LICHTENBERGER, Henri (1864-1941) : L'Autonomie de l'Alsace-Lorraine (1910).

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Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux : n.c) du n° 22 du samedi 28 mai 1910 de L'Opinion, journal de la semaine.
 
L'Autonomie de l'Alsace-Lorraine
par
Henri Lichtenberger

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L'Opinion 28 mai 1910 - H. LichtenbergerDepuis le discours désormais historique du 14 mars dernier où le chancelier de l'Empire a reconnu la nécessité d'accorder aux Alsaciens-Lorrains « la concession d'une plus grande indépendance politique » et annoncé qu'il faisait préparer « un projet de loi s'occupant de la Constitution d'Alsace-Lorraine et de son développement », plus de deux mois se sont écoulés. La déclaration de M. Bethmann Hollweg a été amplement discutée et commentée, au Reichstag, à la Délégation d'Alsace-Lorraine, dans d'innombrables articles de journaux et brochures. Il semble que, dans son passage à Strasbourg et Metz, l'empereur se soit, ces jours derniers, montré favorable à la cause de l'autonomie. Dans ces conditions, et bien que l'on ne sache rien de positif sur les projets élaborés par la chancellerie, on peut dès à présent essayer de voir comment se pose la question de l'autonomie et quelles espérances l'Alsace peut fonder sur les promesses du gouvernement impérial.

Il va de soi, d'abord, qu'en aucun cas il ne faut s'attendre à voir, dans un avenir prochain, l'Alsace devenir, selon le rêve des pacifistes, une sorte d'Etat-tampon neutre entre la France et l'Allemagne. Personne n'a jamais sérieusement pensé que l'Allemagne pût octroyer de son plein gré au Reichsland une indépendance complète. Les partisans de « l'Alsace aux Alsaciens. » n'ont jajnais revendiqué autre chose — dans l'état actuel de l'Europe politique — que « l'autonomie dans l'Empire », pour nous servir d'une formule de M. Zorn de Bulach. Cette autonomie, ils sont fort éloignés de l'avoir pour l'instant. L'Alsace, on le sait, est aujourd'hui encore soumise à un régime d'exception. Elle est gouvernée au nom de l'Empire par l'Empereur qui est investi des droits du souverain et qui exerce son autorité par l'intermédiaire du Statthalter et du ministère d'Alsace-Lorraine. Au point de vue législatif aussi l'Alsace est dans une situation spéciale et dépendante. Non seulement les mesures votées par la Délégation doivent être ratifiées par le Conseil fédéral avant d'être valables, mais le Reichsland peut même se voir imposer des lois par le Reichstag, d'accord avec le Conseil fédéral, sans l'assentiment de la Délégation. Dans ces conditions, on comprend l'insistance des représentants de l'Alsace à réclamer pour leur pays le droit commun. Ils demandent — et cette revendication n'a certes rien d'exorbitant — que l'Alsace, Etat de l'Empire, soit mis sur le même pied que les autres Etats de l'Empire. Rien de plus, rien de moins.

Sous quelle forme, maintenant, cette réforme doit-elle pratiquement être réalisée ? Les voeux des Alsaciens à cet égard ne sont pas douteux. Un observateur sans parti pris et de bonne foi, M. Oscar Müller (1), rédacteur important de la Gazette de Francfort détaché à Strasbourg par son journal et qui vient de consacrer à la question de l'autonomie une très intelligente et substantielle étude, constate loyalement que l'Alsace est à peu près unanime à souhaiter l'établissement d'un régime républicain. L'institution d'une dynastie de « souverains » alsaciens-lorrains ne pourrait être que quelque chose de tout à fait factice et artificiel. A aucun moment de son histoire l'Alsace n'a eu de dynastie indigène et  jamais non plus elle n'a eu le temps de s'attacher bien solidement aux dynasties étrangères qui y ont régné. Il y a peu de chances pour que dans une terre de cette nature le sentiment monarchique pousse jamais des racines bien vivaces. L'idée de faire du Reichsland une prébende à l'usage des princes de la famille impériale, aussitôt qu'elle a été mise en circulation, a rencontré l'opposition la plus décidée soit dans la presse alsacienne, soit à la Délégation. Elle paraît d'ailleurs dès à présent condamnée, l'Empereur Guillaume II s'étant, dit-on, déclaré opposé soit à la création d'une dynastie nouvelle, soit à celle d'un statthaltérat héréditaire. Quoi qu'il en soit, du reste, la solution qui répondrait aux aspirations du pays, c'est la création d'une République d'Alsace-Lorraine régie par un Parlement nommé au suffrage direct, universel et secret, gouvernée par un ministère responsable devant le Parlement, représentée au Conseil fédéral par des délégués recevant leurs instructions du Parlement. Ce serait là la réparation de « l'injustice commise depuis trente ans envers l'Alsace-Lorraine », comme disait M. Preiss à la Délégation : les Alsaciens seraient enfin mis à même d'organiser leurs « home » conformément à leur caractère et à leurs traditions. Une constitution républicaine serait acceptée avec joie par la presque unanimité du pays. Si néanmoins il y a aujourd'hui quelques « monarchistes » alsaciens, M. Millier reconnaît qu'ils le sont uniquement pour des raisons de tactique politique et parce qu'ils croient qu'on n'obtiendra qu'à ce prix de l'Allemagne la concession de l'autonomie.

Or on ne voit pas, évidemment, pourquoi, en principe tout au moins, il n'y aurait pas de place pour une République d'Alsace au sein de la Fédération d'Etats qui constituent l'Empire allemand. Il est donc possible — et nous le souhaitons — que l'Empire étonne l'Alsace et le monde par son libéralisme et institue dans le Reichsland le self-government sous sa forme la plus complète. Mais je ne crois pas faire preuve d'un scepticisme exagéré en disant que cette magnanimité est, pour l'instant, tout à fait invraisemblable. Le projet du chancelier pourra supprimer l'ingérence du Conseil fédéral et du Reichstag dans la législation particulière de l'Alsace-Lorraine ; il pourra faire de la Délégation un véritable Parlement, reviser le statut électoral actuellement en vigueur et instituer en Alsace le suffrage universel, direct et secret ; peut-être même organisera-t-il sous une forme ou sous une autre la représentation de l'Alsace au Conseil fédéral. Toutes ces concessions sont en un certain sens « inoffensives ». L'Allemagne peut les faire — elle pouvait les faire depuis longtemps — sans ébranler la solidité cle sa domination sur les pays annexés. Tant qu'il y aura en Alsace un pouvoir « souverain » exercé par l'Empereur ou par son représentant direct et tant que les ministres alsaciens seront responsables devant le souverain et non devant le Parlement, tant que les lois ne seront pas votées par le Parlement seul, mais devront résulter de l'accord du Parlement et du souverain, il est clair que l'Allemagne conservera en fait la haute main sur les affaires de l'Alsace. Elle restera maîtresse de gouverner le pays à sa guise, comme elle l'a fait jusqu'à présent, à l'aide de fonctionnaires étrangers au pays, de perpétuer en Alsace la domination de cette bureaucratie étrangère, d'empêcher toute mesure législative qui lui déplairait. L'Allemagne, — ou pour mieux dire la Prusse — va-t-elle se dépouiller volontairement de cette prérogative? Fera-t-elle bénévolement abandon de ce droit souverain qu'elle détient à l'heure présente? Consentira-t-elle à installer de gaîté de cœur en Alsace le régime parlementaire tel qu'on le pratique en France ou en Angleterre, ce régime qu'elle réprouve en principe et qu'elle a toujours refusé à ses propres sujets ? Il faudrait une bien forte dose d'idéalisme politique pour conserver à cet égard la plus légère illusion. Au reste, sur ce point aussi, il semble que Guillaume II ait exprimé son opinion personnelle : il restera souverain direct de l'Alsace.

Mais dans ces conditions qu'y aura-t-il de changé, au pays annexé, par l'octroi de l'autonomie, et qu'est-ce que l'Alsace pourra bien gagner à ce changement ?

Nul ne peut le dire pour l'instant. Tout dépend, non seulement des concessions théoriques auxquelles se résoudra l'Allemagne, mais aussi et surtout de l'usage qu'elle fera de ce droit souverain qu'elle réserve à l'Empereur. Or ceci, l'expérience seule peut nous l'apprendre. L'autonomie accordée peut être réelle ou complètement illusoire. Dans ces conditions, on comprend que l'opinion alsacienne se montre, au fond, assez sceptique. M. Blumenthal déclarait l'autre jour à la Délégation que les Alsaciens-Lorrains n'ont aucune raison de se confondre en remerciements pour une chose qu'ils ne connaissent pas. Certains redoutent même quelque surprise, un escamotage qui risquerait d'aggraver la situation de l'Alsace et adjurent leurs compatriotes de se montrer fort prudents et de repousser toute proposition qui engagerait l'avenir en  instituant un insuffisant à peu près.

Pourtant la déclaration de M. Bethmann-Hollweg et l'annonce d'une réforme de la Constitution ont été accueillies avec une joie très sincère par tous les Alsaciens sans distinction d'opinion. Et cela pour des raisons que l'on discerne aisément. Elle est d'abord pour eux, en tout état de cause, une satisfaction morale. M. Zorn de Bulach déclarait il n'y a pas bien longtemps à la Délégation : « L'Empire ne vous doit rien ». Le» Alsaciens constatent avec plaisir que le chancelier, en exprimant ses regrets de ce que la situation soit restée stationnaire depuis trente ans dans les pays annexés, ait désavoué le langage du premier ministre d'Alsace-Lorraine et reconnu la nécessité urgente de réformer l'état de choses actuel. Puis ils estiment que l'on peut, en réservant les questions difficiles qui risqueraient de compromettre l'avenir de la réforme ou d'engager dangereusement l'avenir, faire dès à présent quelques pas en avant sur la voie qui mènera un jour à l'autonomie véritable et obtenir par exemple pour l'Alsace un Parlement complet reposant sur une base électorale aussi large que possible, ne dépendant plus de Berlin et capable de prendre, d'accord avec le seul détenteur du pouvoir souverain, des décisions sans appel. Enfin, ils espèrent que, cette première étape une fois franchie, les questions subsidiaires de la représentation au Conseil fédéral et de l'exercice du pouvoir souverain pourront être utilement posées et qu'elles recevront, dans un avenir plus ou moins rapproché, une solution rationnelle.

Ils ne s'abandonnent d'ailleurs à aucune illusion optimiste et savent fort bien que la constitution annoncée ne saurait leur apporter tout de suite la réalisation intégrale de leurs programme d'autonomie. Tant qu'il subsistera en face du Parlement alsacien un pouvoir souverain « étranger » capable de faire échec à la volonté du peuple, le bloc alsacien-lorrain restera sur ses gardes et prêt à reprendre la lutte. Les partisans de « l'Alsace aux Alsaciens » ne sont pas des doctrinaires que des satisfactions de pure forme pourraient abuser et qui se contenteraient d'une autonomie de façade. Ils poursuivent un but très concret et pratique. Ils prétendent gérer eux-mêmes les intérêts matériels de l'Alsace au lieu de voir le pays régi d'en haut par une oligarchie de fonctionnaires immigrés ; ils entendent sauvegarder l'individualité propre de l'Alsace et notamment ses traditions de culture française qu'ils regardent comme un de ses biens les plus précieux ; ils ne veulent plus être soumis à la férule des pangermanistes. Si le pouvoir souverain se met en travers de leurs aspirations, s'il poursuit les errements du régime actuel, s'il prétend faire échec à la volonté du Parlement, il y a tout à parier qu'ils n'hésiteront pas un seul instant à livrer bataille à un gouvernement soi-disant « alsacien » avec la même opiniâtreté et la même énergie qu'ils ont déployée contre l'oppression « allemande ».

Seulement — et c'est là un point qui peut avoir son importance — dans un conflit qui s'engagerait de la sorte, la situation des Alsaciens-Lorrains serait plus favorable qu'elle ne l'est aujourd'hui. Ils auraient des chances de trouver en Allemagne même des appuis plus nombreux que par le passé. Le jour où la question d'Alsace, au lieu de se poser comme la lutte des annexés contre le vainqueur, viendrait à prendre la forme d'un conflit entre le gouvernement et la représentation populaire — ce jour-là, la cause de l'Alsace deviendrait la cause de toute l'Allemagne libérale. Depuis longtemps les Alsaciens ont rencontré çà et là des sympathies chez les socialistes et chez certains progressistes allemands. Mais combien ces sympathies deviendraient plus vivaces et plus efficaces dès l'instant où les Alsaciens lutteraient pour faire respecter les décisions de leur Parlement ! Du coup, ils auraient pour alliés tous les adversaires du bloc « bleu et noir », de cette coalition des conservateurs et du centre dont la domination soulève aujourd'hui un tel mécontentement dans toute l'Allemagne libérale. Et il apparaîtrait clairement que la question d'Alsace n'est pas seulement la résultante d'un conflit entre deux nations rivales, mais qu'elle peut aussi être envisagée comme un épisode de la lutte séculaire qui se poursuit entre l'esprit démocratique « latin » et le féodalisme conservateur prusso-slave. Les Alsaciens associent aujourd'hui dans un même culte le souvenir français et l'idée démocratique. Lorsqu'ils luttent contre la germanisation, disons plus exactement contre la prussification — car 88 % des immigrés allemands en Alsace sont des Prussiens et apportent en Alsace leur mentalité prussienne, conservatrice et féodale — ils n'ont plus le sentiment, déprimant à la longue, de défendre en désespérés la cause d'un petit peuple de deux millions d'habitants écrasés par un énorme empire de soixante millions d'âmes, et qui doit fatalement succomber dans cette lutte inégale. Ils ont conscience d'être les représentants d'une culture, d'un idéal éternellement humain, qui n'est pas exclusivement français (nous ne revendiquons pas le monopole du sentiment démocratique), mais que la France républicaine reconnaît à coup sûr comme sien. Et ils ont foi dans le triomphe de cet idéal. Ils sont profondément convaincus que par sa valeur absolue, par sa puissance de diffusion, par ses chances d'avenir il l'emporte sur le principe qui domine aujourd'hui la mentalité prussienne. Ils constatent qu'en Allemagne même où, après l'avortement du mouvement de 1848-1849 et les succès éclatants de la politique bismarckienne, la mentalité prussienne avait acquis ; une écrasante prépondérance, on voit se développer aujourd'hui une opposition toujours plus décidée, plus réfléchie, plus consciente, plus fortement organisée au féodalisme conservateur et clérical. Ils notent avec satisfaction que des voix commencent à s'élever en leur faveur parmi les libéraux allemandes : hier, celle du professeur Wittich, aujourd'hui celle de M. Oscar Müller. Et ils comptent ainsi que les progrès de l'esprit démocratique en Allemagne entraîneront peu à peu le triomphe de leurs justes revendications. De là, la confiance qui les anime, leur certitude de vaincre, leur résolution d'aller jusqu'au bout dans la réalisation de leur programme, de conquérir morceau par morceau, à force de ténacité et de constance, cette autonomie réelle et sincère qu'ils veulent — et qu'ils auront. Ce qu'on leur offrira demain, ils l'accepteront comme un acompte sur leur dû. Après quoi ils réclameront le reste sans accepter de marchandage ni de compromis. On ne les « usera » pas. Ils ne sont pas pressés d'en finir. Ils ont l'avenir. Ils sont sûrs que le temps combat pour eux, non pour leurs adversaires...

On voit donc avec quels sentiments l'opinion française doit accueillir les événements qui se préparent en ce moment en Alsace. Je n'ai pas besoin d'insister sur ce qu'a de « relatif » la satisfaction que peut causer, en Alsace comme en France, l'octroi de l'autonomie. Tout le monde sent bien qu'il n'apporte pas la réparation du fait de 1871, la solution définitive de la « question d'Alsace », qu'il ne saurait être question, pour nous, de passer l'éponge sur le passé et de tendre désormais sans arrière-pensée la main à l'Allemagne. Dans l'état actuel des faits, dans l'état actuel de la conscience des nations civilisées tout rapprochement intime de la France et de l'Allemagne est impossible : il resterait impossible même si, demain, l'Allemagne accordait à l'Alsace l'autonomie très relative qu'elle peut espérer. Mais cette situation une fois constatée, rien ne nous empêche de nous réjouir sincèrement de tout ce qui peut diminuer la tension inévitable, et en particulier de ce qui peut atténuer, pour nos provinces perdues, les conséquences douloureuses de l'annexion. Et dans ces conditions nous applaudirons aussi sans aucune arrière-pensée à tous les progrès qu'elles feront sur la voie de l'autonomie. Il serait de notre part singulièrement mesquin et puéril de regretter que la domination allemande se fît moins lourde sur les Alsaciens, ou de nous imaginer que, sitôt émancipés, ils s'empresseraient de nous tourner le dos pour se jeter dans les bras de leurs maîtres ! Il n'est pas besoin que l'Alsace soit maltraitée et opprimée pour qu'elle se souvienne de son passé et conserve son patrimoine de culture française. L'Alsace autonome restera consciente des affinités profondes qui l'unissent à nous ; elle pourra plus, efficacement travailler à garder intacte la personnalité qu'elle s'est librement donnée et qu'elle a si vaillamment maintenue jusqu'à présent contre toutes les tentatives de germanisation. En attendant, elle agit, dans le corps germanique, comme un ferment de libéralisme et contribue à renforcer les énergies qui amèneront peut-être quelque jour, chez nos voisins, une évolution dans le sens de la démocratie. C'est donc avec une entière sympathie que nous suivrons la lutte de l'Alsace-Lorraine pour l'autonomie. Et nous sommes prêts à saluer comme un progrès vers la justice et la paix tout ce qui la rapprochera du but où tendront ses légitimes efforts.

HENRI LICHTENBERGER.

(1) O. Müller, Die Autonomie Elsass-Lothringens, Strasbourg, 1910

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