FRIÈS, Charles (18..-18..) : Le Souffleur (1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (27.X.2018)
Texte relu par A. Guézou
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 

LE SOUFFLEUR.

PAR


CHARLES FRIÈS

~ * ~

S’IL est au monde une profession modeste, ignorée, et qui ne satisfasse point l’amour-propre, c’est celle de souffleur dans un théâtre. Aussi ne compte-t-on guère de souffleurs par vocation : l’idée de s’ensevelir vivants dans un trou affriande fort peu de gens. C’est un état que l’on embrasse après avoir tâté de vingt autres, et en désespoir de cause. Assez souvent le souffleur est un comparse à qui l’on a reconnu de l’intelligence, ou un comédien invalide, pauvre diable qui use son reste de souffle à souffler ce qu’il ne pourrait plus crier. Parfois c’est un acteur incompris, qui a passé les belles années de sa jeunesse à se faire siffler de côté et d’autre, et s’est estimé tout heureux de trouver, sous le capuchon de bois de sapin, un asile où il pût reposer sa tête battue par l’orage, et tourner pour toujours le dos à ce public stupide qui a méconnu son talent.

Le souffleur est donc plutôt vieux que jeune. Sa mise, éminemment classique et râpée, est celle d’un commis en librairie ou d’un employé au Mont-de-Piété, et contraste d’une manière frappante avec la toilette excentrique de l’artiste dramatique. La redingote de castorine, le pantalon de nankin à petit pont, le chapeau bolivar, sont encore de mode pour lui. Au théâtre, une calotte grecque ou un bonnet de soie noire protége son chef dégarni de cheveux. De grosses besicles en argent, signe distinctif de ses fonctions, surmontent son nez, qui est fourni de tabac aux dépens de la troupe entière. Les petits cadeaux entretiennent l’amitié, dit-on ; et les comédiens ne sauraient refuser le libre accès de leurs tabatières à celui qui leur vient si souvent en aide, et les empêche de patauger. C’est un prêté-rendu. D’ailleurs, il est doux, serviable, et restant en dehors des rivalités, des petites haines qui divisent en tout temps les trop chatouilleux disciples de Thalie, il jouit de cette paix de l’âme, de cette égalité d’humeur, fruits précieux d’une heureuse médiocrité.

Quelque grande que soit la dose de sensibilité départie par le ciel au souffleur, une fois tapi dans sa cahute, il devient inaccessible à toute émotion. Paroles d’amour ou de haine, lazzis, cris de désespoir, coups de poignard, pluies de feu, éclats de la foudre, applaudissements, sifflets, jambes des actrices, il voit tout, entend tout avec la même impassibilité ; Orphée lui-même ressuscitant avec sa lyre le trouverait insensible. Eh ! que deviendraient les acteurs, bon Dieu ! si le souffleur ne conservait pas sur lui un empire absolu, s’il se permettait la moindre distraction ! Sans lui, que de tirades manqueraient leur effet ! Que de tartines seraient impitoyablement chûtées ! Et quelle vertu, quel courage surhumain il faut avoir pour ne pas tomber de sommeil en entendant rabâcher à satiété les ouvrages soporifiques de certains auteurs !

Dans les troupes nomades, et dans les théâtres de la banlieue de Paris, théâtres qui méritèrent jadis le nom de galères Séveste ; le souffleur cumule plusieurs emplois : il est à la fois souffleur, costumier, régisseur, machiniste, lampiste, garçon d’accessoires. Il pousse même la condescendance jusqu’à balayer la scène. Tout ceci ne serait rien s’il n’avait encore à faire la besogne des acteurs, qui sont trop surchargés de travail pour avoir le temps d’apprendre leurs rôles, et les jouent tout bonnement au souffleur, c’est-à-dire sans en savoir quelquefois le premier mot. Aussi le plus difficile des douze travaux d’Hercule n’est-il rien en comparaison de ce que notre homme a à faire pour que les pièces arrivent sans encombre au dénoûment.

Il est rare que le souffleur soit garçon. Six heures par jour de solitude dans un trou lui ont assez démontré que l’homme est né pour vivre en société. Il s’est donc marié ; mais son humble condition ne lui a pas permis d’aspirer à la main d’une bien riche héritière, et c’est dans la classe industrieuse des ouvreuses de loges ou des habilleuses qu’il s’est choisi une compagne. Quelquefois il tente les chances du commerce, et tient, conjointement avec son épouse, un petit assortiment de blanc, de bleu, de rouge, de pattes de lièvre, de pompons, et autres objets et ingrédients à l’usage des artistes.

Si le ciel bénit l’union du souffleur, et lui accorde des enfants, la troupe les adopte et les regarde comme siens. Les coulisses deviennent leur berceau, leur patrie : ils y grouillent sans cesse ; ils y grandissent cajolés, choyés, bourrés de bonbons par tout le monde, et finissent presque toujours par se lancer de bonne heure dans la carrière dramatique, au grand désespoir de leur père, qui sait par expérience toutes les couleuvres qu’il y a à avaler dans ce malheureux métier d’acteur, et eût voulu faire de ses enfants d’honnêtes artisans.

Lorsqu’on monte une pièce nouvelle, et que les rôles commencent à être sus, le souffleur ne manque plus une seule répétition. On le voit alors, le manuscrit à la main, suivre attentivement toutes les scènes, depuis la première jusqu’à la dernière. Il s’accoutume ainsi aux temps que prennent les acteurs à leur manière de dire. Ceux-ci, de leur côté, se font si bien à ses habitudes, s’identifient tellement avec lui, que Talma lui-même était troublé dans son jeu lorsque le bruit de la page retournée par le souffleur arrivait à ses oreilles un peu plus tôt ou un peu plus tard que de coutume.

Le jour de la première représentation venu, le souffleur fait un peu de toilette : il met son habit le moins râpé, son gilet le plus frais, sa cravate blanche la plus irréprochable, et arrive au théâtre in fiocchi, tenant à la main le manuscrit orné de faveurs vertes. Puis, il va prendre les dernières instructions de chacun des artistes sur les mots à envoyer, les passages à soutenir, dit quelques paroles au directeur, se promène un instant bras dessus bras dessous avec l’auteur, et disparaît sous la scène.

Si la pièce marche bien, il remontera à chaque entr’acte, afin de prendre sa part des félicitations, compliments et poignées de mains que l’auteur ne saurait alors manquer de distribuer avec une largesse non pareille. Si la pièce tombe, il se gardera bien de reparaître dans les coulisses, et se tiendra coi dans son trou, comme le limaçon dans sa coquille. Il sait à quoi il s’exposerait en agissant autrement : l’auteur ne lui offrirait plus qu’une laide grimace, et les acteurs auraient tous à lui reprocher quelque chose, celui-ci, de l’avoir laissé en plan ; celui-là, de l’avoir soufflé quand il n’en avait pas besoin ; un autre, de l’avoir mené trop vite, etc., etc.

Une faculté bien précieuse chez un souffleur, c’est la mémoire. Un souffleur sans mémoire est quelque chose de manqué, d’incomplet, comme une campagne sans eau ou une belle fille sans dents. Je n’en veux pour preuve que le trait suivant.

C’était dans un théâtre d’une petite ville de province. On venait de lever le rideau. Un acteur aujourd’hui bien connu du public parisien, et qui avait ce jour-là mieux dîné que de coutume, s’avance d’un air pensif au milieu de la scène et commence en ces termes :

Lorsque je vins dans Rome…

Ne se rappelant plus la fin de la phrase, il s’arrête, et lance un coup d’œil expressif au souffleur afin de réclamer son assistance ; mais celui-ci ne disant mot, il ne trouve rien de mieux à faire que de recommencer sur un autre ton, et après s’être recueilli un moment :

Lorsque je vins dans Rome…

Ici, même silence forcé ; et rien ne part du trou, si ce n’est le bruit de feuillets tournés et retournés précipitamment.

« Soufflez, soufflez donc ! » fait l’artiste à voix basse, et gagnant d’un pas vers la rampe, il reprend pour la troisième fois, et plus haut que les deux précédents :

Lorsque je vins dans Rome…

Mais il est encore obligé de s’arrêter. Pour le coup, furieux, exaspéré de voir le tacet du souffleur se prolonger indéfiniment :

« Eh bien ! monsieur, lui crie-t-il, voyons, que faisais-je dans Rome ?

- Ma foi ! je n’en sais rien, répond naïvement l’interpellé en avançant la tête hors de son trou : on a déchiré la page qui pouvait me l’apprendre. »

A ces mots, un rire vraiment homérique s’empara de toute la salle, et peu s’en fallut qu’on ne jetât des couronnes aux deux auteurs de ce plaisant hors d’œuvre.

CHARLES FRIÈS.

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