Guillaume ou le parfait écolier [suivi de] Le Cadet généreux [et de] La Composition.- Limoges : Barbou frères (ca1850).- 69 p. ; 14 cm.- (Bibliothèque chrétienne et morale approuvée par Mgr l'Evêque de Limoges ; 1ère série). 
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (17.IV.2012)
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Guillaume ou le parfait écolier (p. de titre)


Guillaume ou le parfait écolier

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L’an 1674, mourut, à la Flèche, le quinzième jour d’août, Guillaume Ruffin, après avoir beaucoup vécu en peu de temps, comme parle l’Ecriture, et ramassé en moins de dix-huit ans le mérite d’un grand nombre d’années. C’est un exemple que Dieu a voulu proposer dans nos temps à la jeunesse chrétienne, pour lui apprendre que la sainteté est de tout âge, et que dans un corps encore faible on peut avoir une vertu consommée.

Nous allons rapporter ce que nous avons pu savoir de plus édifiant sur cet humble serviteur de Dieu, afin qu’il soit d’autant plus connu après sa mort qu’il a plus affecté de se cacher pendant sa vie.

Guillaume Ruffin était natif de Laval, ville considérable dans la province du Maine. Il eut pour père Jacques Ruffin de la Hirardière, avocat au parlement, et pour mère Françoise Caillon, qui eurent soin de l’élever dans tous les sentiments de piété que des parents chrétiens doivent inspirer à leurs enfants. Comme il avait reçu du ciel un cœur docile et fait pour la vertu, il prit toutes les saintes impressions qu’on put lui donner ; et Dieu, de son côté, le prévint des bénédictions de sa douceur d’une manière si particulière que dès ses premières années il faisait déjà juger ce qu’il serait un jour.

On remarquait dès-lors dans ce saint enfant une douceur inaltérable, une retenue au-dessus de son âge, une obéissance exacte à l’égard de ses supérieurs, une grande charité envers les pauvres, un attachement extraordinaire aux exercices de la religion, et surtout un amour tendre envers la sainte Vierge, qui, dans le sentiment des saints, est une des sûres marques de prédestination.

Il fut envoyé au collége des Pères Jésuites de la Flèche à l’âge de douze ans, pour faire ses études dans cette célèbre académie, et pour y achever en peu d’années l’ouvrage de sa sanctification, dont il avait déjà de si heureux principes ; et sachant qu’un des moyens les plus efficaces d’être à Dieu, c’est d’avoir une solide et sincère dévotion à la sainte Vierge, il voulut se consacrer encore à cette grande Reine dans la Congrégation établie par l’autorité du Saint-Siége sous le titre de la Conception.

En effet, après avoir poursuivi quelque temps cet avantage qu’il désirait avec une sainte passion, il y fut reçu l’année 1671, le jour que le Sauveur du monde, étant monté au ciel, envoya le Saint-Esprit à ses disciples. Et en vérité cet Esprit divin, dès ce jour-là, prit tellement possession du cœur du Ruffin, que depuis il n’a jamais agi que par sa conduite ; et l’on a bien vu qu’un tel maître le dirigeait intérieurement, puisque étant encore enfant, mais n’ayant rien d’enfant que l’âge, il eut toutes les vertus d’un homme consommé en sagesse et en sainteté.

Nous aurions d’abord un juste sujet de nous plaindre de cette sainte humilité ingénieuse avec laquelle il cachait aux yeux des hommes tant d’excellentes actions, se contentant de ce grand Dieu, qu’il voulût être le seul témoin de la pratique de ses vertus, et de qui seul il attendait sa récompense ; en quoi il eut peut-être trop de réserve, ne se découvrant pas assez, principalement pour ce qui regardait ses austérités, de peur qu’on eût quelque estime pour lui. Cependant il ne pouvait tellement se cacher que sa vertu n’éclatât malgré lui : il a toujours passé pour un saint ; au moins sa mort a fait parler bien des gens auxquels sa modestie avait imposé silence pendant sa vie. On a su, par leur témoignage, les rares vertus et les grâces extraordinaires qu’il couvrait avec tant de soin.

La première vertu qui éclata dans ce pieux congréganiste, c’est la crainte de Dieu, qui lui faisait pleurer les moindres fautes, comme s’il eût été coupable des plus horribles ; il en faisait de même de très-rigoureuses pénitences ne croyant pas, disait-il, qu’un grand pécheur pût  jamais satisfaire la justice divine. C’est dans cette vue que, se considérant toujours comme un insigne criminel, il avait dans le cœur les sentiments d’une profonde humilité, et qu’il offrait à Dieu tout ce qu’il faisait et tout ce qu’il endurait pour l’expiation de ses offenses.

A l’âge de quatorze ans, il eut une forte pensée de quitter tout, comme saint Alexis et saint Ignace, de donner ses habits à quelque pauvre, de se revêtir d’une haire qu’il avait déjà toute prête, et d’aller ainsi, par pénitence, dans la Terre-Sainte, pour obtenir miséricorde. Il était sur le point de partir, lorsqu’il fut arrêté par une personne qui avait autorité sur lui. Ce dessein manqua, quoiqu’il n’eût aucune vue déterminée pour l’avenir, car toute son inclination se portait à l’état de vie dans lequel il aurait le plus à souffrir pour satisfaire le souverain Juge, qu’il croyait avoir outragé par ses infidélités. Cela venait de ce qu’il connaissait parfaitement et la grandeur de Dieu qui est offensé, et l’énormité du péché qui offense Dieu. C’est de quoi son esprit était si fort pénétré, qu’il disait quelquefois avec une ouverture de cœur bien aimable, que tout ce qu’il entendait prêcher dans les chaires sur cette matière n’était qu’une ombre de ce qui en est et de ce qu’on en peut dire.

De là partait encore ce soin religieux qu’il avait de faire plusieurs fois pendant le jour des revues de sa conscience, de se confesser toutes les semaines, de gagner les indulgences que les Papes ont accordées si libéralement aux Congrégations de Notre-Dame, et qui pourraient concourir à expier ses offenses ; il en parlait de la sorte, et néanmoins ceux qui l’ont connu plus intimement n’ont jamais remarqué dans sa conduite aucune faute considérable, particulièrement depuis qu’il fut congréganiste. Cette crainte salutaire servait de fondement solide à l’amour qu’il avait pour Dieu et à son zèle pour le service d’un si grand Maître.

On lui a entendu dire quelquefois : « Ah ! mon Dieu, que je me sens tout embrasé de votre saint amour ! Mais quelle bonté de vous communiquer ainsi à un misérable pécheur ! Ah ! que je voudrais, ajoutait-il, faire connaître et aimer Dieu comme il le mérite ! Heureux si j’avais en ma disposition tous les cœurs des hommes pour les lui consacrer tous ! » Il ne désirait de vivre que pour se dévouer entièrement à la gloire de Dieu ; et une de ses plus douces espérances était qu’un jour il donnerait son sang et sa vie pour Jésus-Christ. » Vie pour vie, disait-il, et sang pour sang, est-ce trop ? » Il y avait du plaisir à l’entendre parler de Dieu ; il le faisait avec des transports qui le mettaient hors de lui-même, et l’ardeur de son cœur paraissait aussitôt sur son visage, même dans les langueurs de sa maladie.

De là venait cet esprit de dévotion et d’oraison qui lui était comme naturel, et qui le tenait si recueilli, que les distractions ne le troublaient point. On le voyait, toutes les fêtes, une bonne partie de la journée dans la maison de Dieu, qui était vraiment pour lui une maison de prière. Il se rendait toujours un des premiers aux assemblées de la congrégation, et sitôt qu’il en était sorti, il se retirait dans quelque église, ou du moins à son oratoire, pour y passer souvent trois ou quatre heures en oraison : il demeura une fois dans ce saint exercice la nuit de Noël tout entière ; de sorte qu’il fut contraint de se traîner pour retourner chez lui, la lassitude et le froid ne lui permettant plus de marcher. Un peu avant que de s’aliter pour la dernière fois, tout faible qu’il était après une langueur de six mois, il demeura depuis cinq heures et demie du matin jusqu’à onze heures et demie, ou dans la chapelle de la congrégation, ou dans l’église du collége. On fut obligé de le chercher, et il ne fut pas difficile de le trouver, puisque c’était là sa retraite ordinaire, mais on l’y trouva si fort affaibli, qu’il ne pouvait se soutenir. Il faisait ordinairement toutes ces longues prières à genoux, principalement lorsqu’il les faisait devant le très-saint Sacrement ; et la dernière année de sa vie, quoiqu’il ne pût être un quart-d’heure dans cette posture qu’en souffrant beaucoup, il y persistait des heures entières, sans prendre le soulagement qu’on le pressait d’accepter, craignant de donner un mauvais exemple à ceux qui pourraient ignorer sa maladie.

Il s’était fait dans son cabinet un petit oratoire où il employait une partie de l’argent qui lui était donné pour ses divertissements : il était habile a y trouver différentes façons d’honorer Jésus-Christ et sa Mère ; les grandes fêtes, il faisait brûler un cierge devant leurs images, et y passait tout le temps qui lui était libre. C’était là qu’il disait tous les jours l’office de Notre-Dame, et souvent à diverses heures. C’était encore là qu’il passait ordinairement les jours de congé, en priant ou lisant un bon livre ; s’il en sortait, c’était ou pour aller voir quelque religieux, ou pour visiter les pauvres, ou pour faire d’autres bonnes o[e]uvres. Quelques-uns de ses compagnons l’observant par les fentes de la porte pour voir ce qu’il faisait dans sa petite cellule, le voyaient le plus souvent priant à genoux, le corps immobile, les bras croisés, les yeux levés au ciel ou arrêtés sur quelques images de piété. Aussitôt après le souper, si la charité ne le menait chez quelques nécessiteux, après avoir satisfait avec toute l’exactitude possible à son devoir d’écolier, il demeurait en prière une bonne partie de la nuit, ce qui ne l’empêchait pas de se lever de grand matin pour éveiller souvent ses condisciples. Pendant les vacances, que les autres emploient à leur divertissement, il mettait son plaisir à être dans les églises et dans les monastères, ou dans les maisons des pauvres.

Ce vertueux enfant avait une dévotion très-tendre pour Jésus-Christ, dont le nom sacré faisait une telle impression sur son âme, qu’il ne pouvait l’entendre prononcer, sans faire paraître sur son visage mourant le feu qui l’enflammait au-dedans, et il lui échappa un jour de dire qu’il croyait avoir ce beau nom gravé dans son cœur.

Il honorait singulièrement le Sauveur dans les mystères de sa divine enfance, aussi bien que dans ceux de sa douloureuse passion, dont il était tout pénétré.

Mais que dirai-je du respect et de l’amour qu’il avait pour ce Dieu si grand et si caché dans l’Eucharistie ? Son plaisir était de servir plusieurs messes, et de rendre encore de fréquentes visites au Saint-Sacrement. Lorsqu’il était exposé sur l’autel, Ruffin passait les journées presque entières dans sa compagnie, il le recevait toutes les semaines, et souvent deux fois, ce qu’il continuait de faire constamment pendant les vacances, mais en des églises différentes pour n’être point remarqué.

Il avait une tendresse de fils envers la bienheureuse Vierge, qu’il appelait ordinairement sa bonne mère. Il ne laissait passer aucun jour sans lui payer son tribut de prières. Il n’entendait jamais prononcer son saint nom, qu’il ne lui marquât sa vénération. Quand il rencontrait quelques-unes de ses images, il ne manquait pas de la saluer ; et à toutes ses fêtes il avait le soin de recevoir le corps sacré de son cher Fils. Il se préparait à ces grands jours par quelques charités et par quelques mortifications extraordinaires. Les chapelles de cette Reine des Anges étaient la retraite ordinaire de ce petit ange. Il tâchait de faire tous les jours un pèlerinage à Notre-Dames-des-Vertus, qui, étant hors de la ville et loin du bruit, convenait mieux à son recueillement. Il allait de même régulièrement dans celle du collége rendre hommage à la sainte Vierge devant une image qui passe pour miraculeuse, et fut autrefois donnée par le roi Henri le Grand à son église de la Flèche. Son plaisir était de parler ou d’entendre parler des prérogatives de la Mère de Dieu ; il se dévouait tous les jours à son service, renouvelant la promesse qu’il lui avait faite, en entrant dans sa congrégation, que s’il rendait religieusement ses devoirs à sa chère patronne, il avouait qu’il en était très-bien payé par les grâces qu’elle lui procurait, principalement depuis qu’il lui appartenait par état et par profession.

Son amour pour Jésus, le Roi des saints, et pour Marie, la Reine des saints, s’étendait sur les saints mêmes, particulièrement sur ceux qui touchent de plus près et le Fils et la Mère, aussi bien que celui dont il avait reçu le nom de baptême, et sur ceux qui lui étaient échus chaque mois ; mais il honorait singulièrement son ange gardien, comme celui que Dieu lui avait donné pour guide et pour protecteur. Il ne se contentait pas de communier tous les ans en son honneur ; il ne laissait passer aucun jour, et particulièrement aucun mardi, sans l’honorer par quelque dévotion, et il invoquait son secours avec confiance dans toutes ses nécessités.

Enfin, si la dévotion qu’on a pour les saints consiste principalement dans l’imitation de leur sainteté, ce dévot écolier s’appliquait soigneusement à mettre en pratique les vertus et les actions qu’il avait remarquées en lisant leurs vies.

Mais il tâchait toujours de les imiter dans la charité qu’on doit au prochain. Dès l’enfance il avait une inclination admirable pour secourir les nécessiteux ; s’il voyait quelque mendiant à la porte de la maison, il plaidait aussitôt en sa faveur auprès de ses parents, qui, pour le contenter, le faisaient le distributeur de leurs aumônes.

Il semble que la miséricorde était née avec lui et qu’elle croissait avec lui, comme Job le dit de soi-même. Il y a bien des personnes qui ont pleuré sa mort, et qui ont enfin déclaré les aumônes secrètes qu’il leur faisait après les avoir obligées au silence : on sait au moins qu’ayant assez d’argent pour ses menus plaisirs, il en employait la meilleur partie à soulager les misérables, surtout dans la dernière année de sa vie, se privant même, pour cela, du nécessaire.

Au commencement, il servait volontiers les pauvres de l’hôpital, et ensuite il donnait quelque chose aux plus indigents ; mais sitôt qu’il vit qu’on en parlait, il n’y retourna presque plus, s’il n’y allait avec les congréganistes. Soigneux de connaître les pauvres honteux, il allait les visiter en secret, et ordinairement le soir, pour n’être vu que de Dieu, et il les consolait en toutes façons, jusqu’à leur acheter souvent lui-même les provisions dont ils avaient besoin.

Ayant un jour appris qu’on avait saisi le lit d’une pauvre femme pour quelque dette, il y courut, et fournit tout ce qui était nécessaire pour le retirer ; n’ayant plus rien à donner à un autre, il lui donna son chapeau. Les six derniers mois de sa vie, sa faiblesse ne lui permettant pas d’aller chercher les pauvres, il les faisait venir dans un lieu où il pût leur donner son aumône sans qu’on s’en aperçût. Lorsqu’il allait dans son pays pour les vacances, il avait bien de la peine à quitter ceux qu’il assistait à la Flèche ; mais sa consolation était qu’il en trouverait d’autres à Laval, sur lesquels il pourrait répandre les bienfaits de la charité.

Au reste, la foi lui faisait reconnaître si clairement Jésus-Christ dans la personne des pauvres, qu’il les servait ordinairement la tête découverte, et même à genoux. Ayant trouvé un petit enfant abandonné et presque nu, il croyait avoir trouvé l’enfant Jésus ; et, dans cette vue, il lui rendait mille services, mais avec un amour respectueux comme à son Seigneur.

Il servit longtemps près de la ville un pauvre qui avait un cancer sur la langue ; il allait ordinairement tout seul le visiter, et il s’arrêtait quelquefois deux heures dans une chapelle voisine, attendant qu’il n’y eût personne qui pût être témoin de cette bonne œuvre. Dieu permit que le malade, avant que de perdre l’usage de la langue, déclarât qu’il y avait à la Flèche un petit saint qui lui rendait les services les plus bas, en le consolant dans son affliction, l’embrassant, et le baisant nonobstant l’horreur naturelle que lui devait causer la qualité de son mal.

Cette charité passait du soin des corps à celui des âmes, que notre saint jeune homme regardait comme le prix du sang de Dieu.

Au commencement, il passait souvent les après-dînées des jours de congé dans l’hôpital, ou à exhorter les malades, ou à leur lire quelque bon livre ; mais, dans la suite, craignant d’être remarqué, il porta son zèle ailleurs, où il pût être plus à couvert des yeux du public. On ne peut dire avec quelle éloquence il exhortait les pauvres et les malades qu’il visitait chez eux, leur apprenant à souffrir patiemment un mal qui devait faire leur bonheur. Il y en avait un, entre autres, lequel étant tout mourant, ne pouvait néanmoins se résoudre à mourir ; ce petit apôtre, âgé pour lors d’environ quinze ans, ne pouvant souffrir qu’on eût de la peine à quitter ce monde pour posséder Dieu, lui parla avec tant d’ardeur, montrant l’image de Jésus mourant, que, lui ayant fait connaître sa faute, il l’obligea de faire à haute voix, le cierge à la main, une amende honorable à Dieu, d’accepter la mort avec une pleine résignation.

Son zèle ne fut pas moins actif ni moins heureux à l’égard d’une personne qui, sollicitée au péché, était dans un danger évident de sa perte ; il lui écrivit une lettre si touchante, et lui suggéra des pratiques si saintes pour obtenir la conservation de sa chasteté, qu’il la rendit victorieuse de la tentation.

Il portait encore sa charité jusqu’aux âmes du purgatoire, priant et faisant plusieurs actions de piété pour leur délivrance : il s’employait en particulier pour celles qui avaient été plus dévotes à notre Seigneur ou à la sainte Vierge, ou qui étaient les plus proches d’entrer dans la gloire. La dernière année de sa vie, quoiqu’il se portât déjà très-mal, il passa la nuit de la Toussaint en prières, sans prendre aucun repos.

Une des grâces les plus considérables que la Reine des anges et des vierges ait accordées à son cher serviteur, a été d’en faire un ange sur la terre par la plus inviolable chasteté : son esprit était si éloigné des fantômes les moins honnêtes qu’il n’a jamais eu d’attaque de ce côté-là. Ce bonheur néanmoins ne le rendait pas oisif ; il fuyait avec un soin presque scrupuleux toutes les occasions qui pouvaient le porter au mal : il avait fait, comme Job, un pacte avec ses yeux, pour ne rien voir qui pût, même de loin, blesser la pudeur ; et comme il savait que l’ennemi du salut se sert souvent du corps pour corrompre l’âme, si l’on ne se tient dans la sujétion, il mortifiait sa chair très-pure par des austérités bien extraordinaires aux gens du monde, à qui elles sont pourtant plus nécessaires qu’aux autres.

Il jeûnait ordinairement le vendredi et le samedi ; afin de cacher son jeûne, il affectait, ces jours-là, de venir plus tard à la maison, ou il se servait de quelqu’autre industrie pour manger après ses compagnons. Cependant depuis quelque temps il se modérait en cela, pour obéir à ses supérieurs, ayant tout à la fois le mérite du jeûne et de l’obéissance : il ne laissait pas encore de le faire la veille des fêtes solennelles ; le mercredi il ne mangeait point de viande, et la plus grande peine de son confesseur était de l’empêcher de jeûner le carême entier.

Il mortifiait son corps innocent par des cilices et des disciplines armées de plomb et de fer ; mais il redoublait ses austérités les veilles de fêtes de notre Seigneur et de Notre-Dame, et au carnaval ; afin de satisfaire à Dieu pour tant de péchés qui se commettent en ces jours de débauches, il s’était fait une couronne d’épine, afin de la mettre sur sa tête, à l’exemple de sainte Catherine de Sienne.

Il n’est pas nécessaire de parler ici de l’humilité du saint écolier, quoique ce soit là le caractère le plus assuré d’une vertu solide, puisque cette vertu ayant paru dans toute sa conduite, on s’en est assez expliqué : en voici encore quelques marques plus particulières.

Dans la parfaite innocence qu’il avait toujours conservée, il ne laissait pas de s’appeler un grand pécheur, considérant ses plus légères fautes comme de grièves offenses à la vue d’un Dieu si aimable et si bienfaisant à son égard : ce qui lui faisait dire souvent que le plus détestable pécheur serait devenu un grand saint, si Dieu lui eût fait autant de grâces qu’à lui ; qu’après tant de criminelles ingratitudes, il s’étonnait de n’être pas encore abîmé dans l’enfer, et que, quand il endurerait tout ce que les saints on enduré, il ne pourrait jamais satisfaire à la justice divine. Il n’y avait point de nom qui lui agréât davantage que celui de Guillaume, disant que c’était véritablement son nom, parce qu’il avait été un pécheur comme saint Guillaume, mais que cela l’avertissait de faire pénitence comme lui.

Lorsqu’il avait quelque rang honorable dans sa classe, où qu’il remportait quelque prix, il ne pouvait souffrir d’en être loué, et pour cette raison il fuyait le public pour quelques jours, désirant que Dieu seul eût la gloire de ces bons succès dont lui seul était l’auteur.

La première fois qu’on voulut lui donner une des petites charges de la congrégation, il harangua contre lui-même avec une éloquence admirable dans un enfant, disant que c’était trop pour lui d’être le dernier de cette compagnie, et que si on le connaissait bien, on l’en chasserait.

La vue de ses fautes l’a quelquefois poussé à se jeter aux pieds des autres pour leur demander pardon du mauvais exemple qu’il leur donnait, et surtout quand il croyait les avoir offensés par quelques paroles.

Ce vertueux enfant avait reçu de Dieu une douceur de naturel toute charmante, laquelle étant soutenue par la grâce, le rendait, ce semble, incapable d’aucun sentiment de haine, de colère ou de vengeance, si ce n’était contre lui-même ; au moins ceux qui l’ont le plus fréquenté, n’ont jamais remarqué en lui aucune altération, quoiqu’il eût quelquefois d’assez grandes occasions.

D’une douceur si parfaite veniat cette patience admirable qui a paru principalement dans les langueurs d’une longue et fâcheuse maladie, comme on le dira dans la suite.

Au reste, pour être en même temps et bon chrétien et bon écolier, comme ses études n’empêchaient point sa dévotion, ne dérobaient rien à ses études, il était très-assidu à son devoir de classe, sachant qu’il ne pouvait rien faire de mieux que d’obéir en cela et à Dieu et à ses parents ; mais il avait soin de sanctifier son travail par des intentions pures, n’y cherchant qu’à plaire au Seigneur et à devenir un instrument propre à procurer sa gloire. Il avoua un jour à un de ses confidents que ses études ne le détournaient aucunement de la pensée de Dieu ; il l’avait toujours présent à l’esprit, et c’était dans le sein du Père des lumières qu’il trouvait toutes les siennes ; il n’allait jamais en classe sans avoir salué son premier maître à l’église et demandé son secours.

Le commencement de son étude était la prière. Quand il devait composer pour les places ou pour les prix, il redoublait ses charités, ses dévotions, ses austérités, de sorte qu’il ne faut pas s’étonner que, recourant au ciel avec tant de ferveur, il en reçut tant de bénédictions, et fut toujours des premiers de sa classe. Il est aisé de juger que de si rares vertus étaient accompagnées de grâces extraordinaires ; et on ne doute point que notre saint écolier n’en ait point eu de très-signalées, dont il a caché la plupart. Mais Dieu, qui veut être glorifié dans les faveurs qu’il fait à ses saints, a voulu qu’il en découvrît lui-même quelques-unes à ceux auxquels il ne devait rien céler, et qu’il y eût même des témoins oculaires de quelques autres. C’est par leur rapport qu’on a lieu de croire que Jésus et sa sainte Mère l’ont honoré plusieurs fois de leurs visites ; ce que certaines circonstances et les suites qu’elles ont eues semblent assez vérifier : on n’en fait point le détail dans cette histoire, où l’on s’est proposé de rapporter plutôt ce qu’on peut imiter que ce qu’on doit admirer.

Ruffin, élevé à ce comble de perfection, fut bientôt mûr pour le ciel, et une vie si sainte ne put être suivie que d’une mort très-précieuse devant le Seigneur. Sur la fin de l’année 1673, au renouvellement des études, lorsqu’il entrait en philosophie, il fut attaqué d’un grand rhumatisme, suivi d’une fâcheuse toux. Son rhumatisme était un peu guéri, mais sa toux continua toujours ; et la fluxion qui la causait croissant peu à peu, le poumon fut bientôt entamé. Après qu’il eut langui assez longtemps, il lui prit, sur la fin du mois de juin, un furieux crachement de sang, qui dura jusqu’au mois d’août ; une fièvre survint là-dessus, avec de grands redoublements ; il s’en trouva si affaibli, que ne pouvant tirer hors de sa poitrine l’amas de pourriture qui s’y faisait, il en fut enfin étouffé. Voilà sa maladie et sa mort, mais il faut voir les beaux exemples qu’il donna à la jeunesse chrétienne dans ces dernières conjonctures. Quelque grandes que fussent ses douleurs pendant sa longue infirmité, sa force et sa constance à les endurer étaient encore plus grandes. Il ne se plaignait jamais lorsqu’il était maître de lui-même, et s’il lui échappait quelque plainte, il s’en accusait aussitôt. Il jetait beaucoup de sang caillé avec du pus, et il faisait, par nécessité de grands efforts pour s’en décharger. » C’est trop peu, disait-il, pour un Dieu qui a donné tout son sang pour moi : Seigneur, augmentez ma peine, mais augmentez aussi ma patience.

La violence de ses douleurs crut extraordinairement les deux dernières semaines, par une grande oppression jointe à une toux presque continuelle et à une fièvre si ardente, qu’il ne pouvait quelquefois s’empêcher de dire : « Je brûle. » Il était même écorché dans une grande parti[e] de son corps ; de sorte que le lit qui devait lui donner du repos lui servait d’un nouveau tourment ; mais sa patience croissait avec le mal : « J’en ai bien mérité plus, » disait-il. Une telle résignation venait particulièrement de cette profonde humilité dont on a déjà parlé, et qui le représentait toujours à lui-même comme un criminel. C’était dans cette vue qu’il demandait si souvent à Dieu le pardon de ses péchés, et implorait sa grande miséricorde, en se dévouant à la mort pour satisfaire à sa justice.

Il demandait pardon à ceux qui le visitaient, et il le fit demander aux congréganistes, ses chers confrères, qu’il croyait avoir offensés ou scandalisés.

Mais rien n’éclata davantage dans sa maladie que sa constante dévotion. C’était une perpétuelle occupation avec Dieu : il demeurait presque toujours tourné vers la ruelle du lit, où il avait devant les yeux un crucifix et une image de Notre-Dame, et la promesse qu’il lui avait faite, en entrant dans la congrégation, signée de sa main. Quoiqu’il eût toute la peau écorchée de ce côté-là, il y trouvait néanmoins son plus agréable repos ; souvent il embrassait le crucifix les larmes aux yeux ; mais sitôt qu’il croyait être aperçu, il s’arrêtait. Quand on lui parlait de Jésus et de Marie, il jetait un doux regard vers leurs images ; si on prononçait ces noms sacrés dans la prière, il faisait un effort pour leur témoigner son respect par une inclination de tête. Etant dans son agonie, il entendit dire que le Saint-Sacrement passait dans la rue ; aussitôt il l’adora, tâchant de se mettre dans une posture de respect ; et n’étant pas a[l]ors disposé à communier en effet, il communia spirituellement. On ne pouvait l’obliger davantage que de l’entretenir de Dieu et du ciel ; c’était un mauvais compliment que de lui dire qu’il se portait mieux ; Dieu et le ciel faisaient tous ses désirs.

Il reçut, pendant six semaines de maladie, trois fois le Saint-Sacrement en forme de viatique, et une fois l’Extrême-Onction ; mais ce fut dans les sentiments d’une dévotion admirable, répondant avec une entière présence d’esprit à toutes les prières. Il répétait souvent, même dans son agonie, la consécration solennelle qu’il avait faite de soi-même à la sainte Vierge, et on l’entendait dire d’une voix mourante à sa digne protectrice : Suscipe me in servum perpetuum, nec me deserras in horâ mortis. « Recevez-moi, Vierge sainte, au nombre de ceux qui se sont attachés pour toujours à votre service, et ne m’abandonnez pas à l’heure de ma mort. »

Comme il avait une singulière confiance aux bontés de Notre-Dame, il en reçut aussi des faveurs toutes particulières. On les a sues, et par la déclaration qu’il se crut obligé de faire à la gloire de Dieu, et par le témoignage de ceux qui l’assistèrent jusqu’au dernier soupir.

Cette mère charitable, qui aime ceux dont elle est véritablement aimée, l’honora deux fois de sa visite, pour fortifier son âme dans l’abattement du corps ; e[ ] quelques circonstances dont on va parler on fait croire que, dans la première de ces apparitions, il eut une connaissance distincte du jour de sa mort. En cet heureux moment, le malade fut rempli d’une si grande consolation que son visage parut tout en feu et ses yeux baignés de larmes ; il ne put entièrement cacher cette faveur du ciel, son extérieur le trahissant malgré lui ; mais il se déclara sur ce sujet avec cette humble retenue qui lui était ordinaire. « Dieu s’écria-t-il, quelle excessive bonté de faire tant de grâces à un malheureux pécheur ! combien est grande la charité de Marie, qui a bien voulu visiter son serviteur après tant d’infidélités ! »

L’autre faveur que ce ce saint jeune homme reçut de la mère de Dieu fut plus connue, avant même qu’elle eût son effet.

Dès le commencement de sa maladie, il avait souhaité de mourir au temps que mourut la bienheureuse Vierge et qu’elle fut élevé au ciel, ayant appris qu’elle avait procuré cette grâce à plusieurs de ses dévots ; et, dans la suite, il dit à son confesseur que c’était une faveur qu’il avait demandé à sa sainte maîtresse, et qu’il espérait obtenir. Il en parlait comme d’une chose très-assurée ; et c’était un bruit commun dans la ville qu’il y avait un saint écolier qui devait mourir ce jour-là, quoique les médecins l’eussent condamné  à mourir bien plus tôt, et qu’ils lui eussent fait donner promptement l’Extrême-Onction dès le 22 juillet. Voyant, depuis ce temps-là, que la maladie traînait en longueur, ils croyaient, même un peu avant sa mort, que le malade vivrait au moins jusqu’au 17 août. Une personne l’ayant averti qu’il se tînt toujours prêt, étant dans un danger continuel d’être suffoqué par la quantité de sang qu’il jetait, il répondit que Dieu était le maître, mais qu’il espérait que notre Seigneur et Notre-Dame garderaient leur parole, et qu’il mourrait le jour de la fête de sa bonne mère. Comme on parlait à ce saint malade de le faire communier le jour de cette fête, il répondit : « C’est trop tard, je ne serais pas en état de le faire pour lors comme il le faut ; j’espère aller voir ce jour-là le triomphe de la sainte Vierge. » C’est pourquoi on lui porta le Saint-Sacrement pour la dernière fois, le 12 de ce mois.

A minuit, le jour de l’Assomption de Notre-Dame, on lui dit que ce temps si désiré était enfin venu, et on lui demanda s’il n’était pas prêt à partir : « Ah ! volontiers, dit-il, prions Dieu et Notre-Dame pour cela. » On récita ensuite les litanies de la Reine des saints. Peu de temps après, il entra en agonie. Il eut une convulsion extraordinaire, qui fit croire qu’il allait passer ; mais il dit : L’heure n’est pas encore venue.

[I]l fut dans cet état jusqu’à une heure après midi, avec un jugement toujours sain ; et pour lors, après avoir gagné l’indulgence plénière accordée par le Saint-Siége aux congréganistes pour l’heure de la mort, ayant mis ses bras en croix, prononçant le nom sacré de Jésus, et ayant le crucifix collé sur les lèvres, il expira doucement dans le baiser du Seigneur.

Il mourut la dix-huitième année de son âge, étant né le 14 janvier de l’an 1657, jour où plusieurs églises ont été consacrées à la gloire du nom de Jésus, et étant mort le 15 d’août, si solennellement dédié à la gloire de Marie, l’an 1674.

C’est une chose assez remarquable, que le corps de ce saint enfant, sentant fort mauvais pendant sa maladie, quand on l’ensevelit dix-huit heures après sa mort, n’eût aucune mauvaise odeur dans un temps fort chaud, non pas même cette odeur fade qui est ordinaire aux morts.

En l’ensevelissant on lui mit sur la poitrine son scapulaire avec le cordon de saint François, la formule de la promesse qu’il avait faite à Notre-Dame étant admis à la congrégation, et les lettres de sa réception. Il avait désiré de porter ainsi jusque dans le tombeau ces marques de sa consécration et de sa dévotion au service de la Mère de Dieu, comme pour les lui présenter. Il fut inhumé, le lendemain matin 29 août, dans l’église paroissiale de Saint-Thomas, et accompagné à la sépulture par tous les congréganistes, marchant en bel ordre et avec un cierge à la main.

Dieu, qui prend plaisir à exalter les humbles, fit bientôt connaître la sainteté de son serviteur ; on sait des gens qui l’ayant prié durant sa maladie, de demander à Dieu certaines grâces en leur faveur lorsqu’il serait dans le ciel, les ont obtenues aussitôt après sa mort. Son cilice, le linge qui lui a servi, quelques images teintes de son sang, ont été autant d’instruments dont Dieu s’est servi pour guérir des maladies plus fortes que tous les remèdes.

Voilà quelle a été la vie et la mort de ce cher enfant de Notre-Dame dont la mémoire est en bénédiction.

Profitez, chers congréganistes, d’un si bel exemple, et qui vous est domestique. Celui dont vous admirez les vertus est votre frère, et il s’est sanctifié dans vos exercices ordinaires. C’est par une étude si chrétienne qu’il a parfaitement appris la science du salut. Vous lui êtes unis dans cette pieuse assemblée, composée de tant de personnes également illustres et vertueuses, approuvée, louée, confirmée par les souverains pontifes, qui lui ont accordé d’insignes faveurs ; consacrée par tant de prodiges et de si grands exemples, qui sont le témoignage de Dieu même. Vous avez la même part que votre cher confrère aux trésors de l’Eglise qui vous sont si souvent ouverts, aux Sacrements où vous puisez les eaux de la grâce, aux prières et aux saintes actions qui se font dans plus de mille cinq cents congrégations établies de tous côtés. Vous avez les mêmes secours, les mêmes règles, les mêmes instructions, les mêmes pratiques et la même mère, qui n’abandonne jamais que ceux dont elle est abandonnée. Pourquoi ne vous servez-vous pas, comme lui, de ces moyens si capables de faire des saints ? Il n’avait peut-être pas plus d’avantages que vous ; mais il en a usé avec plus de fidélité que vous. Il était jeune ; mais en conservant l’innocence de l’âge, il en a retranché toutes les légèretés. Il était dans le monde ; mais son cœur était bien éloigné de ses maximes. Il avait une chair fragile ; mais il l’a soumise à la loi de Dieu. Il pouvait trouver des occasions de se perdre ; mais il les a prévues par sa prudence, et il les a évitées par son courage, soutenu de la grâce. Prenez donc la généreuse résolution de l’imiter, afin qu’étant vertueux comme lui sur la terre, vous soyez heureux comme lui dans le ciel.

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LE CADET GENEREUX.
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Un marchand de Londres avait deux fils : l’aîné, d’un mauvais cœur et d’un caractère dur, haïssait son jeune frère, qui était plus aimable que lui, et d’un naturel doux et paisible ; il n’était pas de mauvais traitements qu’il ne lui fît essuyer dès que l’occasion s’en présentait, et les remontrances et les réprimandes du père ne purent le faire changer de conduite. Le père avait une fortune considérable dans le commerce ; se sentant déjà vieux, il fit son testament, et, par un partage des plus étranges, lui qui connaissait ses deux enfants, qui aimait le cadet et blâmait la dûreté de l’aîné, laissa à l’aîné tout son bien, avec tout ce qu’il avait de fonds et de vaisseaux, le priant seulement de continuer le négoce et d’aider son jeune frère. Dès que l’aîné se vit seul maître, il ne contraignit plus sa haine, et chassa de la maison son malheureux cadet, l’exposant à la merci du sort, sans lui donner aucun secours. Tant d’inhumanité chez un frère remplit le cœur du jeune homme d’indignation et d’amertume, il était découragé. « Si mon frère me traite ainsi, disait-il en pleurant, que dois-je donc attendre des étrangers ? » Il fallait vivre, et la nécessité lui rendit le courage. Comme il était un peu au fait du commerce, il quitte Londres, et s’adresse à un négociant d’une ville voisine, à qui il offre ses services ; l’autre les accepte et le reçoit dans sa maison. Après quelques années d’épreuves, il lui reconnut tant de prudence, tant de vertu et tant d’exactitude dans ses comptes, qu’il lui donna sa fille en mariage, et, en mourant, il lui laissa tous ses biens. Après la mort du beau-père, le gendre se trouvant assez riche, et n’étant point de ces ambitieux insatiables que la fureur d’amasser n’abandonne qu’au bord du tombeau, plus jaloux de vivre en paix et de jouir de lui-même, il acheta, dans une province éloignée de la capitale, une belle terre avec son château, s’y retira avec son épouse, et y vécut content avec honneur et bonne renommée.

Il est une providence qui punit toujours les cœurs barbares. L’aîné, depuis la mort du père, avait continué le commerce, multiplié ses entreprises et longtemps tout réussit au gré de ses vœux ; mais il vint une année fatale, ses pertes s’accumulèrent, une tempête engloutit tous ses vaisseaux, lorsqu’ils revenaient avec une riche cargaison. Dans le même temps, plusieurs marchands, qui avaient entre mains ce qui lui restait d’argent, firent banqueroute, et, pour comble d’infortune, le feu prit à sa maison, consuma tout qu’il avait d’effets, et le réduisit à la mendicité.

Dans cet état horrible, il ne lui restait d’autres ressources, pour ne pas périr de faim, que d’errer dans le pays, implorant l’assistance des âmes charitables, que le récit de ses malheurs pouvait attendrir : il mangeait le pain de la charité publique dans les larmes et les remords.

« Où en serais-je à présent, se disait-il en soupirant, si tous les hommes étaient aussi durs que moi ? Ah ! s’ils savaient comment j’ai traité mon frère, ils me repousseraient avec horreur ! Mon frère ! Mon frère ! s’écriait-il quelquefois dans le chemin, où es-tu ? Tu me maudis sans doute, et tu éprouves peut-être en ce moment les horreurs de la faim ! que ne peux-tu me rencontrer et me voir ! tu serais vengé. Que ne puis-je, en t’embrassant, rompre avec toi ce morceau de pain qu’une main pauvre et généreuse vient de me donner par la main de son jeune enfant ! je serais consolé... Hélas ! si le hasard m’offrait à ses yeux, il ne reconnaîtrait jamais son aîné, sous les lambeaux de la misère ; il devrait pourtant espérer de m’y trouver, s’il croit qu’il soit un Dieu vengeur. »

Un jour qu’il avait fait plusieurs lieues, ayant à peine trouvé ce qu’il lui fallait pour se soutenir, il aperçut de loin un homme bien mis, se promenant dans une prairie voisine d’un joli château, dont il lui parut le seigneur ; il s’avance, l’aborde, lui expose ses malheurs, ses besoins, et le conjure de lui accorder quelques secours. D’où êtes-vous, lui demanda l’étranger, et comment s’est fait cet enchaînement de revers qui vous a réduit à l’état où vous êtes ? L’autre lui raconta son histoire en détail, ne supprimant que l’article de ses mauvais traitements envers son frère. Dans l’effusion de son récit, il fut tenté plus d’une fois de lui révéler tout, et d’avouer qu’il avait bien mérité ses malheurs ; mais la crainte et le besoin le retinrent ; il craignait d’éteindre, par cet aveu, la pitié qu’il voulait inspirer à ce seigneur ; il en dit pourtant assez pour être reconnu de quiconque connaissait sa famille. L’étranger, sans lui faire part de sa découverte, l’amène au château, et ordonne à ses gens de le bien traiter et de lui préparer un logement pour la nuit. Le soir, il raconte à sa femme l’aventure qui vient de lui arriver, et lui communique son dessein. Le pauvre dormit d’un sommeil profond et paisible toute la nuit, et le matin, à son réveil, sa première pensée fut : « Que cet honnête homme est bienfaisant ! s’il n’est pas riche, il mériterait de le devenir. » Quelques heures après, le maître l’envoie chercher. Quand il fut en sa présence, il le fixa quelque temps avec attendrissement, et lui demanda s’il ne le connaissait pas. Non, lui répondit le pauvre. Hé quoi ! s’écria-t-il en pleurs, je suis ton frère ! En même temps il s’élance à son cou, et l’étreint tendrement dans ses bras. L’aîné, frappé d’étonnement, de confusion, de repentir, de reconnaissance et de joie, tombe à ses genoux, en s’écriant : Mon frère ! Il les embrasse et les arrose de ses larmes, en lui demandant pardon. Il y a longtemps, lui répond son frère, que je t’ai pardonné ; oublie le passé : tu es riche, car je le suis ; vivons ensemble et aimons-nous. Oui, mon frère, je t’aimerai, lui répondit l’aîné d’une voix étouffée par les sanglots ; mais je ne me pardonnerai jamais ; je me souviendrai toujours de la manière dont je t’ai traité, et que c’est toi qui me soulages.

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LA COMPOSITION.
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Deux écoliers de la même classe, nommés Cléante et Eugène, se rendaient ensemble au collége. Chemin faisant, ils s’entretenaient de la composition qui allait les occuper, et des prix qui devaient être donnés à ceux qui auraient le mieux réussi.

– Bien des gens prétendent, dit Cléante, que notre professeur détermine en lui-même les écoliers qui auront les prix, avant même qu’ils aient composé.

– Il y en a aussi beaucoup d’autres, reprit Eugène, qui soutiennent qu’il ne distribue les prix qu’à raison du mérite des compositions. Lesquels devons-nous croire ?

– Je n’en sais rien, répondit Cléante, mais ce que je sais, c’est que je ne me fatiguerai pas beaucoup l’esprit à travailler. Je brocherai mon ouvrage, puis je m’amuserai à lire, ou à ne rien faire. Je serais bien dupe de tant m’appliquer. S’il est vrai que les prix sont donnés dans l’intention de notre professeur avant même qu’on ait travaillé à les mériter, ou je suis du nombre des heureux qu’il a choisis, ou je n’en suis pas. Si j’en suis, que mon ouvrage soit bien ou mal fait, je n’en aurai pas moins le prix qui m’est destiné. Si je n’en suis pas, en vain me donnerais-je beaucoup de peine pour réussir ; ce serait de la peine perdue. Je ne veux pas avoir ce reproche à me faire.

– Eh bien ! moi, reprit Eugène, j’agirai tout autrement : j’apporterai tous les soins et toute l’attention dont je suis capable à ma composition ; car, s’il est vrai que notre professeur règle la distribution des prix sur le mérite des ouvrages qui lui sont présentés, n’aurai-je pas un juste sujet de confiance si je me suis bien appliqué , et si, au contraire, je me suis négligé, ne serai-je pas sûr qu’il n’y a rien à espérer pour moi ?

– J’en conviens, répliqua Cléante, mais peut-être qu’en effet les écoliers qui doivent remporter les prix sont déjà désignés antécédemment à leur travail ; et dans ce cas, j’ai raison de ne pas me gêner.

– Oui, répliqua à son tour Eugène ; mais peut-être aussi que les prix ne seront donnés qu’en conséquence du travail ; et, dans ce cas, j’ai raison de m’appliquer de toutes mes forces. Or remarquez, mon cher, que ma conduite est plus prudente que la vôtre ; car j’ai deux peut-être en ma faveur, et que vous n’en avez qu’un. Si les prix son destinés à tels ou tels, indépendamment des compositions, peut-être, dites-vous, suis-je du nombre des heureux, sans le savoir. Je puis concevoir la même espérance, et, par conséquent ce peut-être est pour moi comme pour vous ; mais si la distribution des prix est relative au mérite des compositions, j’ai droit de dire : Peut-être en obtiendrai-je un, et vous ne pouvez pas tenir ce langage. Ce second peut-être n’est donc pas pour vous, et, par conséquent, j’en ai deux contre un : c’est dire que j’ai un double sujet d’espérer, tandis que vous n’en avez qu’un seul. Or, n’est-il pas plus prudent d’avoir, comme on dit, deux cordes à son arc, que d’en avoir une seule ?

Cléante n’eut rien à répondre à ce raisonnement, et comprit qu’il était de son intérêt d’imiter son condisciple.

La situation des deux écoliers est celle où nous nous trouvons tous par rapport à la grande question de la prédestination. Parmi les saints Pères et les théologiens, les uns pensent que Dieu prédestine ses élus au bonheur éternel antécédemment à la prévision de leurs mérites futurs ; les autres croient qu’il ne les prédestine que conséquemment à cette prévision. Lequel de ces deux sentiments est le plus conforme à la vérité ? Nous l’ignorons, mais il y a bien des gens qui raisonnent là-dessus comme le Cléante de la parabole, et qui disent : « Si Dieu m’a prédestiné à un bonheur éternel, j’y parviendrai infailliblement, de quelque manière que je vive sur la terre. Si, au contraire, je ne suis pas du nombre des élus, je travaillerais inutilement à ma sanctification, le ciel n’en serait pas moins fermé pour moi. Je ne me gênerai donc point ; je me livrerai à toutes mes passions ; je satisferai à tous mes désirs. »

Sans m’arrêter à faire sentir ce qu’il y a de faux et d’absurde dans ce raisonnement, je dis seulement que, dans l’ignorance où nous sommes par rapport au décret de la prédestination, le plus prudent et le plus sûr pour nous est évidemment de faire tous nos efforts pour mériter d’être du nombre des élus ; parce qu’en nous comportant de la sorte, nous avons deux sujets d’espérer, tandis que ceux qui agissent autrement ne peuvent en avoir qu’un très peu solide.

En effet, des deux systèmes de prédestination, quelque soit celui dont Dieu a fait choix, en travaillant sérieusement à nous sanctifier, nous avons droit d’espérer, dans l’un et dans l’autre. Si la prédestination est antécédente à la prévision des mérites, nous pouvons nous flatter, avec autant de droit que les pécheurs, que Dieu a bien voulu nous choisir. Si la prédestination est conséquente à la prévision des mérites, nous pouvons nous flatter, avec bien plus de fondements encore, que nous sommes du nombre des prédestinés. Voilà donc pour nous deux espérances, dont la seconde est absolument interdite à tous ceux qui négligent le soin de leur salut ; et puisque la prudence dicte que deux espérances valent mieux qu’une, notre conduite est donc la plus conforme aux lois de la prudence.



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