JANIN, Jules (1804-1874) : Manifeste de la jeune littérature : Réponse à M. Nisard.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (23.IV.2001)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : n.i.) du tome 2 des Mélanges et variétés, volume 3 des Oeuvres diverses de Jules Janin publiées en 1876 par Albert de la Fizelière à la Librairie des bibliophiles.
 
Manifeste de la jeune littérature
Réponse à M. Nisard
par
Jules Janin

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PERMETTEZ-MOI, mon cher Nisard, de répondre comme il convient à votre éloquente et chaleureuse philippique contre la littérature facile. Vous m'en avez fait le représentant, à mes risques et périls ; c'est un honneur que j'accepte avec toutes ses conséquences. Me voilà donc tout prêt à jouter avec vous, le rude jouteur ; me voici, moi, vêtu à la légère, contre vous, armé de pied en cap ; me voici, pauvre vélite de l'armée littéraire, contre vous, qui êtes placé dans la réserve ; moi, déjà tout hâlé par le soleil de la presse, tout froissé dans la mêlée, haletant et blessé, et tout saignant, contre vous, jeune homme, vous, homme fort, homme de sang-froid, qui vous hasardez rarement à combattre, qui vous contentez de faire une brutale sortie de temps à autre, et qui rentrez ensuite prudemment dans vos murs. Mais, quoi qu'il en soit, le gant est jeté de part et d'autre ; je ramasse votre gantelet de fer ; venez ramasser le frêle gant jaune serin que j'emprunte, tout exprès pour vous le jeter, à la plus jolie femme de France ; me voici tout prêt à frapper votre rondache de cette lance courtoise dont vous vous êtes moqué avec tant de grâce et d'esprit.

Mon Dieu ! quand j'y pense, vous avez eu grande raison de venir réveiller en sursaut la littérature endormie. Comme vous, je sentais depuis longtemps que l'engourdissement était général. Vous avez bien choisi votre moment, cher Nisard, pour faire votre sortie dans le camp ennemi. Tout dormait ; les conteurs dormaient dans leur tente et sur leurs contes, les romanciers dormaient à côté de leurs feux éteints et sous leurs romans ; les auteurs dramatiques se reposaient de leurs crimes de tous genres, et leur bonne dague dormait à leur côté. La sentinelle dormait ; moi aussi, je dormais, moi, la sentinelle avancée de toute cette armée légère : nous dormions tous, non pas dans les délices de Capoue, mais dans l'oisiveté du camp. Et, en effet, que peut-elle faire encore, l'armée littéraire ? Elle a tout dévasté sur son passage ; elle a recueilli dans son chemin tout ce qu'elle a rencontré ; le conte, le drame, l'histoire, le roman, le moyen âge, le dix-septième siècle, la Régence, la Terreur, l'Empire, la Restauration, les grands hommes, les grands crimes, les petits vices, tout y a passé ! L'armée littéraire a suivi l'exemple de toute grande armée ; après avoir pillé le palais, elle a pillé la chaumière, elle a mangé jusqu'au chaume du toit, elle a fait place nette ; elle dormait, n'ayant plus rien à conquérir, plus rien à dévorer sur son chemin.

Tout à coup, vous êtes venu dans le camp, vous avez sonné de la trompette, vous avez tiré votre longue épée, vous avez frappé à droite et à gauche, vous nous avez dit à tous : «Ah ! lâches que vous êtes, vous vous êtes amusés à faire des romans, vos femmes ont perdu leur temps à faire des contes, vous vous êtes faits les grands juges des vaudevilles de votre temps ! Ah ! lâches que vous êtes, à présent que vous avez dit tout ce que vous aviez à dire, vous dormez ! N'aviez-vous donc rien de mieux à faire que des histoires à dormir debout ?» Et puis vous voilà reprenant votre épée à deux mains et frappant comme don Quichotte sans crier gare ! Par pitié cependant, écoutez-nous ! Nous l'avouons. Oui, nous avons fait de la littérature facile ; oui, nous avons jeté au vent les précieux trésors de l'âme, la pensée qui est l'âme du style, le style qui est le coloris de la pensée ; oui, nous avons raconté à qui voulait l'entendre le premier battement de notre coeur ; oui, nous avons gaspillé toute notre jeunesse poétique au hasard : en voici ! en voilà ! qui en veut encore ? Oui, comme Chérubin, nous avons embrassé au hasard toutes les femmes, Suzette, Fanchon, madame la comtesse, la vieille Marceline elle-même, à défaut de Suzon. Or, nous savons très-bien qu'en littérature comme dans la vie réelle, le rôle de Chérubin est le plus difficile de tous à soutenir longtemps ; Figaro, dans l'oeuvre de Beaumarchais, respire, agit et parle pendant trois longs drames ; le joli page ne paraît que dans quelques scènes, et puis Beaumarchais le tue comme on tue un enfant précoce qui s'est fait homme dix années avant les autres. Ainsi avons-nous fait, nous, l'avant-garde de la littérature facile. Nous avons été précoce, il faut l'avouer. Nous avons senti, pensé et surtout écrit de bonne heure. J. J. Rousseau avait deux fois notre âge avant d'écrire sa première page de prose. Oui, nous avons mené la vie des Chérubins du style ; mais, à présent, est-ce à dire qu'on se doive débarrasser de nous, comme Beaumarchais s'est débarrassé de son page, en le faisant tuer derrière une haie ? Est-ce à dire que nous devions céder la place et nous retirer, vieillard de vingt-huit à trente ans, sous les arcades discrètes et silencieuses de quelque académie nouvelle qu'on fondera tout exprès pour nous servir d'Invalides et d'hôpital ?

Voilà, mon cher Nisard, où est toute la question.

Car nous, la littérature facile, nous n'avons pas à répondre à cette autre question : «Pourquoi faites-vous de la littérature facile ?» Vous savez très-bien qu'en littérature, comme en bien d'autres choses, on ne fait que ce qu'on peut ! Heureux encore ceux qui ne font que ce qu'ils peuvent faire ! Heureux Voltaire quand il fait un conte et non pas une comédie ! C'était là, j'espère, un homme de littérature facile ! Comme il va, comme il va toujours ! comme il jette sur son chemin tout ce qui l'embarrasse : vers, prose, lettres, épigrammes, tragédies, histoire, poëme épique, poëme burlesque, conte ; oui, des contes ! Romans ; oui, des romans ! Prospectus ; oui, des prospectus ! il en a fait, et J. J. Rousseau aussi en a fait, et d'Alembert aussi en a fait un, le prospectus tant admiré de l'Encyclopédie ; ce même d'Alembert qui avait tiré, un jour, cent écus de son libraire, et à qui sa femme disait en soupirant : «Quoi ! monsieur d'Alembert, vous avez eu le courage de prendre les cent écus de ce pauvre homme !» Vous avez donc tort de dire du mal des prospectus.

Bien certainement, mon cher Nisard, vous n'avez pas entendu nous demander, à nous, littérature facile, pourquoi nous faisions de la littérature facile. La question eût été indiscrète. C'était demander au XVIIe siècle pourquoi il plaçait le sonnet au niveau du poëme épique ; c'était demander à Montesquieu pourquoi il a fait ses Lettres persanes, et le Temple de Gnide ; à J. J. Rousseau pourquoi il a rimé des épîtres ; c'était rejeter tout d'un coup dans le même néant tant de charmants écrivains, les chefs de la littérature facile, dont la France s'honore à bon titre, Gresset, Bachaumont, Chapelle, Marmontel, Marivaux surtout, ce chef d'école, et tant d'autres. Mme de Sévigné n'a-t-elle pas écrit de la littérature facile ? Et Molière lui-même ne disait-il pas qu'il n'avait pas le temps d'écrire en vers aussi bien que Racine ? Molière ne faisait-il pas de la littérature facile ? Croyez-vous ensuite que le temps fasse quelque chose à l'affaire ? Et puis quel sens donnez-vous à ce mot, tout nouveau pour nous et pour vous aussi peut-être, la littérature facile ? Entendez-vous, par ce mot littérature facile, cette littérature d'un seul jet où vous ne sentez nul effort, où tout se tient, tout se lie, tout s'enchaîne ; où la transition arrive facile et souple comme la pensée ; où l'expression est naturelle, simple, abondante ? En ce cas, quoi de plus facile qu'une fable de La Fontaine ? Il mettait trois mois à l'écrire. Ou bien, si vous entendez par littérature facile l'improvisation ardente, passionnée, échevelée, des époques où la liberté de la presse règne en souveraine, comment avez-vous pu faire un crime aux victimes littéraires de ces époques sans modèles dans les annales littéraires du passé, de leur dévouement sans bornes et de leur abnégation complète à ce que vous appelez la littérature facile, à ce qui est, en effet, le besoin le plus réel, la nécessité la plus absolue de notre temps ?

Non, non, je le sais, telle n'a pas été votre pensée. Non, jamais vous n'avez voulu faire un crime à Voltaire de sa verve inépuisable, à Diderot de sa prodigieuse fécondité. Pauvre Diderot ! il improvisait jusqu'à des sermons pour l'Église catholique ! Encore moins ferez-vous un crime à notre époque de cette activité dévorante qui fait que, tous les jours, il faut que la France trouve à son lever autant d'idées toutes broyées que de pain tout cuit à digérer ; non, vous n'avez pas voulu mettre en cause le passé littéraire, que vous respectez, que vous aimez, que vous savez par coeur, que vous défendez avec tant d'intelligence et de respect ; encore moins avez-vous eu dessein de crier haro sur la presse périodique, dont vous êtes l'enfant, dont vous êtes la création et la créature, par qui vous êtes tout ce que vous êtes, par qui vous serez tout ce que vous serez un jour. La presse périodique, notre gloire, notre fortune, notre force, notre bien-aimée nourrice, alma nutrix, comme vous diriez ; il faut donc, avant d'entrer dans notre défense, que nous définissions bien avec vous ce que vous entendez par ce mot littérature facile, et à quels hommes s'adresse votre colère. Je vais entrer franchement dans la question.

Avouez-le, homme difficile, dans cette double excommunication que vous avez fulminée, un pied sur la Revue de Paris, l'autre sur le National, vous, le colosse de Rhodes littéraire, qui avez fait passer entre vos jambes la littérature facile, vous avez voulu dire tout simplement ceci : Il nous est importun, c'est-à-dire il est importun à la France, à tout le monde, de voir la littérature actuelle aux mains d'une douzaine d'hommes plus ou moins ; ces hommes sont toujours les mêmes ; ces hommes se suivent les uns les autres, sans être les mêmes ni les uns ni les autres ; ces hommes font toute la littérature de leur époque, ce sont eux seuls qui produisent ; il n'y a d'imprimeurs en France que pour eux, il n'y a de libraires que pour eux, il n'y a d'acheteurs que pour eux ; ils ont une facilité désolante ; ils produisent, ils produisent, ils produisent toujours. Et, là-dessus, vous les avez signalés, ces hommes, sans dire leurs noms : Charles Nodier, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Sainte-Beuve, Frédéric Soulié, Eugène Sue, Balzac, Alfred de Vigny, le bibliophile Jacob ; tous enfin, tous ceux qui ont été applaudis au théâtre, à la lecture ; tous ceux qui ont amusé quelque peu leur époque ; tous les hommes qui, depuis huit ans, portent les ardeurs du jour ; des hommes tous jeunes encore, des hommes dont chacun a son public, qui, avant-hier encore, se croyaient un avenir, et à qui vous venez de fermer tout avenir, vous, l'ennemi de la littérature facile. Si bien que le deuil est grand dans notre armée ; et, depuis ce jour, chacun s'examine et s'interroge, chacun se demande : «Est-ce bien moi ? est-ce bien vous ? est-ce bien lui ?» On repasse lentement les idées qu'on croyait encore avoir ; on se demande avec inquiétude : «Où sommes-nous ? où allons-nous ?» En vérité, mon cher Nisard, l'archevêque de Grenade lui-même, après avoir renvoyé Gil Blas, en lui souhaitant un peu plus de goût à l'avenir, n'a pas été plus embarrassé, rentré dans son cabinet, que nous ne le sommes tous après avoir lu votre manifeste contre la littérature facile. «Peut-être que Gil Blas a raison !» se sera dit l'archevêque de Grenade.

Et que deviendrions-nous, nous autres, si vous alliez avoir raison, mon cher Nisard ?

A ce propos, - car ceci n'est pas un plaidoyer pour répondre à un autre plaidoyer, c'est encore moins une attaque pour répondre à une autre attaque, et d'ailleurs vous avez été trop souvent pour moi le plus indulgent des critiques et le meilleur des amis pour que je l'oublie un seul instant, - ne pensez-vous pas comme moi que cette réponse de Gil Blas, tant admirée, n'est en effet qu'une brutalité inutile ? Que monseigneur l'archevêque de Grenade fasse ou non de bonnes homélies, qu'importe à M. Gil Blas ? Pourquoi donc venir troubler méchammment la quiétude du digne archevêque ? pourquoi chagriner si mal à propos ce bon maître qui lui veut tant de bien ? Voyez le malheur ! Cet effronté Gil Blas, ce picaros, qui n'a pas dit un mot de vérité dans sa vie, n'a-t-il pas bien choisi son moment pour être vrai ? Pour avoir été vrai mal à propos, il a jeté la désolation dans l'âme de son bienfaiteur, qui ne se confiait à lui avec tant d'abandon que pour en être flatté. Mais laissons là Gil Blas, laissons là monseigneur et ses homélies ; revenons à nous autres, faiseurs d'homélies d'un autre genre, que tu n'as pas ménagés, Nisard, que tu n'avais aucune raison de ménager.

Ainsi donc, et de gaieté de coeur, tu viens de te séparer d'un seul coup de la littérature facile, c'est-à-dire de la littérature vivante ; ainsi tu viens de dire étourdiment adieu au petit nombre d'intelligences actives qui soient encore en travail ! Ainsi tu vas être forcé de chercher une chose qui doit être bien fatigante à trouver et bien ennuyeuse quand on l'a trouvée, la littérature difficile ! Mais où est-elle, cette littérature à part qui a pour toi tant de charmes ? où la fait-on ? qui la fabrique ? et, quand elle est fabriquée, qu'en fait-on ? Ah ! tu veux de la littérature difficile ! ah ! tu veux passer sur le ventre à tous ceux qui écrivent pour trouver quelque chose qui ne soit pas Nodier, Victor Hugo, Dumas, de Vigny et les autres ! Ah ! tu veux, ingrat que nous regardions comme notre confrère, faire scission avec nous, et nous renier comme l'apôtre, en disant : «Je ne connais pas ces hommes !» Eh bien, va-t'en ! fuis nos rangs ! quitte-nous, nous la littérature facile ! va-t'en faire du sanscrit au Collége de France ; va-t'en étudier les hiéroglyphes sous le dernier des Champollion ; cours à cette exposition de pots cassés que M. Raoul Rochette, le conservateur des médailles, appelle ses leçons d'archéologie ; fais de l'hébreu, fais du grec, fais de la science ; travaille aux choses difficiles et inutiles, travaille, misérable, pour que personne ne t'en sache gré, pour que ta vie se consume dans d'arides travaux qui ne t'apprendront rien ou que peu de chose, pour que tu sentes toi-même, au plus fort de ton travail, que toutes ces sciences inutiles ne profitent à rien, ni à ton esprit, ni à ton coeur ! N'importe, malheureux, travaille, pour que ton nom soit renfermé dans les sombres murs du Collége de France ; travaille pour que ni la femme qui passe, ni la jeune fille qui te voit passer, ni l'ardent jeune homme qui sort du collége, n'aient pour toi une sympathie, ni un regard, ni un sourire ; travaille pour vivre toute ta vie, non pas du pain que tu gagneras, mais du pain que te donnera l'Institut ou le ministre de l'Intérieur ! Ah ! tu veux de la littérature difficile ! ah ! ton lot ne te satisfait pas ! ah ! tu trouves que c'est être trop heureux que de vivre comme tu vis, comme nous vivons tous ; être libre, indépendant, joyeux ; faire toutes ses malices sans être méchant, s'abandonner à l'heure présente, à la joie présente, à la tristesse présente ; obéir à tous les mouvements de son coeur, à toutes les passions de son coeur ; être vrai, être redouté, être aimé à outrance, bien plus, être détesté à outrance ; avoir sous sa main son journal qui vous prend votre pensée toute chaude, votre gaieté toute vierge encore, votre douleur tout humide ; avoir sous sa main son livre qui grandit, qui grandit à vue d'oeil ; dire à la foule tout ce qu'on veut, tout ce qu'on sent, tout ce qu'on sait, le dire à tout le monde ; voir le monde qui fait des avances, et retirer la main ; savoir qu'il s'occupe de vous et ne pas s'occuper de lui ; être au-dessus de la foule, plus haut, plus libre, plus heureux et plus riche que le roi ; faire, en un mot, de la littérature facile ! Voilà ce que tu refuses ! Eh bien, va-t'en ! va-t'en faire des notes pour les Variorum de feu M. Lemaire ; va-t'en écrire des traductions à vingt-cinq francs la feuille pour M. Panckoucke, va-t'en, va-t'en, paria ! tu n'es plus des nôtres, tu n'es plus notre frère, tu n'es plus le facile bohémien qui improvisait, mollement couché au soleil, sous l'ombre du hêtre ; tu es un savant, un annotateur, un homme à palmes vertes, en un mot tout ce qu'on n'est plus. Malheureux et infortuné ! tu commenceras comme finit Charles Nodier ; tu seras de l'Institut, et encore de l'Académie des inscriptions, à côté de M. Raoul !

J'ai tort, Nisard ; je m'emporte : raisonnons. Mon premier feu jeté, - car c'est là une des habitudes de la littérature facile de dire tout d'abord ce qu'elle a sur le coeur, sauf à déduire ses raisonnements ensuite, - vous verrez, j'espère, que, si la littérature facile manque d'esprit, elle ne manque pas de logique, ce grand apanage de la littérature difficile, qui a si peu besoin d'esprit.

Ainsi votre factum se divise en deux points : il attaque les ouvrages d'abord, les auteurs ensuite. La première chose qui vous tombe sous la main, c'est le roman. Vous trouvez le roman une chose insipide ; je le pense comme vous : on en fait, dites-vous, de misérables depuis tantôt deux ans, j'en conviens ; mais est-ce une raison pour ne pas reconnaître que nous devons de beaux livres aux romanciers modernes ? Quel beau livre, Notre-Dame de Paris ! quel grand style ! Notre-Dame de Paris est un roman de l'an passé. Quel joli petit livre, Stello, coquet, plaintif, ardent, moqueur, littéraire ! Stello est un roman de l'an passé. Quel roman intéressant et dramatique, à tout prendre, la Peau de chagrin ! C'est un roman de l'année passée. Quel récit complet, intéressant, spirituel, moqueur, récit de longue haleine s'il en fut, la Vigie de Koat-Ven d'Eugène Sue ! C'est un livre de cette année, un livre d'hier. N'avez-vous pas trouvé aussi que M. Frédéric Soulié avait fait un beau et noble roman cette année, les Deux Cadavres ? Dame ! ce sont là de bonnes preuves, ce sont là des livres. Il faut bien les payer par une foule d'imitations graveleuses ou insipides ; ce n'est même pas les payer trop cher. Je vous assure qu'en ceci vous avez fait une injuste confusion. Vous confondez les livres originaux avec les imitateurs. Ce sont ceux qui imitent, ceux qui copient, qui font de la littérature facile comme vous l'entendez. Pourquoi donc voulez-vous que le chef de file soit responsable de ceux qui marchent après lui, et pourquoi voulez-vous punir Notre-Dame de Paris, par exemple, des plates et sottes imitations qu'elle a produites ? Au contraire, il me semble que c'est un grand éloge pour un livre, de voir toute cette myriade d'imitations et de copies qui se dressent tout à coup pour lui faire cortége, et qui s'éteignent comme s'éteint l'enthousiasme de la foule, après avoir poussé son cri !

Après le roman, vous attaquez le conte. Vous avez eu raison encore. C'est une grande misère, le conte. Je ne trouve pas que vous ayez encore assez dit combien c'était une chose d'un immense ennui. Mais il en est du conte comme du roman : parce que la tourbe des conteurs est immense, parce qu'elle élève des montagnes de volumes et nous fatigue de ses inventions mesquines, est-ce là une raison de les proscrire en masse à l'exemple du bon lieutenant Godard ? Vous parlez de M. Bouilly, mon cher Nisard ; mais ne trouvez-vous pas que vous êtes trop cruel, ou bien ne trouvez-vous pas que vous êtes maladroit de rappeler un des plus grands services de la littérature facile que vous attaquez, en prononçant le nom des hommes dont cette littérature nous a débarrassés à jamais ? Non, heureusement, il n'y a rien de commun entre M. Bouilly et les conteurs de nos jours. Que pensez-vous donc des contes de Léon Gozlan, ce jeune homme qui ne doit pas être encore usé, même pour vous ? Et des contes de Michel Raymond, cet ouvrier que j'ai connu quand il était encore à son atelier ? Et que vous semble des contes de Mérimée, cette charmante et élégante manière de faire de la comédie et du sarcasme ? Et comment trouvez-vous surtout les bons contes de Balzac ? Ceux-là sont vifs, animés, bien commencés, bien intrigués. Trouvez-vous, même en remontant plus haut que M. Bouilly, un conte plus intéressant que la première partie de l'Histoire des Treize ? Prenez garde à ce que vous faites, mon cher Nisard ! Il faut qu'il y ait des gens malencontreux qui aient déjà donné le même conseil que vous à M. de Balzac. Depuis quelque temps, M. de Balzac a renoncé à la littérature facile : il ne fait plus de contes, il ne fait plus que des romans ! et quels romans ! des romans d'économie politique ! Il met en romans les chapitres de La Bruyère et de Mercier ; il fait de la littérature difficile en un mot. Le public ne le reconnaît plus, il lui crie en vain d'un ton dolent : «Monsieur de Balzac, faites-nous donc un de ces beaux contes que vous faisiez si bien, s'il vous plaît !»

Vous êtes donc injuste pour le conte comme vous l'étiez pour le roman. Le conte n'est pas tombé si bas qu'il n'ait produit d'excellentes pages. Je crois même, sauf meilleur avis, que roman et conte ont gagné quelque chose à être faits de nos jours. Cherchez au loin ! Que trouvez-vous en fait de romans, en fait de contes ? Les romans de l'abbé Prévost, n'est-ce pas ? et les contes de Marmontel ; car les contes de Voltaire sont de véritables et admirables satires. Mais ne pensez-vous pas que c'est être aussi bien dur que de vouloir prouver à ce que vous appelez la littérature facile qu'elle ne sait même pas faire les choses les plus faciles, pas même écrire un roman, pas même faire un conte ?

Quant à ce qui regarde les femmes, sur lesquelles votre colère tombe dru comme la grêle, il me semble que vous les maltraitez bien fort, ces pauvres femmes. Depuis le dernier anathème de Lebrun, le poëte, celui qu'on appelait Lebrun-Pindare, tout exprès sans doute pour vous mettre de mauvaise humeur, je ne crois pas que les femmes aient été aussi maltraitées qu'elles l'ont été dans votre philippique. Comment donc ! les femmes elles-mêmes font de la littérature facile ? Et, là-dessus, vous entrez en colère. Mais quelle littérature voulez-vous qu'elles fassent, sinon de la littérature facile et la plus facile de toutes ? Ne savez-vous pas qu'en ces sortes de choses un peu de galanterie est nécessaire ? M'en voulez-vous beaucoup pour avoir loué les Heures du soir quelque part ? Croyez-vous que les femmes littéraires d'autrefois aient été d'une littérature plus difficile ? Avez-vous été dupe, par hasard, de Mme Deshoulières, de Mme de Tencin, de Mlle de La Fayette, et autres renommées féminines ? Pourquoi donc voulez-vous que notre siècle soit moins indulgent pour le beau sexe (je dis beau sexe pour vous faire enrager quelque peu), et pourquoi lui défendez-vous de fabriquer, à notre exemple, son roman ou son drame ? En ceci encore vous avez tort ; d'autant plus tort que, dans ce rapide anathème contre les femmes, vous avez oublié de dire que, cette année même, avant-hier, tout à l'heure, venait de se révéler et d'éclater tout à coup une femme dont les deux premiers romans sont des chefs-d'oeuvre. O mon passionné critique, comment avez-vous pu oublier si vite ces deux soeurs jumelles, Indiana et Valentine ? Et même, on peut en parler entre hommes, comment n'avez-vous pas rendu justice au style de Lélia ? Lélia, cette horrible et dégoûtante création, mais riche d'un si magnifique style ! Je sais bien que vous pourrez vous tirer de cette difficulté en me soutenant que l'auteur d'Indiana, de Valentine, de Lélia, n'est ni un homme, ni une femme : discrimen obscurum, comme dit Horace, et j'avoue que, cette fois, je serais bien près d'être de votre avis.

Voici donc que vous êtes déjà convaincu de trois grandes injustices dans votre grand manifeste contre la littérature facile :

1° Votre mot nouveau, la littérature facile, n'est pas assez défini ; c'est un mot vague, un mot injuste en ce qu'il enveloppe dans le même blâme tous les auteurs contemporains ; c'est un mot incomplet en ce qu'il ne regarde que les intérêts matériels de la littérature du jour ; c'est un mot vide, si vous l'employez pour définir la littérature courante, celle qui nous occupe tous, la seule qui nous amuse, la seule qui attire l'attention publique, la seule que demandent les libraires, la seule qui se soit fait jour, même à travers une révolution.

2° Votre attaque est injuste : car, au lieu de se contenter d'immoler les copies, elle immole les originaux ; au lieu de frapper les copistes, elle frappe les modèles. Votre colère ne fait abstraction de personne ; tout le monde y passe, l'homme de talent et son copiste qui n'en a pas, le livre admiré par le public et le livre que le public a sifflé. Vous êtes plus cruel que Sganarelle : Sganarelle convenait qu'il y avait fagots et fagots, vous ne voulez pas convenir, vous, qu'il y a livres et livres, romanciers et romanciers, conteurs et conteurs !

3° Votre partialité contre les femmes est évidente. Vous avez oublié de mentionner comme correctif à vos reproches la femme qui écrit le mieux de nos jours, femme ou homme, parmi les hommes comme parmi les femmes. Mais je suis bien niais de défendre les femmes contre vous, Nisard ; elles sauront bien se défendre elles-mêmes ; seulement, croyez mon conseil, vous qui êtes un grand voyageur, vous le peintre des Pyrénées, qui en savez tous les orages, qui en avez gravi les sommets les plus escarpés, ne vous hasardez pas de sitôt sur le mont Rhodope.

Les trois points de la question étant parfaitement éclaircis, il me resterait à défendre le drame contre vous. Mais, comme c'est là mon pain, mon devoir et mon bonheur de tous les jours, attaquer le drame qui se fait aujourd'hui, me prosterner devant Shakespeare et ramper humblement jusqu'aux pieds de Molière pour baiser la divine poussière de son soulier, je n'irai pas réfuter contre vous ce que j'ai dit si souvent et tout seul. Donc, je dis comme vous : le drame moderne est mauvais. C'est, la plupart du temps, un horrible cauchemar, un sanglant mensonge qui n'est même pas raconté en français ; voilà ce que je dis toute l'année ; mais plus que vous je suis juste. Il est juste, en effet, à propos de drame, de reconnaître tout ce qu'ont fait quelques hommes que vous auriez pu louer en passant, ne fût-ce que comme un à-propos de bonne compagnie : M. Scribe, par exemple, qui a tué la haute comédie, mais qui, grâce à tant de riens charmants, est l'homme qui a le plus amusé notre époque. Et même, avant M. Scribe, il fallait louer Alexandre Dumas d'avoir fait Henri III, Christine, Antony la Tour de Nesle, Richard Darlington ; il fallait prévoir, car vous n'êtes pas de ces critiques novices qui ne savent rien prévoir et qui servent en voulant nuire, il fallait prévoir les deux derniers actes d'Angèle ; certes, ce ne sont pas là des compositions qui se doivent oublier quand on parle de drame. Ces drames, tels qu'ils sont, sont encore à part dans la jeune école. J'aimerais mieux avoir fait le plus mauvais drame de la littérature facile que la tragédie la plus admirée de la littérature difficile de l'Empire. Vous reprochez aux poëtes dramatiques le sang qu'ils répandent ; aimez-vous mieux le poison que Crébillon prodigue ? Vous parlez de l'audace du drame moderne ; eh bien ! si cette audace, poussée à bout, doit produire enfin un chef-d'oeuvre, aurez-vous la force de vous en plaindre ? Le drame en est aux vagissements, dites-vous ? C'est peut-être parce qu'il enfante ! Laissez-le donc enfanter librement, et n'allez pas mordre le sein de sa nourrice, c'est un lait qui pourrait vous porter malheur !

Vraiment, vraiment, plus j'avance dans ma réplique, plus je trouve que vous êtes injuste et cruel. Vous voyez que je vous suis pas à pas, que je ne passe pas un de vos arguments sous silence, que j'ai une réponse à toutes vos questions, à toutes vos plaintes. Que si, après avoir jugé vos jugements sur les trois genres, le roman, le conte, le drame, je vous ai prouvé que vous étiez au moins ingrat de ne pas vous souvenir des bonnes choses que vous aviez déjà ; au moins impatient de désespérer sitôt de littérateurs qui n'ont pas trente ans, qu'arriverait-il si j'en appelais de vos jugements sur les personnes ? C'est pour le coup que votre mauvaise humeur vous emporte trop loin. C'est en vain que vous avez soin de ne pas nommer vos victimes, toutes vos victimes se sont nommées. Que doivent-ils penser tous ces hommes qui commencent et dont les commencements sont si honorables en voyant que vous désespérez de leur avenir ? Victor Hugo tout le premier. Il a fait de belles odes, vous en convenez ; il a été grand écrivain et grand poëte, il a soulevé chez nous mille questions d'art et de poésie, vous l'avouez, et, parce qu'il lui a plu de porter la poésie sur la scène, parce qu'il a voulu traîner sur le théâtre les idées terribles qui l'obsédaient dans ses romans, voici que vous creusez la fosse du poëte, voici que vous lui répétez la seule phrase latine qu'aient jamais sue par coeur les littérateurs de l'Empire : Sit tibi terra levis ! Victor Hugo enterré dans ses drames ! Mais la chose est impossible ! Ce serait le jeune Macchabée enseveli sous son éléphant ! Victor Hugo est plus fort que Macchabée, il se dégagera de l'animal qui l'étouffe, il renoncera à cette nature de théâtre qui n'est pas la sienne, il comprendra que le théâtre a des limites, pendant que sa passion, à lui, Victor Hugo, n'a pas de limites. Victor Hugo mort et enterré sous Marie Tudor ! mais vous n'y pensez pas, Nisard ! mais vous n'avez pas pu dire cela sans terreur ! Et que deviendrons-nous, nous autres, si M. Hugo était déjà épuisé par la littérature facile ? S'il était épuisé, nous serions morts, nous autres, les vers seraient déjà à nos cadavres. Non, non, il n'est pas mort, le grand poëte ; il y en a même qui prétendent que sa croissance n'est pas entière encore. Creusez donc sa tombe si vous voulez, notre sinistre fossoyeur, mais faites-la vaste et profonde, plus profonde que celle d'Yorick. Puis, quand elle sera faite, laissez-la ouverte : si elle ne sert pas à Victor Hugo, elle servira à une douzaine de ses satellites en littérature facile ; vous viendrez ensuite, vous prendrez la pelle, et vous rejetterez la terre des deux côtés sur tous ces morts que vous aurez tués avant le temps. Un De profundis, s'il vous plaît !

Ainsi sont traités par vous tous ceux qui écrivent : vous ne donnez de trêve à personne, vous ne faites de quartier à personne. A vous entendre, l'un écrit trop peu, et il se perd ; un autre fabrique beaucoup trop, et il se perd. Il n'y a pas jusqu'à cet honnête et consciencieux bibliophile Jacob que vous n'accusiez, bien à tort, de noyer sa précieuse érudition dans un lavage de petits détails. Pauvre et savant bibliophile ! qui lui eût dit qu'on lui ferait un crime d'une chose qui lui a tant coûté, l'eût bien étonné, sur ma parole ! Mais ne voyez-vous pas, cruel Nisard, à ce propos, une autre grande cause de vos injustices ? Vous accusez les maîtres de la littérature facile, vous leur reprochez tous leurs écarts, et vous ne songez pas à accuser le public. Pourquoi laisser le public en paix, pendant que vous agitez de fond en comble le monde littéraire ? Le public, voyez-vous, est en ceci le vrai coupable ; c'est le public, tout autant que les auteurs, qui fait ses romans, ses contes et ses drames. C'est le public qui a jeté sur les vers de Dorat la poussière des papillons, et qui a trempé sa plume dans l'arc-en-ciel ; c'est le public qui a forcé Molière, le père du Misanthrope, de reconnaître Scapin pour un de ses bâtards, et de l'envelopper dans un sac ; c'est le public qui a farci nos romans de tant d'adultères que vous ne comprenez pas et qui vous font justement horreur, à vous, l'heureux et nouveau marié d'une chaste jeune fille d'Angleterre ; c'est enfin le public qui a voulu que le bon, l'excellent bibliophile, mêlât sa science à l'action d'un roman futile ; si le bibliophile n'eût pas fait son roman, adieu sa science ! on n'eût pas voulu pour rien de sa science. Le bonhomme, qui y voit clair, a compris cela mieux que vous. Il a suivi le vieux précepte, il a imbibé de miel les bords du vase, il a caché le serpent sous les fleurs, il a été grivois, malicieux et fou, et peu farouche, afin d'avoir le droit d'être savant en public. Il ne faut donc pas lui en vouloir, à cet honnête homme de bibliophile : il a fait de son mieux, il a fait tout ce qu'il pouvait, tout ce qu'il devait faire. M. Alexis Monteil, un autre savant, avait suivi le même chemin que le bibliophile Jacob, et s'en était bien trouvé. Voilà cependant où en sont réduits tous les hommes de la littérature difficile qui veulent être lus quelque peu ! C'est bien la peine d'être savant pour être forcé de laisser sa science sur le seuil de la renommée ! Enfin, que d'exemples je pourrais vous citer, Nisard, qui vous feraient rentrer en vous-même ! Je n'en veux qu'un. Vous avez lu l'Histoire de Charles-Edouard : c'est un livre consciencieux, bien fait, plein d'intérêt, un livre qui tient éminemment à la littérature difficile ; et bien, un littérateur facile a fait un roman de l'histoire de Charles-Édouard, et le public a couru au roman, qui est insupportable, tout autant qu'il avait couru à l'histoire, qui est excellente ! Ne parlez donc pas de votre littérature difficile à des gens du métier comme moi ?

Faisons mieux ; faites mieux, Nisard : reconnaissez avec moi qu'il n'y a point de littérature facile, point de littérature difficile ; il y a de la bonne, il y a de la mauvaise littérature, voilà tout. Il y a, il est vrai une littérature pour tous les jours : une littérature improvisée qui arrive à tous facile, rieuse, sans prétention, peu doctorale, peu systématique, aimable et bonne fille qui ne veut que vous plaire, qui pour vous plaire jettera quelquefois son bonnet au vent ; elle s'abandonne au premier venu qui lui fera volontiers le sacrifice de sa robe nuptiale, mais jamais elle ne trahira sa langue maternelle. Je compare cette littérature courante, cette improvisation de toutes les heures, à l'héroïne d'un roman de l'abbé Prévost, à Manon Lescaut. Vive la Manon Lescaut littéraire ! Elle allait entrer au couvent pour y mener une vie sérieuse ; à la porte du couvent elle rencontre un beau jeune homme : adieu la vie sérieuse ! Vive Dieu ! Manon, vous vous jetez dans de beaux désordres ; et que dira votre grand-père ? Mais la Manon littéraire ne pense pas à son grand-père, elle pense aux beaux jeunes seigneurs qui la trouvent belle ; elle pense aux folles joies de la nuit, aux mystères du jour, à ce hasard bienveillant qui est son dieu ; elle pense à être heureuse, à être libre, à être riche, à être aimée ! Honni soit qui jettera la première pierre à l'aimable Manon ! Malédiction sur le vieillard transi qui la dénonce au préfet de police pour une charmante trahison de plus qu'elle aura faite, l'aimable fille ! Et voilà justement ce que vous avez fait, Nisard ! Vous vous êtes conduit en amant transi avec la bonne et folâtre Manon ; vous l'avez dénoncée à l'indignation publique, ce terrible préfet de police ; vous l'avez condamnée à la déportation, la fille de joie littéraire ! Fi ! Nisard, cela est honteux d'être si cruel ! Revenez donc sur votre premier arrêt, monseigneur ! laissez-vous fléchir ! écoutez-nous, ne chassez pas la littérature facile. Que fera Paris sans elle ? La littérature facile est la littérature des oisifs, qui aiment à lire sans fatigue ; des difficiles, qui aiment à lire sans juger ; des parvenus, qui aiment à lire sans efforts ; des femmes, qui aiment à lire sans se fatiguer à retenir des faits et des dates ; cette littérature-là est vraiment la littérature facile ; c'est surtout d'elle qu'on pourrait dire ce que dit Cicéron des belles-lettres : elle va à la ville, elle nous suit à la campagne, elle nous distrait à la maison, elle nous occupe au dehors, elle est le délassement du jeune âge et la distraction, sinon la consolation, de la vieillesse. Pourquoi, je vous prie, en vouloir si fort à cette littérature de tous à la portée de tous ? pourquoi donc sacrifier l'aimable et facile grisette à l'ennuyeuse pruderie des grandes dames ? Elle est complaisante, celle-là ; elle veut ce que vous voulez, elle dit ce que vous dites ; vous l'appelez, elle vient ; vous la rejetez, elle s'en va ; vous l'interrogez, elle répond. Cruel Nisard, vous êtes le premier, j'imagine, qui se soit jamais emporté contre cette facile littérature.

Laissez-la vivre de sa vie, laissez-la mourir de sa belle mort et laissez-la renaître demain ; après-demain, vous passerez, et elle ne sera plus ; le cabinet de lecture l'attend, le salon la demande ; du salon, elle ira à la mansarde ; de la mansarde, à la loge du portier ; elle est le lien de la grande dame et de la grisette, elle unit le petit monde au grand monde. La littérature facile ! mon Dieu ! mais elle a été le rêve des plus grands génies, mais tout leur effort a tendu à cela : devenir populaires. Il n'y a pas de grand homme qui ne lui ait sacrifié quelque chose. Aspasie appelait cela très-élégamment sacrifier aux grâces. Vous auriez été moins sévère pour la littérature facile, mon cher Nisard, si vous vous étiez rappelé Anacréon dans la Grèce au bon temps, Horace au beau temps d'Auguste, l'Arioste en Italie, Addison en Angleterre, Voltaire partout, et une foule d'autres écrivains faciles... que vous connaissez mieux que moi.

Mais, pour être simple et souple, abondante et sans façon, à la portée de tous, cette littérature de tous les jours, cette littérature facile, comme vous dites, n'est pas tellement facile qu'elle soit tout d'abord à la portée du premier écrivain venu. Il me semble, au contraire, que ce sera un des éloges que la postérité fera à notre époque, d'avoir trouvé d'un coup tant de jeunes, ardents et infatigables écrivains pour suffire à toutes les exigences du moment. Vous attaquez la littérature facile ! mais songez donc à tout ce qu'elle occupe, à tout ce qu'elle produit ! Depuis le grand journal qui traite des grands intérêts de la politique, qui défend, qui attaque, qui détruit ou qui fonde, jusqu'au petit journal, malin, frondeur, sceptique, cruel, harceleur, sans frein, une épigramme vivante, comme l'autre est un conseil vivant ; depuis la Revue savante, philosophique, qui voyage au loin, jusqu'à la Revue de la ville, qui s'occupe de nos moeurs, de nos poëtes, de nos écrivains, de nos chefs-d'oeuvre du jour ; depuis le pamphlet sanglant et cruel, qui, sous prétexte de parler de modes, se livre à des personnalités plus que royales, jusqu'au journal des petits-enfants, qui se fait petit avec eux, et parle leur langage, et s'occupe de leurs petits chagrins, de leurs joies naïves ; depuis le gros dictionnaire où tout s'entasse, jusqu'au petit livre qui résume en quelques chapitres toutes les sciences ; depuis l'encyclopédie jusqu'au prospectus, depuis le livre de luxe jusqu'au Magasin à deux sous ; en un mot, tout ce que la grande France dépense d'idées, de style, d'instruction, d'intérêt, d'oisiveté, de passion, d'émotions de tout genre, tout cela est de la littérature facile. Or tout cela, avouez-le, tout cela use chaque jour plus de style, plus d'idées, plus de talent qu'on n'en a jamais usé dans les beaux temps de la littérature difficile, quand on ne savait lire qu'à Paris dans toute la France, et qu'à la Cour dans tout Paris !

Que vous seriez bien surpris si tout à coup elle s'écroulait à votre premier souffle, cette littérature, notre besoin de tous les jours ! J'ai grande envie que nous en fassions l'essai. Eh bien ! j'y consens, revenons à cette grande fosse que vous creusiez tout à l'heure ; fais-la vaste et profonde ; nous allons, comme les femmes grecques, danser en rond, et nous jeter les uns après les autres dans l'abîme. C'en est fait, nous voilà morts ! Nous y sommes tous, grands et petits, tous morts, tous ensevelis dans nos romans, dans nos contes, dans nos feuilletons, froid et triste linceul ! Vous allez me trouver bien vaniteux, Nisard ! mais, je vous prie, dans ce profond silence de la littérature facile, quelles voix se feront entendre ? Dès demain, il faudra servir à la France sa portion de chaque jour ; dès demain, en se réveillant, la France demandera à son lever ses journaux, grands et petits, les petits journaux avant les grands ; elle demandera ses romans, ses contes, ses livres, ses prospectus, ses revues et ses drames ; il faudra donc, pour suffire à cet immense besoin de chaque jour, nous dans la tombe, tirer de leur sépulcre, de leur académie veux-je dire, les anciens faiseurs de littérature difficile. Vous voyez d'ici le désordre : ils reviendront à petits pas, comme les ombres de Robert le Diable, tous les faiseurs émérites de la littérature impossible. C'en est fait, Dumas est absent du théâtre, l'auteur de Pertinax y remonte, et dès demain on reprend sa dernière tragédie, jouée une fois par Mlle Duchesnois ; Victor Hugo est absent, l'ode revient à M. Campenon ; Scribe est dans ses terres, revient M. Alexandre Duval pour faire la comédie ; l'opéra passe de M. Mélesville à M. Étienne, ce grand homme d'État qui a fait le Rossignol ; la Revue de Paris s'éclipse, son enveloppe feuille-morte pâlit, et la voilà remplacée par le Mercure de France ; la charade, le logogryphe, la pièce de vers, l'épître, l'allusion, la fable politique, les notices, les petites biographies, la comédie en cinq actes, la tragédie en cinq actes, le poëme descriptif, le poëme épique en prose, les colins d'opéra-comique, tout le gros esprit, toutes les grâces stupides, tout l'Empire, tout l'Institut, tous ces grands messieurs à travers lesquels nous avons passé avec tant de peine, tout cela revient, danse et tourne, chante et souffle, déclame et glousse sur la tombe de la littérature que vous venez d'enterrer à jamais, vous, implacable et imprévoyant Nisard !

Et à la place de nos romans, à la place de nos contes, à la place de nos drames (je vous aime encore assez pour vous crier : «Prenez garde, Nisard ! rangez-vous !»), voici les histoires de M. Bouilly, les contes de M. Ducray-Duminil, les mélodrames de M. Caigniez, et les romans de M. Pigault-Lebrun. Juste Ciel !

Ah ! vraiment, avant de venir exhaler votre fureur contre la littérature en masse, vous auriez dû y penser à deux fois. Vous avez agi, dans votre mauvaise humeur, comme s'il y avait derrière nous une littérature toute prête à nous remplacer, si la littérature moderne était enlevée. Jusqu'à présent, en effet, un siècle littéraire est venu après un autre siècle. Corneille est tout près de Racine, Racine n'est pas loin de Voltaire ; une génération littéraire touche à une autre génération littéraire ; mais la littérature moderne, la littérature facile, elle ne tient à rien, elle n'a rien derrière elle, personne ne l'a précédée dans la carrière ; elle est venue seule et par elle-même, elle s'est faite tout ce qu'elle est. Victor Hugo n'a personne derrière lui, Alexandre Dumas personne. Au lieu d'avoir été les continuateurs des poëtes et des prosateurs leurs devanciers, les poëtes et les prosateurs de nos jours ont deviné l'art, ils l'ont fait ce qu'il est, ils en ont posé les règles ; personne ne leur a rien enseigné, ils ont tout deviné, le présent et l'avenir, quelques-uns même le passé. Bien plus, ils ont été forcés de coudoyer brutalement, pour parvenir, tout ce qui faisait ce qu'on appelait de l'art avant eux ; si bien que, si vous les ôtez du monde, le monde, qui s'est hâté d'oublier leurs devanciers, ne saura plus à quelle littérature se vouer. Otez la jeune école littéraire de la France, croyez-vous que vous trouverez, derrière cette jeune école, même des restes de prosateurs, même des restes de poëtes ? Vous trouverez un abîme, l'empereur ! et derrière l'empereur, 89, autre abîme qui sépare notre génération littéraire du XVIIIe siècle, ce grand, puissant, spirituel et philosophique moment de la pensée humaine, si violemment et à jamais interrompu pour la France, et que l'Allemagne seule a pu continuer.

Donc, malgré vous, il faut vous soumettre à cette littérature qui s'est faite toute seul ; bien mieux, il faut lui savoir gré de ses efforts, de reconnaître que si elle a quelque chose de trop hâté, c'est la faute du temps, et non pas la faute des jeunes écrivains. Nous aussi, nous avons supporté les grandes conscriptions de l'Empire ; quand la vieille garde a manqué, l'Empire a mis sur le dos des conscrits l'uniforme de sa garde. Il en a été ainsi pour nous ; à défaut de vieux combattants, notre époque de bataille a été singulièrement avancée par la disette des hommes, et maintenant que nous sommes déjà de la vieille garde littéraire, il y aurait injustice à ne pas reconnaître notre vingt-huitième année, florissante et verte sous le bonnet à poil des vieux grognards. Voilà pourtant ce que vous avez fait, cher Nisard. Vous êtes venu prendre, dans la mêlée, ceux qui se battaient encore ; et ceux qui étaient restés en chemin, vous les avez épargnés. Quoi donc ! vous attaquez ceux qui écrivent, vous jetez vos foudres sur la littérature agissante, et vous ne parlez pas des littérateurs qui ont cédé la place ! Voyez ce que vous faites : vous immolez sans pitié ceux qui produisent, et vous laissez en paix ceux qui se sont arrêtés ! Par exemple, celui-ci, qui était un habile faiseur de jolies comédies, et qui s'est laissé faire sous-préfet à Saint-Denis ; celui-ci, qui était un satirique écrivain de comédie politique, et qui s'est coupé en deux, si bien qu'une partie de ce spirituel De Fongeray est administrateur des haras, pendant que l'autre partie administre la division des Beaux-Arts ; cet autre était double aussi, il faisait de la satire politique, il avait une rime pour tous les noms, un nom pour toutes les rimes ; il a déposé sa virulente satire on ne peut dire à quel seuil, et il est allé, chacun de son côté, on ne sait où. Il y en avait un qui était historien et grand historien, fougueux et entêté jeune homme, il s'est fait ministre, et il a laissé ses oeuvres inachevées pour achever l'arc de l'Étoile, cette oeuvre à mille corps, sans une seule tête, plus horrible que le monstre d'Horace. Que vous dirai-je ? Les noms de ceux qui se sont arrêtés en chemin sont innombrables. Une moitié de l'ancien Globe, par exemple, a jeté aux orties le bonnet doctoral et la robe du professeur pour prendre l'habit brodé et le pantalon blanc galonné d'or du Conseil d'État ; d'autres se sont arrêtés par ennui : celui-ci s'est enfoncé dans un bureau, et vous demanderiez vingt fois Clara Gazul, que vous ne sauriez où la trouver, la piquante comédienne espagnole. Celui-là, fantasque jeune homme, jette au public un beau livre tout parfumé de moyen âge, les Mauvais Garçons, et, à peine son livre imprimé, il laisse son livre à ses destinées et il va pendant trois ans en Orient, en Grèce, partout, remuer des pierres et chercher des fièvres. Ainsi a fait M. de Lamartine qui s'est retiré du monde poétique et qui est allé à la Chambre des députés en passant par l'Égypte, où il a laissé sa fille, inappréciable trésor, anneau sans prix de l'homme le plus heureux du monde, que la mer de sable ne lui rendra jamais. Qui encore ? J'en ai oublié beaucoup qui se sont arrêtés après avoir marché ; sans compter ceux qui ont changé de chemin tout à coup, et que la politique a choisis comme les plus forts : Armand Carrel, qui était évidemment destiné à écrire l'histoire, le meilleur élève de Tacite, et qui est devenu un journaliste ! Saint-Marc Girardin, cet ingénieux, ce grand écrivain si rempli de bon sens et de verve, homme docte et homme d'esprit. Il a longtemps balancé pour savoir s'il ne serait pas des nôtres. Sans doute il aura eu peur de tout ce qu'il fallait produire. Alors il a pris deux chaires en Sorbonne : la chaire de M. Guizot, cet autre historien qui a changé de route, lui aussi, et la chaire d'un homme qui est mort et qui s'était arrêté depuis longtemps. Voilà, ou je me trompe fort, un tableau très-exact des pertes irréparables qu'a faites déjà la littérature contemporaine. Elle a perdu, ou à peu près, M. de Châteaubriant, poëte dont la gloire est déjà à moitié enveloppée de cette ombre formidable à laquelle rien n'échappe de nos jours, et dont vous voudriez nous faire peur, insensé, comme si nous ne savions pas bien que la question d'Hamlet, être ou n'être pas, n'est une question pour personne aujourd'hui !

D'où je conclus, car il est temps de conclure, qu'il y a injustice à reprocher aujourd'hui à ceux qui travaillent de travailler trop d'abord, et de travailler seuls ensuite. S'ils travaillent seuls, à qui la faute ? La faute en est à ceux qui n'écrivent plus, à ceux qui n'écrivent pas encore. On ne dira pas que les rangs sont serrés, que tout accès est fermé ; au contraire, les rangs sont ouverts, les portes sont ouvertes : entre qui veut ! Quant à l 'autre reproche, produire trop, vous avez beau dire que les libraires ne veulent plus acheter de livres : offrez un livre, même un livre de littérature difficile, à un librairie, vous verrez si le libraire vous refusera. Vous avez beau dire que la prose est à vil prix : demandez à Gosselin, demandez au directeur de la Revue de Paris, à quel prix est la prose ; et, d'ailleurs, je voudrais bien voir quelle figure vous feriez si, pour votre chaleureux manifeste contre la littérature facile, le caissier de la Revue venait vous dire à la fin du mois : «Vous savez, Monsieur, que, vu l'abondance de la bonne prose, nous vous retenons vingt-cinq pour cent ?» L'argument serait ad hominem, j'imagine, à moins que vous ne prétendiez que parce que vous ne travaillez qu'à vos heures, parce que vous allez à la campagne respirer l'air du printemps, parce que les Pyrénées vous abritent de leur ombre poétique contre les chaleurs de l'été, parce que vous allez vous adosser, en hiver, contre les arènes de Nîmes ou d'Arles, toujours éclairées d'un soleil tempéré ; parce que vous êtes un heureux de ce monde qui commandez à vos passions, qui ne jetez rien au hasard, qui êtes sage et qui avez pu l'être, vous ne prétendiez être mieux traité que nous dont la porte est ouverte nuit et jour, qui sommes à notre tâche à toute heure, à toute saison ; nous, malheureux, qui avons demandé à notre plume, à notre tête, à notre coeur, à notre sang, tout ce qu'il faut pour satisfaire à une jeunesse ardente, impétueuse, emportée, remplie de passions grandes et petites, mais honnête, indépendante, et qui aimerait mille fois mieux faire un mauvais livre qu'une mauvaise action. Certainement, ce n'est pas ainsi que vous raisonnez, mon cher Nisard !

Mais c'est ce que je dis à tous ? car voyez l'avantage de la littérature que vous méprisez, ingrat ! depuis huit jours on parle de vous, et beaucoup ! Qu'est-il ? et que veut-il ? et pourquoi tant d'humeur ? que demande-t-il ? Moi, je dis à tous ce que je sais : que vous êtes le plus loyal et le plus aimable des hommes, un peu triste, mais bon et humain ; morose, mais point envieux ; homme d'étude et homme de style, mais d'un esprit chagrin, ce qui ôte à votre style un peu des grâces de la jeunesse pour lui donner la teinte plus sombre de l'âge mûr. Voilà ce que je dis et voilà ce que je pense, et je pense aussi, mais je ne le dis pas, que, cette fois, il faut que l'hiver du Midi vous ait cruellement manqué pour vous avoir fait immoler tout d'un coup et sans exception toute votre époque littéraire. Comment n'avez-vous pas vu, en effet, qu'outre l'injustice, il y avait maladresse à venir ainsi tomber sur la littérature de 1828 à 1833, après la Revue d'Édimbourg, après la Revue de Genève, après la Gazette d'Augsbourg ! Qui le croirait ? vous, le Nisard du National, vous voilà l'allié de M. de Metternich ! Or, voici pourquoi encore je vous ai répondu si longuement : c'est qu'en répondant à vous, je répondais en même temps aux étrangers qui n'écrivent pas si bien que vous, heureux si, dans cette réponse que j'aurais faite moins longue si j'avais pu, je suis parvenu à vous convaincre sans vous blesser, à nous défendre sans vous attaquer, enfin à persuader à tous ceux qui nous lisent et qui vous ont lu qu'en ces sortes de disputes comme en toutes les autres, on fait mieux ses affaires par soi-même que par des tiers.

Quant à ce qui m'est personnel et à la mort subite que vous me prédisez, permettez que je n'accepte pas votre augure. Je suis une espèce de vieillard encore vert, et, pour peu que mon bonnet de nuit contienne d'idées, comme vous dites, il reste plus d'idées à mon bonnet chaque matin que de cheveux arrachés à ma tête. Je sens, malgré vous, que sous cette cendre il y a du feu, et de la vigueur sous cet épuisement. Il est vrai que j'écris beaucoup ; mais la folle du logis n'est pas tellement fatiguée qu'elle ne revienne le soir au colombier à mon premier appel ; et puis je ne suis pas comme vous, je ne méprise pas la province. La province est cour de cassation des jugements de Paris. La province juge avec son esprit et avec son instinct, pendant que Paris juge avec son esprit tout seul ; la province a douze heures par jour à donner à chaque gloire nouvelle, onze heures et demie de plus que Paris. Grand merci donc ! Puisque vous me laissez la province, mon lot est noble et beau, et convenez que j'ai bien à faire et terriblement à écrire encore avant d'avoir fait passer un seul mot sous les yeux des trente-neuf millions de Français qui composent ce jury souverain que vous méprisez si fort : la province. Il y a longtemps qu'on l'a dit, et on le dira malgré vous longtemps encore, la province a des sourires qui sont bien tendres, et ses regards sont de doux regards. Laissez-moi donc rechercher ses sourires et ses regards. Vous n'en voulez pas, tant mieux pour moi ! c'est une chance de plus pour que je les obtienne. Voilà toute mon ambition, Nisard, vivre pour la province : donc, laissez-moi vivre inconnu ici, connu là-bas. Ne vous mettez pas devant mon soleil de province ; je vous le prêterai pour la santé de votre corps, laissez-le-moi pour le salut de mon esprit. Vous voyez que je ne suis pas si malheureux que vous dites, puisque j'ai l'esprit de mon état et de mon âge. Vous voyez que vous avez tort de me plaindre, puisque je préfère le présent à l'avenir, la province à Paris, partant le bonheur à la gloire. Cessez donc, farouche Mac-Briar, d'avancer l'aiguille de l'horloge littéraire qui doit sonner pour moi l'heure de la littérature difficile. Je ne crois pas que l'instant soit venu encore. J'attendrai. Et, quand je n'aurai plus une idée à moi, quand je sentirai qu'il n'y a plus de coloris à mon style, plus rien d'imprévu à ma pensée ; quand ja n'aurai plus rien dans le coeur ni dans l'esprit, quand j'aurai oublié mes belles études des langues, que j'ai refaites, vous le savez, avec un soin dont vous ne me savez pas assez de gré, alors il sera temps, selon votre conseil, de faire de la littérature difficile ou d'aller planter mes choux à Biron. Mais, à présent, il n'est pas temps encore. Ma terre de Biron est bien pauvre, elle n'est que belle. Mon voisin le Rhône m'en enlève chaque année une parcelle ; il faut que je la répare, il faut que je relève le toit où vécut ma mère et que m'a laissé mon père ; il faut je ramasse ici assez de livres et de sagesse, et d'amour, et de bonheur, pour les porter là-bas. Bien plus, il me faut un chemin de fer pour me porter là-bas, moi, mon amour, mon bonheur, ma sagesse et mes livres ! Or, voyez comme je suis incorrigible ! quand bien même je serais enfoncé jusqu'au front dans la littérature difficile, je n'emporterais pas le Tacite de M. Panckoucke ni aucune des traductions Panckoucke, pâle et insipide remaniement des traductions précédentes, et que vous nous vantez comme des chefs-d'oeuvre. Vous savez bien ce qu'il en est, de ces chefs-d'oeuvre, Nisard !

Mais, de bonne foi, voudriez-vous, même avec moi, homme de littérature facile, entreprendre une polémique à ce sujet ? Vous êtes très-persuadé que ce livre pieux, comme vous dites, est le plus triste et le plus nul des livres. Un livre pieux ! mais c'est la plus indigeste compilation qui se puisse produire ! Comme ces malheureuses traductions ont gâté votre cause ! Vous faites deux articles. Dans le premier, vous nous dites : A bas la littérature facile ! Dans le second, vous criez : Vivent les traductions ! Dans le premier, vous nous reprochez de ne pas lire les modèles ; dans le second, vous nous dites : Lisez, non pas les histoires de Tacite, mais lisez les histoires de M. Panckoucke ; lisez, non pas Horace, mais lisez l'Horace d'une douzaine de prosateurs qui se sont attelés à cet homme charmant, à ce satirique si bienveillant et si moqueur, qui rirait fort sans doute s'il pouvait voir l'habit d'Arlequin dont on l'habille. O Nisard ! Nisard ! faire des traductions sur des traductions, s'atteler douze pour faire une traduction d'Horace, vendre des traductions ou vanter des traductions, est-ce donc là ce que vous appelez de la littérature difficile ?

Encore une fois, ne m'en voulez pas ; aimez-moi comme toujours ; ne m'envoyez pas de sitôt au Prytanée : je n'aime pas le brouet noir, et nous sommes trop loin de l'Eurotas. Encore une fois, abandonnez-moi à ma littérature facile ; rassurez-vous sur mon avenir : vous savez que je suis à l'abri, s'il en fut. D'une part, j'ai renoncé pour toujours à la grande littérature, et, d'autre part, je me suis creusé un grand trou au Journal des Débats, position difficile à emporter, facile à défendre. Là, je suis comme le roseau qui dit aux passants, quelque vent qui souffle : Le roi Midas a des oreilles d'âne ! Vous pouvez passer auprès du fragile roseau tant qu'il vous plaira, et sans danger pour vous, Nisard !


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