Je dis en 1833, car pensez bien que la femme à la mode de 1833 n'est
point celle qui l’était en 1832, et certes ne sera pas non plus celle
de 1834. Hélas ! un règne n'est quelquefois pas aussi long, qui sait ?
J'en connais d'aucune à qui trois mois, un mois, voire même huit jours,
avaient suffi, et qui, au bout de ce temps, se trouvait éclipsée par
une rivale qui n'était ni plus belle, ni plus jeune, ni plus riche, mon
Dieu non, mais à laquelle le caprice, un rien, quoi, moins que rien, la
mode avait remis son sceptre.
Et insouciante, folle, légère, parée de gaze et de fleurs, de soie et
de fourrure, elle l'avait accepté, ce sceptre, sans en connaître toutes
les chargées, sans en calculer les revers.
Savez-vous ce que c'est qu'une femme à la mode, comment elle acquiert
ce titre, et à quoi il expose ? écoutez :
Sept à huit étourdis, mais de ces étourdis aimables, de bon ton,
cachant avec autant de soin leur instruction que d'autres le feraient
leurs ridicules ; de ces étourdis en bas de soie, petit lorgnon et
gants jaunes ; or ces sept à huit étourdis se prennent à adopter une
femme, et les voilà qui la prônent, la suivent en tous lieux,
s'empressent sur ses pas, lisent des ordres dans un regard jeté au
hasard, y accèdent, et bref qui, au milieu de cent femmes, n'en voyent
qu'une.
Aux Bouffes, à l'Opéra, ces sept à huit étourdis entrent en foule
dans sa loge, sous prétexte de la saluer, parlent haut pendant qu’elle
rit, font retourner le parterre, d'abord scandalisé du bruit, mais
s'apaisant à la vue d'une jolie femme. Ce qui fait dire
–– « Quelle est cette femme ? Madame une telle! vous ne
savez pas ! la femme la plus à la mode de Paris. – Il me semble que ce
n'est pas la plus jolie. – Je ne vous ai pas dit, la plus jolie, je
vous ai dit la plus à la mode, ce qui n'est pas du tout la même chose.
– Pardon, je ne savais pas. – Ce monsieur est un provincial, dit un
voisin de gauche à son voisin de droite, – ou un Algérien, répond le
voisin de droite souriant. »
La femme à la mode n'a qu'un temps, et il est court. Pour obtenir ce
titre, pas n'est besoin d'être duchesse, marquise, ou comtesse, ou
titrée en général mieux que tout cela vaut un mari agent de change ;
oh! le mari agent de change est le mari par excellence, le mari modèle,
le mari romantique.
Le mari agent de change gagne tant d'argent dans une bourse, et si
vite, si aisément, si facilement, qu'en vérité il faudrait être pire
qu'un mari rentier pour refuser parure, bijoux, chiffons, qu'un coup de
crayon gagne dans une seconde et bien au-delà.
Il est vrai aussi qu'une seconde suffit pour enlever, et bien au-delà
encore, le produit de toute une année de coups de crayon mais que
voulez-vous ? c'est le revers de la médaille. Or je reviens à mon
sujet, dont cette petite digression m'a éloignée, et pour ce, vous en
demande pardon.
Donc, pour être femme à la mode, et cela n'est pas si aisé, je vous
assure, il faut avoir un peu plus de vingt ans, un peu moins de trente,
grasse ou maigre, n'importe, blonde ou brune ou chataine, la couleur
n'y fait rien (les rouges exceptées toutefois) ; seulement la brune
aura quelques heures de plus de durée que la blonde. La femme à la mode
est toujours mise avec simplicité et élégance, jamais de bijoux
(prévoyante créature elle les gardera pour se faire remarquer quand son
règne sera passé). La femme à la mode prendra ses chapeaux chez
Simon, ses bonnets chez
Herbeault, ses souliers chez
Michaël, ses
bottines chez
Gélot, ses gants chez
Boivins ; elle ne portera que
des fleurs de
Batton, et des plumes de
Cartier.
La femme à la mode n'a pas de tailleuse attitrée, c'est elle qui
invente une coupe, ou la fait valoir ; pourtant une fois, mais une
seule fois, observez bien, elle fera faire une robe chez
Palmyre,
jamais deux ; Palmyre se répète, et il est désolant de trouver dans un
bal trois robes dont la physionomie soit en rapport avec la vôtre,
c'est à vous en donner des vapeurs.
La femme à la mode arrive au bal ; en descendant de voiture on l'engage
à danser, sur l’escalier on l'engage, sur le pallier on l'engage, on
l'avait engagée la veille, l’avant-veille, au bal dernier ; elle a plus
d'invitations en entrant dans la salle, qu'on ne dansera des
contredanse toute la nuit.
Or le maladroit qui vient à elle aussitôt qu'elle paraît, se voit
répondre « engagée, monsieur. – Pour la seconde, madame ? – Elle est
promise, monsieur. – Pour la troisième? – J'ai donné parole pour dix ;
je doute d'aller jusque-là. – Alors, madame, pourrais-je avoir le
plaisir d'une valse? – Engagée pour toutes. – Au moins le bonheur d'une
galope. – Je n'en danse qu’une, et mon galopeur est là. – J'ai du
malheur, madame ! » Et l'infortuné de soupirer, et la dame de ne pas le
remarquer.
Puis la femme à la mode se voit entourée à ne pouvoir respirer, engagée
à ne savoir auquel répondre, suffoquée de compliments, si compliments
suffoquent, et enivrée d'encens (l'encens enivre). C'est charmant.
Elle reste peu dans un bal, comme un éclair, le temps d'éblouir, et
puis voilà ; ce même effet elle le répète dans deux ou trois autres
bals, s'en va, rentre de bonne heure, bien avant que la fatigue ou la
danse aient abattu l'éclat de ses yeux, défrisé ses cheveux,
débrillanté sa robe.
Il faut qu'on puisse dire d'elle : « Elle n'est venue qu'un instant,
elle a tant d'invitations, tant de devoirs de société à remplir ; à
peine si on l'entrevoit, mais jamais, jamais elle n'a été aussi jolie
que ce soir. »
– Quel soir que ce soit, n'importe.
La femme à la mode se lève tard, passe ses matinées chez elle ; elle
soigne son ménage, si elle n'a ni mère ni belle-mère pour cela ; ou
elle soigne ses enfants, si elle en a ; ou elle peint, fait de la
musique, car au dix-neuvième siècle, les femmes font de tout cela, et
l'avouent, elles sont fort bien élevées, ont plusieurs talents
d'agrément, la peinture et la musique en tête. Passons.
Vers quatre heures elle monte dans son carrosse qui la conduit, où ? Au
bois, à la porte duquel l'attend, ou ne l'attend pas, un cheval tout
bridé pour elle, que tient en lesse son domestique galonné, monté
lui-même sur un beau cheval. Puis à ses côtés caracolent quelques
cavaliers, ses danseurs de la veille, les sept ou huit étourdis que
vous savez.
Fait-il mauvais temps ? madame va faire des visites, des emplettes. Ou
bien encore madame va au salon voir l'exposition nouvelle.
Puis le dîner, puis les Bouffes ou l'Opéra, de là au bal, et ainsi de
suite, jusqu'au printemps, époque à laquelle la femme qui se respecte,
la femme qui tient tant soit peu à sa réputation, quitte Paris, va à la
campagne et n'en revient, plus belle et plus franche que jamais, qu'au
commencement de l'hiver.
Mais, hélas ! adieu, sa place est prise, son trône est occupé, son
sceptre brisé, son règne fini. Toutefois, plus heureuse que les rois
détrônés, non proscrite, elle peut encore venir visiter les lieux
témoins de sa gloire, elle peut jouir en face des succès de sa rivale,
ou en crever d'envie, à sa volonté ; consolations enlevées aux premiers
; elle peut aussi chercher, si fantaisie lui en reprend, à exploiter de
nouveau ce terrain mouvant de regards étudiés, de diaphanes sourires,
de paroles chatoyantes ; mais hélas ! Plus d'encombrement dans ses
loges au, spectacle la loge est pleine, mais la porte fermée. Plus de
nuée de danseurs au bal. Autant d'invitations que de contredanses,
quelquefois une de plus, et c'est beaucoup. Plus de poussière épaisse
tourbillonnant autour de son carrosse, qui va au bois ; juste assez
pour vous aveugler, et voilà tout : c'est à en mourir !
Alors si le mari de la ci-devant femme à la mode a conservé sa fortune
(ce qui est très rare, par le temps qui court, je vous assure), le luxe
le plus outré, la toilette du meilleur style, la fera bien encore
remarquer ; mais à son oreille, et assez haut pour qu'elle l'entende,
on dira : « C'est madame une telle qui faisait fureur l'année dernière,
la femme à la mode
de ce temps-là ; aujourd'hui ce n'est plus qu'une
de nos élégantes. »
Ou bien si son mari a perdu sa fortune, chose très probable (un an,
c'est beaucoup un an, pour une fortune à Paris), et que quelques
vieillards, gens à mémoire désespérante, s'en aillent demander par
hasard, ou par souvenir à un fashionable : « Dites donc, mon cher,
qu'est devenue madame une telle ? – Madame une telle… d'honneur
je ne sais de qui vous voulez parler ! – Bah ! – Ma parole. –
Comment cette petite blonde (où brune, c'est selon) qui ne galopait
qu'avec vous ? – Ah ! oui ; je me le rappelle maintenant ? – Son mari
s'est coulé, je crois, et elle ? – Ma foi, je ne sais ce qu'elle est
devenue, oh ne la rencontre nulle part. Mais mille pardons voici la
divinité du jour qui paraît, j'ai un engagement avec elle. »
Et l'oublieux personnage de se courber, de sourire ; même regard, mêmes
paroles de l'an passé devant la femme à la mode présentement.
Dites-moi, est-ce bien la peine de se donner beaucoup de mal, beaucoup
de fatigue, force courbatures, pour être citée six mois au plus, comme
une femme à la mode, et puis se voir, l'an d'après, ou oubliée, ou
n'être plus qu'
une élégante ; bien heureuse encore quand une fluxion
de poitrine ou le choléra ne vient pas mettre un terme et couronner de
si brillants succès ?
Ma foi, mieux vaut, à mon avis ne chercher qu'à s'amuser sans briller,
ne faire que plaire sans éblouir, n'inspirer ni envie, ni pitié,
n'éclipser personne au risque même d'être un peu éclipsée, et charmer
tout bonnement ; qu'en pensez-vous ?
Toutefois n'est pas femme à la mode qui veut.
Cette réflexion délasse de l'être, et console de ne l'être plus, dit-on
; moi, je n'en sais rien.
EUGÉNIE FOA.