MAINZER, Joseph (1801-1851) :  La Marchande de poisson (1842).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.IV.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
La Marchande de poisson
par
Joseph Mainzer

~ * ~

DANS notre insatiable désir de voir et de connaître, nous allons quelquefois bien loin à la recherche des peuplades échappées à l’œil indiscret de la génération qui nous a précédés. Avons-nous fait la découverte de quelque tribu de montagnards ou de pêcheurs, nous nous empressons, après une étude minutieuse, d’en raconter l’histoire, d’en décrire le costume et les usages. Les mœurs et le vêtement d’un insulaire excitent notre enthousiasme ; nous éprouvons une vive satisfaction à mesurer la distance que la civilisation et l’Atlantique ont mise entre nous et l’objet de notre curiosité. Et cependant échappent chaque jour à notre attention des classes populaires, vivant sous nos yeux, habitant notre sol, notre cité, qui n’ont ni nos mœurs, ni nos habitudes, parlent, pour ainsi dire, une langue différente de la nôtre, et forment depuis des siècles une caste à part, un État dans l’État. Une des plus nombreuses de ces classes, et des plus dignes d’être étudiées, est sans contredit celle qui se consacre à la vente des poissons, des moules et des huîtres.

Ce n’est pas que la halle, séjour ordinaire de cette classe intéressante, n’ait eu de tout temps ses observateurs et ses historiens ; plus d’un écrivain spirituel y a puisé ses inspirations. En 1552, Berthod disait, dans une inscription en vers burlesques :

                Or sus voicy la halle illustre ;
                Elle est aujourd’huy dans son lustre ;
                Voilà quantité de poisson :
                Nous rirons de bonne façon
                Si tu veux prendre patience,
                Car c’est icy le lieu de France
                Où se disent les meilleurs mots :
                On fait les contes les plus sots,
                Surtout parmy ces poissonnières,
                Qui ne sont jamais les dernières
                A dire le mot en passant,
                Quand elles attrapent marchand
                Qui leur fait un tant soit peu teste ;
                Alors elles font belle feste ;
                Elles lui donnent son paquet
                En disant quelque sobriquet, etc.

C’est en se faisant acteur lui-même sur ce théâtre d’un genre tout particulier, que Vadé, le poëte poissard par excellence, s’est acquis une célébrité qui dure encore. Aujourd’hui même tout le monde vous dira qu’il y a, dans les mille petites scènes qui se passent à la halle, et dans les mœurs de la population qui l’habite, matière à de curieuses observations ; mais il ne vient à personne l’idée d’en faire une étude consciencieuse et grave. Lorsqu’on voit cependant, grâce au mouvement d’ascension qui s’opère, toutes les classes se rapprocher et se confondre, les différences s’effacer, et tout passer sous un niveau commun, ce devrait être quelque chose de rencontrer une classe qui vit à part, sous l’influence des mêmes idées, avec ses mœurs, son organisation et ses lois, sans rien emprunter, sans rien sacrifier à ce qui l’entoure.

Vue à vol d’oiseau, la halle offre déjà un spectacle piquant dont vous chercheriez en vain l’équivalent à Paris. Ce flux et ce reflux d’hommes et de femmes qui se pressent et se coudoient, ces cris qui viennent se confondre dans votre oreille, ces gestes animés, tout ce mouvement, toute cette variété, tout ce bruit tranche sur la monotonie de la vie parisienne.

L’histoire de la halle remonte bien haut ; il faut la démêler dans l’obscurité des premiers siècles. Placée au centre du vieux Paris, elle devait être naturellement un point de réunion pour les transactions commerciales ; aussi fut-elle d’abord sans distinction le théâtre de toutes les industries en plein air. Peu à peu et par degrés, une branche de commerce l’emporta sur toutes les autres, et, sous la Ligue, nous trouvons la halle presque exclusivement réservée à la vente des provisions de bouche. Le règne d’Henri IV, succédant aux fureurs de la Ligue et aux agitations de la guerre civile, donna une grande impulsion au commerce : en peu d’années, la population de Paris s’accrut dans une progression remarquable, et la halle acquit tous les jours plus d’importance. Mais nulle loi ne réglait encore les rapports commerciaux : la confusion était au comble ; l’arrivée de la marée devenait tous les jours la cause d’un nouveau désordre. On sentit le besoin de régulariser ce mouvement : on établit des corporations et des priviléges. Aux dames de la halle fut donnée la faculté exclusive de vendre au consommateur, et il fut décidé que la marée leur serait vendue aux enchères. Deux commissaires furent nommés pour présider à l’opération, et, après eux, deux facteurs et deux factrices pour la mise à prix ; enfin cinq femmes les secondaient, chargées d’enregistrer les ventes, et d’en percevoir le produit : celles-ci reçurent le nom de donneuses de perroquets. Dès trois heures du matin, pendant l’été, à sept pendant l’hiver, trois bureaux étaient dressés dans la halle ; la marée y était distribuée avec les mêmes formalités qu’à une vente aux enchères. La mise à prix, proclamée par le facteur, était ordinairement suivie d’un moment de silence, qui n’avait d’autre but que de la faire descendre. A voir cet accord unanime, vous auriez juré que, dans toutes ces marchandes, il n’y avait qu’une seule volonté, et que, fermes dans cette première décision, elles finiraient par traiter à un prix inférieur, et fixé d’avance par elles-mêmes. Le facteur baissait, en effet, son estimation ; mais, à peine une timide enchère s’était-elle fait entendre, que cent surenchères arrivaient dans une succession rapide ; l’émulation était éveillée ; on se piquait au jeu ; l’intérêt personnel l’emportait sur l’intérêt commun, et le facteur, favorisant cette heureuse disposition de toute la force de ses poumons, ne tardait pas à proclamer, d’une voix triomphante, un prix infiniment supérieur à l’estimation qui d’abord avait été repoussée. Lorsque enfin tous les désirs se taisaient devant une offre trop hardie pour être dépassée, la marchande à qui demeurait la victoire jetait aussitôt sa médaille sur le lot qu’elle avait conquis, et un nouveau lot était sur-le-champ mis en adjudication. Cette coutume est venue jusqu’à nous sans modification : c’est ce qu’on appelle la criée du point du jour.

Réunies en corporation, les dames de la halle acquirent une très-grande importance ; la cour même ne dédaigna pas de les admettre, et il se fit constamment entre ces deux puissances un gracieux échange de politesse et d’amitié. A la naissance du dauphin, les dames de la halle s’empressaient d’aller complimenter la reine ; il n’y avait point d’avénement au trône, point de couronnement, point de mariage princier, qui ne fût l’occasion d’une députation et d’un compliment. On les a vues même, à la mort des rois, prendre le deuil de cour, et substituer les parures de jais aux bijoux de fantaisie. Mais, hélas ! il faut bien l’avouer, quelques âmes intéressées (il s’en trouve partout, même à la halle) ont fait de cette prérogative une véritable spéculation ; il ne vous est plus permis d’avoir un héritier, d’obtenir un succès au théâtre, ni même de recevoir la croix d’honneur, sans ouvrir votre porte à une députation de ces dames, dont certainement les félicitations ne sont pas dictées par le seul amour que vous leur inspirez.

Henri IV, le roi populaire, avait encore resserré, par l’octroi de nouvelles faveurs, le lien qui unissait la cour à la halle : aussi chaque année, au jour de Saint-Henri, les forts et les poissardes ne manquaient-ils pas de se réunir, en grand costume et parés de bouquets, sur le terre-plein du Pont-Neuf ; et là ils improvisaient un bal en l’honneur du vert galant et du diable à quatre.

Cette alliance des rois de France avec la halle nous rappelle celle du doge avec l’Adriatique : la fiancée a failli au doge ; le doge a failli à sa fiancée. Le superbe Bucentaure, témoin discret de tant de serments félons, cache sa splendeur passée sous les voûtes de l’Arsenal, et n’ose plus regarder en face la fiancée délaissée, dans la crainte sans doute que sa pudeur ne s’alarme, que son orgueil ne se réveille, et qu’elle ne punisse dans l’esclavage l’infidélité du maître. Mais la halle continue d’être ce qu’elle a toujours été : elle porte la tête haute, maintenant avec tenacité ses glorieuses prérogatives, qu’elle a su faire respecter et passer intactes à travers toutes nos révolutions.

Peut-être les dames de la halle doivent-elles à ce contact royal la fierté qui les distingue de toutes les classes de marchands, et l’originalité qui les caractérise. Regardez-les assises entre leurs barils de morues et de sardines, comme des reines qui planent du haut de leur trône sur les pages et les courtisans en livrée, et vous comprendrez qu’il ne s’agit pas d’une caste commune entre les mortels. Tout en parant le maquereau, la raie et la limande ; tout en pesant l’anguille de mer et le hareng frais, elles sont incessamment préoccupées de la noblesse de leur race. Dans l’orgueil de leurs prétentions, elles se disent les premières et vraies françaises, comme les Transtévérins de Rome se croient les vrais descendants des anciens Romains. Partout ailleurs le marchand est humble et poli devant l’acheteur : à la halle, c’est l’acheteur qui tremble, tandis que la marchande trône et commande. Toutefois, cette humilité de l’acheteur est encore justifiée par une autre cause que celle dont je viens de parler, et c’est ici le cas de mentionner un singulier privilége, un privilége unique dans l’histoire, lequel a de si profondes racines, que nous ne doutons pas qu’il résiste éternellement à tous les efforts du temps et des révolutions ; nous croyons même que les commotions sociales les plus violentes ne feraient que le retremper, et qu’il acquerrait force et accroissement là où viendrait s’engloutir toute autre institution humaine. Ce privilége consiste dans l’emploi d’un vocabulaire dont les termes énergiques froisseraient les oreilles les moins délicates, et feraient monter la rougeur aux fronts les moins chastes. Soyez assez malavisé pour laisser échapper un geste, un regard de dédain à l’endroit de cette tanche ou de ce brochet qu’on vous déclare admirable de fraîcheur et de finesse, et soudain pleuvra sur vous un déluge de phrases, dont je me garderai bien de vous donner un échantillon, auxquelles vous empêchera de répondre la volubilité qu’on met à les prononcer, et qui vous escorteront d’échoppe en échoppe jusqu’au moment où, confus et vous faisant le plus petit possible, vous aurez disparu de la halle au milieu d’un hourra général.

La poissarde, il faut en convenir, est peu recherchée dans ses manières : elle a toujours l’injure à la bouche, et son nom est devenu même le synonyme de la grossièreté ; mais il y a du vieux sang populaire dans ses veines, son cœur est ouvert  à toutes les nobles impressions du désintéressement et de la pitié, et, au fond de son âme, vit ce sentiment de dignité humaine qui fut toujours la sauvegarde des nations et des individus. A voir d’abord, avec ce costume qui n’est qu’à elle, les proportions effrayantes de sa taille, le développement presque monstrueux de sa personne, on est tenté de rire ; mais on trouve bientôt en elle quelque chose de viril et de fort qui étonne et qui commande l’attention. Nous avons observé qu’un grand nombre d’entre elles ont, à un certain âge, les lèvres couronnées d’une moustache assez prononcée.

La halle, autrefois garnie d’autant de gibets qu’elle compte aujourd’hui de réverbères, s’est transformée souvent en champ de bataille, aux jours d’émeutes et de révolutions. Mais que la voix de l’émeute se taise, étouffée sous des monceaux de cadavres, ou que la révolution grandisse, s’enfle, et, comme un fleuve immense, descende de la halle sur toute l’Europe, balayant les trônes et les dynasties, les poissardes, à cheval la veille sur des canons, après avoir fait de la charpie, distribué des bouillons, soigné les blessés, enterré les morts, se retrouvent le lendemain, la bouche encore noircie par la poudre, assises au milieu de leurs tonneaux, calmes et impassibles, sous le noir donjon de leurs ancêtres, sans craindre ni coup de main ni prétendant, entourées qu’elles sont de l’inviolabilité populaire.

Sous le rapport de la versatilité politique, la halle, il faut bien le dire, n’est pas tout à fait à l’abri du reproche. Que le sentiment de son importance lui ait fait une loi de jouer un rôle dans tous les grands événements, rien de plus simple ; mais qu’elle ait tour à tour adoré et brisé les mêmes idoles, voilà ce qu’on a peine à comprendre ; à moins qu’on ne l’explique par une lutte continuelle de l’esprit et du cœur : de l’esprit, qui la porte à s’associer vaniteusement au triomphe du pouvoir qui la traite d’égal à égal ; du cœur, qui la fait sympathiser avec le peuple dont la cause est aussi la sienne. C’est ainsi qu’on a vu successivement les dames de la halle aux Tuileries avec des bouquets, et sur la route de Versailles, entourant la voiture de Louis XVI, adorant le soleil de l’Empire, et haranguant les souverains alliés à leur entrée dans Paris. Mais nous les avons vues aussi conserver dix années dans leur enceinte, et couvrir pieusement de couronnes et de fleurs chaque jour renouvelées, le simple monument des nobles victimes de Juillet ; mais nous les avons entendues plus d’une fois raconter avec un enthousiasme vraiment poétique leurs souvenirs des trois journées populaires, et nous sommes convaincus que chez elles, malgré quelques circonstances qui sembleraient prouver le contraire, le cœur est encore plus fort que la vanité.

Pour connaître parfaitement la dame de la halle, il ne suffit pas de l’observer dans sa vie extérieure, il faut encore avoir accès chez elle et la suivre dans les détails intérieurs de son ménage ; de même que, pour bien juger son caractère, on ne doit pas s’arrêter seulement à l’écorce : c’est en cherchant au fond de son cœur qu’on découvrira les bons sentiments qui l’animent. Ici, je suis heureux de n’être pas réduit à faire une de ces descriptions qui frappent quelquefois de sécheresse et d’aridité les sujets les plus intéressants : j’offrirai aux lecteurs le simple récit de deux faits qui me semblent de nature à remplir complétement le but que je me propose, en même temps qu’ils présentent mes héroïnes sous un jour plus favorable que cette rudesse de manières et de langage dont, historien fidèle, je n’ai pas dû me permettre d’adoucir le tableau.

Madame D..., après avoir figuré dans le monde d’une manière assez brillante, s’était vue, par un revers de fortune, jeter tout à coup au bas de l’échelle dont elle avait occupé le faîte. Par un reste d’amour-propre bien excusable, madame D... avait voulu conserver dans sa mise un souvenir de son ancienne splendeur ; pour cela, il lui avait suffi de sauver du naufrage quelques débris de ses riches toilettes, et d’apporter à leur entretien le soin le plus minutieux. Mais il n’en pouvait être de même du train intérieur de sa maison : confinée dans un réduit plus que modeste, elle était bien obligée d’aller elle-même acheter son ordinaire, et Dieu sait quel mince ordinaire ! La pauvre dame se rendit donc une première fois au marché Saint-Honoré, et, d’une voix timide, demanda du beurre pour deux sous. La marchande à laquelle elle s’était adressée leva aussitôt la tête, et, apercevant le chapeau de sa nouvelle pratique, partit d’un éclat de rire ; puis, se tournant vers une autre marchande sa voisine, elle lui dit du ton le plus goguenard qu’elle put prendre :

« Dis donc, Marie, te dérangeras-tu pour servir deux sous de beurre à madame ? »

Autre éclat de rire de la voisine, lequel se communiqua rapidement tout le long de la file. Madame D… était toute déconcertée.

« Mon Dieu ! dit-elle avec douceur, si je vous demande pour si peu, c’est que je n’ai que cela dans ma bourse. »

Ce peu de mots et une larme que la malheureuse dame ne put retenir arrêtèrent soudain l’accès de gaieté de la marchande ; elle se leva précipitamment, sépara de sa meilleure motte un morceau de beurre deux fois plus gros qu’elle ne l’eût fait pour tout autre, et lui dit avec émotion :

« Vous n’êtes donc pas heureuse, madame ? excusez-moi ; c’était seulement histoire de plaisanter ; je suis bien aise que vous m’ayez donné la préférence, et je vous demande en grâce de me continuer votre pratique. »

L’autre fait n’est pas moins caractéristique, et pourra donner en outre une idée de la richesse de ces femmes, qu’au premier abord on croirait tout à fait étrangères à l’amour du luxe et du confortable.

Madame S… venait de marchander un poisson. Le prix qu’elle en offrait n’étant pas d’accord avec celui de la marchande, celle-ci, furieuse, lui jeta le poisson à la figure, appelant à son aide les expressions les plus injurieuses du vocabulaire poissard. Mais aussitôt retentit autour d’elle un cri général d’indignation : ses voisines s’étaient aperçues que madame S… était enceinte, et il n’est pas de position qui, plus que celle-là, soit entourée à la halle d’égards et de respect. La marchande, assaillie par ses propres compagnes, accablée de coups et d’injures, ne savait plus où donner de la tête, lorsqu’elle s’aperçut enfin de la circonstance qui avait rendu sa faute si grave. Alors, changeant de ton, elle s’empressa d’elle-même de demander pardon à madame S… Non contente d’avoir fait des excuses publiques, elle se rendit chez l’offensée, et la supplia d’accepter chez elle un dîner de réparation, avec tant d’instance, que madame S… accepta, dans la crainte de paraître persister dans un ressentiment déplacé.

Madame S… pensait faire un acte de condescendance, et ne s’attendait certainement pas à la réception qu’on lui préparait. Introduite d’abord dans la chambre à coucher, elle fut frappée de l’air d’aisance qui y régnait. Elle considérait curieusement et les bergères en bois d’acajou sculpté, et les riches dorures des cadres, et le magnifique cabaret de porcelaine qui décorait la commode, et la couchette garnie de tant de matelas, de lits de plume et d’édredons, qu’une échelle semblait indispensable pour y atteindre. Elle se demandait comment la même personne qui possédait ce lit si moelleux, ces siéges si douillets, pouvait avoir le courage de se lever avant le jour pour aller s’asseoir sur une chaise durement empaillée, lorsque la marchande vint à elle, suivie de quelques-unes de ses amies en habit de gala. Elles étaient tout or et bijoux : de longs pendants scintillaient à leurs oreilles ; des chaînes à trois ou quatre rangs entouraient leur cou, et retombaient sur leur poitrine ; de superbes épingles attachaient leur fichu, et la riche dentelle de chacun de leurs amples bonnets aurait suffi pour décorer deux ou trois robes de bal. La dame de la halle ne connaît pas cette délicatesse ni ces raffinements de la vanité qui consistent à se cacher pour mieux paraître, et à couvrir sa fortune d’un voile transparent de simplicité. Elle ne se contente pas d’être riche, elle veut encore que cela soit écrit dans ses actions et sur les objets qu’elle possède. Au spectacle, où elle va souvent, n’ayez peur qu’elle prenne une place inférieure ; lorsqu’elle marie sa fille, elle se signale par le chiffre de la dot. Demandez à un bijoutier ce qu’il compte faire d’un riche bijou dont le placement vous semble difficile, il vous répondra : « Je n’en suis pas embarrassé ; les dames de la halle se le disputeront. »

Quant vint l’heure du dîner, madame S… fut bien autrement surprise. Elle aurait pu désirer dans l’ordre du service une régularité de meilleur ton, mais non plus de délicatesse dans le choix des mets dont il y avait abondance. Ajoutez à cela une profusion de solide argenterie, de la porcelaine d’une admirable transparence, du linge damassé de premier choix, et vous comprendrez que madame S… aurait pu se croire assise à une table royale, si la franchise un peu excentrique des gestes et des paroles dont les convives s’évertuaient à embellir la fête n’était venue à chaque instant lui rappeler l’origine de son hôte.

Si nous voulons étudier la marchande de poisson sous le point de vue musical il faut que nous sortions avec elle de la halle, son royaume, et que nous la suivions dans les rues de Paris.

            Puis après orrez retentir
            De cels qui les frès harencs crient,
            Or au vivet li autres dient.
            Sor et blanc harenc frès poudré,
            Harenc nostre vendre voudré,
            Menuise vive orrez crier,
            Et puis alètes de la mer.

                (GUILLAUME DE LA VILLENEUVE.)

J’ai trouvé dans la composition de Jannequin ce cri, qui était en usage sous François Ier : Hareng de la nuit ! hareng de la nuit !

La Marchande de poisson (1842)

Les chars de Brest, de Calais, de Dieppe, ont amené en poste la morue et le cabillaud ; les facteurs et les factrices ont présidé à la distribution ; le jour va poindre, et chaque marchande en détail a enlevé le lot qui lui est dévolu. Alors, dans tous les quartiers, on rencontre la sole et la limande ; l’arrivée du saumon, de la raie, de l’anguille de mer, est célébrée par mille voix, comme l’arrivée d’un prince. La nouvelle part de la halle pour se propager vers l’orient et vers l’occident de la capitale. Bientôt on entend crier dans les rues Dauphine, de Seine, Saint-Martin et Saint-Denis :
               
La Marchande de poisson (1842)

On annonce en même temps dans les faubourgs Saint-Jacques et Montmartre l’anguille de mer :

La Marchande de poisson (1842)

ou le hareng : Hareng qui glace, tout nouveau ! hareng nouveau !

Dans le quartier des Tuileries, tout le monde connaît la mère Marianne, son bonnet rond, sa figure enluminée, son bâton qui vient en aide à sa jambe boiteuse, sa manne remplie d’aloses, sa hotte chargée de morue, et son cri : Morue d’Hollande ! à l’alose ! à l’alose !

Aux marchandes de poisson succèdent les marchandes d’huîtres avec leur chant expressif : A la barque ! à la barque !

La Marchande de poisson (1842)

Puis les marchandes de moules : La moule au caillou !


Le caractère original des poissardes ne perce pas médiocrement dans les mélodies de leur invention, ou plutôt dans leur manière de les chanter. Jamais voix humaine n’a produit des sons plus bizarres, plus criards, plus sauvages ; une mélodie de quelques notes contient des sons de toutes les qualités. Ce qu’il y a de remarquable surtout, c’est la transition brusque du son de poitrine au son de tête. Le cri de ces femmes a tant de rapport avec celui des marchandes de cerneaux, que je croirais volontiers qu’il s’en trouve parmi elles qui cumulent, et qui, après avoir crié pendant une partie de l’été : Merlan du jour ! merlan à frire, à frire ! se mettent à vendre des cerneaux pendant l’automne.

La mélodie des maquereaux salés est une des meilleurs et des mieux chantées :

La Marchande de poisson (1842)

La marchande de moules au caillou doit rappeler au voyageur la reine des marchandes, la gloire des halles, la fameuse marchande de moules de Bruxelles. Assise sur son char, qui ressemble beaucoup à un char de triomphe romain, entourée de paniers remplis de moules, l’épaisse Flamande forme, dans ce cortége, une des curiosités les plus pittoresques de la capitale de la Belgique. On serait tenté de la prendre pour une apparition fantastique : à telle heure du jour, elle parcourt les rues de Bruxelles ; à telle autre, celles d’Anvers ; et souvent on la voit, sur la route de Malines, glisser comme une ombre avec la rapidité de l’éclair. Son char mystérieux semble être entraîné par une force magique, et les nuages de poussière qui l’environnent ne permettent pas à l’œil de distinguer quelle puissance lui fait dévorer l’espace avec une telle rapidité. On n’aperçoit, au milieu de ce tourbillon, qu’un bonnet blanc, une face rubiconde, et le mantelet noir classique des Flamandes. Les uns pensent reconnaître dans ce cortége celui du corsaire noir, cet effroi des marins, ce présage de grands désastres, qui aurait momentanément abandonné pour la terre son maritime empire. D’autres font le signe de la croix, persuadés qu’ils ont vu galoper sur le manche d’un balai quelque sorcière pressée d’arriver au sabbat. Inutile de faire observer que ces deux opinions appartiennent aux romantiques. Quant aux classiques, ils prétendent avoir vu la conque de Neptune traînée par des dauphins terrestres, ou des panthères de Naxos emportant une nouvelle Ariane. C’est tout simplement notre marchande de moules fièrement et glorieusement assise au milieu de ses coquilles, comme Vénus au sein des roses. Son attelage se compose de huit chiens énormes qui semblent voler de relai en relai, et donner des ailes aux moules dont elle approvisionne presque toute la ville de Bruxelles. Je ne connais pas de voyageur qui n’ait emporté comme impression de voyage un croquis de la célèbre marchande de moules, et de son équipage si singulier et si original.

JOSEPH MAINZER

retour
table des auteurs et des anonymes