DERVILLE, Louis Desnoyers pseud. (1802-1868)  : Les tables d’hôte parisiennes (1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (22.V.2009)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome VI, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832.
 
Les tables d’hôte parisiennes
par
L. D. Derville

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Paris a ses théâtres, ses musées, ses académies, ses Chambres, ses émeutes et ses revues, toutes choses fort curieuses à voir ; mais la province a ses tables d’hôte ; et cela seul la place au même degré de civilisation. Je ne serais même point étonné que de nombreuses gens préférassent les tables d’hôte ; mais ce serait là un de ces goûts exclusifs qui ne doivent pas nous influencer.

Il est sûr, en effet, que les tables d’hôte provinciales l’emportent de beaucoup sur la plupart de celles qu’offre Paris à l’appétit vagabond de ses ruinés, de ses célibataires et de ses étrangers. La table d’hôte, à Paris, c’est l’omnibus de la fringale ; c’est là que viennent s’embarquer toutes les faims sans domicile, pour arriver péniblement, insipidement, maussadement, du potage sans goût au jaunâtre gruyère, en passant, selon la saison, par le maigre épinard, ou le gros petit-pois.

En province, au contraire, c’est l’art délicieux des Véfour, des Véry, des Gobillard, augmenté de toutes les friandises du crû, enrichi de tout ce que la localité peut offrir de plus savoureusement indigène. C’est la bonne vie au rabais, mais telle pourtant que nous l’ont faite les savantes méditations des Carême.

A Paris, on s’y rassasie, si l’on peut, comme on peut. Ce n’est, à vraiment parler, qu’une espèce de râtelier pour hommes. Le foin seul y manque.

En province, on y mange ; ce qui n’est point un synonyme. Je m’en rapporte à Berchoux. La table d’hôte y est digne de son beau nom.

Ce n’est pas que cette palme, ou plutôt ce laurier culinaire que nous décernons consciencieusement à la province, doive ceindre le bonnet blanc de tous ses cuisiniers, sans exception. Non. Nous avouons qu’il en est d’indignes. Il est de malheureuses villes ; il est de ces modernes Spartes où les premiers éléments du bien-vivre n’ont pas encore pénétré, où le bain-marie est ignoré, où la marmite autoclave est comme non-avenue, où le beefsteack même, le beefsteack, qui le croirait ? cette plus antique, et, avec le gouvernement constitutionnel, cette plus importante de nos conquêtes sur l’industrie britannique ; ce gage simple et solide de la réconciliation de deux grands peuples si bien faits pour s’estimer, s’aimer, se comprendre, se restaurer ; le beefsteack enfin, si trivial, si populaire, si européen qu’il ait pu devenir, ne pourra point s’acclimater avant un demi-siècle au moins.

Et, à propos d’importations anglaises, c’est tout au plus, je pense, si l’on s’est élevé là jusqu’à la pomme de terre cuite à l’eau, considérée comme entremets permanent. Sans doute, on y mange des pommes terre, et ces pommes de terre sont cuites, je me plais à le croire ; mais on les y mange bêtement, sans savoir ce qu’on fait alors, sans se rendre compte de tout ce qu’un pareil mets a de succulent dans sa naïveté. Or, quand on ne s’en rend pas compte, c’est absolument comme si on n’en mangeait pas.

Je n’ai pas besoin de dire que là, en général, tout ce qui n’est ni bouilli indigène, ni pâte gauloise, ni fricassée française, tout ce qui porte un nom d’origine étrangère, peut passer, à volonté, pour du russe, du chinois, du groënlandais.

Mais là, surtout, on est encore à s’imaginer que l’Océan n’a été créé que pour le transport des vaisseaux, et que, lorsque l’Océan a transporté des vaisseaux tant bien que mal, on n’est plus en droit de lui rien demander. Ainsi, l’huître n’y est connue que par ouï dire, comme peut l’être Alexandre-le-Grand ; et la population croupit, pour tout ce qui tient à la marée, dans la plus déplorable ignorance.

La table d’hôte enfin, comme la table du riche, comme celle du pauvre, comme tout ce qui s’y mange, y conserve, pour long-temps encore, quelque chose d’horriblement frugal, de détestablement primitif, de hideusement patriarcal. Cela peut être fort poétique, mais cela n’est pas bon. Le bon d’abord, le beau ensuite !

Laissons donc de côté ces cités retardataires, ces malheureuses Sibéries qu’à sa seconde édition, M. Dupin devrait marquer de sa craie la plus noire ; et gardons-nous de les signaler nominativement à l’animadversion publique. Hélas ! les infortunées sont plus à plaindre qu’à blâmer.

Revenons aux villes de choix, aux cités où l’on dîne comme on doit dîner au dix-neuvième siècle ; car nous n’aimons à considérer l’humanité que sous son plus beau jour.

La mémoire de l’épigastre est la plus ingrate, dit-on ; et cependant, quel est le voyageur que ses affaires, ses plaisirs, sa santé, sa fainéantise, ont pu rouler de ville en ville ; quel est le désoeuvré surtout, s’étant mis à flâner par la France, qui ne conserve au fond de l’estomac le plus succulent souvenir des tables d’hôte de Mâcon, par exemple, et de cet excellent M. Delorme, qui est si bon là ! et que ses dîners, non moins que ses aventures malencontreuses, ont fait une de nos célébrités contemporaines. Et aussi de Châlons-sur-Saône, de Beaune, de Metz, de Lille, d’Angoulême, de Mantes, de Bordeaux, etc. etc. Pardon pour les mille autres que je ne puis citer, mais qui se rappellent suffisamment elles-mêmes ! Quel est l’amateur qui ne se reporte, par la pensée, au fond de ce cap Finistère, où s’élève Brest avec sa table d’hôte, succulente Oasis, sentinelle avancée de la civilisation gastronomique ? Et enfin, quels sont les plus beaux fleurons de la couronne de Toulouse ; de Toulouse la reine, la belle, la glorieuse, la poétique, la savoureuse ? Sont-ce ses jeux floraux, ou ses Villèle, ou ses cuisiniers ? La réponse est dans toutes les bouches.

Eh bien ! la partie matérielle de la table d’hôte provinciale, sa propreté, son élégance, son abondance, sa délicatesse, tout cela n’en est que le moindre avantage. Ce qui lui assure une incontestable supériorité sur celle de Paris, c’est le choix, la diversité, la gaîté des convives.

La table d’hôte provinciale offre à tout voyageur une espèce de famille improvisée. Ce qui en fait le charme, c’est cette intimité, cette joyeuseté, ce sans-gêne du chez-soi, mises à la disposition du premier venu ; chez soi d’autant meilleur qu’il en a tous les agréments sans en avoir les ennuis. C’est un chez soi sans chien, sans chat, sans poète, sans voisin, sans portier, sans faux ami, sans bonne, sans parasite.

Et puis, la lanterne magique du monde social n’a pas, pour l’oeil de l’observateur, de lunette plus franche, plus pittoresque, plus variée surtout. Ce sont chaque jour d’autres visages. Chaque voiture nouvelle apporte, dépose, et remporte sa collection d’originaux, gens inconnus les uns aux autres, qui se sont engouffrés ensemble dans la même boîte roulante ; qui se prennent, se quittent, se recrutent chemin faisant ; mais qu’à leur familiarité réciproque vous croiriez tous de vieux et bons amis.

Rien de pareil ne se retrouve aux tables d’hôte de Paris ; pas même à celles dont le haut prix doit faire supposer, chez les habitués, cette aisance qui exclut les plus tristes de toutes les préoccupations, les préoccupations besoigneuses. Eh bien ! chacun y apporte, avec sa faim, ses ennuis, ses projets, son humeur habituelle ; et, vous le savez, l’humeur habituelle de la plupart des hommes est quelque chose de fort maussade. Les hommes, en général, ne sont bons à voir qu’une fois. Leur caractère est comme l’eau de Seltz : le premier goût en est seul excellent.

Que si nous nous sommes arrêtés à décrire sommairement la table d’hôte de province, ce n’a été qu’en vue de peindre implicitement, par la méthode des contraires, la table d’hôte de Paris. Nous avons fait, pour ainsi dire, du portrait négatif ; comme ce magistrat de village, qui, dressant un procès-verbal contre une de ses administrées, et ne sachant pas, bien précisément, si l’adjectif châtain était invariable, ou s’il faisait châtaigne au féminin, écrivait ainsi le signalement d’icelle : « - Enfin, la sudiste n’est ni blonde, ni brune, ni grise, ni blanche, ni rousse. »

D’où il résultait logiquement qu’elle devait être châtain. C’était tourner la difficulté d’une façon très-ingénieuse.

Eh bien ! nous de même, nous avons dit : la table d’hôte de Paris ne ressemble en aucun point à celle de province. Après quoi, nous vous avons décrit celle-ci. Donc, vous savez déjà ce que la première n’est pas. C’est quelque chose. Employons, toutefois, des couleurs plus certaines.

Le nom de table d’hôte, à Paris, n’est guère qu’une appellation générique sous laquelle nous comprenons tous les pots-au-feu qui se mangent en commun, à heure fixe, avec quiconque en veut sa part, pour un prix qui varie de sept sous à cinq francs. On concevra qu’il nous serait de toute impossibilité, dans ce cadre restreint, d’en esquisser toutes les variétés. Ne nous occupons que des principales.

Il existe, en effet, des espèces d’étables où pour sept sous (sept sous !) vous pouvez assouvir la faim la plus désordonnée. Gargantua s’y fût repu. J’aime à croire que vous ne vous attendez pas à ce qu’on y mange des perdreaux. Soupe épaisse, pommes de terre frites, eau et pain à discrétion, telles sont les invariables sensualités de ces tables sans nappe. Tout au plus, en remplacement des pommes de terre, voit-on sur quelques-unes un morceau de viande noire, sèche et filandreuse ; ou, du moins, un je ne sais quoi qui ressemble à de la viande un peu plus qu’à toute autre chose.

Et pourtant, si peu friand que soit un tel festin, on doit encore s’émerveiller, non pas qu’il puisse allécher de nombreux appétits (il y a, de par la capitale du monde civilisé, des estomacs si creux, des bras si long-temps croisés, des sueurs si peu lucratives !), mais seulement que l’on puisse s’empoisonner à si bon marché. Eh quoi ! tout cela pour sept sous, pour les sept huitièmes du prix que coûte ailleurs un simple verre d’eau sucrée ! Je vous le dis en vérité, Paris est la ville des miracles. L’hôte de ces tavernes, ou, pour mieux dire, de ces cavernes, doit être un bien grand philantrope, car je ne lui sais qu’un moyen de ne pas se ruiner à ce faire : c’est que, selon le proverbe, tout en perdant sur chaque convive, il se rattrape sur la quantité.

De sept sous à dix-sept, il n’y a guère que des nuances à signaler. A dix-sept sous, on jouit d’une nappe ; c’est une amélioration. A vingt-deux, on a la serviette, et la fourchette en métal d’Alger, voire même en argent.

Trois sous de plus, et l’on touche à la frontière du luxe, de ce luxe d’apparence qui brille, mais ne se consomme pas.

A vingt-cinq, en effet, la table d’hôte qui, jusque-là, suivant la belle expression de Bossuet, n’avait de nom dans aucune langue, commence à se décorer du titre de cuisine bourgeoise. Bourgeoise, soit ! comme un sapeur peut se dire Osage.

Le principal de la cuisine bourgeoise, c’est l’énorme cornichon, le radis, le sel et le poivre à discrétion, disposés carrément, car la symétrie est déjà de rigueur céans.

L’accessoire, c’est la soupe, le bouilli, et deux plats de pommes de terre ou de haricots secs ; le tout, terminé par un brie farineux, et arrosable d’un vrai mâcon, venu le mois dernier directement des Grandes-Indes, sous la forme, peu liquide et point du tout alcoolique, de bûches de bois rougeâtre.

Chaque couvert se compose d’une cuiller, d’une fourchette, d’un couteau, d’une serviette, d’un verre et d’un carafon de ce nectar artificiel.

Le pain est à discrétion ; et la servante aussi.

Enfin, il serait injuste de ne pas dire qu’on vous change régulièrement d’assiette à chaque nouveau plat. C’est un hommage que nous nous plaisons à rendre à la vérité.

De trente sous à quarante, la table d’hôte s’élève, en général, jusqu’au surnom de pension bourgeoise. Continuation de la calomnie. Si l’appellation était méritée, il faudrait en conclure que le bourgeois de Paris a un goût tout particulier pour les crèmes sans sucre et l’épinard sans beurre ; ce qui serait une très-fausse appréciation de cette estimable classe.

Ici, la soupe devient potage, et le bouilli se surnomme boeuf. C’est mieux, c’est infiniment mieux. Le pas fait est immense. Il y a traces, dès lors, de civilisation.

La pièce de résistance, le plat soigné, le centre, le pivot du système culinaire de la pension bourgeoise, c’est d’ordinaire le fricandeau ; le fricandeau avec ses bribes de lard, et son oseille juteuse. Cette prééminence, toutefois, n’est pas invariable. Il est telle pension bourgeoise dont le bouilli excelle, telle autre où le rôti domine, telle autre enfin que ses vol-au-vent, ses rognons, ou quoi que ce soit, ont rendue fort célèbre dans un certain monde.

Dans quelques-unes même on va jusqu’à hasarder le beefsteack. Malheureusement, le succès ne couronne pas toujours cette audacieuse tentative. On vous sert, en ce cas, une espèce de cuir qu’on a fait rôtir sur le gril ; et si vous demandez : Qu’est-ce ? L’hôtesse vous répondra : C’est un bifeustèque. Et au bout d’un grand quart d’heure, vous voyant vous acharner après, vous mettre en nage, vous y prendre et des mains et des dents, pour en arracher quelque lambeau, elle ajoute gracieusement : « Il est peut-être un peu dur, n’est-ce pas ? Cela m’étonne. La viande en était magnifique !... Agathe, dites donc au chef de prendre garde une autre fois ! Ses bifeustèques dont d’une dureté aujourd’hui !.... La viande en était pourtant magnifique ! il le sait bien ! mais on dirait qu’il a ses jours pour les bifeustèques !... Mais, mon dieu, monsieur, laissez donc cela... Ne vous donnez pas la peine... Agathe, changez donc d’assiette à monsieur... Vous offrirai-je, monsieur, un peu de ces haricots à la place ? Je les crois excellents. »

Car, il n’est pas un plat dont on vous offre, qui ne vous soit annoncé comme excellent ! Aussi, rien n’est-il douloureux à l’amour-propre de l’hôtesse, comme le refus tacite que peut faire tel convive de vider son assiette ; et de poignant surtout, comme les plaintes à haute voix que peut vous arracher l’excès du détestable. Je vous le dis, les plaintes à haute voix abrégeront l’existence de l’hôtesse. Cette femme-là se suicide à nourrir le public.

Ajoutez à cela l’obligation pour elle de cacher son dépit, d’être gracieuse à tout propos, et de sourire bon gré mal gré. Il y a un sourire qu’a oublié Lavater, et qui n’a jamais été classé par aucun autre physionomiste ; c’est le sourire, en public, des princes, des limonadières, des marchandes de nouveautés, et des maîtresses de table d’hôte ; sourire artificiel, sourire mécanique ; espèce d’enseigne qui n’a rien de commun avec l’intérieur du magasin, autrement dit, avec l’état de l’âme ; et qu’on hisse ou descend sans motif autre que l’opportunité présente. Regardez une hôtesse : si elle ne vous voit pas, elle est grave et impassible ; mais vous voit-elle : crac ! la voilà qui sourit, et qui sourirait de même, durant quarante-huit heures, si vous passiez ce temps les yeux fixés sur elle.

Et puis, détournez-vous les yeux : crac ! le sourire cesse ; l’impassibilité recommence. On dirait d’un sourire à fil et contre-fil. Mais le plus drôle, ce sont les fractions de sourire, les velléités de sourire, ces millièmes de sourire, qu’elle commence pour vous, s’imaginant que vous la fixez, et qu’elle interrompt soudain, en s’apercevant de l’erreur ; ou qu’alors elle continue pour votre voisin, si le voisin se prend à la regarder.

Du reste, la pension bourgeoise est déjà une de ces gracieusetés que l’on se fait, quelque part, de connaissance à connaissance. On s’offre réciproquement la pension bourgeoise, comme autre part, une glace, un coupon de loge, une place dans son tilbury.

« Ah çà, vous dira l’un des habitués, où dînez-vous aujourd’hui ? Allons dîner ensemble dans ma pension bourgeoise. J’ai justement deux cachets sur moi. On y est très-bien, vous verrez ! Le boeuf surtout y est excellent. Oh ! ma foi ! ce n’est pas pour dire, mais il y a toujours d’excellent boeuf ! »

Que si ce n’est pas le boeuf qu’il vous cite pour appât, ce sera le rôti, le fricandeau, le vol-au-vent, la salade, que sais-je ? chaque pension bourgeoise, comme je vous l’ai dit, étant plus ou moins célèbre en un point.

Quelquefois aussi ce sera d’un extrà, d’un plat de choix et d’aventure, qu’il tâchera de vous allécher. « Venez, venez. Nous avions hier un civet délicieux. Il en reste sans doute encore un peu pour aujourd’hui. Venez. »

Ou bien : « Allons, voyons, laissez-vous tenter. Je crois que nous aurons ce soir quelque chose de soigné,.... un pâté qu’on dit devoir être excellent. Venez. »

C’est qu’en effet, de temps en temps, pour empêcher le pensionnaire de se blaser, de se lasser, de disparaître, l’hôtesse a soin de raviver son assiduité par quelque friandise extraordinaire. L’annonce s’en fait la veille, et souvent même plusieurs jours à l’avance. Cette espère de programme d’hôtel a du moins l’avantage, sur les programmes politiques, que les promesses en sont remplies en quantité toujours, sinon en qualité.

« Monsieur Charles, » dit l’hôtesse à son pensionnaire qui part, « aura-t-on le plaisir de vous avoir demain ?

- Je ne sais pas, madame. Mais.... pourquoi ?

- Parce que.... c’est que.... il y aura quelque chose.... ! »

Et elle accompagne ces mots d’un petit branlement de tête mystérieux ; oh ! mais mystérieux... à vous faire venir l’eau à la bouche ! Je ne parle pas du sourire ; le sourire est de rigueur ; le sourire ne signifie absolument rien.

- « Ah ! ah ! » répond alors M. Charles, « mais comment donc, madame !... mais certainement !... mais tout à vous !... »

Il y a des époques, dans l’année, où ces stimulations deviennent obligées.

Il y a des localités, mêmement, certaines montées par exemple, certains sols sablonneux où les quadrupèdes ont besoin qu’on les fouaille, avec redoublement, pour raviver leur zèle.

Au nombre de ces époques figurent en première ligne, le jour de l’an, le jour des Rois, le mardi gras, la mi-carême, et quelques autres dates disséminées çà et là dans le calendrier.

Ces jours-là, l’hôtesse régale. Concluez pour le reste.

Elle aura dit la veille au soir : « Ah çà, monsieur Charles, vous n’oublierez pas, n’est-ce pas ? »

- « Quoi donc, madame ? »

- « Eh bien ! mais.... vous savez..... n’est-ce pas demain... ? »

- « Oh ! diable ! c’est juste... ! »

- « A l’heure accoutumée, n’est-ce pas ?... Oh ! d’abord, n’y manquez pas.... nous comptons sur vous.... je tiens à avoir tout mon monde... mais ce sera entre nous, n’est-ce pas ? c’est plus agréable. »

Cet entre nous signifie que, ce jour-là, les intrus ne seront point admis à la participation de l’extrà, lequel est, en hiver, quelque poulet un peu moins phthisique que les volatiles du courant ; et, en été, quelque plat d’asperges en sixième primeur. Le tout, flanqué d’un dessert à pruneaux de Tours, et clos par un petit verre de cerises à l’eau-de-vie.

Quant aux autres légumes, tels que haricots verts, artichauts, petits-pois ; et, quant aux fruits de saison, tels que cerises, fraises, framboises, groseilles et raisins, leur apparition, quoique fort tardive, constitue la partie des surprises de la pension bourgeoise. On ne les annonce pas. C’est de la coquetterie culinaire. Aussi la première fraise y obtient-elle toujours un long succès d’étonnement ; et le melon y cause-t-il une sensation infiniment prolongée !

Au surplus, les extrà sont pour l’hôtesse, en définitive, une occasion de bénéfices. C’est de la fausse générosité. Quel est donc le pensionnaire assez cancre, assez déhonté, qui oserait, ce jour-là, refuser de payer sa part, sa moitié, son tiers ou son quart d’une bouteille de vieux mâcon, de vieux bourgogne, même de vieux tavel ? Ah ! fi donc !

Le tavel y jouit surtout d’une prodigieuse estime. Le thorins seul l’emporte ; mais on s’élève rarement jusqu’au thorins ; et, pour ce qui est du champagne, oh ! ma foi ! si quelque habitué lâche un jour le champagne, il y a saisissement, rumeur, brouhaha ! Le fait restera. Le fait se transmettra de génération en génération. Le fonds de commerce sera vendu, revendu, et revendu encore ; le personnel de la pension se sera recomposé cent fois, que le fait demeurera tradition, debout, impérissable, comme ces colonnes de granit qui survivent, isolées, à toutes les révolutions d’empires, à toutes les commotions du globe.

Ainsi donc, il est bien entendu que si M. Charles vous invite, ce ne sera jamais un jour de grand extrà ; ce sera le lendemain ou même le surlendemain, pour participer à la consommation des derniers débris, s’il en reste ; et il en reste. C’est-à-dire que vous êtes prié au convoi d’un poulet, d’un pâté, d’un lapin, d’une tourte. Que la pâte vous en soit légère !

Eh bien ! n’importe ! Acceptez. Que risquez-vous ? Dînez-y. Si vous êtes gourmet, rien ne vous empêchera, en sortant d’y dîner, d’aller encore dîner ailleurs.

Et puis, la partie mangeante y est fort curieuse à observer. Elle se compose de clercs inférieurs, de jeunes commis de magasin, de petits bureaucrates, et de mille autres, y compris de soi-disant artistes, et cette espèce de littérateurs illettrés, qui signent : un tel, homme de lettres ; et se contentent provisoirement du sourire approbateur de l’hôtesse, en attendant celui de la Gloire. En un mot, le béotien abonde. Cela produit une conversation, ou plutôt, un bavardage assez plaisant à entendre une fois en sa vie.

Vous pourrez même y trouver un farceur, lequel, si vous êtes nouveau-venu, tâchera, pour l’avantage de tous, de vous engager dans quelque bizarre pari, d’où résulte, à vos dépens, un café général ; et dans un second, en vue du petit verre.

Le sujet de gageure le plus habituel est celui-ci : « Monsieur, je parie le café, pour toute la société, que j’aurai bu cette bouteille de bière avant que vous n’ayez avalé un biscuit. » Et là-dessus, si le défi est accepté : - « Agathe ! allez chercher un biscuit pour ces messieurs. – Mais, madame, il n’y en a plus. – Il y en a chez le pâtissier, j’imagine ! Allez chez le pâtissier. Un gros biscuit, entendez-vous ? »

Et en effet, votre adversaire a englouti déjà tout le contenu de la bouteille ; il est sur le point d’engloutir la bouteille elle-même, que vous êtes encore à allonger le cou, à écarquiller les yeux, à étouffer, à faire d’incroyables efforts, pour avaler la queue de ce maudit biscuit. Vous perdez, mais trop heureux d’être encore vivant !

Enfin, pour dernier agrément, on vous sert un cure-dent à la fin du dîner ; car le cure-dent naît à la pension bourgeoise, pour ne finir qu’où commencent les bonnes manières, c’est-à-dire, aux bonnes tables de bonnes maisons. En deçà, le cure-dent est une affaire de ton, d’orgueil, d’utilité souvent. Il est certaines gens qui tiennent à promener leur cure-dent dans tous les lieux publics, de six heures du soir jusqu’à l’heure du coucher. C’est un témoignage visible qu’ils ont dîné. C’est une décoration, une récréation, une société économique. Un cure-dent leur tiendra lieu de café, de spectacle, de courtisane, de tout.

Mais à ce qui précède ne se borne pas tout l’avantage de la pension bourgeoise. On vous y procure, de plus, l’émotion dramatique du jeu à longue date. Il est rare que l’hôtesse n’ait pas à vous proposer, au moment du dessert, par un : à propos, messieurs, etc. ; et moyennant dix sous, quinze sous, un franc, deux francs, un billet de loterie domestique, pouvant vous rapporter, sur le premier numéro de la première série du premier tirage du premier mois suivant, quelque boîte en carton doré, quelque jonc reverni, quelque montre en argent, quelque foulard anglais, quelque édition du Voltaire-Touquet ; ou même, à vous célibataire, quelque pièce d’indienne pour robe ; laquelle indienne est d’une finesse, ah !... touchez plutôt !... et d’un teint !... ah ! quel teint !... c’est une occasion magnifique ! et cela, assure l’hôtesse, d’un ton mélancolique, au profit d’un pauvre employé sans emploi, d’un pauvre père de famille qui s’est cassé le bras ; ou d’une pauvre femme en couche de son neuvième. Je ne vous conseille donc pas de rejeter la charitable proposition de l’hôtesse, pour peu que vous teniez à ne passer, nulle part, pour un anthropophage ; d’autant moins qu’il ne reste plus que trois billets à placer. Règle générale, il reste toujours trois billets. Prenez, prenez. Ce doivent être les bons, puisqu’il n’en reste que trois.

Si au contraire vous refusez, vous n’aurez pas tourné le dos, qu’elle dira de vous, à ses plus familiers : - « Je ne sais pas, en vérité, où M. Charles, qui est un charmant jeune homme, va pêcher toutes les connaissances qu’il nous amène ! voilà un mossieur qui m’a l’air bien ladre, n’est-ce pas ? Il est possible que je me trompe ; mais il y a des gens, réellement, qui n’ont pas plus de coeur que rien du tout ! Pourvu qu’ils mangent et qu’ils boivent, ces gens-là s’embarrassent peu de tout le reste. Ils vous verraient tirer la langue d’une aune, qu’ils ne vous tendraient seulement pas la main ! »

Et alors, soyez-en sûr, vous ne serez jamais admis, le dimanche et les fêtes, aux petites parties fines de la maison. Car, dans beaucoup de pensions bourgeoises, le dîner dominical est suivi en hiver, à l’usage des abonnés de prédilection, qui toutefois sont garçons encore, d’une petite réunion sans conséquence, et, comme ajoute l’hôtesse, à la bonne flanquette ; laquelle a lieu dans la pièce voisine de la salle à manger, près du poêle en faïence qui les chauffe toutes deux par égale portion.

Là, on joue au loto, d’abord des marrons, du cidre et des gâteaux feuilletés ; ensuite de quoi, on passe aux petits jeux innocents, à Collin-Maillard, par exemple, à la main chaude, au petit bonhomme, ou aux charades en action ; et on finit par le tir des gages, par les pénitences, le chevalier de triste figure, le portier du couvent, ou le pont de Cythère, qu’on exécute, au choix, avec l’hôtesse, sa jeune demoiselle de vingt-sept ans, une voisine, sa petite fille de quatre ans, ou enfin, si la société masculine est nombreuse ce jour-là, avec la grosse Agathe qu’on a fait venir tout exprès du fond de sa cuisine, où elle dormait en tricotant ; et qu’on admet aux bénéfices du cidre, des marrons et des embrassades, afin qu’il y ait, consciencieusement, assez de joues pour toutes les lèvres.

Parfois, trop souvent même, on condamne la demoiselle de l’hôtesse à chanter une romance ; et alors, elle en chante six, à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Ce qui fait que je lui préfèrerais la grosse Agathe, bien que celle-ci épande un parfum de casseroles, comme la Vénus de Virgile un parfum d’Empyrée. Mais Agathe, du moins, possède le plus agréable de tous les talents de société, le talent de ne point chanter de romances, et surtout de ne pas pincer de la guitare.

Or, ce que nous venons de dire de la pension bourgeoise, peut s’appliquer, en quelques points, à ce qu’on appelle plus spécialement la table d’hôte. La table d’hôte commence ordinairement à quarante sous ; et finit à quatre francs. Au-dessus de quatre francs c’est le dîner, c’est le souper. On dîne dans telle maison ; on soupe dans telle autre. Tout-à-l’heure nous verrons pourquoi.

On conçoit, d’ailleurs, que toutes les dénominations ci-dessus dépendent beaucoup plus encore de la vanité du donneur à manger, que du prix de sa table ; mais, forcés que nous sommes de nous renfermer dans les généralités, nous ne pouvons tenir compte de quelques infractions à la règle. Revenons.

Si la table d’hôte proprement dite est supérieure à la pension bourgeoise, sous le rapport gastronomique, il faut convenir qu’on y dîne, en revanche, beaucoup plus tristement. La table d’hôte a peu d’habitués à long terme, et conséquemment peu de convives qui se connaissent, qui se possèdent, qui soient liés assez pour se moquer les uns des autres. Or, quel plaisir social peut-il y avoir, je vous le demande, là où l’on ne se moque point les uns des autres ?

Les meilleures tables, en ce genre, sont celles des grands hôtels. C’est là qu’au coup de cloche viennent converger des appétits de tous les coins de l’univers. Mais là, conséquemment, point de conversations générales, point de saillies, point d’extravagances, point de bêtises pouffantes. On y est bête, mais en dedans, mais pour soi. C’est de l’égoïsme. Quand on n’est bête que pour soi, c’est absolument comme si on ne l’était pas ; et, vraiment, ce n’est point la peine de l’être. Il vaut autant, alors, être un homme d’esprit !

Le convive de la table d’hôte est ceci à peu près. C’est un homme qui arrive à l’heure dite ; tant pis si la pendule retarde ! qui accroche son feutre à la patère ; se place à table de manière à assurer l’indépendance de ses tibias ; passe la main dans ses cheveux pour en redresser la structure ; salue en général ; reçoit de l’hôte ou de l’hôtesse un salut ou sourire de 3 fr. 50 c. ; déploie sa serviette et se la fixe au-dessous du menton ; puis mange, boit, marmotte vingt paroles ; se récure le bout des doigts, si l’usage des lavabos a pénétré jusque-là ; et enfin se lève, se secoue des miettes de pain qui peuvent saupoudrer ses habits ; enlève le duvet que la serviette y a pu laisser, au moyen d’un peu de salive dont il se mouille le creux de la main ; reprend son chapeau, lui donne le coup d’avant-bras ; salue, sort, et va digérer ailleurs.

Que si, par impossible, c’est lui qui s’est trouvé en retard, et non point la pendule, il en a pour un grand quart d’heure à entendre les obséquieux reproches de l’hôtesse. – « Oh ! mon dieu !... il n’y a plus rien... on ne sait que vous donner... François, demandez donc au chef s’il n’a pas quelque chose. »

François va faire un tour à la rue, revient et dit que le chef n’est plus là.

« Effectivement, » reprend l’hôtesse, « je me souviens qu’il m’a demandé la permission de partir de fort bonne heure, parce que sa femme est en couche. Mon dieu ! comme ça se trouve mal !... comme c’est désagréable !... c’est comme un fait exprès... Il faut précisément qu’il n’y ait plus rien aujourd’hui !... Ma foi ! je ne puis vous offrir que ce qui reste. Ce sera un peu froid ; et c’est vraiment dommage ! Tous ces messieurs ont trouvé le dîner excellent... mais vous sentez que quand les choses ne sont plus chaudes... Allons, allons, cela vous apprendra, monsieur, à être exact une autre fois. »

La table d’hôte, comme nous l’avons dit, prend ensuite le nom de dîner, ou celui de souper. Le prix est de quatre ou cinq francs, même plus, même moins, même néant. Effectivement, il est des tables, et ce sont les meilleures, où l’on mange gratis. Il suffit d’être présenté. On veut bien vous rendre en comestibles une partie de l’or que l’on va vous voler.

Car c’est seulement dans les maisons de jeu, patentes ou non patentes, que se donnent les dîners, les soupers, et quelquefois les bals, et quels bals ! Le dîner, le souper, l’entrechat n’est plus là qu’un prétexte. Le vrai but, c’est le jeu, l’écarté, le vingt-et-un, la roulette, le vol.

Dieu me garde de vous esquisser le personnel des plus importants de ces coupe-gorges légaux ! Ce serait de la personnalité. Vous y retrouveriez, avec trop de chagrin, une foule de ces renommées littéraires, artistes, scientifiques, militaires, industrielles, tribunitiennes, gouvernementales, dont la France est si fière. Gardez vos illusions, lecteur. L’illusion, c’est la virginité de l’homme. Quand on la perd, c’est pour toujours ; et vraiment, vous avez bien le temps d’en être défloré sans remède, quand viendra le grand jour du jugement dernier.

Je n’essaierai point non plus de vous peindre le personnel des petits Frascatis, licites ou illicites. Il y aurait témérité à le faire après le tableau si complet, qu’un de nos collaborateurs vous a déjà donné des maisons de jeu de Paris. Je n’aime point à mal refaire ce qui a été bien fait.

Je m’en tiendrai aux seuls traits qui vont suivre.

Les tables d’hôte, ou mieux dit les dîners de bas lieux, sont servis avec une prodigalité si misérable, un luxe si mesquin, une opulence si pauvre, qu’on les regarde, avec raison, comme les dessertes des grandes tables bourgeoises, et des grands dîners diplomatiques, et des grands festins ministériels. Ce qui n’a pas été mangé ici, vient se faire dévorer là.

Le même mélange de luxe et de misère s’y fait remarquer en la personne des convives. Les habits y sont fins, mais râpés jusqu’à la corde ; on y porte beaucoup de brillants, mais ces brillants ne sont que verre et chrysocolle ; et je ne voudrais pas jurer que l’or même, ou plutôt que l’argent, qui se joue là sur un tapis graisseux, ne fût aussi fausse monnaie.

Ces tables d’hôte sont, d’ailleurs, le rendez-vous de tout ce que Paris renferme de vieux mauvais sujets, d’étourdis ruinés, de filous de bon ton, de hâbleurs, de grugeurs, de Phrynés à vendre, de Faublas à acheter. C’est une bande fort équivoque.

Vous y trouverez nécessairement un logogriphe vivant, orné de deux moustaches grisonnantes, et d’un large ruban rouge. On ignore son nom, son état, sa demeure. Tout ce qu’on sait de lui, c’est qu’il se nomme commandant. Il répond au nom de commandant.

Défiez-vous du commandant !

Et pour pendant, de toute nécessité aussi, une grande et sèche femme, s’étiquetant baronne de Saint-Elme, ou bien de Saint-Amour, ou bien de saint n’importe quoi ; ayant un chapeau de rencontre, un fichu de hasard, des gants sales qu’elle ne quitte jamais, même pour se mettre à table ; et une robe de mousseline blanche, au plus froid de l’hiver. Elle trahit quarante ans, mais n’en avoue que trente. Elle parle sans cesse de ses ex-chevaux, de son ex-mari, de ses ex-valets ; le tout, avec un ton traînant et un heurtement de consonnances qui étonneraient, si madame de Saint-Elme n’attribuait ces légères incorrections de style à son trop de séjour dans les cours étrangères.

Du reste, madame la baronne s’asseoit, sans grandes façons, sur les genoux du premier venu ; elle boit sans beaucoup de répugnance, dans le verre de son voisin, le vin d’extra qu’il a pu se faire servir pour lui ; et elle vous embrassera volontiers, cher petit, pour un verre de rhum.

Il paraît que cela se pratique ainsi dans les cours étrangères.

Défiez-vous de la baronne.

Mais c’est assez, car le reste fait dégoût à voir. Et, pour résumer en deux mots la morale de cette longue esquisse : Défiez-vous aussi, gourmands ; défiez-vous, gais convives, de la table d’hôte de Paris, qu’elle soit gargote, cuisine bourgeoise, pension bourgeoise, table d’hôte, ou dîner, ou souper. Je ne connais, pour qui veut dîner bien, dîner joyeusement, dîner honnêtement, qu’une seule chose au monde, qui soit pire que de dîner à table d’hôte :

C’est de ne pas dîner du tout.

L. D. DERVILLE


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