LE MARQUAND, Henry (1862-1943) :  Un curé séducteur sous la Terreur (1931).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.XII.2016)
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-117) du numéro 117 (mars 1931)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .



Un curé séducteur
sous la Terreur


Variété inédite

PAR

HENRY LE MARQUAND
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En quoi les relations du ci-devant curé de Quinéville avec la ci-devant noble et toujours jolie Madeleine, nièce du ci-devant seigneur et patron du lieu, pouvaient-elles nuire à la sûreté générale et aux intérêts supérieurs de la République une et indivisible ?

Les juges ne trouveraient point de réponse immédiate à cette question ironiquement posée par le curé démissionnaire Armand Fafin, le 2 mars 1794. Son dénonciateur éprouvait plus de difficultés que l’accusé à s’expliquer sur les faits. Mais tout un village et la petite ville chef-lieu du district étaient en émoi et commentaient des amours interdites par la religion du passé, la politique du présent et la morale de toujours.

Fafin appartenait à la bonne bourgeoisie de Valognes, plus attachée et fidèle à la tradition religieuse que celle des grandes villes. Son frère aîné, Jean-Baptiste, avait relevé, à la mort de leur père, le titre de sieur de la Conterie, qui les apparentait presque à la noblesse. Les Eudistes du collège de Valognes avaient rendu Armand-Marie quelque peu savant, ceux du séminaire de Coutances venaient de l’ordonner diacre en 1789, quand la Révolution éclata. Il avait vingt-quatre ans, une âme ardente, une imagination vive. Le mot liberté enflamma son cœur. Les États Généraux promettaient le relèvement et l’avènement du bas clergé, dans les rangs duquel la prêtrise faisait entrer Fafin peu après. Les jeunes prêtres, ralliés aux idées nouvelles, tenaient déjà pour réalisés tous leurs espoirs.

A l’ambitieux Fafin, la Révolution n’apportait rien de plus que l’espérance. Simple obitier, habitué de l’église Saint-Malo, il vivait de son concours aux cérémonies du culte et à l’acquittement des fondations pieuses. Le profit était mince, mais le travail peu absorbant. L’activité du jeune homme suivit le cours du mouvement révolutionnaire. Il s’y jeta à corps perdu et fut, dans sa ville, un des fondateurs de la société des Amis de la Constitution.

Au nombre des fondateurs figurait aussi un petit clerc d’huissier, Lecarpentier, qui devait par la suite devenir un des plus farouches conventionnels. D’autres firent leur carrière politique sur place. Les Amis du début étaient seulement quatorze, mais décidés et actifs. Ils ne tardèrent pas à s’adjoindre, suivant leur programme, « des citoyens valeureux connus pour leur patriotisme et leur attachement à la Constitution ».

Grandie, devenue forte par le nombre de ses adhérents, la société s’affilia aux Jacobins de Paris et noua des relations avec les groupes populaires des villes et bourgs du voisinage. On échangea des visites et des discours. Les orateurs de la société des Amis de la Constitution péroraient abondamment sur les sujets civiques et philosophiques les plus variés. Fafin faisait des conférences sur l’éducation nationale.

Il était, dans sa société, l’un des plus instruits. Sa formation sacerdotale avait développé chez lui, par la prédication, un don inné de la parole. Sermons et homélies lui avaient, au séminaire, servi d’entraînement à présenter en style fleuri et pompeux des idées abstraites. Son influence à la société populaire fut grande, malgré sa jeunesse. A la fin de 1790, il était à l’élection secrétaire et membre du Bureau.

L’esprit des sociétés populaires, au début de la Révolution, était patriotique, royaliste et religieux. On jurait d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi. Cet esprit se maintint longtemps encore dans les provinces. Quand Louis XVI fut malade, en mars 1791, les Amis de la Constitution décidèrent de « faire dire une messe pour le rétablissement d’un monarque adoré ». La présence de jeunes prêtres semblait naturelle dans leur sein.

Mais la constitution civile du clergé, que les sociétés populaires soutinrent ardemment sans en très bien comprendre la portée, opéra une scission parmi leurs membres ecclésiastiques et fut cause de l’éloignement d’un certain nombre d’entre eux. Cette œuvre des laïcs de la Constituante, ce bouleversement religieux présenté comme une mesure de liberté gallicane parut à Fafin un nouvel article de foi. Pour le défendre, il s’attacha plus intimement à sa société de Valognes, dont il devint le propagandiste acharné.

Les protestations des évêques dans leurs lettres pastorales, les hésitations de certains curés lui importaient peu. Sans lien hiérarchique avec l’évêché, il n’était pas tenu au nouveau serment que la loi imposait aux ecclésiastiques en fonctions. Il le prêta cependant, par orgueil autant que par conviction, en séance de la société populaire, et jura, sans restriction ni explications, de maintenir de tout son pouvoir la constitution religieuse décrétée par l’Assemblée.

Un prêtre aussi activement avancé dans les idées révolutionnaires, soumis de sa pleine volonté et sans intérêt apparent aux puissances civiles, était désigné d’avance aux suffrages des électeurs laïques, qui allaient disposer des cures et vicariats devenus vacants par le départ ou le refus de serment de leurs titulaires.

Armand Fafin eût voulu être vicaire dans sa ville. Evincé de cette prétention par les abbés déjà pourvus, qui furent maintenus, il accepta d’être élu curé de Quinéville, en remplacement du vénérable abbé Ansot de la Mare, émigré. C’était à trois lieues de Valognes, moins d’une heure pour un cheval. Fafin était bon cavalier. Il emporta selle et bride ; les chevaux ne manquaient pas dans le pays.

Son installation, dans l’antique église romane qui domine une longue étendue de plaines, des lieues de plage et la mer, eut toute la solennité dont pouvait faire montre une petite bourgade de paysans et de pêcheurs. Ce fut une étonnante union du pouvoir civil et de l’autorité religieuse. La municipalité et la garde nationale composèrent une escorte d’honneur au nouveau curé. A la demande que le maire Cauvin lui adressa du haut de la chaire, Fafin, debout sous la perche de la croix, renouvela son serment civique. Il prononça ensuite, au lieu de sermon, une harangue enflammée, où l’amour de la nation, le respect de la loi, le culte de la liberté tenaient tant de place, que la religion avait peine à s’y glisser.

Les hommes applaudirent, sans respect pour la sainteté du lieu.

Les femmes étaient venues en nombre, fières de parader avec leurs croix d’or, les saint-esprit brillants, les hautes coiffes aux vastes ailes endentellées. L’étonnement fut grand de leur côté, et leur instinct cultuel les mit en défiance de l’intrus, si différent du bon prêtre son prédécesseur.

Fafin continua à parler en chaire bien moins de religion que de politique et de philosophie. Il s’attachait les hommes par sa lecture au prône des décrets de l’assemblée, et par leur commentaire abondant et passionné. Son influence sur ses paroissiennes fut minime. Les plus jeunes et les plus délurées accordaient seules une préférence secrète à ce beau garçon, grand, bien découplé, de parole aimable et aisée, toujours prêt à excuser et pardonner les fautes qu’on voulait bien porter à son confessionnal.

Le village ne le retenait guère. Abandonnant soutane et rabat, empruntant à quelque paysan du pays un cheval qu’on n’osait pas lui refuser, le curé constitutionnel de Quinéville prenait souvent le large. Il était plus volontiers à Valognes que dans son modeste presbytère. La salle de réunion et les Amis de la Constitution lui étaient plus agréables à fréquenter que sa pauvre église et ses paroissiens. Fafin retrouvait là son frère Jean-Baptiste, devenu aussi membre influent et nommé secrétaire à sa place.

La Société populaire gardait au prêtre la même confiance et une égale admiration. Fafin la représentait auprès des sociétés affiliées, portant la bonne parole révolutionnaire avec autant de foi que celle de l’Evangile, toujours prêt à partir, à discourir sur la liberté, le civisme et le culte de la nature qui, de jour en jour, gagnait du terrain sur le culte du créateur. Dans cette vie mouvementée, la cure de Quinéville tenait peu de place. Il fallut, pour ramener Armand Fafin à son troupeau, la venue d’une brebis de grand prix.


En des temps moins troublés, Madeleine Dancel de Breuilly eût achevé paisiblement le noviciat commencé dans un couvent de Bayeux, où l’avait, à la mort de ses parents, appelée sa tante la religieuse, sœur Françoise de Quinéville. La communauté peu dotée qui les abritait toutes les deux s’était maintenue sans bruit jusqu’à la fin de 1792. Le Conseil du district ferma brutalement le couvent, saisit ses biens, dispersa ses membres. La vieille religieuse se retira dans la maison de refuge, au collège des ci-devant Eudistes, dont la municipalité de Valognes avait fait un établissement charitable, hospice ressemblant fort à une prison. La jeune fille trouva un abri précaire au château de Quinéville.

C’était un vieux manoir, propriété familiale de son oncle, le marquis de Dancel. Le manoir avait cessé d’être château, puisque le nom de château était proscrit avec tous les souvenirs féodaux. On l’appelait maintenant la Maison, ce qui semblait plus égalitaire.

La maison de Quinéville, inhabitée depuis longtemps, était bien délabrée. Le marquis Georges-Antoine demeurait à Paris, où ses ressources ne lui permettaient guère d’entretenir le château. Sa fortune légère s’était amoindrie au cours de vingt années de procès avec son beau-frère Dumoncel de Flottemanville et d’autres voisins empiéteurs, manants ou gentilshommes. Le marquis de Dancel n’était point processif, mais, bien que faible, défendait ses droits dans l’intérêt de ses enfants. Il y a en Normandie ceux qui intentent les procès et ceux qui les supportent. Il y aussi ceux qui les entretiennent et en vivent.

Aux ruines du temps s’étaient ajoutés les dégâts causés par les paysans et les gardes nationaux, sous prétexte de détruire les insignes de la féodalité. Ils avaient écrêté le grand colombier, sans se rappeler que le marquis leur avait permis, bien avant que la Bastille fût prise, de tuer et manger les pigeons dont ils se plaignaient. Quelques coups de pioche avaient éventré le four à ban, inutilisé cependant. Le peuple voulait effacer, avec les armes des Dancel, ces traces des droits seigneuriaux. Indifférent à ces actes de violence, le curé constitutionnel les avait absous. Il s’y fût sans doute opposé si Madeleine Dancel était venue plus tôt.

Telle quelle, et à demi ruinée, la maison procurait un asile à la jeune novice. Mais le manoir et les terres, déjà séquestrés, devaient être vendus comme biens nationaux, pour punir le marquis d’être noble et d’avoir un fils émigré. Les scellés, heureusement, n’étaient pas encore apposés. Le bureau des biens nationaux, distrait par d’autres travaux, avait seulement maintenu la garde du château au jardinier Saint-Jean. Ce brave homme, devenu Jean tout court par prudence, n’était pas un chaperon très distingué pour une fille noble de vingt ans. Le travail du vieux serviteur et les produits de culture, s’ajoutant aux maigres ressources de la jeune fille, permirent de vivre modestement au manoir.

Le curé s’y présenta sans tarder, aussitôt qu’il apprit l’arrivée de Mlle Dancel. Il offrit ses services, qui furent agréés. On lui demanda de ne pas révéler le noviciat interrompu. Ce secret à garder fut le premier lien entre le prêtre constitutionnel et la jeune fille.

Fafin sut être discret et montrer qu’il était de bonne famille et d’éducation soignée. Il se prit à rougir du laisser-aller où s’étaient abaissés sa tenue et ses propos, dans le milieu grossier de Quinéville. Ce robuste garçon n’avait rien d’un abbé de cour, mais il lui suffisait de se montrer aimable et bien élevé pour que Mlle Dancel, isolée dans cette campagne, vint à trouver plaisir dans sa compagnie. On les vit à cheval galoper sur la plage, vers les Goujins, jusqu’aux dunes de Ravenoville, trotter côte à côte aux landes de la Pernelle et dans le bois du Rabey. Le curé revenait avec Madeleine au château, l’aidait à mettre pied à terre, trouvait prétexte pour s’attarder.

L’intimité du curé et de l’ex-novice s’affirma de jour en jour. Infatigable harangueur, Fafin mêlait étrangement aux dissertations sacerdotales des leçons sur les nouveaux dieux de la révolution, la liberté, la conscience, la raison. La jeune fille restait interdite à cet insolite et hardi langage. Il eût fallu un théologien pour tenir la discussion. Mlle Dancel était pieuse, tout naïvement. Elle n’avait qu’un argument :

- Dieu ? Votre révolution l’oublie, curé.

- N’est-ce pas lui rendre le plus grand hommage que l’adorer dans toutes ses manifestations ?

Madeleine s’habituait à cette singulière doctrine et peu à peu cessait de s’indigner. Le prêtre se laissait aussi prendre lui-même à son œuvre. A la vanité qu’il avait ressentie de se voir accueilli en ami par une jeune femme d’un rang élevé se mélait un sentiment plus tendre. Dans cette conquête, qui commençait par l’esprit, sa bonne foi le servait mieux que ne l’eût fait la plus perverse habileté.

La jeune noble n’était pas insensible à la flatterie. Quel que fût le symbole développé par Fafin sous des formules parfois ardentes, réminiscences enflammées du Cantique des cantiques, le prêtre avait maintenant peine à cacher son adoration pour la femme qui lui en représentait la véritable image. Sa voix de tribun se faisait plus douce et tremblait un peu. Madeleine devinait, souriait et avivait avec un peu de coquetterie moqueuse une passion qui ne lui apportait aucun trouble.

Tant de changements survenus autour d’elle avaient toutefois en elle, à son insu, leur répercussion. Elle avait reçu Fafin, parce qu’il était prêtre, et l’avait conservé comme ami, dans le désarroi de sa nouvelle vie. Insensiblement, elle subissait l’emprise des idées de l’homme.

Mlle Dancel devinait le danger, sans le juger pressant. Elle se croyait bien sûre d’elle-même. Ce visiteur agréable n’était qu’un petit bourgeois indigne d’elle, un curé de campagne auquel l’église donnait accès au château. Elle saurait l’écarter à temps. Mais dans ce manoir, déjà saisi par la Nation, au milieu de gens grossiers, dévoués à l’idée révolutionnaire et l’exagérant sous la peur qui les courbait, sans un défenseur, quel serait son sort ?

La Convention prétendait gouverner par l’épouvante. Le marquis Georges-Antoine venait d’être arrêté à Paris, sur un ordre du représentant du peuple Lecarpentier, et enfermé à la Conciergerie.

Armand Fafin continuait ses visites, empressé et soumis. Les conversations reprenaient. Aux passages trop passionnés, la jeune fille proposait un peu de musique. Le curé touchait passablement le clavecin, Madeleine avait une voix d’un joli timbre. Elle affectionnait les romances champêtres, dont la pauvre reine de France avait fait la vogue. Le prêtre, oubliant son titre de pasteur, soupirait à l’évocation du berger qu’il eût voulu être.

Quand Madeleine, un peu triste, chantait l’air de Grétry, « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille », si bien accordé au ton sensible de l’époque, Fafin ne pouvait s’empêcher de songer que la nouvelle constitution du clergé permettait et encourageait le mariage des prêtres. Il pourrait, lui aussi, fonder une famille… si Madeleine voulait.

- A quoi rêvez-vous, citoyen curé ?

- A rien.

Éternelle réponse de ceux qui ne veulent ou n’osent dire.

Entre ces deux jeunes gens, la musique était aussi dangereuse que le discours. Les voix se mouillaient. Les yeux du prêtre se faisaient brûlants, et Madeleine baissait les siens. Au départ, les serrements de mains, plus prolongés, décelaient la prière et présageaient l’acceptation.

Les entretiens cérémonieux des premiers temps avaient fait place à une familiarité, que n’expliquait pas complètement le nouvel usage. Le prêtre disait souvent : Madeleine. La jeune fille avait peur de l’interdire, mais sa fierté la secouait de violentes révoltes. Ne manquait-elle pas à son rang ? Ne reniait-elle pas sa foi ? Elle crut adroit de se défendre contre Fafin par d’humiliants persiflages.

Elle se moque de ses gestes, d’un certain accent de terroir, dont il ne se débarrassera, dit-elle, qu’à la cour, quand règnera le fils du roi guillotiné. Elle raille le titre de sieur de la Conterie, dont le frère de Fafin n’ose plus se parer.

- Pourquoi, citoyen, ne devenez-vous pas à Quinéville Monsieur de la Conterie ? Vous êtes si peu curé ici. Lecarpentier, ce député que vous aimez tant, a su vous définir, vous autres assermentés, des officiers de morale. Encore, quelle belle morale prêchez-vous ! J’irai faire mes dévotions à Montebourg. Je sais où officie un saint prêtre réfractaire.

Fafin se tait, souffre, se montre d’une froide politesse envers Mademoiselle de Breuilly. Il part pour Valognes, revient et ne peut se retenir de descendre le sentier qui, par le vieux cimetière, mène en droiture au château.

Querelles et séparations ont chaque fois laissé Madeleine maussade, irritée, mécontente d’elle-même. Elle acquiesça à la demande du curé de recommencer les promenades interrompues.

Au cours d’une longue excursion dans les taillis déserts du mont d’Huberville, le prêtre épancha sa peine et dit son dessein de fuir à Paris. Plus émue qu’elle ne le voulait paraître, la jeune fille laissa échapper l’aveu.

- Armand, restez pour moi !

Un soir, Madeleine s’abandonna dans les bras du curé, qui la baisait à pleines lèvres.


Le village jasait. Les hommes disaient que la demoiselle du ci-devant château, bien fière avec eux, l’était moins avec le prêtre jureur. Les femmes cherchaient à en savoir davantage et guettaient. Elles espionnaient le curé et la jeune noble, le presbytère et le manoir. De mystérieux conciliabules se tenaient sur la place, face à l’église, autour de la fontaine où tout le haut-du-bourg allait quérir de l’eau. Les commères les plus hardies se glissaient dans le petit bois, qui domine la cour d’honneur de la Maison.

Les amants sentaient autour d’eux une hostilité sourde, et qu’il serait prudent de se concilier la commune. Sur le conseil du curé, Mlle Dancel invita les officiers municipaux et quelques notables à venir entendre les hymnes révolutionnaires, celui des Marseillais, le Chant du départ, grave à cette heure où la Convention décrétait la Patrie en danger. On chantait aussi, dans le grand salon, la Carmagnole et le Ça ira, chacun à sa manière. Quand Fafin avait lancé « les aristos à la lanterne », Madeleine Dancel rougissante répondait : « tous les curés on les pendra ! »

Leurs regards démentaient les paroles. Une honte, qu’il fallait cacher, naissait en eux de l’humiliation qu’ils s’imposaient.

Les citoyens municipaux et notables de Quinéville riaient de tout cœur et applaudissaient. Vive la Révolution ! C’étaient des gens timides, tremblant pour eux et pour leurs biens, sans le moindre appétit d’envoyer qui que ce fût à la lanterne ou à la guillotine. Le danger n’était pas là.

De Paris, où la Convention s’efface, apeurée, devant le Comité de salut public, la plus affreuse terreur s’est répandue sur la France entière. Tout le département de la Manche se courbe devant Lecarpentier, son bourreau, muni des pleins pouvoirs du Comité, et dont un caprice fait tomber les têtes qu’il a désignées aux tribunaux criminels. La moindre démarche suspecte qui lui est rapportée peut valoir un arrêt de mort. Lecarpentier entretient des émissaires dans chaque district ; il y a formé et soutient des comités de surveillance.

Le curé prend peur pour Madeleine, car il vient d’être imprudent en essayant de lui conserver l’abri du château de Quinéville. Son frère est intervenu près du procureur du district pour éviter que le domaine soit trop tôt vendu. Par bonheur, un poste de gardes nationaux, chargé de surveiller la côte, occupe les communs et les écuries du manoir. Cela justifie le provisoire du séquestre. Mais peut-on répondre qu’aucune indiscrétion ne sera commise. Déjà des bruits ont couru qu’un commis du bureau des biens nationaux a mis bien de la complaisance à retarder la pose des scellés.

Armand Fafin voit nettement le péril. Il a trop négligé la politique au profit de ses amours. Le temps est venu de reprendre appui au sein de la société populaire transformée. Les Amis de la Constitution sont maintenant les Frères de la Société montagnarde de Valognes. Le curé se soumet à une réélection pour faire épurer son civisme. Ses amis sont encore nombreux. Son frère aîné reste le secrétaire de la société nouvelle. La citoyenne Fafin, sa belle-sœur, figure parmi les Montagnards reçues le 28 septembre 1793. S’il ne craignait de trop dévoiler son intrique aristocratique, l’amoureux de Madeleine proposerait de faire d’elle une citoyenne aussi épurée par l’élection. Il n’ose, et Mlle Dancel s’y refuserait.

Le frère montagnard Fafin reprend le cours de ses voyages de propagande. Le cinquième de la première décade du deuxième mois de l’an II de la république une et indivisible, la Société lui vote des remerciements pour avoir propagé à Caen la foi républicaine. Il fait mieux, et affirme son patriotisme en s’enrôlant dans la garde nationale. Le voilà prêt à partir aux frontières avec la deuxième réquisition. La Société montagnarde l’acclame. Il se croit bien à l’abri d’une surprise.

Sa qualité de prêtre assermenté, de fonctionnaire public ne le protègera plus désormais. La constitution civile du clergé n’est qu’un vain mot maintenant, une chose usée. Les sociétés populaires la rejettent avec un mépris égal à l’ardeur qu’elles mirent à l’adopter. Le représentant du peuple Lecarpentier ne veut plus de prêtres, assermentés ou non. Catholicisme réformé ou catholicisme intégral sont pour lui les mêmes manifestations de la superstition. Le port du costume ecclésiastique vient d’être interdit. La Convention défend d’officier dans les églises. Aux jours de décade, la maison de Dieu servira aux fêtes de la Raison, décrétée déesse nationale.

Fafin juge que le temps est venu de prendre publiquement parti. Essaiera-t-il de conserver une place qui l’asservit au pouvoir civil, pour quelques centaines de livres difficilement payées quand le Receveur du district a des assignats en caisse ? Non, il ne le fera pas, car il se sent énergique et fort.

Valognes donne l’exemple des défaillances dans cette voie. Son curé exalte en décembre 1793 la valeur des canonniers de la garde nationale. Ses éloges s’élèvent dans l’église, « la demeure du fanatisme que ces braves camarades ont terrassé ! » Quelques jours après, Le Vacher remet avec éclat ses lettres de prêtrise et celles de ses deux vicaires. Il s’écrie :

« Je n’ai jamais été un imposteur. Je n’ai pas abusé du sacerdoce pour tromper le peuple. Dans le temple de la Raison, j’enseignerai encore la morale de Jésus de Nazareth, prêt à la soumettre à la censure du Patriote le mieux philosophe et le plus austère. Je ne rougis pas d’être prêtre, car tout homme de bien est son prêtre. Je veux accélérer la marche des principes de notre régénération. »

Cet emphatique discours est imité de l’esprit et de la forme de la lettre d’abdication de Lindet, l’évêque de l’Orne. Si Bécherel, évêque de Coutances, résiste, ses vicaires généraux l’ont déjà abandonné.

Dans la conscience d’Armand Fafin, l’ultime débat a été bref. Sa conduite à la cure de Quinéville, son intrigue avec Madeleine Dancel ont desserré jour par jour ses liens sacerdotaux. Serments et vœux d’antan sont loin. L’amour de Madeleine est maintenant sa seule foi. Il reste l’unique soutien de la jeune fille, au moment où elle va perdre l’abri du château. Indépendant, il croit pouvoir la mieux défendre.

Consultée pour la forme sur une décision qu’elle devinait prise, Madeleine approuva. Fafin renvoya ses lettres de prêtrise, ne fut plus que l’ex-curé de Quinéville.

Ils étaient tous deux jeunes et confiants. Vivons au temps présent et avec lui !

Fafin croyait assez encore au patriotisme et à la philosophie, pour les vanter sans peine dans l’éloquence verbeuse à la mode. La Société montagnarde délégua son orateur de confiance aux fêtes qui célébraient à Granville la défaite des Vendéens, la victoire remportée sur eux par le général Peyre, l’apothéose de Lecarpentier, qui avait assisté au siège de la ville. Fafin emprunta un cheval et partit.

Malgré son abdication volontaire, malgré l’appui de ses frères montagnards, il était, au retour de sa mission, accusé de complot contre la sûreté publique.

Ardent et généreux, le curé Fafin sous-estimait la puissance de ses adversaires. Ses dédains avaient exaspéré un personnage obscur, membre comme lui de la Société montagnarde, devenu son plus cruel et secret ennemi. Alexis Dauphin, exigu et débile de corps, laid de visage, détestait Fafin, grand et robuste, de beauté mâle. L’avorton, à tête énorme, s’exprimant difficilement, bégayant presque, était envieux de l’ascendant que la parole donnait au curé dans la Société. Séduit par la grâce et l’élégance de Madeleine Dancel, Dauphin avait humblement tenté un rapprochement, vite arrêté par des paroles hautaines. Sa haine contre le prêtre, le préféré, s’en était accrue.

Insinué partout, aboyeur de son Comité de surveillance, dénonciateur professionnel, fort de l’appui que lui prêtait le redoutable commissaire de la Convention Lecarpentier, dont il s’était fait le valet, ce petit homme était dangereux. Le Conseil général de la commune le méprisait et le craignait. On l’avait plusieurs fois désigné parmi les enquêteurs chargés de faire des rapports sur des arrestations hâtivement ordonnées, et de les justifier. Le délateur était souvent Dauphin lui-même. Il avait, dans la timidité des élus municipaux, pris conscience de son pouvoir.

Dauphin veut attaquer le curé, atteindre la jeune aristocrate, se venger des deux à la fois. Il dirige ses coups contre un second rival, qu’il accuse et fait arrêter à Coutances, en le signalant « au Carpentier ». C’est le commis des biens nationaux, qui a dispensé des scellés le mobilier du château de Quinéville. Dauphin montre le fiel de son âme tortueuse dans sa délation. Ce commis « a facilité le détournement du mobilier par une habitante pour laquelle il éprouvait plus que de l’amitié ». Le gnome est sûr que cette mention perfide allumera la jalousie de l’ex-curé de Quinéville.

Au tour de Fafin maintenant.

Dauphin n’a pas de faits précis et probants à exposer contre lui. En est-il besoin quand la sûreté publique est en cause ? Dénonçons d’abord. Les preuves viendront plus tard, si elles sont nécessaires. Cette tactique lui a déjà réussi, au détriment de quelques pauvres diables. On est vite suspect sous le régime, convaincu d’être ennemi de l’intérieur ou d’intelligence avec les ennemis de l’extérieur, et cela mène à la guillotine.

Le 12 ventose an II, Dauphin requiert l’agent national de faire arrêter le ci-devant curé de Quinéville. Il écrit et signe quelques heures après sa dénonciation devant le Conseil général de la commune « pour motife que je déduiret en tans et lieu ». Le style et l’orthographe donnent la mesure de l’homme, qui s’intitule ambitieusement fournisseur.

L’agent national et le conseil accueillent sans plaisir cette dénonciation contre un ami. Mais Dauphin l’a signée en vertu d’une commission du citoyen Jean-Baptiste Lecarpentier. Il se réclame bien haut de l’omnipotent représentant du peuple, qui terrorise en ce moment Saint-Malo et toute l’Ille-et-Vilaine. Le dénonciateur est à ménager, sa méchanceté fait peur. On l’invite à développer ses griefs.

« Le citoyen Fafin, ci-devant curé de Quinéville, est venu à Valognes, le 10 pluviose, avec une citoyenne ci-devant noble, demeurant à Quinéville, lesquels ont couché chez le citoyen Lefrançois, aubergiste au Turc ».

Autre accusation : « Fafin  est allé à Granville avec un cheval que lui a confié la République. Ce cheval ne se retrouve point. » Il a un complice arrêté à Coutances « pour dilapidation de biens nationaux, et avoir favorisé ladite ex-noble ».

Dauphin ment avec effronterie, quand il dit ignorer le nom de la jeune femme. Son mensonge ne trompe personne, mais on l’admet, parce qu’il évite l’arrestation de la complice. Pas pour longtemps peut-être, puisque le dénonciateur se réserve « de déduire d’autres motifs sur le compte du citoyen Fafin ». Il reste menaçant, dans l’espoir d’effrayer Madeleine, de la tenir à sa merci.

L’agent national Gamas requiert, le maire Heurtevent décerne un mandat d’amener contre Fafin, sur la dénonciation civique de Dauphin. Ils ne pourraient agir autrement sans risquer leur place. A ce moment même, Bouret, le second représentant du peuple chargé de mission dans la Manche, épure tous les Conseils élus, révoque et nomme à sa guise.

Mais déjà Fafin, qui se trouve à Valognes, a été averti par des amis. Il se présente aussitôt devant le conseil assemblé au complet : le maire, six officiers municipaux, sept notables et l’agent national.

Visages graves et fermés des juges que trouble la pensée des pouvoirs des commissaires de la Convention. Dans quelle mesure Lecarpentier s’intéresse-t-il à ce procès ? Quelle conduite tenir pour ne pas déplaire à celui qu’on appelle le Bourreau de la Manche ? Par quelles platitudes prouver qu’on est bon Jacobin, détourner les foudres du tout-puissant Bouret ? C’est presque montrer du courage que d’observer seulement les formes de la justice.

L’accusation ne repose sur rien. Cela éclate aux yeux. Et cependant, déjà une tête est en jeu.

Fier et dédaigneux de son piètre accusateur, Fafin, debout à la barre, répond crânement aux questions posées.

- Son état ? Il n’en a plus. Volontairement, il est ci-devant curé de Quinéville.

- Sa demeure ? Aucune. Il habite provisoirement son ancien presbytère.

Mais il fait preuve d’un certificat de civisme et d’un passeport de sa commune. C’est beaucoup, à cette époque de suspicion générale, et cela permettra aux juges de retarder l’ordre d’écrou.

Sa défense contre la dénonciation formulée ? Le mépris. « Il ne peut attribuer qu’à l’opiniâtreté de soutenir une mauvaise cause et de poursuivre d’anciennes querelles la marche tortueuse, ambiguë et fausse des faits énoncés. »

« Est-ce un attentat à la sûreté générale d’avoir voyagé avec une ex-noble ? Est-ce un crime que d’être allé à l’auberge du Grand-Turc, sans même y coucher, se reposer des fatigues de la fête civique ? » Cette fête de la décade fut très belle et se prolongea tard. Le républicanisme de Fafin, partagé par la citoyenne qui l’accompagnait, leur faisait un devoir de n’en rien perdre. Pouvaient-ils, dans cette longue nuit d’hiver, rentrer à Quinéville ?

Quant à la disparition d’un cheval de réquisition, au cours du voyage à Granville, « il fallait être ou complètement imbécile ou profondément méchant pour croire ou inventer un fait pareil ». C’était bien par respect du Conseil que Fafin prenait la peine d’expliquer en détail de quels chevaux, de quelles voitures, il avait usé sur son parcours, de Montebourg à Carentan, puis à Coutances et Granville, à quels citoyens ils appartenaient.

Un fait doit confondre Dauphin. A Coutances, Fafin a vu Lecarpentier et obtenu de lui l’élargissement de son soi-disant complice, arrêté sous la même accusation de vol de cheval, dont il est victime.

Les juges respirent. Le récit de Fafin éclaircit un peu l’ombre terrible du commissaire de la Convention, qui plane dans la salle. C’est un coup droit porté au dénonciateur.

Un regard sévère de l’agent national retient le conseil, prêt à applaudir la grandiloquente péroraison de l’ancien curé de Quinéville.

« Ma disculpation, citoyens juges, apparaît éclatante aux yeux déprévenus des amis de la République. Aucune loi n’a regardé comme un attentat à la sûreté générale le plus ou moins de connaissance avec une ex-noble, quand une loi positive autorise l’homme victime à chercher dans l’appui de son semblable des remèdes à ses maux, ou sa libération.

« Imperturbable dans mes opinions, j’accuse Alexis Dauphin de vengeance ! Irréfragable dans mes principes, je lutterai toujours avantageusement contre celui qui désignait les plus énergiques patriotes, surtout des comités de surveillance autres que le sien, comme des êtres proscrits ! »

La cause serait entendue, si le dénonciateur, pâle de rage, ne réclamait l’audition de ses témoins. Le Conseil la lui accorde. Dauphin a fait assigner tous ceux qu’il a pu trouver. A l’audience du lendemain, le Conseil entendra potins et commérages.


Les premiers témoins sont deux militaires qui viennent d’étancher leur soif, deux des gardes nationaux détachés au manoir de Quinéville.

Louis Vasse, tailleur et grenadier, et son ami Pierre Hubert se vantent d’avoir appris bien des choses en fréquentant l’auberge du cafetier Valet. Avec de prolixes détails, ils racontent les relations de l’ex-curé et du maire de Quinéville, dont Vasse ignore le nom. C’est un parti pris, dans cette affaire, d’ignorer certains noms.

- Le Maire, qui n’est plus maire, car on l’a mis en prison, prêtait de l’argent au curé, lui fournissait du blé et du cidre. Les tonneaux sont encore au presbytère. Fafin ne payait pas. C’est le témoin qui a invité chez le cafetier le maire et le curé, pour une entente qu’il appelle un pourparler !

«  - Comment pouvez-vous m’en vouloir ? aurait dit le maire au curé. Je suis le seul dans la commune qui vous ait prêté de l’argent et nourri. Au nom de Dieu, ne me faites point de peine. Je ne vous réclame rien. Si vous avez encore besoin d’argent, il ne vous en manquera point. Je suis votre homme.

« - Sacrédié oui ! avait répliqué Fafin. J’en ai besoin. Je pars demain pour Caen. On ne fait pas ces voyages-là sans qu’il en coûte !

« - Je puis donc compter sur vous, curé ?

« - Oui, vous pouvez compte sur moi. Tenez-moi votre parole. Je vous tiendrai la mienne.

Comment croire ce témoin ? Singuliers portraits de patriotes, qui n’usent pas du tutoiement républicain. Un curé qui blasphème, un maire qui invoque Dieu !

Le maire Cauvin avait aussi prêté une jument au curé, pour le voyage de Caen. Mais c’était une vieille histoire. Tout récemment, le pauvre officier municipal avait été arrêté et enfermé à Valognes dans l’hôtel seigneurial des Marguerye, devenu lui aussi Maison. On arrête tant de gens dans la ville qu’il faut multiplier les prisons.

La scène se déplace avec les témoins suivants, grenadiers et gardiens de la maison où le maire Cauvin a été écroué.

Les grenadiers montaient la garde et tenaient à distance les gens qui apportaient à manger aux prisonniers. Fafin se présente, voulant parler à Cauvin et à un autre détenu de Quinéville.

Le factionnaire n’est pas son ami.

- Passe au large !

- Je suis un sans-culotte comme toi. Je connais la loi. Si on me force à sortir, je te dénoncerai.

Le sergent-concierge intervient au bruit. Il est surpris de voir Fafin « habillé en garde national et son sabre (sic) ».

- Pourquoi as-tu ton sabre ?

Paraît au grand portail de l’hôtel un âne porteur d’une paillasse pour un détenu. L’âne s’interpose, innocemment complice, entre l’ex-curé et le sergent. Fafin pénètre dans la cour d’honneur.

Cette explication fait comprendre l’obscure déposition du grotesque gardien Bellebarbe :

« Fafin se glissa à l’aide d’un âne chargé d’un lit dans ladite prison. »

Il y eut bien encore quelques violentes apostrophes et des menaces.

- Je vais faire un rapport au commandant d’armes !

- Je te dénoncerai à la Société !

Mais cette querelle de corps de garde, rapportée avec amples détails aux juges, n’était pas faite pour élucider et renforcer l’accusation.

Alexis Dauphin croit frapper plus sûrement Fafin en faisant déposer l’aubergiste du Grand-Turc et sa domestique. Il va encore être déçu.

- Le curé de Quinéville a dîné au Grand-Turc le 10 pluviose, jour de décade, avec deux femmes. Il y est revenu la nuit, sur le coup de deux heures, après le bal de la décade, avec les deux mêmes femmes et deux hommes dont il ignore les noms. On a allumé du feu et servi à souper à cette compagnie. Personne ne s’est couché. Fafin est reparti au jour.

Le malin aubergiste est trop prudent pour citer comme ses clients le frère du curé et un notable, qui siègent parmi les juges. C’est encore une omission de noms, bien justifiée cette fois.

Que conclure de tout cela ? L’affaire est remise. On informera plus avant. Le dénonciateur ira chercher des témoins qui lui soient plus favorables. Deux huissiers, Levaufre et Couillard, partent en tournée d’assignations.

Cauvin, l’ex-maire de Quinéville épuré sur l’ordre du conventionnel Bouret, est sorti de prison, sans trop savoir pourquoi on l’y a mis. Dauphin, lui, a insinué que c’est à la suite d’une dénonciation de son curé. A la suivante audience, le maire révoqué dépose avec humeur.

- Eh oui ! Il a vu le curé avec l’ex-noble, tantôt au château, tantôt au presbytère. C’est bien lui qui vendait au curé du cidre, du blé, du beurre, du lait, de la crème. Fafin le payait, quand le receveur du district acquittait son traitement. Il ne doit que les dernières fournitures.

Mais Cauvin se souvient avec effroi des dangers de la vente directe, du décret sur les denrées, de la loi du maximum. Avait-il bien le droit de vendre ? On est si vite accusé d’accaparement. Une inspiration lui vient. Il n’a fait qu’un troc.

- Fafin lui a cédé des brebis.

Voici une complication de plus. Trop d’affaires commerciales !

- Des brebis, interrompit l’agent national, passons aux chevaux !

- Plus de cinquante fois, j’ai prêté un cheval au curé, pour ses voyages. Il me l’a toujours rendu. J’ai quelquefois été obligé d’aller rechercher le cheval à Valognes, où Fafin le laissait.

Rien ne prouve encore que le curé ait dilapidé les biens nationaux et détourné un cheval de la République.

Le témoin suivant, Osmont, personnage important et procureur de la commune, montre que le conventionnel Lecarpentier n’attache guère d’importance à cette histoire de cheval. Osmont et Lecarpentier viennent de s’entretenir de cette affaire à Coutances. Le cheval est certainement restitué, s’il a été emprunté.

C’est la seule déposition sérieuse jusqu’ici. Elle est en faveur de Fafin.

Dauphin a joué de malheur avec tous ses témoins. Aucun n’a pu accabler son ennemi. La tête du curé reste solide sur ses épaules. Quelques comparses défilent encore et ressassent les mêmes choses.

- Le curé allait au château. Il y a même dîné, on l’a vu à table. C’est tout ce qu’ils savent.

Le Conseil s’endort à ces dépositions, plates et uniformes. Il faut, pour piquer sa curiosité et le réveiller, que Madeleine Dancel paraisse à la barre.

Elle est bien jolie, la citoyenne Dancel, sous un bonnet de fin linon, épinglé de la cocarde tricolore. Dauphin, en la faisant citer par l’huissier Couillard, a compté sur son embarras. Erreur de plus. Madeleine est aussi vaillante que son amant.

Le ci-devant curé fréquentait sa maison ? Oui, certes. Depuis quelque temps, il n’y vient plus. Pour un peu, elle en crierait ses regrets et la puissance de son amour. Le jour de décade, elle est allée à Valognes avec le citoyen Fafin. Ils ont entendu à l’église les discours patriotiques et les hymens civiques. Elle a dansé le soir, aux lampions, sur la grande place du château. Toutes les bonnes patriotes du pays assistaient comme elle à la fête républicaine. Elle est partie de la ville le lendemain matin, sans y avoir couché.

La jeune aristocrate est sincère et garde grand air, sans se troubler sous les regards avides des hommes. Le maire Heurtevent ne peut s’empêcher d’être courtois.

- Nous te remercions, citoyenne.

Cela sonne mieux que le « va t’asseoir » donné pour congé aux autres témoins. Madeleine se retire après une belle révérence de cour.

- Le frère Fafin est un heureux coquin, pensent les juges, satisfaits de gagner du temps avant d’arriver à des conclusions qui les embarrassent.

Dans la salle, Dauphin est plus jaune et bilieux que jamais.

Les femmes de Quinéville n’ont mis aucun empressement à venir déposer. Le curé assurait-il trop de choses sur le compte de chacune ? Assignées, elles ont fait défaut.

Sous menace d’arrestation, on les amène un jour au tribunal. Elles y reprennent assurance. Leurs langues se délient. Une fois entamé, le chapelet des médisances se dévide, va son train. Les allées et venues du curé ont été soigneusement guettées. On lui en veut pour bien des raisons.

- Le curé ! Mais il disait sa messe quand il voulait. Le jour du Saint-Sacrement, il a laissé en plan les Volontaires, qui avaient organisé une fête à l’église avec grand’messe chantée et procession. Fafin a attendu qu’il n’y eût plus personne pour dépêcher une messe basse. La fête n’a pas eu lieu. Dans une commune où sont rares les occasions de se distraire !

Les philosophes du tribunal ne se montrent pas émus pour si peu.

- Et son aristocrate ? Il la promenait dans le pays. On les a rencontrés à cheval tous les deux.

Cela c’est un crime, les chevaux à la campagne ont autre chose à faire que servir aux promeneurs.

- Il allait bien souvent, le galant, à la maison du ci-devant Quinéville.

- Je l’y ai vu maintes fois. Je l’ai reconnu, dans la salle, avec elle. Il la serrait de près, la ci-devant !

- Il y dînait. On l’y a vu retourner le soir.

La femme du maire, qui a délaissé son mari et s’est retirée à Golleville chez son frère, est la plus agressive.

- C’est au château qu’il fallait aller pour parler au curé. Je l’y trouvais touchant le clavecin. On y chantait. Les officiers municipaux étaient là.

La déposition prend une tournure dangereuse. Voici les officiers municipaux mis sur la sellette par une femme en colère, et qui garde on ne sait quelle rancune au beau curé de sa paroisse. Le président, d’un ton glacial, s’empresse de demander à la citoyenne Cauvin si elle ne peut pas articuler de faits spéciaux à la cause. Interloquée, n’ayant pas très bien compris ce qu’on lui veut, la citoyenne se tait et se sauve.

L’enquête dure depuis plus d’un mois. A quatre reprises, Dauphin a fait entendre deux douzaines de témoins, hommes et femmes. Il n’a rien prouvé et s’est heurté à des juges qui, cette fois, demandent des preuves. Il ne se tient pas pour battu, cherchera encore.


Le conseil ne s’y oppose pas. L’affaire peut attendre. Lecarpentier est loin.

Six semaines plus tard, le 7 prairial an II, Dauphin apportait une addition à sa dénonciation, espérant bien cette fois atteindre Fafin dans sa probité, en même temps que le compromettre politiquement.

De nouveaux témoins défilent au Conseil général, le notaire public Tardif, l’huissier Tréfeu, le greffier Jouan. On sort une ancienne histoire d’héritage et de legs.

Au temps du ci-devant roi de France et des curés, une vieille dame, par testament, avait légué quelques meubles au curé de Quinéville, sans indication de nom. Le curé se trouvait être Fafin, quand cette femme mourut. Il réclama et obtint les meubles. Les héritiers protestèrent un peu, pas trop haut, n’étant pas bien sûrs de leurs droits.

Fafin eût pu se borner à rappeler qu’il était légataire ès qualités. Il voulut montrer son désintéressement.

- Ces meubles, citoyens juges, sont au presbytère. Légués au curé, je les ai laissés dans la demeure du curé. Ils sont à la disposition de la Nation.

Ce diable de ci-devant curé de Quinéville avait réponse à tout.

Deux jours après cette éloquente défense, le trentième et dernier déposant résumait le sentiment général en ces termes :

- Le ci-devant curé possède assez d’amis pour se faire prêter tous les chevaux nécessaires à la propagande révolutionnaire. Je n’ai pas connaissance que la liaison de Fafin avec la citoyenne Dancel ait jamais pu nuire à la République.

L’affaire fut renvoyée à l’agent national du district, le citoyen Buhot, créature et ami personnel de Lecarpentier. Buhot n’aimait pas Dauphin, dont cette aventure avait ébranlé le crédit ; au contraire, il avait besoin des amis de Fafin pour se maintenir en place. Avant de donner cours aux poursuites devant le tribunal criminel, il envoya tout son dossier au représentant du peuple et demanda ses ordres.

Le Bourreau de la Manche avait d’autres soucis en tête que les amours du curé de Quinéville, tandis qu’il cessait de s’intéresser au délateur Dauphin, devenu trop ridicule. Que le ci-devant curé allât donc se faire pendre, ou qu’il se mariât. On le retrouverait plus tard. Il importait bien plus d’envoyer sans tarder, au tribunal révolutionnaire de Paris et à la mort, les fournées d’aristocrates et d’ennemis du peuple, dont le féroce conventionnel entendait débarrasser le pays.

Le curé et la novice n’eurent point place sur les charrettes qui, des prisons normandes, menaient leurs occupants au massacre ou à la guillotine. Vint la réaction thermidorienne. La tête de Robespierre roula sous le couperet. Lecarpentier fut accusé à son tour. Le département de la Manche, délivré d’une obsession sanglante, respira. Les prisons s’ouvrirent. Les tribunaux chômèrent.

L’alerte avait cependant été chaude pour Fafin et Madeleine. D’autres, moins protégés par la lenteur voulue des juges, auraient perdu dans l’épreuve la liberté ou la vie. Les amoureux avaient quitté Quinéville et vivaient sans bruit à Valognes. Leur aventure finit un jour très moralement.

Le 19 floréal de la troisième année républicaine, à la maison commune, Armand Fafin et Madeleine Dancel disaient vouloir se prendre mutuellement pour époux. L’officier public Bourgoise les déclara « unis en mariage aux yeux de la loy ».

L’officier public et quatre témoins avaient siégé comme juges du ci-devant curé, dénoncé par le traître Dauphin.

Ce mariage de prêtre passa inaperçu dans la fin de la tourmente révolutionnaire. Des milliers d’autres l’avaient précédé. Des milliers encore le suivirent.

Le ménage n’eut pas d’histoire.

Concluez qu’il fut heureux.


HENRY  LE MARQUAND.


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