et qui n’était autre que le crieur de journaux. C’était un homme d’une soixantaine d’années, barbe et cheveux presque blancs. Ses traits ne m’étaient pas inconnus, mais où l’avais-je vu ? Tout à coup, la lumière se fit dans mon esprit et, m’approchant sans hésiter du bonhomme, je lui mis la main sur l’épaule en lui disant : « Qu’est-ce que vous faites-là, père Joseph ? » Le vieillard sursauta, puis, se retournant, me dévisagea un instant et, m’ayant reconnu, s’écria : « Ah ! par exemple ! » - Vous avez donc quitté Gaillon ? » lui dis-je. - « Comme vous voyez ! » répondit-il.

A ce moment, la première course commençait et déjà le peloton multicolore des jockeys passait à toute allure devant nous. « Venez », me dit le bonhomme, « je ne vendrai plus rien maintenant. Allons nous asseoir un peu sur l’herbe et causons. » Ce que nous fîmes. Et là, nous évoquâmes longuement les souvenirs de Gaillon. Précisément, ce dimanche 10 octobre voyait renaître dans cette localité, pour la première fois depuis la guerre, la fameuse course de côte, qui réunissait chaque année les meilleures marques de l’industrie automobile. C’était à l’occasion de l’avant-dernière course, en 1912, que j’avais fait la connaissance du père Joseph. Il tenait alors une petite auberge sur la grand’route, vers le milieu de la fameuse côte Sainte-Barbe, et dame, le jour de la fête sportive, c’était un coup de fortune pour le cabaretier, dont l’établissement regorgeait de clients jusqu’à la fin du jour. « Vous rappelez-vous », me dit-il « qu’il faisait un temps tout pareil à celui d’aujourd’hui ? aussi, quel monde, quelle affluence ! » « Oui, et comme il faisait bon déguster la bière ou la limonade, voire même du cidre bouché, sous vos jolies tonnelles ! Et votre brave chienne, qui fut renversée par une voiture de course, en est-elle morte ? »

« Hélas ! oui », répondit le père Joseph. Vous savez qu’au moment où une petite voiturette partait comme un bolide, Follette s’échappa de mes mains et voulut traverser la route. Ce ne fut pas long. L’auto lui passa dessus et la coupa pour ainsi dire en deux. Pauvre bête, à laquelle je tenais tant, car elle était de pure race, monsieur. La voiture était une Mercédès (marque allemande). Vous voyez que, déjà cette époque, les boches faisaient des victimes.

Heureusement, Follette avait mis au monde un mois avant, deux beaux petits tout semblables à elle, un chien et une chienne. J’ai vendu le chien : quant à l’autre, j’ai voulu qu’elle porte le nom de sa mère, et c’est elle que vous voyez là, avec son petit museau couleur café au lait, et qui nous regarde avec ses yeux intelligents, comme si elle comprenait ce que nous disons. »

On aurait été tenté de le croire, en effet, car, d’un bond, Follette était venue nous faire fête, remuant la queue en tous sens et léchant les mains de son maître.

- « Mais tout cela ne m’apprend pas, père Joseph, pourquoi vous avez quitté le pays normand pour venir vendre ici des journaux sportifs ? » - « Je vais vous le dire. Je suis, en somme une victime de la guerre comme tant d’autres. Vous savez que j’avais une fille de vingt-deux ans et un garçon de dix-neuf. Eh bien ! ils ont été tués tous les deux : mon fils Gaston devant Verdun, dans la fameuse contre-attaque qui a repris Douaumont aux Allemands. Quant à Henriette, que vous avez dû voir à l’auberge, il y a huit ans, elle ne tenait plus en place depuis la déclaration de guerre. Sa mère morte, elle s’ennuyait au logis, seule avec moi, et surtout s’impatientait de ne pouvoir être utile à rien. Aussi, un beau matin, elle me quittait brusquement et s’enrôlait bientôt comme infirmière dans une ambulance de la région. Deux mois plus tard elle partait avec cette ambulance dans la zone des armées. Elle m’écrivait des lettres pleines de détails horribles sur ce qu’elle voyait de souffrances autour d’elle, mais, en même temps, elle se passionnait pour sa tâche et se montrait fière  de son rôle, qui n’était pas sans danger, comme vous allez le voir. Un matin, le facteur me remit une lettre portant, comme de coutume, le cachet de l’ambulance divisionnaire, mais l’adresse n’était pas de l’écriture d’Henriette. Pressentant un malheur, j’ouvris l’enveloppe en tremblant un peu et je lus tout d’un trait. C’était le médecin-major en chef qui m’apprenait que l’ambulance avait été pendant la nuit traîtreusement bombardée par des avions boches, et que l’on comptait  une cinquantaine de victimes, parmi lesquelles était ma chère fille, qui eut la tête fracassée par un éclat de bombe. Vous pensez, quel désespoir pour moi ! Je fus très longtemps à me remettre de ce coup terrible. Puis l’ennui persista ; je n’avais plus de goût à rien. Si bien qu’un jour, ayant réussi à vendre avec perte ma bicoque, je suis venu me réfugier à Paris, près de ma soeur, un peu plus jeune que moi, qui tient une crémerie dans le quartier des Halles. Dame, les premiers temps furent durs. Je m’employais de mon mieux, et ma brave soeur a si bon coeur ! Maintenant, ça va mieux. Je vends des journaux, comme vous voyez. C’est un métier qui me plaît, et je gagne assez bien ma petite vie… »

Emu plus que je ne saurais le dire par ce douloureux récit, je serrai cordialement la main du père Joseph, et, après avoir promis de revenir le voir, j’allai rejoindre mes amis.

Une autre course venait de finir. C’était l’entr’acte. De nombreux curieux se dirigeaient pour goûter vers une petite marchande ambulante qui vendait à bon marché citronnade, bière, pain, jambon et chocolat. D’autres, les gens chics, allaient au café de la Cascade, où l’on trouvait orchestre et dancing.

Nous partîmes lentement, à travers cette partie si agréable du Bois de Boulogne, tandis que derrière nous, dans l’air devenu plus frais, montait le monotone refrain du vieux marchand de journaux : « Auteuil-Longchamp, voilà Auteuil… La monte et les partants… les couleurs… »

Octobre 1920.


L’HEUREUX ACCIDENT

Depuis bientôt deux ans, Yvonne Grimaud, employée en qualité de sténo-dactylographe dans une compagnie de navigation et qui habitait Charenton avec ses parents, prenait chaque matin, sauf les dimanches et fêtes, le tramway Créteil-Louvre, ligne N° 13. Arrivée au terme du parcours, elle faisait à pied le trajet jusqu’à son bureau situé non loin de l’Opéra.

On sait ce que sont nos tramways parisiens, parmi lesquels le 13, qui ne passait que toutes les vingt minutes seulement, était surtout légendaire depuis la disparition des bateaux-omnibus : jamais de place, bousculades pour monter, écrasement sur les plates-formes, efforts surhumains pour descendre, etc., etc. On voit ainsi journellement des voyageurs, restés debout pendant tout le temps du parcours, payer le prix des premières places, tandis que d’autres, tranquillement assis, ne payent que celui des secondes. Parfois, certains receveurs (4) ne prennent que le nombre de voyageurs qui leur plaît, ou, mieux encore, les tramways brûlent les stations sans s’arrêter, bien qu’ils soient loin d’être au complet. Bref, une organisation déplorable que les Parisiens, habitués à tout, subissent sans broncher, mais qui a le don de scandaliser les étrangers, d’ailleurs peu nombreux, qui s’aventurent par hasard dans cet enfer.

Ce sont ordinairement toujours les mêmes personnes qui, à Paris, prennent à la même heure, matin et soir, les mêmes moyens de locomotion. Il s’en suit que tous ces voyageurs, allant à leur travail ou en revenant, finissent par se connaître, tout au moins de vue.

C’est ainsi que Mademoiselle Grimaud avait remarqué un jeune homme qui prenait également le 13 tous les matins, une station plus loin qu’elle et y restait jusqu’au Louvre. Puis un jour que, comme de coutume, la receveuse n’avait pas de monnaie pour rendre à Yvonne, ce jeune homme avait prié celle-ci, avec beaucoup de tact, d’accepter qu’il payât sa place avec la sienne, ce qui sortait tout le monde d’embarras.

Dès lors, la glace était rompue.

André Renard était employé au Ministère des Finances. C’était un beau garçon de vingt-quatre ans, qui avait fait tout son devoir pendant la guerre, comme en témoignait le petit ruban de la croix de guerre avec palmes qui ornait sa boutonnière, Moustache et cheveux bruns, yeux vifs et énergiques, qui se faisaient très doux par instants.

Quant à Yvonne Grimaud, qui venait d’atteindre ses vingt ans, c’était une charmante blonde aux yeux bleus et rêveurs, travailleuse autant qu’honnête, dédaignant le petit jeu à la mode que les demoiselles d’aujourd’hui nomment le flirt.

Malgré la réserve habituelle de la jeune fille, une intimité toujours croissante n’avait pas tardé à s’établir entre eux.

Peu à peu, ils en vinrent à se raconter leur vie, et le voyage en tramway, véritable cauchemar pour certains, leur parut bientôt le moment le plus délicieux de la journée. Finalement, les jeunes gens en arrivèrent à parler mariage ; mais alors une ombre de tristesse voila les beaux yeux d’Yvonne, car elle ne connaissait que trop bien les idées de son père sur ce sujet.

M. Grimaud, ancien adjudant retraité, occupait un emploi dans la régie, aux Magasins Généraux, et ce fonctionnaire, subissant l’influence des idées du jour, ne voyait plus d’avenir que dans le commerce ou dans l’industrie. Aussi, avait-il décidé que sa fille unique n’épouserait qu’un commerçant ou un industriel. Fâcheuse alternative pour la pauvre Yvonne, qui ressentait pour son ami un véritable amour.

Comment fléchir la résolution de M. Grimaud ?

Ce matin-là, le 13 venait de passer sous le pont du métro et s’apprêtait à stopper à la station du Pont-de-Bercy. Les deux jeunes gens, debout sur la plate-forme centrale plus que comble, échangeaient leurs projets d’avenir, lorsque tout à coup André qui avait les yeux tournés dans la direction du pont, se mit à crier : « Attention, prenez garde ! » Puis, prenant brusquement par le bras Yvonne stupéfaite, il l’attira du côté de la porte et se plaça entre elle et le fond de la plate-forme. Au même instant, un choc terrible se produisait, et ce fut aussitôt une panique sans nom, un bruit de vitres brisées, des cris d’effrois et de douleur. Un lourd camion automobile chargé de charbon qui arrivait du pont, n’avait pu freiner à temps et était venu foncer sur le milieu de la voiture, y produisant une large déchirure, brisant du même coup plusieurs glaces et projetant les uns sur les autres tous les voyageurs debout sur la plate-forme.

Bientôt les secours s’organisèrent. Les voyageurs indemnes et ceux de la première voiture s’empressèrent, avec les employés et des agents accourus, auprès des blessés qui étaient assez nombreux. Plusieurs femmes s’étaient évanouies, et parmi elles se trouvait Yvonne. Quant à André, dont le courage et la présence d’esprit avaient eu pour conséquence de l’exposer directement au danger, il était malheureusement l’un des plus atteints. Des éclats de verre lui avaient fait de profondes entailles aux deux mains ainsi qu’au visage et son sang coulait sur ses vêtements. Par bonheur, on se trouvait juste en face du bâtiment à arcades qui servait autrefois de poste-caserne en même temps que de magasins à fourrage, et dans lequel s’était installé depuis la guerre un magasin central de matériel du service de santé. On y transporta donc à la hâte les victimes de l’accident, qui reçurent immédiatement d’un médecin-major présent les soins que nécessitait leur état.

On devine avec quelle émotion André et Yvonne se retrouvèrent une demi-heure plus tard, en face l’un de l’autre, la jeune fille revenue facilement à elle, mais toute tremblante encore, et lui avec des pansements qui enveloppaient sa tête et ses deux mains. L’inquiétude d’Yvonne, en le revoyant ainsi, n’eut d’égale que sa reconnaissance envers celui qui s’était dévoué si bravement pour elle. Mais il la rassura, heureux de voir saine et sauve celle qu’il aimait.

Cependant, il ne fallait pas songer à aller au bureau maintenant, et tous deux rentrèrent dans leurs familles respectives, où les parents angoissés apprirent de leur bouche les circonstances de l’accident. Yvonne ne manqua pas, bien entendu, de faire ressortir vivement le geste si noble d’André à son égard, s’efforçant de faire comprendre à son père que c’était au jeune homme qu’il devait de voir encore sa fille vivante.

Alors M. Grimaud, qui était la loyauté même, encore tout bouleversé, prit son chapeau, ses gants, sa canne, et sortit brusquement en disant ces seuls mots : « Je vais prendre de ses nouvelles. »

En effet, quelques instants après, M. Grimaud sonnait au domicile de la famille Renard.

Lorsque la porte s’ouvrit, livrant passage au visiteur, André qui se reposait dans un fauteuil de sa terrible secousse, tressaillit, puis se leva vivement pour aller au devant de lui ; mais M. Grimaud lui signifia par un geste de rester assis puis, ayant demandé aux parents comment se trouvait le blessé, il continua en ces termes :

- Mon cher ami, c’est un père de famille, encore tout ému, qui vient vous remercier du plus profond de son coeur et vous féliciter de la conduite magnifique que vous avez eue en cette circonstance. C’est à vous que je suis redevable d’avoir vu ma fille sortir indemne de ce déplorable accident, et je veux sans tarder vous prouver ma reconnaissance. En qualité d’ancien militaire, j’aime les braves. Or, vous l’avez été durant la guerre, et vous l’êtes encore dans le civil. Vous avez du courage, de la volonté et du sang-froid. Avec cela, vous devez réussir dans la vie. Certes, j’avais d’autres projets en tête pour ma chère fille unique. Peut-être était-ce un tort. En tous cas, je les abandonne.

- Et puis, appuya M. Grimaud en se penchant vers le père d’André, votre fils est un beau et solide gaillard, qui a de l’allure. Il n’est pas comme tous ces jeunes freluquets de la jeune génération, qui portent un petit mouchoir blanc dans le gousset, qui n’ont pas un poil de barbe et se fardent comme des femmes. Allons, mon cher André, conclut-il en se levant, embrassons-nous et, dès que toutes ces entailles seront cicatrisées, venez nous demander la main de ma fille ! Ah ! j’en connais une qui va me sauter au cou et pleurer de bonheur quand je rentrerai.

Et c’est ainsi qu’André put épouser Yvonne.

Novembre 1920.


NOTES :
(1) Excelsior, du 2 mai 1918.
(2) Les mots en italique figurent dans le Codicille de Maître Moser poème d’Eugène Manuel.
(3) Les Heures Mémorables - (Henri Marguy.- Maison française d’art et d’édition - 1921).
(4) Il faut reconnaître que leur service est souvent très pénible.

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