CODET, Louis (1876-1914) : Images de Majorque.- Paris : A l'enseigne de la porte étroite, 1925.- 56 p. ; 16 cm.- (La Porte étroite ; 8).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.V.2007)
Texte relu par : A. Guézou
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Images de Majorque
par
Louis Codet

~*~

Qu’il est donc délicieux d’arriver, à l’aurore, dans un port inconnu ! c’est une des plus douces choses de la vie, et je ne crois pas qu’on puisse se blaser sur cette surprise.

Tandis que le vapeur glisse silencieusement sur les flots calmes de la rade, on contemple alentour ces rivages dentelés, ces monuments, ces maisons étrangères ; le demi-jour leur laisse un air d’apparition ; l’on goûte un étonnement d’une qualité rare ; ces montagnes et cette ville, sorties des eaux, c’est la nouveauté en sa fleur...

Je revois notre grand bateau blanc - le « Rey Jaime I » - entrant en rade de Palma et passant avec lenteur près de la côte. Voilà, dégagées enfin des écharpes de nuées, ces longues montagnes violettes que j’avais aperçues déjà par le hublot de ma cabine. Toute couverte de pins, une colline borde la baie, portant au sommet une forteresse, le château de Bellver. Des villas, jaunes, blanches, roses, se pressent au-dessous des pins sur ce coteau, qui rompt soudain sa sombre verdure, et précipite dans la mer ses terres éclatantes.

Notre navire glisse toujours, et la colline se déroule, portant à présent des moulins à vent, les maisons d’un faubourg, un clocher ; nous sommes au port. Derrière les mâts croisés des vieux bateaux marchands, la ville de Palma tapisse le rivage, de façon grandiose, avec ses monuments de pierre jaune où se découpent, ça et là, quelques palmiers aux palmes abondantes. La masse de la cathédrale, toute carrée et tout épineuse, comme un énorme reliquaire de vieil or, domine noblement et le port et la ville.

Palma de Majorque est, avec Ajaccio, le plus beau port méditerranéen que je connaisse.

La rade d’Ajaccio est plus molle, sans doute : on dirait un vaste lac bleu, que ferment de toutes parts coteaux d’oliviers et montagnes d’azur. Je revois sur le port ces maisons d’Ajaccio, plates, glacées de teintes pâles, la plupart grises ou lilas, ou vert pistache, se reflétant dans cet azur si joliment ; et à côté le haut rideau d’eucalyptus qui abrite les torpilleurs ; et au fond de la rade la neige éblouissante de ce Monte d’Oro, tout isolé, tout arrondi, qu’on est forcé de comparer à un sorbet prodigieux.

Le port de Palma, d’une grâce moins facile, est tout empreint d’un style qui me retient davantage. Sa couleur est incomparable.

Palma est tout entière une ville dorée. Un hâle épais et roux couvre ses monuments, patine toutes ses pierres ; elle est confite de soleil, elle en est teinte et revêtue. Merveille, pour nos yeux parisiens, que tant de murs noirs ont consternés !...

Une large rambla, ombragée de platanes, sous lesquels sont disposés des vases de marbre et des bancs, mène depuis le port jusqu’au cœur de la ville ; alentour les vieilles rues étroites s’enfoncent et s’entrecroisent ; c’est là qu’il fait bon muser. L’on reconnaît à chaque pas la noblesse de cette cité ; l’artiste y respire à l’aise et se sent chez lui.

Les demeures anciennes de l’aristocratie y sont innombrables ; leurs cours intérieures font sur toute chose l’ornement de Palma.

Les hautes portes de ces hôtels restent béantes ; l’étranger s’arrête et peut admirer à loisir. Des colonnes de pierre jaune, de marbre rouge ou de marbre gris, aux beaux chapiteaux volutés comme dans l’ordre ionique, supportent des arceaux surbaissés sous lesquels un grand escalier descend. Au long des marches se découpe une balustrade de fer, toute noire, toute plate, dont les balustres au profil capricieux paraissent taillés à l’emporte-pièce, et qui donne à cet escalier un mouvement pompeux, un air théâtral ; ce sont bien rampes d’hidalgos.

Dans le centre de la cour, ou dans un coin, s’ouvre un beau puits de marbre rouge, sous les feuilles en lambeaux d’un bananier. Au fond, à travers quelque porte grillée du dessin le plus curieux, l’on entrevoit la verdure lumineuse du jardin, des palmes brillantes et des pots de fleurs. Enfin, le blason de la famille se gonfle et s’épanouit sur la nudité d’un mur, et parfois quelques vieux bancs majorquins, d’un bois sombre et lustré par l’âge, semblent attendre les fermiers du seigneur.

Ces superbes cours, d’aspect fort varié, sont toutes faites des mêmes éléments, et ne diffèrent que par l’ordonnance, par le détail, par la matière des colonnes et du puits. Elles sont toutes harmonieuses ; le théorème est toujours juste ; elles montrent la même beauté grave et sûre, et, malgré l’enflure espagnole des balustres et du blason, elles égalent sans doute les monuments de l’antiquité.

Tout le jour sont ouverts aussi les logis, aux portes étroites, des petits bourgeois et des artisans : on y aperçoit des escaliers de faïences à fleurs, dont les marches riantes descendent jusqu’au seuil. On ne trouve si humble logement qui n’ait ses belles marches fleuries, toutes roides, tout éclatantes, souvent rapiécées de carreaux divers, comme l’habit d’Arlequin. Ces faïences, la plupart, sont fort anciennes, d’un dessin gras et d’un coloris chaud qui étonnent aujourd’hui nos yeux las.

Parmi ces ruelles charmantes, l’on rencontre les femmes en costume du pays. Elles sont coiffées du rebozillo ; c’est une guimpe de dentelle, qui s’attache par derrière fort bas sur leurs cheveux, et qui encadre par devant l’ovale de leur visage. Leur longue natte noire pend sur leur châle jaune ; leur manche, ornée de boutons d’argent, s’arrête au coude, et laisse leur avant-bras nu.

Elles ont le teint mat et agréable, le visage rond, les traits délicats. Mais on ne tarde pas à observer qu’en fort grand nombre elles louchent, de façon plus ou moins plaisante. Les hommes, d’ailleurs, louchent également. Jamais je n’ai tant vu d’yeux divergents que dans l’île Majorque.

Elles ne sont pas très bien faites : elles ont le ventre proéminent.

Telles qu’elles sont, et vêtues de ces jolis costumes, on les voit qui s’en vont gaiement aux fontaines publiques ; elles puisent l’eau dans de hautes amphores d’argile, à deux anses, qui ont grand air de vases grecs. Elles repartent, en tenant l’amphore appuyée sur la hanche ; leur bras replié est posé sur l’orifice, et la main tombe mollement.

Palma demeure une vieille capitale espagnole, une cité mi-patricienne, mi-paysanne : le nouveau venu le sent tout de suite et s’en réjouit dans son cœur. D’ailleurs, tout voyage en Espagne, c’est un voyage dans le passé…

Les voitures qui stationnent sur la rambla, ou qui courent le long des quais, sont des sortes de tartanes recouvertes de toile blanche, et tout entourées de jolis barreaux sveltes, peints en jaune citron. Le fond de ces voitures est fait d’une natte, où le pied s’enfonce, et l’on s’y asseoit sur des peaux de mouton.

Les costumes, et ces voitures, donnent aux rues un air rustique. On y trouve pourtant assez peu de jardins. Quelque riche palmier, ou un figuier sombre, ou un grenadier plein de grenades éclatées, se montre parfois au-dessus d’un mur.

Ces grands palmiers majorquins, qui sont des arbres magnifiques, ont inspiré, dirait-on, les architectes qui construisirent la Lonja ; c’est l’ancienne Bourse de Palma, le plus original des édifices publics. La Lonja s’élève sur le port ; un bâtiment gothique, carré et crénelé, pourvu de tourelles, très heureusement proportionné et correct comme un temple grec. A l’intérieur, il n’y a qu’une salle, dont les voûtes sont soutenues par de très hauts piliers, qu’on voit monter d’un jet rapide et qui n’ont d’autre ornement que leur cannelure en spirale. Ces beaux piliers qui, sous la voûte, s’épanouissent en nervures, rappellent de façon saisissante, comme je le disais, les fûts élégants des palmiers et la retombée des palmes.

Ayant frêté une voiture, nous prîmes un matin la route de Soller, par Valldemosa ; mais le ciel était couvert de nuages.

Dès que nous eûmes passé les portes de la ville, nous admirâmes cependant la huerta de Palma ; c’est une belle plaine toute plantée d’arbres pâles, un immense verger d’amandes et d’olives, que limitent au Nord les rochers bleus de la montagne. Les norias et les canaux y semblent adroitement agencés, depuis le temps des Maures, sans doute. On voit des fermes bien construites ; des colliers de piments sèchent sur la façade, qui parfois se cache entièrement sous ces tentures de pourpre sombre.

Un léger abri de roseaux est disposé auprès des fermes : on y aperçoit un fourneau de briques et les choses de la cuisine, les plats vernis et les amphores, les chapelets de tomates et d’oignons. La cuisine se fait en plein air, en effet, toute l’année.

Nous nous engageâmes dans les défilés de la montagne, et nous suivîmes longtemps une gorge pittoresque, le long d’un torrent desséché tout encombré de rocs poudreux. Les oliviers, les plus antiques et les plus tourmentés du monde, les figuiers et les chênes-verts, les grands cactus, les caroubiers arrondissant leur luxuriant feuillage, décorent de tous côtés les terrasses établies sur les flancs de ces monts. Ces petites terrasses superposées, que soutiennent des murs de pierre sèche, font sentir constamment l’art de l’homme, et, dans toute l’île Majorque, donnent aux vallées le noble aspect d’un beau jardin.

Il pleuvait quand nous arrivâmes à Valldemosa ; la pluie fouettait furieusement la toile blanche de notre voiture. Nous visitâmes la chapelle et nous entrâmes dans les couloirs de la Chartreuse, ce sont de grands bâtiments, fort bien situés.

Nous repartîmes sur l’autre versant, et l’on apercevait la mer derrière les montagnes boisées ; nous descendions vers la côte Nord, qui est toute rocheuse, toute abrupte, et d’une célèbre beauté. Nous déjeunâmes à Miramar ; un archiduc autrichien, Louis Salvator, qui s’était plu en sa jeunesse sur ce rivage, et qui ne s’en détacha point, a peu à peu acheté là un très grand domaine. Il y a fait édifier, pour les touristes, une salle à manger ; on y reçoit l’hospitalité à la manière antique, c’est-à-dire l’abri et le feu, l’huile et le sel.

Nous visitâmes les jardins de Miramar, qui sont de petites allées de chênes-verts, d’où l’on domine la mer à pic, d’une formidable hauteur. Ces méandres vous conduisent à la demeure de l’archiduc, une simple maison du pays. On dit que les chambres en sont garnies de fort beaux meubles majorquins et de pièces hispano-mauresques très précieuses, recueillies dans les environs ; c’est dans l’île, en effet, dans la ville d’Inca, que l’on a fabriqué jadis ces majoliques, où resplendissent à jamais, sur les plats et vases d’argile, les reflets rouges et dorés des soirs brûlants.

On n’ouvre point ces collections ; nous vîmes au moins le propriétaire. Le serviteur qui nous guidait nous dit que l’archiduc désirait nous recevoir. On nous introduisit, au rez-de-chaussée, dans une salle assez vaste, où s’élève jusqu’au plafond un monument de marbre blanc, dans le méchant goût théâtral des tombeaux alignés, à Gênes, sous les galeries du Campo-Santo. Ce cénotaphe représente un génie ailé, qui soutient un jeune homme mourant et désigne le ciel.

Ce jeune homme de marbre blanc, qui conjure le sort d’une main délicate, et qui montre sous sa chemise la plus tendre épaule, se nommait, je crois, Wilborni, et fut naguère le secrétaire de l’archiduc. Il était beau comme le jour et mourut en une journée, du charbon.

L’on nous avait laissés seuls dans cet endroit singulier ; mais, avant de nous quitter, le serviteur nous avait dit, mystérieusement et à l’oreille, que l’archiduc était fort gros et mal vêtu.

Il entra, et l’on put constater en effet, que Son Altesse ne paye pas de mine. Nous vîmes un grand vieillard de lourde corpulence, marchant à menus pas gênés, comme les goutteux ; il a de petits yeux et de grosses joues rouges, la barbiche et les cheveux gris ; il porte une redingote où semblent ébauchés, en diverses taches, les pays des deux hémisphères ; et son linge est affreux, et ses boutons défaits, et la casquette à visière vernie, qu’il tient à la main, paraît abondamment grasse.

Si je ne craignais d’être trop irrévérencieux (mais il faut bien que les grands de la terre soient éclairés par la lumière crue de l’histoire) je le comparerais à ces clowns - excentrics américains qui font la joie de nos musics-halls ; la ressemblance est extraordinaire ; il ne lui manque, ma foi, que d’avoir sur la tête, en guise de polo, une petite boîte à sardines…

Ce vieux seigneur, revenu de toutes les vanités, nous accueillit très courtoisement. Nous ayant cité, coup sur coup, trois proverbes hongrois, majorquin et latin, il nous fit à propos de la langue catalane, un cours de linguistique fort complet. L’archiduc parle couramment toutes les langues d’Europe et l’arabe. Il s’exprime sans le moindre accent dans un français académique, d’une forte voix nasale et autoritaire, et il souffre peu la contradiction ; mais on n’est pas là pour le contrarier.

Tandis que le ciel du soir se déchirait doucement, et laissait enfin paraître l’azur, nous reprîmes notre équipage ; et, suivant la route en corniche d’où l’on admire sans cesse les perspectives marines, nous contournâmes l’attrayant village de Deya ; enfin, d’un dernier tournant nous découvrîmes Soller ; l’arrivée est fort grandiose.

D’immenses jardins verts, comme un lac de verdure, remplissent un cirque de montagnes toutes grises, toutes rocheuses, et découpées bizarrement ; les petites maisons de Soller, les unes blanches, d’autres fauves, paraissent dispersées et couchées au sein de ces orangers verts.

Cependant, quand on est entré dans cette ville, si aimable, vue de là-haut, l’on éprouve quelque déception ; les rues toutes bordées de ces petites maisons sont tristes et sont plates ; les femmes ne portent pas le vêtement majorquin ; on n’aperçoit point de monuments ; bref, l’on ne retrouve rien du style ni de la couleur qui font le charme de Palma. C’est un paradoxe, mais aux Baléares la capitale retient toute la couleur locale ; les petites villes sont embourgeoisées, et les villages misérables.

Comme à Palma, pourtant, dans les rues de Soller les maisons sont ouvertes : et l’on remarque dans les hauts vestibules de plaisants meubles du pays. Ce sont des rangées de chaises faites en bois d’olivier, de citronnier ou d’oranger, dont le siège est tressé de cordes toutes blondes, en fibres de palmier. Rien n’est plus simple et plus joli que ces rangs de chaises rustiques, qui s’accordent avec les faïences à fleurs des petits escaliers.

On fait à Soller commerce de figues sèches, et certains de ces vestibules sont tout emplis de jeunes filles, qui mettent des figures en boîtes, et les étirent dans leurs doigts. Elles rient, elles chantent des airs espagnols, criards et plaintifs ; elles plaisantent l’étranger qui s’arrête à leur porte ; elles sont assises à la file comme des oiseaux en volière, et quelques-unes d’entre elles louchent bien agréablement.

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*   *

Nous louâmes à Soller une petite maison, et j’y demeurai près d’un mois.

Je voyais, couché dans mon lit, se balancer nonchalamment les palmes scintillantes d’un grand palmier voisin ; et je pouvais, de ma fenêtre, suivre des yeux les beaux vols des pigeons, au-dessus des toits et des jardins.

C’est une des distractions de Soller, et la plus gracieuse du monde. Sur un grand nombre de maisons, l’on a disposé des belvédères, qui sont autant de pigeonniers ; chaque jour le propriétaire donne la volée à ses bêtes. A toute heure, on voit donc quelque bel essaim blanc qui s’élève et qui tournoie, décrivant de grands cercles, dans le cirque des montagnes ; pendant ce temps, le propriétaire est juché sur le colombier ; il agite un long roseau noué d’un chiffon, afin de maintenir sa troupe d’oiseaux dans l’air. Le bonhomme cesse enfin son balancement ; les pigeons diminuent leurs cercles, ils se rapprochent lentement ; ils se suspendent, battant des ailes, près de leur toit, ils s’y posent d’un coup tous ensemble ; on dirait qu’un grand arbre en fleurs s’est effeuillé soudainement.

Nous fréquentions les artistes du pays ; et un médecin français établi à Soller : l’un ou l’autre, avec une complaisance charmante, ils nous guidaient tous les jours dans la campagne vers les sites qu’ils connaissaient.

Nous nous rendions le plus souvent à quelques kilomètres de la ville, dans les montagnes qui entourent le port. Sous les branches des caroubiers et des oliviers, l’on aperçoit ce petit port comme une belle cuvette bleue, où aboutit la verte vallée d’orangers. On voit dans les jardins les fermes minuscules, le haut panache d’un palmier, la ligne du torrent poudreux. Alentour montent mollement les longues pentes des montagnes, demi-couvertes de bois pâles ou de bois sombres, ici blanches et mouchetées de pins vert tendre, là somptueusement rouges et jaunes, et couronnées enfin de leurs crêtes rocheuses.

Les jeux de lumière du soir, les projections de rose et d’or du soleil couchant, paraissent d’une richesse inouïe sur l’étoffe ramagée de ces montagnes. Majorque est certes le pays où j’ai vu les plus belles couleurs.

D’ordinaire, nous déjeunions dans nos montagnes, de façon frugale ; l’on emportait de petits boudins à l’anis et du fromage du Mahon.

L’on mange très mal aux Baléares. Les légumes mêmes et les fruits, sauf les oranges, sont médiocres, je ne sais pourquoi. Les figues sont bien loin d’égaler nos figues du Roussillon. Les grenades et les raisins, d’aspect magnifique, n’ont guère de goût.

On fait très mal le vin, qui aigrit tout de suite. On fait le pain sans sel et on ne le cuit pas.

Néanmoins, l’arroz à la Valencienne est, là comme ailleurs, une chose exquise ; et l’on fabrique à Bunola d’excellent anis, de la limoneta, ou liqueur de citron, qui est très agréable, et aussi de la liqueur de roses que boivent les femmes.

Passons. Il n’est rien de si doux au monde que la mer crespelée et les oliviers clairs… J’ai lu, sous ces feuillages, Un hiver à Majorque : on sait que George Sand, en compagnie de Chopin, vécut retirée tout un hiver dans la Chartreuse de Valldemosa.

C’est un livre qui sent le dépit et dont la lecture est assez fâcheuse. Chopin était malade et faisait venir un piano qui n’arrivait pas. George Sand pestait contre le temps et la pluie ; elle était vue d’un mauvais œil parce qu’elle n’allait pas à l’église et que sa petite fille portait des culottes ; elle était réveillée la nuit par les cris qui sortaient d’une étable à cochons ; enfin elle ne s’amusait pas ; et, un jour, elle a trouvé des puces sur un poulet rôti. Elle déclare fortement que les gens de l’île sont les gens les plus grossiers et les plus méchants qu’on puisse voir ; mais à la vérité elle n’en donne pas de grandes preuves ; la bonne Sand me rappelle, sur ce point, les femmes de nos fonctionnaires qui nous disent : « Si vous saviez comme on est méchant à Saint-Quentin !... »

On rencontre pourtant dans cette relation quelques jolis passages, notamment une page pittoresque sur les mornes journées des hobereaux de Palma.

Au cours de ces promenades aux environs de Soller, j’examinais longuement tous les vieux oliviers, je les admirais et je les dessinais ; je ne pouvais m’en lasser. Ce sont les arbres les plus anciens et les plus étonnants de la terre. Les majorquins prétendent qu’ils ont été plantés par les colons romains, et je ne sais s’ils exagèrent. Un professeur de botanique américain, qui vint récemment dans l’île et qui les étudia, leur assigna plus de mille ans d’âge.

Ces antiques oliviers, debout sur leurs écorces creuses, revêtent des formes qu’on ne peut imaginer. Les uns prosternés jusqu’à terre, les autres redressés fièrement, ils demeurent tous convulsés dans des attitudes furieuses, comme s’ils soutenaient, depuis ces mille années, des luttes héroïques pour vivre. Ils ont des torses fantastiques, qui combleraient d’aise un Rodin, des bosses, des croupes, des pattes de monstres ; la vieille Heautmière n’est rien, auprès de ces vieux athlètes d’écorce. On en voit qui sont d’une maigreur étrange, squelettique, qui ne tiennent aux pierres que par trois fils tordus ; on en voit d’autres énormes, lépreux, et tout cerclés de hideux bourrelets.

Regardez celui-ci : il a des poings, des mufles, des épaules formidables et qui se mêlent ; c’est un corps-à-corps de grands orangs-outangs. A côté ne jurerait-on pas qu’une sorte de taureau marin, finissant en poisson, enlève sur son dos décharné quelqu’Europe septuagénaire ?... Sous les jolis panaches de leurs rameaux d’argent, ces arbres, que l’on voit plus loin, sont sans doute de vieilles sorcières d’Espagne, trouées et séchées par la foudre, momifiées dans l’incendie… Voici - ô cauchemar ! - Philémon et Baucis, je les attendais ; les voilà, tous deux, face à face, qui s’opposent et qui s’affrontent : le vieux Philémon (qu’il est décrépit !) semble s’élancer encore avec un merveilleux orgueil : il tient sur terre par deux pieds, l’un qui paraît chaussé d’un sabot gigantesque, l’autre qui se divise comme un nœud de serpents. Et devant lui sa pauvre amante millénaire, plongeant dans le sol le bas de sa croupe et une béquille de bois, son amante décapitée, montrant ses aisselles affreuses, ouvre impudiquement sa robe d’écorce…

Je ne fais point de littérature ; et, s’ils n’évoquent pas les images de la fable, les gens les moins savants ont les mêmes illusions. Ces arbres prestigieux nous parlent notre langage.

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Nous étions à la fin d’octobre, et l’on ne se doutait point qu’il y eût des pays que dévastât l’automne. Presque tous les arbres de l’île sont à verdure persistante, et ceux qui perdent leurs feuilles restaient encore touffus et verts comme dans l’été. A peine si, de loin en loin, certains figuiers laissaient jaunir quelque rameau décoratif.

Nos amis nous disaient souvent que le plus beau moment de l’île, le mois où les coteaux mettent l’habit de fête, c’est Janvier.

Alors, tous les amandiers sont couverts de leurs fleurs blanches, et en même temps les orangers sont constellés de leurs fruits mûrs. Derrière ces fleurs et ces fruits, qu’on imagine les monts rocheux, les bois d’oliviers et de pins, l’azur suave de la mer… Qu’on songe aux vers d’Henry Bataille :

Brise des amandiers sur la mer exhalée,
Et toi, mer, printemps bleu tout effeuillé de voiles
Où, nue, entre à mi-corps, tremblante et reculée,
Comme un oiseau se baigne en frissonnant, l’étoile….


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Nous avions résolu d’aller, par la montagne, coucher au monastère de Lluch et explorer le torrent de Pareys, de visiter ensuite les villes de Pollensa et d’Alcudia, et de regagner Palma par le chemin de fer : c’est une excursion de quatre journées.

Nous prîmes donc un guide, un mulet, et, sous le ciel joyeux du matin, nous commençâmes de gravir, suivant les lacets rocailleux, contre les parois du cirque qui entoure Soller. Nous passâmes au Salt del ca, au saut du chien : ce sont les sinistres rochers d’où l’on précipite les vieux chiens de berger.

A notre gauche se dressait le Puig Major, un fort beau roc pyramidal qui s’élève à quinze cents mètres, et qui est un des points culminants de l’île. Nous suivîmes à son pied une vallée aride ; nous arrivâmes tout d’un coup sous des chênes-verts gigantesques, les plus ténébreux, les plus ronds, les plus majestueux qui soient. « C’est le plus bel arbre des Baléares » nous dit le guide, en nous montrant le roi du ravin. Non loin, une source claire emplit une petite caverne, et nous y déballâmes nos provisions ; il faut user des sources, qui sont en ce pays chose bien rare.

Nous atteignîmes le monastère sous le soleil qui déclinait ; c’est un très vaste monument, précédé d’une cour immense, isolé au milieu des bois dans une cuvette de montagnes. On y loge les pélerins gratuitement pendant trois jours ; cette pieuse hôtellerie peut abriter cinq cents personnes. Nous fûmes logés dans la partie neuve de ces bâtiments : notre literie était fort nette, et nos murs blancs.

Dans la grande et sombre chapelle où se tient la vierge de Lluch, la vierge miraculeuse, nous assistâmes à un office et nous entendîmes chanter, d’une voix suraiguë, le chœur de douze jeunes garçons.

Nous partîmes le lendemain dans la direction du torrent de Pareys, l’une des curiosités que l’on vante le plus. Le chemin que l’on suit est coupé maintes fois par des barrières, qu’il faut ouvrir ; et l’on traverse les jardins, on passe le long des fermes. Nous rencontrions les gens du pays, qui se rendaient à Lluch, car c’était dimanche, et qui nous saluaient du tenge ! majorquin.

Dans un petit bois d’oliviers où descendait notre chemin, je me souviens que nous croisâmes un équipage dont je fus charmé. C’était un petit âne aux pattes pointues, portant une femme et deux enfants, et qui s’en allait au monastère. La vieille femme, aux cheveux gris, en jupe de percale rose, avait grand air de dignité ; elle tenait à son côté le plus petit des deux enfants ; l’autre garçon montait en croupe, à califourchon sur la peau de mouton blanche.

Que ce groupe était donc joli, et fin, et bien équilibré, sous les oliviers tors aux ramures d’argent ! Il m’a semblé que je voyais passer un conte de Perrault.

Tout est si ancien, en Espagne ! On y vit doucement comme on faisait jadis. On y demeure très ignorant.

On n’y a point l’esprit curieux. Nous, Français, qui aimons tant la nouveauté et l’aventure, nous risquons de mal juger ces bonnes gens…

Parmi des montagnes de pierre blanche, éblouissantes et brûlantes, tachetées de quelques buissons, le torrent de Pareys s’ouvre comme une entaille, qui descend sinueusement jusqu’à la mer. On avance lentement dans son lit desséché, en faisant de la gymnastique sur les rocs énormes ; il faudrait des cordes, et toute une journée, pour l’explorer dans sa longueur. A mi-hauteur sur les murailles de la gorge, l’on voit bâiller cà et là quelque grotte grimaçante ; l’on aperçoit encore, au-dessus de l’abîme, sur une banquette de gazon, le profil noir d’une petite chèvre, aux écoutes.

Nous explorâmes un affluent de ce torrent : affluent non moins sec que l’on nomme Sa Fosca, c’est-à-dire l’endroit ténébreux, le trou noir. Ce fut une visite bien curieuse ; j’en garde une impression féerique. Imaginez un corridor dans la montagne, dont les parois capricieuses se rejoignent en maints endroits, ou tiennent en suspens des blocs qui ont croulé. On entre, et c’est d’abord une cascade de ténèbres ; puis on rencontre une succession de chambres rocheuses, inondées par le jour d’en haut. Les couleurs des roches y sont merveilleuses ; l’une de ces chambres est tapissée d’une poussière rose et blonde ; la cave suivante est tout encombrée de rochers violets, mauve tendre, orangés, vert pomme ; le moindre nuage qui voile le soleil change la coloration des parois diaprées ; c’est l’endroit le plus singulier du monde.

Nous passâmes encore la nuit au monastère de Lluch, puis, le lendemain, nous gagnâmes Pollensa, en cheminant parmi les bois de chênes-verts.

Nous nous rendîmes aussitôt en voiture, jusqu’à la baie de San Vicente ; c’est un des points d’où l’on voit le mieux cette sauvage côte du nord. Les caps qui plongent à pic y sont d’une beauté saisissante, la Bretagne n’a peut-être point tant de grandeur ; et l’écumante horreur d’une mer démontée, comme dit le poète, nous faisait admirer ce rivage sous l’aspect le plus tragique.

La côte de l’est, au contraire, est plate ; la baie d’Alcudia, immense et toute ronde, est bordée par des marécages. Les moustiques nous harcelaient, tandis que nous les traversions ; et le pays, sous un ciel bas, nous paraissait assez sinistre à contempler. Des rivières, des bosquets de pins ; une route boueuse où un paysan, les pieds nus, mène quelque charrette de paille ; un autre, le fusil en main, se tient caché dans un buisson et guette les étourneaux.

A l’horizon, l’on voit se hausser, petit à petit, des silhouettes innombrables de moulins à vent et de roues hydrauliques. Ces moulins à vent, à six ailes, sont élancés et gracieux. Nous arrivions à la Puebla, où l’on trouve le chemin de fer ; et l’on aurait pu se croire en Hollande.

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Nous avions fait, dans les lacets de la montagne, la connaissance d’un jeune français qui voyageait seul ; et, tout en marchant, sous les chênes-verts, nous parlions de l’aviation, car il avait son brevet de pilote. A ce propos, l’on peut encore remarquer comme les espagnols sont des gens heureux, qui tiennent peu à s’instruire et à s’émouvoir. L’aéroplane, qui nous paraît le plus joli jouet que l’on ait inventé, depuis six mille ans qu’il y a des hommes, l’aéroplane ne les occupe nullement. Je crois que leurs journaux ne relatent même pas, en quelques lignes, les exploits de nos aviateurs et les records nouveaux.

Les petits journaux espagnols sont chose funèbre. On n’y voit, en première page, que de larges cadres noirs, qui contiennent des avis mortuaires. Ils mettent ensuite quelques dépêches, puis rendent compte longuement des banquets que diverses villes offrent à leurs toréadors.

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Le temps se remit au beau, et le ciel de Majorque est d’un bleu incroyable. Nous retardâmes notre départ ; nous décidâmes de monter à Estallenchs et de visiter la côte nord-ouest.

Nous traversâmes de nouveau, en voiture, la huerta de Palma, les gorges des montagnes ; l’on apercevait nombre de paysans juchés dans les arbres et qui cueillaient les olives.

Nous avions le projet, je crois, de prendre un repas à Estallenchs ; l’endroit nous parut si plaisant, que nous y restâmes trois jours.

C’est un assez pauvre village de pêcheurs et de contrebandiers ; de vieux filets pendent aux portes ; on est logé dans une rustique posada, et les touristes n’y viennent point. Pourtant nous y fûmes séduits par la forme des montagnes, par l’enchevêtrement des arbres sur les versants rapides des vallées, et, si l’on peut dire, par l’intimité sauvage des sites.

Sous les oliviers, les roseaux et les cactus, un torrent où coule de l’eau, et qui fait par cette qualité l’orgueil des habitants, descend entre les jardinets et tombe en cascade dans la mer. A cette place, autour d’une crique minuscule où s’éboulent des monts de grès rouge, quelques barques sont retirées dans des trous et sous des abris ; on les hisse là tous les soirs. Tel est le port d’Estallenchs ; nous sautâmes un matin dans un léger canot mené par deux rameurs.

La mer était tranquille, se soulevait à peine, et couvrait ou découvrait les banquettes roses des madrépores, au long des rochers. On voyait flotter autour de la barque les méduses mauves, comme de mignonnes ombrelles ouvertes. Il faut aller en bateau, pour reconnaître vraiment la grandeur de cette côte ; il faut s’approcher, sur l’eau qui se balance, de ces murs prodigieux, tantôt humides et noirs, tantôt rouges et orangés, que couronnent les tendres verdures des forêts de pins. Il faut passer mollement entre les beaux écueils, qui reniflent la mer.

Comme chacun à son plaisir, l’un de nos marins espagnols maniait une carabine, et tirait les blanches palombes qui s’envolaient hors du rocher. Nous déjeunâmes auprès d’une petite grotte, où notre barque nous porta ; on y trouvait une source, d’une eau un peu douceâtre, qui gouttait et qui remplissait une haute amphore.

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Je demeurai seul à Palma une huitaine de jours, et j’achevai de visiter les monuments ; je m’amusais à relever les vieux dessins des carreaux de faïence. Un jeune peintre de la ville me donnait bien aimablement des renseignements et me conduisait chez les antiquaires où j’aime à fureter.

J’ai gardé un souvenir charmant du jour de la Toussaint à Palma de Majorque. Le matin, sous le ciel d’azur, la ville était remuante et gaie, comme un jour de foire ; que de châles jaunes et noirs, que de nattes, que de bras nus !... La place du marché regorgeait et débordait sous les arbres de la rambla, où l’on voyait alignés les faïences, les dentelles, les rouges paniers de piments, les hautes cuves de bois pleines d’olives toutes fraîches. Les plants d’orangers s’appuyaient aux murs dorés des vieux palais.

Assises dans les magasins, les femmes des pagesos maniaient des étoffes. Aux vitrines des confiseurs, brillaient de longs chapelets de bonbons, de fruits et de petits gâteaux, où pendaient de grandes médailles et des croix de sucre. On achetait ces chapelets, et les enfants les portaient autour de leur cou.

Dans les ruelles populeuses, des matrones faisaient frire des beignets de patates et les débitaient sans cesse aux passants. Les petits soldats espagnols, l’air propre et discret, se mêlaient dans la foule, vêtus de ce costume d’été, en toile rayée, qui ressemble à nos pyjamas. Toute la troupe était dehors, et quelques sous-officiers demeuraient seuls, je crois, aux portes des casernes, où ils se reposaient dans des fauteuils à bascule.

Le port même avait l’air en fête. Le vent de terre, c’est-à-dire le vent d’est, soufflait doucement ; et, afin d’éprouver sa force, tous les vieux navires marchands rangés à quai avaient hissé toute leur toile. Ce vent, sans doute, ne tint pas ; car dans la journée, peu à peu, les voiles tombèrent des vergues.

La foule cependant s’était clairsemée ; les devantures se fermaient ; l’on avait rempli les églises. Les heures de l’après-midi sont données aux prêtres, et celles de la nuit au théâtre. Ce jour-là on joue dans toute l’Espagne, un drame célèbre, Don Juan Tenorio.

A partir de cinq heures, les femmes des riches fermiers, et aussi les bourgeoises de la ville, apparurent sous les platanes de la rambla, où elles se promenaient lentement en compagnie de leurs maris, afin de goûter les délices du soir. Elles étaient, jeunes ou vieilles, vêtues de satin noir, uniformément. Un petit châle de satin noir, luisant et uni, se fixait par derrière très bas sur leurs cheveux, en formant quelques jolis plis, et recouvrait leurs épaules. Ces simples et sombres costumes n’étaient éclairés que par une broche en or, qu’elles portaient sur la poitrine. Elles causaient, souriaient, balançaient l’éventail, et presque toutes semblaient belles.

Les jeunes gens s’établissaient dans les cafés ou dans les chocolateries ; il faisait chaud, et l’on buvait des boissons glacées. L’heure était charmante ; mais j’avais le sentiment d’une vieille civilisation qui nous demeure tout étrangère. Je revois ce soir de Toussaint, ces derniers rayons ardents sous les platanes, les murs jaunes de ces palais, et le pas nonchalant de ce peuple de femmes coiffées de satin noir…

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Je regagnai Barcelone sur le Balear : c’est un des plus anciens bateaux de la Compagnie, et qui met douze heures à faire la traversée, tandis que le bateau rapide met neuf heures seulement. Mais la rade était miroitante et invitait au voyage.

Je sommeillai paisiblement dans ma cabine ; à l’aube, m’étant réveillé, je passai la tête par le hublot et je contemplai la mer déserte. Que l’on a en mer de belles impressions ! Comme cet air vierge exalte l’esprit !

La Méditerranée était d’un bleu obscur, nourri d’azur et de ténèbres, et remuait, comme un métal en fusion, toute épaisse et toute bouillante, le long des flancs lisses et hauts du bateau clair. Rien ne saurait être plus beau que la couleur de cette mer, à l’aube diffuse, et que cette muraille en marche dans les eaux…


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