[BULLETIN DE CENSURE] : Index français, ouvrages contraires à la religion et aux mœurs [Sélection de critiques] (1844-1848).

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INDEX FRANÇAIS
OUVRAGES CONTRAIRES A LA RELIGION OU AUX MŒURS
[Sélection de critiques, 1844-......]

Bulletin de censure, mai 1844

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MAI 1844. 2e Année, n°1.

36. CÉCILE, par M. Alexandre Dumas, 2 vol. in-8°.

Une scène de boudoir assez légère sert comme de prologue à ce roman. Le prince Eugène se trouve chez une des premières actrices de l'époque ; une jeune fille, le visage tout voilé de larmes, vient présenter à la reine du jour une magnifique robe au plumetis, un vrai travail de fée. Il lui en faut 3,000 f. qui lui sont aussitôt comptés par Eugène. La douleur et la joie de la jeune fille, ses manières distinguées, contrastant avec l'étrangeté de sa démarche, intéressent le prince qui l'interroge : cette jeune fille s'appelait Cécile, cette robe était sa robe de noces, voilà tout ce qu'il sut.

L'auteur alors se charge d'instruire son lecteur. Cécile appartenait à une des premières familles, victimes comme tant d'autres, de l'émigration, au jour de la terreur. Partie enfant, elle rentre en France, jeune fille, avec un amour au coeur, mais elle n'a plus de mère. Bientôt Henry de Sennones, son fiancé, s'embarque pour réaliser aux îles une fortune, mais il est emporté par la fièvre jaune, comme il revenait riche et tout à ses rêves de bonheur. Sur ces entrefaites, meurt le dernier appui de Cécile, sa grand'mère, et ce fut sous le coup de ces deux douleurs que la jeune fille se séparait, comme ou l'a vu, de sa robe de noces, qui lui avait coûté deux ans de travail.

Quelques semaines après, le navire qui avait porté Henry retournait à la Guadeloupe, emportant Cécile qui se réunissait bientôt à celui qu'elle avait aimé, dans le grand sépulcre commun de ceux qui ne doivent plus revoir la terre ; elle s'était jetée à la mer où l'on avait précipité le cadavre de Henry.

On voit que la plume de M. Alexandre Dumas est toujours fidèle à elle même. Cécile est de la passion à la manière d'Antony, d'autant plus dangereuse qu'elle est traitée avec le talent de style qui distingue si tristement le plus noir de nos dramaturges..

38. LE CORBEAU SANGLANT ou l'avenir dévoilé, par Mme Clément. 1 vol. in-32. — chez l'Auteur, rue de Tournon, 5.

Voici une prophétesse inconnue qui se dit succéder en ligne directe à Mlle Lenorrnand, la fameuse Sybille du XIXe' siècle, et pour le prouver, elle occupe sa maison. Cet argument ne vaut guère mieux que ceux fournis par son livre. Nous vivons à une époque trop éclairée, Dieu merci, pour croire aux tireuses de cartes et aux faiseuses d'horoscopes. Si encore dans le livre de Me Clément il y avait des aperçus ingénieux et de l'esprit, quelque document phrénologique ou physiologique, neuf et curieux ; mais point : C'est tout simplement un ramassis vulgaire de la science appelée Hermétique , qui n'est pas une science, mais une rêverie entretenant la superstition parmi les masses : l'auteur y donne en abrégé l'explication du jeu Egyptien, ou des Tarots, explication qui n'explique rien. Il y est question des douze Maisons des Planètes, puis on tire des inductions plus ou moins absurdes sur la naissance humaine, dans tel ou tel mois, puis on juge du caractère et de l'avenir sur la conformation des épaules, de la poitrine, des jambes, etc. C'est ridicule et peu dangereux pour les personnes lettrées ; mais il est bon d'avertir les foules crédules sur l'inanité de pareilles oeuvres.

JUIN-JUILLET 1844. 2e Année, n°2 & 3.

64. AMAURY, par Alexandre Dumas, 4 vol. in-8°.

Voici un roman moins ténébreux et moins chargé de scènes de mélodrame que la plupart de ceux de l'auteur. M. Alexandre Dumas s'est fait cette fois, par instants, le peintre des scènes plus vraies et plus attachantes de la famille, et il y a porté son talent ordinaire, talent que nous ne contesterons jamais, mais qui double le danger de ses ouvrages toujours magiquement colorés des plus vives images de la passion.

Dans Amaury se trouvent mis en regard l'amour dont on meurt et l'amour dont on ne meurt pas ; le désespoir d'un père qui, après avoir perdu sa fille chérie, voit la mort venir à lui, et en compte les approches avec ce calme froid d'une douleur incurable, et l'exaltation fiévreuse et passagère d'un amant qui veut se venger par le suicide de la perte de sa fiancée ; à un an de distance, le jeune homme, marchant à l'autel avec un nouvel amour au coeur, trouvait la vie une bonne et douce chose, et le père, atteint mortellement, succombait enfin pour aller rejoindre au tombeau l'enfant qu'il pleurait.

Nous ne cesserons jamais de nous élever contre ces peintures faites à plaisir des orages et des misères du coeur, quel qu'en soit le mérite, car c'est avec ces sortes d'ouvrages que l'on fait des coeurs vieux à vingt ans, des intelligences blasées qui vont se reposer dans un dégradant scepticisme sans avoir connu la foi, et sans avoir essayé l'espérance.

65. LE BORD DE L'EAU, par M. Alphonse Brot, 2 vol. in-8.

Le bord de l'eau n'est qu'un recueil de fantaisies assez décolletées, rêvées par l'auteur, s'il faut l'en croire, dans l'un des plus pittoresques environs de Paris. La première nouvelle appartient au siècle de Louis XV, elle est digne de son époque. Les Deux font le Père ne ment pas à son titre, obscène production [c]ent[r]ée [?] sur les tristes souvenirs de la Régence. Marguerite de Lusignan est une assez mauvaise histoire vénitienne du même style ; enfin, l'Homme aux Cheveux blancs termine noblement cet ouvrage, aussi pauvre sous le rapport de la forme que la pensée en est sale et repoussante.

66. LA COMTESSE ALVINZI, par M. le marquis de Foudras, 2 vol. in-8.

La comtesse Alvinzi est une milanaise qui se joue avec l'amour parce qu'elle croit son coeur invulnérable, qui s'applique sans scrupule à inspirer, à encourager même des sentiments qu'elle ne partage pas, et qui, matérialisant le devoir, estime intacte la vertu de la femme quand elle n'a pas franchi la limite dernière qui la sépare du déshonneur. L'auteur a essayé de flétrir, comme elle le mérite, cette coquetterie dédaigneusement égoïste qui se retranche dans l'orgueil de sa force, et qui, plus criminelle peut-être que la légèreté qui s'oublie, fait des ruines bien plus profondes, et souvent irréparables. A ce point de vue, nous sympathisons avec la pensée de M. de Foudras ; mais nous croyons qu'il aurait pu la développer plus noblement, sous un autre jour et dans d'autres conditions. La comtesse Alvinzi, mariée à un homme auquel elle rend sa liberté pour avoir le droit d'user de la sienne, n'est pas d'une haute moralité. Nous ajouterons que ce mari débonnaire et facile, est un caractère faux, qui accuse chez M. le marquis de Foudras une ignorance ou des préventions aussi communes que peu fondées à l'égard des moeurs italiennes, qui sur ce point, dans la classe élevée et dans la moyenne, sont aussi exigeantes que les nôtres. Le style de ce roman est brillant, correct et d'une élégance toujours soutenue, mais chargé de trop de longueurs.

Comment M. de Foudras, avec la solidité de ses principes religieux et moraux, et avec la pureté de son goût littéraire, peut-il se faire le très haut admirateur d'un livre comme les Mystères de Paris ? et comment a-t-il pu appeler cet ouvrage un examen critique du Code civil ?

La Comtesse Alvinzi ne doit être lue que par les esprits faits qui n'ont plus rien à apprendre, et dont les opinions formées, les impressions arrêtées se trouvent au-dessus, par cela même, des influences fâcheuses, et à l'abri des tableaux dangereux.

67. LA FAMILLE GOGO par Paul de Kock, 4 vol.

Nous ne saurions donner l'analyse de cet ouvrage, car la littérature est aujourd'hui livrée à un tel industrialisme, que les éditeurs achètent et font imprimer, la plupart du temps, des moitiés de roman dont la conclusion n'est souvent pas encore arrêtée dans l'esprit de l'auteur. Il en est de la Famille Gogo comme de au Jour le Jour de M. Frédéric Soulié, et comme de tant de productions misérables qui sont exploitées par le feuilleton, à tant le chapitre, et par la librairie à tant le volume, au risque de demeurer inachevées, et de se vendre à la livre quelques mois plus tôt.

Il a fallu deux volumes à M. Paul de Kock pour nous faire faire seulement connaissance avec chacun des membres de la famille Gogo, trois frères, fils de cultivateu, dont deux viennent à Paris changer de nom et de fortune ; deux neveux mauvais sujets, une jeune fille, l'enfant du Gogo laboureur, et un jeune peintre vertueux, qui ne l'a pas toujoure été. Style de pacotille ou de mauvais lieux, cynisme de pensée et jeux de mots repoussants, triste parodie des devoirs et des joies intimes de la famille, voilà l'exposition du nouveau roman de M. Paul de Kock. Nos lecteurs nous dispenseront de demander le reste à l'auteur, qui promet quatre volumes de cette morale-là, morale qui d'ailleurs, on le sait, fut toujours celle de sa plume.

68. GEORGES, par Alexandre Dumas, 3 vol. in-8.

Cet ouvrage est impie, comme prerque tous ceux de M. Alex. Dumas. C'est la déification de la force et de l'intelligence humaines, grandies jusqu'à leur plus haute puissance, c'est la négation de Dieu par l'orgueil humain. Qu'y a-t-il de plus caressant pour nous autres, fils du péché, s'écrie l'auteur, que l'idée de renouveler cette lutte de Satan avec Dieu, des Titans avec Jupiter ? Dans cette lutte, on le sait bien, Satan a été foudroyé, et Encelade enseveli, mais Encelade enseveli remue une montagne toutes les fois qu'il se retourne. — Satan foudroyé est devenu roi des enfers. Voilà la morale de M. Alexandre Dumas.

Georges, le héros de ce livre, est une dé ces natures comme il n'en existe que dans les romans, comme, dans son orgueil, le premier homme rêvait celle que lui promettait le tentateur. Parti maladif et enfant de l'Ile-de-France, sa patrie, tombée au pouvoir des Anglais, il y rentre quatorze ans plus tard l'ami et le compagnon de voyage de lord Williams Murrey, ancien capitaine de frégate, nouveau gouverneur de l'île. Mais ce n'est pas une fortune qu'il vient chercher près de son vieux père, riche propriétaire de la colonie. Georges est mulâtre, il n'a pas oublié que les hommes de couleur ne sont que des parias voués au mépris des blancs, et il n'a voulu acquérir tous les genres de mérite et de courage que pour lutter contre un préjugé qui avait froissé son amour-propre d'enfant, et qui révoltait aujourd'hui sa dignité d'homme. Bientôt l'occasion s'offre à lui de donner cours à la haine profonde qui couve dans son coeur, et il accepte le commandement d'une révolte qui doit livrer l'île à 10,000 nègres affranchis. Victime d'une trahison , prisonnier, blessé, fugitif et tombé au pouvoir de la garnison, il marche déjà à la mort, quand deux hommes s'élancent à la tète de huit marins, l'enlèvent et le transportent sur un bâtiment corsaire, mouillé sur la côte. Devenu chef de pirates, Georges fait une guerre heureuse et acharnée aux Anglais.

Nous avons dit notre pensée sur l'esprit de ce livre, c'est l'athéisme de l'orgueil , la glorification du moi humain ; du reste il faut rendre justice à l'auteur, c'est un de ses meilleurs ouvrages sous le rapport du style et de l'enchaînement des faits.

69. NOTRE-DAME DE PARIS, par M. Victor Hugo, édition illustrée.

L'illustration qui, depuis bientôt dix ans, promène son burin sur toutes les pages bonnes ou mauvaises de notre littérature, semblait en avoir oublié une, chef-oeuvre de style et de boue, et c'était vraiment dommage, car les dégoûtantes orgies de la Cour des miracles, la figure éhontée du seigneur Trouillefou, et le cynisme hideusement impie de Claude Frollo, méritaient bien cet honneur, et notre siècle, il faut en convenir, était bien digne de le lui rendre. Or, cet honneur vient enfin de lui être décerné, et nous offre naturellement l'occasion de dire un mot de cette oeuvre trop fameuse.

Notre-Dame-de-Paris est une oeuvre jugée depuis longtemps, et l'auteur s'est jugé lui-même en prenant pour devise ce mot impie, fatalité, inscrit au frontispice de son livre, et en prétendant personnifier le clergé du moyen-âge dans la figure cynique de Claude Frollo, ce savant austère, ce prêtre rigide, qui tombe bientôt, au souffle d'une passion brutale, plus bas que ce qu'il y a de plus criminel et de plus vil, qui hurle tous les blasphèmes, qui joue avec toutes les infamies, qui brave tous les châtimens d'en haut, et qui meurt comme une bête sauvage, chargeant de ses imprécations le ciel qu'il blasphème, et la terre qu'il épouvante.

Rome a jeté son interdit sur cette oeuvre monstrueuse où M. Victor Hugo ne décrit que les turpitudes du siècle qu'il veut peindre ; mais pareille création n'a rien qui étonne ; Lucrèce Borgia promettait à la religion une guerre avec la fange des rues et la boue des passions pour instrumens d'attaque, Notre-Dame de Paris a tenu parole, et c'est pour cela que nous avons prêté notre burin, nous aussi, à l'illustration qui se fait de Notre-Dame de Paris.

70. LE PIGEON NOIR, par Hippolyte Bonnelier, 2 vol. in-8.

M. Hyppolyte Bonnetier croit au pigeon noir, à ce paria du colombier condamné à subir l'ostracisme et l'abandon, qui ignore les douceurs du nid, et finit toujours misérablement sous les coups de ses frères.

Marie Gréan, l'héroïne de l'auteur, caractère romanesque, nature ardente et bizarre, orpheline dès l'enfance, est le pigeon noir du reste de sa famille, que fatigue une gênante tutelle, et qui la pousse hors du nid pour la jeter aux bras d'un inconnu, le grossier seigneur Yves-Charles Kermage, lequel n'a quitté, un beau matin, son vieux château et ses briqueteries délabrées, que pour aller chercher à Paris une femme dont la dot puisse soutenir ses spéculations aux abois ; or, cette femme, c'est Marie Gréan, la jeune fille dont nous parlons, à qui sir Charles a fait croire qu'il possédait, outre les agréments de son physique, 25,000 francs de rentes, garantis par un honnête agent matrimonial.

Marie Gréan épouse donc le seigneur de Kermage, à qui elle apporte 100,000 francs de dot, et dont la fortune lui apparaît bientôt sous un tout autre aspect que celui qu'il lui avait présenté.

Bref, pour arriver à la conclusion, elle administre à M. Kermage force verres d'eau, soi-disant sucrée, dont le résultat prévu est la mort du pauvre mari.C'est, comme on le voit, la pâle copie du drame de Marie Capelle.

Immoralité, impiété, cynisme, tout se rencontre dans ce livre, excepté du style et une pensée qui ne soit pas ramassée dans la boue du coeur ou du ruisseau.
 
AOUT-SEPTEMBRE 1844. 2e année, n°4 & 5.

168. LA REINE DES GRISETTES, par M. Henri de Rock, 2 vol. in-8.

Le titre de ce livre porte en lui-même son préservatif ; ce sont des scènes de moeurs fort peu édifiantes, et tout-à-fait dignes de la plume et des habitudes de M. de Rock, et aussi tristement habillées quant au style, que dégoûtantes et ennuyeuses pour le fonds.

169. LES MYSTÈRES DE LONDRES, par sir Francis Trolopp.

Ce n'était pas assez des Mystères de Paris, des Départements et de la Banlieue, il nous fallait bien les Mystères de l'Étranger, et naturellement encore c'était à l'Angleterre que nous devions demander ce nouveau genre d'émotions à la mode.

Les Mystères de Londres sont comme les Mystères de Paris, un roman étrange. De même que dans ceux-ci gravitent toutes les misères et toutes les turpitudes autour de la noble figure de Rodolphe, de même dans ceux-là, c'est un amour pur qui surnage au milieu d'un élément de honte et de boue.

La donnée du livre est catholique ; c'est une haine profonde et formidable qui fait d'un Irlandais devenu Grand d'Espagne et ambassadeur de ce royaume à Londres, un ennemi dont la puissance, gigantesque comme sa haine, soulève toute l'Europe contre la protestante Angleterre, et précipite cette nation de marchands et de missionnaires au bord de l'abîme, à deux doigts de sa perte.

Rien de plus vigoureux que ce caractère, et de plus dramatique que l'action qui pivote autour de lui, tour-à-tour sombre et comique, sanglante et attendrissante, douce et terrible, drame hideux et palpitant qui réunit tous les genres d'intérêt, et où la curiosité toujours haletante n'a pas le temps de se reposer dans cet enchaînement d'événements bizarres et dramatiques qui semblent naître fatalement les uns des autres.

Nous avons parlé de la donnée générale de cet ouvrage ; une chose en effet, nous a frappés, c'est que lorsqu'à travers toutes ces misères habilement retracées, l'auteur rencontre l'idée religieuse, il s'arrête, se découvre, et semblable au brigand de la Calabre agenouillé devant la madone, il se prosterne devant toute pensée pieuse, que son imagination personnifie tout aussitôt, et place dans son livre comme un ange au milieu des démons, des démons qu'un sentiment invincible du vrai lui fait trouver dans les enfants de Luther et de Calvin, ces fauteurs maudits de la grande perturbation sociale, appelée le protestantisme. C'est qu'aussi, il faut le dire, l'auteur n'est pas si Anglais qu'on croit, et sous le pseudonyme de sir Francis Trolopp, se cache un de nos meilleurs écrivains, que nous avons recommandé plusieurs fois à nos lecteurs, et dont cet ouvrage, qui mérite d'ailleurs d'être sévèrement censuré pour les écarts immoraux qu'il renferme, n'est qu'une capricieuse et brillante excentricité.

Les Mystères de Londres, qui se publient depuis longtemps dans le Courrier Français, ont eu un succès qui ne peut être comparé qu'à celui des Mystères de Paris, et n'ont pas causé moins de sensation en Angleterre qu'en France.

170. LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS, par Vidocq, 4 vol. parus, in-8. (1re et 2e séries).

Le scandaleux succès des Mystères de Paris de M. Eugène Sue empêchait M. Vidocq de dormir ; il a voulu, lui aussi, faire son gros livre de révélations immorales sur les bandits et les coupeurs de bourses de toutes sortes qui pullulent dans la société parisienne, à tous ses étages, depuis les cabarets immondes des rues Planche-Mibray et de la Vannerie jusqu'aux salons d'élite du faubourg Saint-Honoré et aux tapis-francs des quartiers Bréda et de la Chaussée-d'Antin ; il a parcouru audacieusement, et d'après des données historiques, assure-t-il, et nous devons bien l'en croire un peu, car il est le plus compétent de Paris dans la matière,— toute l'échelle des filous, des escrocs et des assassins, depuis les voleurs en grand, de la haute-pègre, qui habitent, dans les deux nobles faubourgs, des appartements luxueux et coquets, aux riches tentures, aux rideaux avec crépines d'argent, aux meubles de palissandre, etc., etc., jusqu'aux petits voleurs, les Pégriots et les Blavinistes, qui ne sauraient être admis aux Tapis-Francs de la Grande Bohême, parmi les lions en bottes vernies et en gants jaunes du vol et de l'assassinat. Ici l'argot est en honneur et forme une langue complète, étudiée sur les modèles. Et ce pauvre M. Eugène Sue, qui avait çà et là hasardé dans son volumineux rabâchage quelques expressions souvent tronquées ou fausses de ce dictionnaire de nouvelle espèce, est décidément battu et tué sur place. Vidocq est le roi de l'argot, et MM. Sue et Balzac ont beau- faire, ils ne lui vont pas tous les deux à la cheville.
 
Les gouvernements qui laissent circuler librement de pareils ouvrages épuisent dans sa source la vie morale des peuples, et méritent de voir se soulever contre eux les vents de la tempête auxquels ils laissent une si coupable liberté.

202. LE COMTE BE GUICHE, par Mme Sophie Gay.

Cet ouvrage, qui vient d'ètre publié en feuilletons dans la Presse, n'est qu'une véritable charge, une longue exagération des vices, des ridicules et des galanteries du siècle de Louis XIV. Une pareille pastiche aurait été mieux placée à la fin du règne de Louis XV. On y voit un Guiche égoïste, buveur, coureur d'orgies, un Guiche qui joue ses maîtresses, les dames de la cour, sur les caprices d'un dé ; un Guiche qui se moque de Louis-le-Grand, en lui soufflant ses bonnes amies..... Cela fait pitié. Pendant la moitié du roman, on voit le comte, jeune et brillant rival du glorieux monarque, lutter avec lui de galanterie et de magnificence, et éclipser même la majesté royale. Il ose aimer et poursuivre Mme Henriette d'Angleterre, que le  roi aime, et il est écouté seulement lorsque Mlle de la Vallière s'empare seule du coeur royal. Tout le roman ne roule plus dès lors que sur cette intrigue entre Madame et le comte, qui, après une foule d'aventures contradictoires, et plus ou moins invraisemblables, meurt en Hollande d'une maladie de regrets et de langueur.

Le style de ce roman est, comme dans tous les ouvrages de Mme Gay, assez élégant, mais froid, prétentieux, et visant à l'effet. Ces deux derniers défauts sont poussés à un tel point chez Mme Gay, que nous n'avons jamais pu lire un seul de ses ouvrages sans le jeter vingt fois de côté.

203. LE DIABLE A PARIS, un vol. complet, 24 livraisons illustrées par MM. Gavarni, François, Nanteuil, etc., texte par les sommités littéraires. 30 c. la livraison. Chez Hetzel, éditeur, rue Richelieu, 98.

Cette publication n'est qu'une pastiche des Français peints par eux-mêmes, de Curmer. On y retrouve, au bas de chaque article, tous les noms de la littérature brillante et frivole de Paris : MM. Georges Sand, Léon Gozlan, Théophile Gautier, etc., etc. Le livre n'en est certes pas meilleur. Il manque complètement d'unité, justement en raison de ces collaborateurs nombreux, dont la plupart ne prennent la plume qu'après avoir réglé avec l'éditeur le prix exorbitant des lignes qui composent leur travail. Le titre de cette publication n'a aucun sens applicable à cet ouvrage collectif. En effet, on a eu en vue d'y peindre, en général, les moeurs et les habitudes excentriques et dépravées du populaire parisien, et de là résultent des tableaux, vrais peut-être, mais d'une repoussante immoralité. M. Léon Gozian, avec tout son esprit pailleté et à facettes, ne peut nous faire oublier la corruption raffinée qui existe dans sa nouvelle intitulée : Ce que c'est qu'une Parisienne. La parisienne, ou plutôt celle qu'il a imaginée, est un scandale vivant, où les femmes de Paris sont calomniées en masse. Mme Dudevant ( Georges Sand ), s'est apitoyée, au courant de sa plume, sur la grande ville qui n'adopte pas ses théories humanitaires et ses utopies sociales, empruntées à Fourier, à Pierre Leroux et à tous les rêveurs modernes. Ce livre, en résumé, n'est qu'une oeuvre de librairie mercantile, qui ne comporte pas une seule leçon utile, et dont la lecture ne peut que souiller l'esprit et blesser la saine morale.

204. MÉMOIRES D'UN ANGE, par Emmanuel Gonzalès, tomes 1 et 2, in-8.

M. Emmanuel Gonzalès a mis à la tête de son roman, une longue préface, dans laquelle il présente le tableau piteux du sort fait aux femmes par les lois qui régissent la société moderne, et réclame un peu d'égalité entre les droits individuels de l'homme et de la femme ; mais comme sa plaidoirie ne précise pas la nature de ces droits, et que ses accusations ne portent que sur des faits exceptionnels, l'on ne peut guère savoir à quelle conclusion il prétend arriver, car il s'est bien gardé de la préciser. Au reste, malgré la banalité d'un sujet que le Journal de la Femme libre avait exploité en tout sens, bien avant M. Gonzalès, cette introduction est encore la partie la plus raisonnable de l'ouvrage.

Il en est de l'Ange de M. Gonzalès, à peu près comme des Vierges de M. Esquiros. Ce nom, qui d'ordinaire, est la plus haute expression de tout ce qu'il y a de plus pur, de plus immaculé, il l'a donné à une femme qui, après être tombée de faute en faute, écrit, pour le fils qu'elle a eu d'une union illégitime, des Mémoires où les circonstances de sa chute, loin d'être dissimulées, sont racontées dans les détails les plus intimes, et avec une sorte de complaisance.

Ajoutez à cela que l'auteur a constamment exalté les vertus et la douceur des démagogues de 1792 et 1793, et présenté les défenseurs de la royauté à cette époque, comme des hommes dénaturés, perdus de moeurs. Cela fait honneur au jugement et à la justice distributive de M. Gonzalès.

Quant au style des Mémoires d'un Ange, quelques pages sont écrites avec verve, mais en général l'auteur abuse singulièrement du style allégorique. On rencontre à chaque instant des phrases comme celle-ci : La Poésie l'avait forcé de boire la lie de la coupe que lui tendait la Vanité, et la Vanité enivra son esprit des aspirations de la Cupidité... Faire sortir la langue du fourreau... etc. Quel galimatias ! Si M. Gonzalès avait voulu rédiger un modèle de style ridicule, il n'eût certes pas trouvé mieux.

OCTOBRE 1844. 2e année, n°6.

246. CLÉMENCE, par A. Arnaud. 2 vol. in-8°.

Une jeune femme qui se fait carbonara, parce que l'homme qu'elle aime est carbonaro ; qui se voue à la calomnie pour sauver ses jours, expose sa vie pour protéger la sienne, et meurt de consomption et de douleur, sacrifiée froidement par la raison de cet homme qui croit se devoir à l'ombre jalouse d'une malheureuse qui a terminé par le suicide une union coupable, telle est la triste fable de ce roman.

Plus sobre d'incidents misérables que ces sortes de productions, nous le croyons cependant plus dangereux. Les erreurs de l'esprit, et les illusions coupables du coeur y reçoivent une glorification qui entoure d'un dangereux intérêt des caractères excentriques, et que la morale, aussi bien que la religion, ne sauraient avouer. Clémence est un livre assez bien écrit, dont le poison est d'autant plus sûr qu'il se laisse moins deviner ; il renferme d'ailleurs des descriptions et des images qui doivent en interdire la lecture à la jeunesse.

248. FERNANDE, par M. Alexandre Dumas. Paris, Dumont, 3 vol. in-8°.

Fernande est la fille d'un marquis Breton, qui mourut en 1823, pendant la campagne d'Espagne, dans laquelle il servait en qualité de général. Laissée sans fortune, la jeune enfant fut élevée par les soins d'un ami de son père, reçut l'éducation la plus brillante, et inspira bientôt une vive passion à son protecteur qui, pouvant l'épouser, préféra la déshonorer. Toutefois, il répara en quelque sorte ses torts en instituant, au lit de mort, Fernande son héritière. Devenue ainsi maîtresse d'elle-même, et n'ayant d'ailleurs aucun appui dans le monde, elle s'égara dans le tourbillon des plaisirs, et devint la femme à la mode sous le nom de Fernande.

Nous ne suivrons pas cette courtisane (c'est le titre que M. Dumas lui donne lui-même à travers sa vie excentrique). Nous nous bornerons à remarquer que de tous les personnages, mis en scène, tous de la condition la plus élevée, Fernande est celle qui, malgré ses désordres, montre le plus de raison, de grandeur d'âme et de dévouement : c'est une des manies des romanciers contemporains de supposer les plus nobles, les plus brillantes qualités aux individus qui, par leur position, semblent devoir en être le plus éloignés.

Non contente de renoncer à un homme qu'elle aime, Fernande le ramène dans le sentier de la vertu ; puis va s'ensevelir pour toujours dans un château de province. Ce dénouement est fort édifiant sans doute, mais malheureusement on y arrive qu'à travers l'inceste, l'adultère, et des peintures de moeurs qui appartiennent, non à notre époque, mais aux années les plus scandaleuses du siècle dernier. Quoique M. Dumas excelle dans l'art de rendre par des mots chastes des images qui ne le sont point, le ton avec lequel il les raconte ne laisse pas deviner s'il s'y complaît ou s'il les blâme, en sorte que certains lecteurs ne peuvent qu'en éprouver de dangereuses impressions.

250. LES GROTESQUES, par M. Théophile Gautier. Paris, 2 vol. in-8.       
 
Si ce titre est propre à piquer la curiosité, il ne saurait, fût-on doué d'une perspicacité prodigieuse, donner la moindre idée de l'ouvrage. L'on s'attend en effet, à trouver derrière un tel frontispice, toute autre chose qu'un livre d'érudition.

Les Grotesques sont dix de nos vieux écrivains : François Villon, Scalion de Virblumeau, Théophile de Viau, Pierre de Saint-Louis, Saint-Amant, Cyrano de Bergerac, Colletet, Chapelain, Georges de Scudéry et Paul Scarron. Comme on le voit, l'auteur a choisi, pour ses études biographiques et littéraires, parmi nos poètes les plus mauvais, les plus décriés, ou les plus mal famés. Nous ne lui en ferions pas un crime s'il ne cherchait à réhabiliter en quelque sorte la mémoire de Villon et de Théophile. Après les témoignages de haute admiration qu'il prodigue à ceux-ci, nous avons droit de nous étonner qu'il n'ait pas hésité à les confondre avec les autres, dans la qualification d'une épithète fort peu flatteuse. Il y a là une contradiction qui déprécie déjà un peu les oracles du critique.

Ce n'est certes pas l'esprit qui manque à M. Théophile Gautier, mais à force de vouloir en mettre en tout et partout, il tombe dans le paradoxe et l'afféterie. Ses jugements sont empreints d'un persifflage continuel, et choquent souvent non moins le bon goût que la raison. Ainsi, il ne respecte pas plus la royauté que les classiques ; à ses yeux, Boileau n'est qu'un pédant, et Louis XIII un roi bigot. Par contre-coup, il réserve tout son respect pour Villon et Théophile. C'est avec une sorte de complaisance qu'il raconte leurs prouesses en tout genre, et qu'il commente leurs vers, miroir fidèle de la moralité bien connue des auteurs.

Les Grotesques ne peuvent donc être lus que par des personnes d'un âge mûr et d'une solide instruction.

NOVEMBRE - DECEMBRE 1844. 2e année, n°7 & 8.

299. LA JUIVE ERRANTE (sans nom d'auteur.) Paris, 2 vol. in-8.

En attendant que nous puissions nous occuper des sales turpitudes que M. Eugène Sue étale par ordre dans le Constitutionnel, sous le titre de Juif Errant, voici la Juive Errante, autre création dont le cynisme ne le cède en rien à celui de son aîné et de son modèle.

Nous ne perdrons pas notre peine à analyser cette ordure, nous dirons que c'est un mélange grossier et nauséabond des moeurs, c'est-à-dire, des vices les plus révoltants. Une cantatrice éhontée, un père qui veut séduire sa fille, des libertins qui luttent entre eux de cynisme et d'immoralité, voilà pour le fond. Quant à la forme, il n'y a ni invention dans la fable, ni originalité dans les peintures, ni connaissances du coeur humain. De plus, le style est monotone, sec, diffus, incorrect et trivial. Malgré la meilleure volonté du monde, il nous a été impossible de trouver, dans le cours de ces deux volumes une page bien écrite, un beau mouvement, une situation dramatique, une pensée neuve, une plaisanterie spirituelle. Enfin, c'est tout ce qu'on peut imaginer de plus plat, de plus ennuyeux et de plus dégoûtant.

Si l'auteur n'a pas mis son nom au frontispice du livre, c'est qu'il a probablement été retenu par un reste de pudeur, et nous ne saurions que l'en féliciter ; mais cette réserve prouve qu'il avait la conscience de l'indignité de son oeuvre, et il n'en est par conséquent que plus coupable. Exploiter la curiosité du public à l'aide d'un titre qui, du reste, n'a pas le moindre rapport avec l'ouvrage, voilà sans doute tout ce que l'auteur s'est proposé. Puissent nos paroles l'empêcher d'atteindre son but !

305. UNE FILLE DU REGENT, par M. Alexandre Dumas. 1 vol. in-8.

Bien que les deux premiers chapitres de ce roman soient consacrés, l'un à l'abbesse de Chelles, l'autre à la duchesse de Berry, ce n'est aucune de ces deux princesses que M. Dumas a prise pour héroïne. Il a été fouiller dans les amours secrètes du régent, et a choisi parmi de nombreux enfants naturels une fille qui, élevée dans l'ignorance de son origine, au fond d'un couvent de Bretagne, trouve cependant le moyen d'avoir des intelligences avec un jeune gentilhomme.

A cette époque, il s'était formé une vaste conjuration tendant à rendre au roi d'Espagne ses droits à la couronne de France, dans la prévision de la mort de Louis XV, encore enfant ; mais comme le succès d'un tel projet devait rencontrer un ennemi naturel dans le régent , quelques conjurés bretons portèrent contre lui un arrêt de mort. Or, celui qui devait l'exécuter était précisément le bien-aimé de le jeune fille.

M. Dumas a, sur cette donnée, brodé le canevas d'une intrigue fort compliquée, où Dubois joue un des principaux rôles avec tout le cynisme et l'astuce qu'on lui connaît. L'intérêt du roman est soutenu par les moyens ordinaires. Ici, comme presque partout, les portes ont des oreilles, les murailles sont transparentes, les gens passent invisibles ; enfin tout s'arrange pour la plus grande commodité du narrateur.

Les moeurs de l'époque et le langage des personnages sont retracés avec trop de fidélité dans le roman de M. Dumas, pour qu'on ne doive pas en interdire sévèrement la lecture.

306. ZAMBALA L'INDIEN, ou Londres à vol d'oiseau, souvenirs d'un aveugle, par M. Jacques Arago. 2 vol. in-8.

Voici encore un roman qui descend en droite ligne des Mystères de Paris et des Mystères de Londres. Le héros de M. Jacques Arago est évidemment de la même famille que ceux de MM. Eugène Sue et Paul Féval.

Prince comme Rodolphe, Zambala voyage comme lui incognito, non à la recherche de sa fille, mais de la femme et de la soeur d'un jeune Anglais, son protégé, qui, après avoir été policeman, a épousé, à Gretna Green, la fille d'un lord, puis s'est trouvé un beau four jeté sur un vaisseau et transporté dans l'Inde. Comme l'Irlandais des Mystères de Londres, il poursuit une grande pensée, celle d'affranchir son pays du joug des Anglais.

Ici encore le lecteur est conduit dans les bouges les plus infâmes,au milieu de prostituées, de voleurs, d'aventuriers de toute espèce ; ici encore il est obligé d'assister aux scènes les plus hideuses, où les meurtres, les incendies, les viols, les blasphèmes, se succèdent sans interruption. S'il fallait en croire M. Jacques Arago, la ville de Londres toute entière ne serait pétrie que de boue ; ce n'est cependant pas ainsi qu'elle doit se montrer à qui la voit à vol d'oiseau.

Si nous voulions faire ressortir tous les points de contact qu'a l'oeuvre de M. Arago avec les romans de ses devanciers, nous n'en finirions pas ; car cette ressemblance apparaît non-seulement dans l'ensemble, mais encore dans une foule de détails. Désirez-vous avoir une idée de l'indien Zambala. Imaginez-vous un homme, carré par la base, aigu par la cime, et d'une force à arrêter une voiture lancée de toute sa vitesse. Ne reconnaissez-vous pas à ce trait les muscles d'acier de monsieur Rodolphe ?

Après tout ce que nous avons dit de ce livre, chacun en comprendra tout le danger et l'immoralité, quoique l'auteur ait pris à tâche de flétrir successivement les travers ou les vices qu'offre l'Angleterre, dans ses moeurs, sa législation et sa politique

JANVIER 1845. 3e année, n°1.

404. LE PÊTRE, LA FEMME, LA FAMILLE, par M. Michelet, 1 vol. in-12.

Ecoutez M. Michelet : LE PRÊTRE est un homme invisible qui siège entre la mère, la femme et la fille, et leur souffle l'esprit de contradiction lorsque le soir, à la table de famille, le fils, l'épouse, le père veut parler des choses du cœur et de la morale. (Pages V et VI, introduction.)
 
LA FEMME est un être faible duquel dépend tout le bonheur domestique, mais que le prêtre isole pour anéantir en elle peu à peu tout sentiment d'amour pour son mari et ses enfants, et la faire servir à d'infâmes desseins.(Deuxième partie, chap. 3)

LA FAMILLE !... mais la famille n'existe plus ; le prêtre y a soufflé le schisme : le mari n'en est plus le chef, c'est le confesseur. (Troisième partie, chap. 2)
 
Voilà sur quelles données le professeur du Collège de France a bâti son nouveau pamphlet. Ces définitions ne suffisent-elles pas encore pour exciter votre pitié, votre dégoût sur de telles idées ? Ouvrez le livre : M. Michelet vous y racontera l'histoire des associations religieuses ; il vous dira l'amour brûlant qui unissait Saint-François de Sales, Fénelon, Bossuet à de saintes femmes ; il ridiculisera, s'il est possible, les pratiques de la religion, il vous montrera les jésuites exploitant la femme et l'enfant, s'assurant des rois et des papes.
 
Rien n'est épargné, pas même la confession, divin soulagement de l'âme, puissante consolation, source de joies intérieures et de tranquillité, pour le cœur. Le sacrement de la pénitence, M. Michelet vous l'assure (et grande est l'autorité de M. Michelet !) n'est plus qu'une arme perfide entre les mains du prêtre, pour détourner la femme de ses devoirs, ou pour pénétrer dans le sanctuaire de la famille et en découvrir les secrets les plus intimes. Bien plus, de confesseur qu'il était, le prêtre se fait directeur, c'est-à-dire, d'après le pamphlétaire, l'ami à qui l'on confie tout, qui influe sur les pensées, l'ami qui vous trahit ensuite, et révèle vos confidences à d'autres directeurs. Ceux-ci se réunissent pour échanger leurs renseignements, mettre en commun sur une table mille ou deux mille consciences, en combiner les rapports comme les pièces d'un jeu d’échecs, en régler d'avance les mouvements, les intérêts, et se distribuer à eux-mêmes les rôles qu'ils doivent jouer pour mener le tout à leurs fins. (Textuel, pages 203 et 204.)
 
« Pourquoi, dit ailleurs M. Michelet, s'adressant au clergé, pourquoi n'avancez-vous point ?... PARCE QUE VOUS ÊTES IMPIES ; une chose vous manque entre toutes, qui est la religion. »

Veut-on savoir quel est le remède à l'impuissance du clergé ? C’est l'abolition de la confession et du célibat des prêtres.... Cela vous étonne, honnête lecteur ! Et nous aussi ; mais le maitre a parlé, magister dixit, et nous n'avons plus qu'à nous incliner... Oui, l'abolition de la confession et du célibat, voilà le grand mot, voilà le remède !... Il n'est pas nouveau, mais qu'importe ! Il est de l'invention de Luther, et cela suffit à nos modernes réformateurs, qui ne peuvent pas assez ridiculiser et combattre la soumission aveugle et absolue des catholiques au successeur de saint Pierre, au vicaire de J.-C., au pape de Rome, et qui vivent misérablement depuis trois siècles sur les idées et les exemples du pape impudique de la réforme.

Finissons par unirait caractéristique : Ce pauvre M. Michelet à l'esprit tellement troublé par la robe noire, qu'il se croit encore aux beaux jours du libéralisme, où les sots appelaient les vénérables frères de la doctrine chrétienne des ignorantins. .. Oui, les ignorantins, c'est ainsi que les appelle encore, en l'an de progrès 1845, ce savant professeur, à qui la peur de la concurrence que lui font ces ignorants, fait perdre tout esprit et toute dignité !

Pauvres petits philosophes, vous avez beau faire, vous ne ferez pas descendre ces sublimes Ignorantins à votre niveau, encore moins vous élèverez-vous au leur !

405. LE VOILE NOIR, par M. Jules Lacroix. 2 vol. in-8.

Margaret Macpherson, belle et riche héritière, compte parmi ses adorateurs sir Francis Lockland, Gaétan de Mirande, et don Fernand del Castro. C'est le prernierqu'elle préfère et qu'elle épouse. L'Espagnol, furieux, attire son heureux rival dans un guet-à-pens et veut l'assassiner; mais il a affaire à forte partie, et il se trouve lui-même précipité dans la rivière. Jaloux de sa nature, Francis quitte Londres et va habiter un vieux château dont les souterrains aboutissent à la fameuse Caverne du Diable. Ici commence fine série d'aventures plus merveilleuses les unes que les autres. Les murs livrent passage à des fantômes, la fille de sir Francis est enlevée dans son berceau par une main invisible et ensuite remplacée par une autre, tandis que des lettres anonymes adressées à Margaret et à Francis jettent réciproquement dans leur âme, le doute, la jalousie et le désespoir. Tout cela est l'oeuvre de l'Espagnol, qui, ne s'étant pas noyé, vit pour la vengeance. Cet homme, doué d'un pouvoir plus qu'humain, réussit dans tous ses projets infernaux. A force d'or et d'intrigues, il implique Francis dans une terrible accusation, le fait condamner à mort et le sauve ensuite du dernier supplice, mais seulement pour prolonger sa vengeance. Nous n'examinerons pas ici les tortures physiques et morales dont il accable les infortunés époux, et dont il est, sous un voile noir, l'auteur ou le témoin. Cependant, grâce à Gaétan de Mirande, l'Espagnol, découvert dans son repaire, périt sous les éclats d'une mine. Francis et Margaret sont rendus à la liberté et retrouvent l'enfant qu'ils croyaient à jamais perdue.

Ce roman, qui manque à la fois de vraisemblance dans la narration et les caractères, de nouveauté dans la conception, d'originalité dans les détails, de couleur dans le style et les descriptions, offre de plus des tableaux d'une nudité révoltante, et n'est par conséquent pas moins mauvais aux yeux du moraliste qu'à ceux du critique.

AVRIL 1845. 3e année, n°4.

CONDAMNATION du manuel de M. Dupin, du Livre de M. Michelet et du Cours d'Histoire de la Philosophie de M. Cousin, etc., etc. ; par la sacrée Congrégation de l'Index.

Nous croyons que nos lecteurs nous sauront gré de leur donner la traduction du décret suivant :

DÉCRET.
Samedi, 5 avril 1845.

La sacrée Congrégation des éminentissimes et révérendissimes Cardinaux de la sainte Église romaine délégués et préposés par NOTRE TRÈS SAINT PÈRE LE PAPE GRÉGOIRE XVI et par le saint Siège apostolique à l'Index des mauvais livres, avec charge s'étendant à toute la République chrétienne, de les proscrire, de les corriger et d'en permettre la lecture à qui de droit, tenue au Palais apostolique du Vatican, a condamné et condamne, a proscrit et proscrit les ouvrages dont suivent les titres, a ordonné et ordonne de rappeler dans le présent décret ceux d'entre ces ouvrages qui, déjà condamnés et proscrits, sont à l'Index des livres prohibés :

Mes Adieux à Rome, lettre de l'ABBÉ BRUITTE (Édouard), ex-curé de La Chapelle... et maintenant Chrétien non .Romain... En quelque langue que ce soit (quocumque idiomate). — Décret du 5 avril 1845.
Le Pape et l'Évangile, ou Encore des Adieux à Rome, par J.-J. MAURETTE, curé de Serres... prêtre démissionnaire. - Même décret.
L'Église Catholique romaine a-t-elle quelques défauts ? — Lettres d'un Laïque, par MAXIMLIEN WANGENMULLER    (1) — Même décret.
 La Guerre et la Paix, ou l’Hermésianisme et ses Adversaires, par PIERRE PAUL FRANK (2). — Même décret.
Combat critique avec l'Église et l'Etat, par EDGAR BAUER (3). — Même décret.
Manuel du Droit public ecclésiastique français, contenant : les Libertés de l'Église gallicane en 83 articles — avec un commentaire ; la Déclaration du Clergé, de 1682, sur les limites de la puissance ecclésiastique : le Concordat — et sa loi organique, précédés des Rapports de M. Portalis, etc., etc., etc. ; par M. Dupin, procureur-général près la Cour de Cassation. — Même décret du 5 avril 1845.
Du Prêtre, de la Femme, de la Famille ; par J. MICHELET. — Même décret.
Essai théorique et historique sur la génération des connaissances humaines dans ses rapports avec la morale, la politique et la religion, etc..; par GUILLAUME TIBERGHIEN. — Même décret.
Manuel de Philosophie à l’usage des. Élèves qui suivent les cours de l’Université ; par M. C. MALLET. — Même décret.
Abrégé de l'Histoire de la Philosophie de GUILLAUME TENNEMANN (4). — En quelque langue que ce soit (quoeumque idiomate) (5). — Même décret.
Poésies italiennes tirées d'un recueil manuscrit (6). — Même décret.
Cours de l'Histoire de la Philosophie ; par M. V. COUSIN. — Décret du 8 août 1844.

Ainsi, que personne, de quelque rang et condition qu'il puisse être, n'ait l'audace de publier à l'avenir, de lire ou de conserver, en quelque langue que ce soit, les susdits ouvrages condamnés et proscrits, mais qu'il soit tenu de les livrer aux Ordinaires ou aux inquisiteurs de l'hérésie, le tout sous les peines portées à l'Index des livres défendus.
 
Ce décret ayant été soumis par moi, Secrétaire soussigné, A NOTRE TRÈS SAINT PÈRE LE PAPE GRÉGOIRE XVI, SA SAINTETÉ l'a approuvé et en a ordonné la promulgation. En foi de quoi, etc.

Donné à Rome le 7 avril 1845.
         
LE CARDINAL MAI, PRÉFET.
Place + du sceau.

FR. TH. ANTONIN DÉGOLA, DE L'ORDRE DES FR. PP. SECRÉTAIRE DE LA SACRÉE, CONGRÉGATION.
 
Le décret ci-dessus a été publié et affiché, le 10 avril 1845, aux portes de Sainte-Marie-à-la Minerve, de la Basilique du Prince des Apôtres, du Palais du Saint-Office, du Tribunal in Monte-Citorio, et autres lieux accoutumés de Rome, par moi, Louis Pittori, huissier apostolique.

JOSEPH CHÉRUBINI, premier huissier.


JUILLET 1845. 3e année, n°7

818. —  LES AMOURS DE PARIS, par M. Paul Féval. 2 vol., in-8.

Ainsi que le titre de l'ouvrage l'indique, M. Paul Féval a le dessein de peindre, dans le vaste cadre d'une action dramatique, la passion de l'amour sous toutes ses formes, avec les mœurs et les caractères particuliers qu'elle revêt dans une ville aussi grande que Paris. Chacun des principaux personnages doit donc, dans cette œuvre, présenter sous un aspect différent la passion la plus forte du cœur humain, et servir en quelque sorte de type depuis ce que l'amour a de plus chaste et de plus pur jusqu'aux écarts les plus dégradants auxquels il peut tomber. Certes, le sujet est vaste et fécond, mais il est aussi fort délicat, et ce n'est qu'à force de tact et d'honnêteté qu'un écrivain peut le traiter sans salir sa plume et choquer la morale publique. Sous ce rapport, les deux volumes que nous avons sous les yeux sont à peu près irréprochables, bien que l'auteur soit souvent entré dans des détails fort scabreux qu'il semblait impossible de peindre d'une manière présentable. C'est surtout en cela qu'éclatent l'intelligence et le bon goût de M. Paul Féval ; jusqu'ici il a toujours su s'arrêter à temps, et il ne dépasse jamais certaines limites. Lorsqu'il peint le vice et le crime, c'est toujours avec des couleurs qui les rendent odieux, et il relègue adroitement dans le coin obscur du tableau tout ce qui blesserait trop vivement la pudeur. Cependant, malgré la réserve de l'auteur, malgré la décence qu'il s'efforce de conserver dans un sujet qui en est par luimême fort peu susceptible, nous engageons vivement tous nos lecteurs à éloigner le roman de M. Paul Féval des mains des jeunes gens et des personnes d'une imagination vive et ardente.

Bien que le style soit aujourd'hui une chose secondaire en fait de romans, puisqu'on est forcé de les bâcler en fort peu de temps, nous ne laisserons pas que de féliciter M. Paul Féval d'allier l'abondance avec la correction, et surtout d'éviter avec soin ce langage ignoble des bagnes, des carrefours et des estaminets que certains romanciers ont mis en vogue, et que de maladroits imitateurs se plaisent encore à exagérer.

818. — LES DRAMES INCONNUS, par Frédéric Soulié. Tomes I et II.

Ce roman est la continuation des Mémoires du Diable, avec cette différence que l'auteur n'y a pas eu recours, comme dans ceux-ci, au merveilleux et au surnaturel. Le caractère diabolique dont était revêtu le principal personnage des Mémoires les rangeait au nombre des contes fantastiques, et faisait ainsi pardonner en quelque sorte à l'auteur les étranges choses qu'il racontait. M. Frédéric Soulié, fâché sans doute qu'on ne prît pas son livre au sérieux, et qu'on le considérât comme le fruit d'une imagination déréglée et vagabonde, a voulu, dans les Drames inconnus, ne se servir que de moyens naturels, afin que le lecteur fût bien persuadé que l'horrible tableau qu'il trace est réellement l'image fidèle des mœurs de la société actuelle. Après avoir entassé, dans un trop célèbre ouvrage, toutes sortes de crimes et de turpitudes, on pouvait croire que l'auteur avait épuisé son imagination ; mais il n'en est rien, car il a trouvé encore le moyen de renchérir sur son œuvre précédente dans les Drames inconnus, long tissu de désordres de toute espèce, dans lequel il s'est plu à confondre tous les rangs de la société, et à jeter de la boue sur les choses les plus respectées et les plus respectables, le tout avec le style le plus froid, le plus trivial et le plus prétentieux que l'on puisse imaginer.

817. — MÉMOIRES D'UN CONFESSEUR, par Mme Camille Bodin. 2 vol. in-8.

D'après ce titre, on pourrait croire qu'il s'agit dans ces Mémoires d'aveux faits aux pieds du prêtre, dans le sanctuaire de la confession, et qu'on y révèle des faits confiés au secret le plus sacré, le plus inviolable. Heureusement, il n'en est rien. Le prêtre qui est censé parler dans le cours de tout l'ouvrage, ne parle pas d'événements qui seraient venus à sa connaissance comme confesseur ; tout ce qu'il raconte, il l'a appris en dehors du confessionnal, et il peut, par conséquent, le' livrer au public sans être plus indiscret qu'un témoin ordinaire quelconque. Mais, si l'auteur prétendu ne se rend pas coupable d'une révélation sacrilège, il n'en souille pas moins le caractère sacré dont il est revêtu, en racontant les scènes les plus abominables. D'un bout du livre à l'autre, il ne s'agit que de séductions, d'adultères, de duels, de scènes intimes de la plus révoltante immoralité, et si le pauvre prêtre qui se trouve, malgré lui, mêlé à toutes ses horreurs, conserve assez de fermeté pour ne pas faillir matériellement, il ne laisse pas de nourrir dans son cœur une passion criminelle qui lui coûte plusieurs années de tranquillité. Et quelle est la personne qu'il aime ? une femme qui, après avoir été séduite, fuit la maison maternelle, épouse ensuite un lord, et lui est infidèle, laisse mourir sa mère de misère, et finit par empêcher son fils, fruit d'une première faute, d'épouser une jeune fille qu'il a séduite, et qui n'est autre que la nièce du confesseur. Cette rapide et imparfaite analyse suffit sans doute pour faire comprendre toute l'immoralité de ces Mémoires, qui, de plus, ne se distinguent par aucune qualité littéraire.

AOÛT 1845. 3e année, n°8

921.— CAROTIN, par M. Paul de Kock. 4 vol. in-8.

Il est singulier que certains auteurs, avec une idée première très-morale, avec des caractères beaux, grands et dévoués, ne puissent jamais faire que des livres d'une immoralité repoussante, des romans de cuisinières en un mot. Carotin est encore une œuvre qui ressemble à toutes celles que M. Paul de Kock a publiées, et qui sont malheureusement si nombreuses ; d'une donnée gracieuse et convenable, il a fait un assemblage de phrases ordurières, et d'expressions érotiques, qui n'ont pas même le mérite de quelques-unes de leurs devancières, celui de faire sourire quelquefois. Immoralité et absence d'intérêt, voilà donc ce qu'on peut écrire à la tête d'un compte-rendu de cet ouvrage.

922.— HUIT FEMMES, par Mme Desbordes-Valmore. 2 vol. in-8.

Ce livre est sans intérêt ; il est écrit sans vigueur, nous dirons presque sans imagination ; il est donc peu dangereux : cependant il s'y trouve quelques scènes d'amour, dont les détails trop passionnés ne peuvent être mis sous les yeux de la jeunesse. Il faut qu'un libraire compte bien sur le nom d'un auteur pour risquer l'impression d'un pareil ouvrage. Sur les huit anecdotes composant ce recueil , une seule nous a paru bien écrite : c'est une élégie en prose, empreinte d'un caractère mélancolique et touchant, et qui se termine par une triple catastrophe ; c'est un de ces doux rêves, comme on en fait quelquefois, et auxquels on ne peut être arraché brusquement sans une souffrance aiguë. Somme toute, si madame Desbordes-Valmore n'a pas, pour passer à la postérité, d'autres titres que ses Huit Femmes, nous craignons beaucoup qu'elle ne tombe promptement dans les profondeurs de l'oubli; et de plus, elle devra se résigner à se voir mise au ban de toutes les familles honnêtes.

924 —LE MEUNIER D'ANGIBEAU, par Georges Sand. 3 vol. in-8°.

Une jeune femme placée par sa naissance et sa fortune sur un des premiers degrés de  l'échelle sociale, une grande dame, en un mot, comme on dit dans les mélodrames, vient de perdre son mari, le comte de Blanchemont, qui avait follement vécu et misérablement dissipé sa fortune. La jeune veuve est enchantée de ce trépas qui la fait libre ; et, chose singulière, sa joie augmente à mesure qu'elle débrouille les affaires de la succession, et qu'elle s'aperçoit de sa ruine ; cela tient à un petit mystère de coeur que nous allons expliquer : Marcelle de Blanchemont aime depuis longtemps un homme du peuple, un ouvrier, nommé Henri Lémor : or, ce farouche plébéien, lorsque la jeune veuve est venue lui offrir sa main, lui a répondu assez brutalement qu'il ne voulait pas d'elle, parce qu'elle était riche, et que son argent provenait des souffrances du pauvre, que ses ancêtres, les nobles, avaient pressurés. Loin d'être irritée, Marcelle admire son Henri ; elle le déifie dans son coeur, et appelle la misère de tous ses voeux ! Pourtant, Marcelle a un fils : bah ! raison de plus, elle le plaint, le malheureux, de ne pas avoir nom Jacques ou Jean tout court ; son sort serait bien plus digne d'envie, elle en ferait un maçon ou un cordonnier. Voilà une carrière pour un jeune homme, voilà un avenir !

Afin de le rapprocher le plus possible de cette brillante position sociale que son coeur maternel rêve pour lui ; Marcelle part avec son enfant pour la terre de Blanchemont, située dans la Vallée-Noire, sur les confins du Berry. Là, elle s'aperçoit que ses souhaits sont loin près d'être accomplis ; le sieur Bricolin, son fermier, est un voleur, qui, dit-il, a prêté des sommes considérables à feu M. de Blanchemont. Il a envie d'acquérir la terre, et il offre d'en donner deux cent cinquante mille francs, et une quittance générale de toutes les dettes. Marcelle brûle d'accepter : pour un rien, elle en ferait même cadeau à M. Bricolin, afin de se rapprocher davantage du beau Lémor ; mais, par malheur, en arrivant dans le pays, elle a fait connaissance avec le meunier d'Angibeau, le grand Louis ; or, ce grand Louis est un paysan comme il n'y en a guère. Bien qu'il ait une passion pour Rose, la fille de M. Bricolin, et qu'il ne puisse songer à l'épouser parce qu'il est trop pauvre, il méprise l'argent, et au risque de se faire un en nemi du père de sa belle, il se range franchement du parti de madame de Blanchemont, et il l'empêche de conclure le Marché proposé par le Bricolin.

Ce Bricolin a une fille aînée qui est devenue folle par suite d'une inclination contrariée ; Rose, en fille d'esprit, s'aperçoit de l'espèce de remords, ou du moins de regret qui vient parfois agiter ses parents, au souvenir du malheur que leur ambition a causé, elle en profite pour avoir des attaques de nerfs, et déclarer nettement qu'elle deviendra folle à son tour, si on ne lui laisse épouser le grand Louis. Marcelle saisit avidement ce prétexte pour terminer avec M. Bricolin, à la condition qu'il donnera son consentement au mariage de sa fille ; l'acte est fait et signé, et Marcelle reçoit les deux cent cinquante mille francs. Elle voudrait encore être débarrassée de cette misérable somme, mais elle ne sait comment faire; enfin le Ciel a écouté sa prière: la nuit même du jour où l'acte de vente a été signé, la folle s'échappe et met le feu partout dans la ferme. Marcelle sauve son fils, Rose, des meubles, du linge, enfin tout ce qu'elle peut ; mais elle se garde bien de songer au portefeuille renfermant les deux cent cinquante mille francs; pas si simple 1 elle le laisse au contraire brûler bien tranquillement.

Cependant, quand la première stupeur est passée, le Bricolin a une frayeur terrible que l'acte ayant été anéanti, madame de Blanchemont ne revienne sur le marché ; mais celle-ci le rassure, elle serait plus fâchée que lui, si elle rentrait dans sa propriété. Nous avions oublié de dire qu'Henri avait suivi Marcelle dans la Vallée-Noire ; il s'était fait garçon demoulin. Le brun, le pâle et mélancolique Lémor portait des sacs de farine : bref, quelques mois après l'incendie de la ferme, le double mariage de Rose et de Marcelle fut célébré au grand contentement de tous : les uns, parce qu'ils étaient moins pauvres qu'ils ne l'avaient craint d'abord ; les autres, parce qu'il ne leur restait pas même de quoi vivre.

Ce livre est le complément d'une série d'ouvrages du même auteur, tels que Jacques le fataliste, le Compagnon du tour de France, Jeanne, etc. ; ce sont des œuvres d'une immoralité profonde, sapant tout ce qu'il y a de saint et de sacré dans le monde, tout ce que nous avons été habitués à respecter depuis notre enfance ; en un mot, c'est un livre qu'on ne peut lire sans dégoût, et dont l'excentricité est telle qu'on peut dire que le danger en est diminué par cela même.

Nous ne saurions nous expliquer pourquoi l'auteur s'obstine à écrire des œuvres que peu de personnes oseraient signer, et qu'un bien petit nombre avouera même avoir lues. Le mariage est sa bête noire ; c'est contre cette grande institution sociale et religieuse que se dirigent ses traits les plus acérés ; cette idée est même devenue chez Mme George Sand une monomanie ridicule ; parce que son caractère excentrique n'a pu se plier aux devoirs du mariage, elle s'imagine que tout le monde doit partager ses antipathies, et pour les justifier elle répète tous les jours la même phrase, en variant seulement les personnages chargés de la débiter. Ainsi, elle publie en ce moment dans la Presse, une nouvelle, Tévérino, où elle fait tout d'abord dire à une jeune femme devisant seule avec un jeune homme : « Savez-vous, Léonce, que  c'est un joug affreux, que celui-là (le maria ge)! » Or, si ce Léonce avait eu un peu d'esprit il lui aurait répondu : Pourquoi l'avez-vous accepté ? Mais l'auteur se serait bien gardé de démolir elle-même par cette simple phrase tout son pitoyable échafaudage. Telle est la ingrate que l'on trouve dans les romans de madame George Sand.

927. — VALPÉRI , Mémoires d'un gentilhomme du siècle dernier, par M. G. de Molènes. 2 vol. in-8°.

Ce roman est un des plus pitoyables et des plus monstrueux qui nous soient encore tombés sous la main. Après un fastidieux préambule dans lequel il s'est cru obligé de nous expliquer comment ces mémoires sont venus en sa possession (préambule fort inutile, car il ne saurait en imposer au plus crédule des lecteurs) , M. Gachon de Molènes nous apprend de quelle manière son héros est né dans l'Inde d'un serpent et d'une bayadère. Et remarquez bien que cela est dit le plus sérieusement du monde. Au reste, le baron de Valpéri ne tarde pas à se montrer digne de sa naissance. Conduit en France par son père putatif, il déploie dès sa première jeunesse les qualités les plus dangereuses, les penchants les plus pervers. Une fois lancé dans le monde, il devient un roué spadassin et féroce, et se lie avec des hommes de sa trempe et de son caractère, mais qui toutefois sont loin de l'égaler.

On ne saurait croire combien d'extravagances M. de Molènes fait dire à ses personnages, ni combien d'énormités de tout genre il leur fait commettre. Si au moins, au bout de toutes ces horreurs, on rencontrait la juste punition de tant de crimes et de vices, le lecteur trouverait enfin quelque soulagement ; mais loin de là, car le héros principal, au lieu de périr misérablement sur l'échafaud, dans les bagnes, ou sous la foudre céleste, ainsi qu'il le mérite, meurt tranquillement dans son fauteuil, au coin du feu, les pieds sur les chenets et un livre à la main.

Valpéri offre la peinture de la plaie la plus hideuse du coeur humain, c'est-à-dire de l'orgueil dans le vice. C'est la glorification la plus complète de la force brutale, de l'habileté perfide, de l'égoïsme absolu. On ne pouvait pas moins attendre d'un collaborateur du Journal des Débats.

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Dans le compte-rendu du Meunier d'Angibeau, n° 924, nous venons de dire un mot d'un nouveau roman du même auteur, publié en ce moment dans la Presse, sous le titre de Tévérino. Voici ce que nous lisons dans le feuilleton du 22 août. C'est une grande dame qui parle des amours d'une jeune fille du peuple.

« Il se peut que son amant la séduise et l'abandonne ; il se peut qu'elle soit brisée par la honte et la douleur ; mais encore, dans son désastre, je trouverais son existence digne d'envie. Je donnerais tout ce que j'ai vécu ; tout ce que je vivrai encore, pour un jour de cet amour sans bornes, sans arrière-pensée, sans hésitation, aveuglément sublime, où la vie divine pénètre en nous par tous les pores. »

Puis cette autre phrase, dans le feuilleton du 24 août :

« J'ai surpris les secrets du prêtre et du comédien, qui se ressemblent fort. »

Voilà les beaux principes que la Presse donne à vos femmes et à vos filles, ô bons royalistes qui vous êtes abonnés à ce journal ! Croirait-on que c'est la même feuille qui affecte un si profond respect pour le clergé et qui demandait, il y a quelque temps, et avec tant de raison, d'ailleurs, l'exécution de la loi sur l'observation du dimanche ? Le Siècle qui n'a pu réussir, malgré ses efforts, à détruire les solides raisonnements de la Presse à cet égard, aurait mieux fait, quoique ce ne fût guère à lui, de s'attaquer au feuilleton de ce journal, et de lui jeter à la face ce mot qui, du moins, n'eût pas été un blasphème : « Vous voyez bien que vous êtes un comédien, vous qui donnez ce nom au prêtre dans vos feuilletons, pendant que vous lui faites force révérences dans vos premiers Paris ; c'est-à-dire, vous qui mettez sournoisement le pied sur ce que votre bouche a l'air de défendre. »

Et en bonne conscience nous ne voyons pas ce que la Presse pourrait répondre à cela, à moins qu'elle ne dise au Siècle : « Il vous appartient bien de regarder à mes pieds, vous qui pataugez comme moi dans la boue, et dont la tête ne s'élève pas, comme la mienne, au-dessus de la région où vos pieds remuent la fange ! » Ces simples citations tiendront lieu d'un compte-rendu du roman de Tévérino, et en feront apprécier suffisamment la moralité.  (E. B.)

SEPTEMBRE 1845. 3e année, n°9

963. — LA FLEURISTE, roman de moeurs, par E. L. Guérin. Paris, Recoules, 2 volumes in-8°. 
964. — LE TESTAMENT D'UN GUEUX, par le même. Paris, Recoules, 2 volumes in-8°.

M. Guérin est un des romanciers les plus féconds de notre époque, et cependant un des plus obscurs. C'est qu il ne suffit pas, pour réveiller l'apathie des lecteurs, d'avoir une certaine richesse d'imagination, une certaine facilité de raconter et de peindre, il faut encore avoir l'art de grouper les événements, d'analyser les caractères, tout en restant strictement dans les limites imposées par la nature. Or, c'est précisément ce qui manque à M. Guérin. La charpente de ses romans est en général d'une grande faiblesse, en sorte que l'intérêt ne saurait se soutenir, et la plupart des personnages qu'il met en scène sont d'un prosaïsme, d'une vulgarité extrême. Ce n'est pas la vérité qui manque à ses peintures, au contraire, c'est cette vérité même qui y nuit quelquefois ; car il est des choses qu'il faut laisser dans l'ombre, comme il en est d'autres qu'il faut mettre en relief. Ces deux romans offrent d'un bout à l'autre l'expression des moeurs corrompues de la société parisienne, et sont loin de tendre à inspirer pour ces moeurs et ces désordres le mépris et l'horreur qu'ils méritent. Au reste , il y a trop peu d'intérêt dans ces volumes pour qu'ils obtiennent un grand nombre de lecteurs, et nous sommes sûrs que personne n'aura comme nous la patience de les parcourir ligne par ligne jusqu'à la fin.

865. — LE CAFARD, par Maximilien Perrin. 2 volumes in-8°.

Un banquier du Havre jouit d'une grande réputation de probité, grâce aux dehors pieux qu'il affecte ; mais il est en réalité joueur et libertin. Son inconduite le mène à une ruine complète, et pour la prévenir il ne recule pas devant un crime horrible. Il assassine un riche Américain qui était venu lui demander l'hospitalité avec une fille de trois ans, et qui portait avec lui une somme énorme, outre des titres de créances, future dot de la petite Anne. Celle-ci est élevée par les soins du banquier qui compte s'emparer un jour de la dot, en épousant la fille de sa victime. Mais un amour romanesque vient traverser ces projets, et malgré toute son habileté, toute son hypocrisie, malgré une série de nouveaux crimes, il ne peut arriver à son but, et il finit par périr de la même manière que le malheureux Américain.

Si l'auteur n'avait eu d'autre intention que de peindre un scélérat qui se sert du manteau de la religion pour couvrir ses turpitudes et ses crimes, nous ne l'eussions pas trouvé mauvais, bien que ce genre d'hypocrisie ne soit plus de notre époque ; mais malheureusement les coups de M. Maximilien Perrin sont destinés aux dévots en général. Ainsi, dans son roman, tous les rôles iniques sont donnés à des personnes qui montrent de la piété, tandis que les beaux rôles sont joués par des gens qui se soucient fort peu de la religion, et de tout ce qui s'y rapporte ; les couvents sont présentés comme des prisons où l'on torture de pauvres âmes, et les religieuses comme des mégères, pleines de méchanceté et de barbarie. Les tribunaux ne sont pas mieux traités, car, s'il fallait en croire l'auteur, toutes les causes seraient jugées au rebours du bon sens et de l'équité, de sorte que pour obtenir justice, on devrait se la faire soi-même. Aussi, est-ce le parti que prennent la plupart des personnages du roman.

Mauvais au point de vue mora , ce roman ne vaut pas mieux, si on l'examine simplement comme oeuvre littéraire ; la charpente dramatique est faiblement échafaudée ; les caractères manquent de vérité, et le style est ordinairement incorrect, lâche et trivial.
 
966. — LE GHETTO, ou le Quartier des Juifs, par P. L. Jacob (Bibliophile ). 3 vol. in-8°.

Les principaux personnages de ce roman, sont le peintre Hubert-Robert, pensionnaire de l'académie de France à Rome, une jeune Juive qu'il aime passionnément, et le Grand-Inquisiteur ou chef de la Congrégation du Saint-Office. Celui-ci joue un rôle parfaitement analogue à celui de Claude Frollo dans Notre-Dame de Paris de Victor-Hugo ; n'ayant pu séduire la jeune fille, il trouve un prétexte pour la faire jeter dans un cachot et l'impliquer dans un procès criminel qui doit la conduire sur le bûcher. Mais la justice divine permet que la vérité éclate au moment même où l'innocente allait être frappée; et tandis que le prêtre prévaricateur périt misérablement dans les catacombes, la jeune Juive est rendue à la liberté et se fait chrétienne.

La narration est bien conduite, les événements sont ménagés avec art, les moeurs romaines sont peintes avec vérité, le style est correct et soigné ; tout cela fait vivement regretter que l'auteur ait eu la malheureuse pensée de faire jouer à un prêtre un rôle si odieux. Et quel est ce prêtre ? un des plus puissants dignitaires de l'Eglise, un de ceux qui par la nature de leurs fonctions doivent offrir le plus de garanties d'honnêteté et de moralité. Présenter un tel homme comme prévaricateur et sacrilège, c'est en outre se rendre coupable d'une odieuse calomnie, car on peut facilement vérifier qui était grand-inquisiteur en l'an 1760, époque où se passent les événements racontés dans ce roman, et l'on verra que c'était un prélat savant, pieux, parfaitement digne de la haute charge qui lui était confiée. A nos yeux, la calomnie est encore plus odieuse lorsqu'elle s'en prend aux morts, alors elle a le double tort d'attaquer qui ne peut se défendre et de violer la majesté du tombeau.

Malgré la réserve dont l'auteur a usé dans la peinture des passions, malgré le respect de la religion qu'il montre dans plus d'un endroit, ce roman ne peut à cause de ce que nous avons dit plus hauts être laissé dans les mains de la jeunesse.

967. — LES CHAUFFEURS DU NORD, Souvenirs de l'an IV à l'an VI, par Vidocq. 

Nous ignorons combien de volumes doit avoir ce roman, mais à en juger par les deux qui ont paru, les chauffeurs forment une bande mystérieuse de brigands qui infestèrent un département du nord de la France pendant une période de la révolution. On ne s'étonnera pas après cela que la plupart des personnages mis en scène soient des scélérats de la plus terrible espèce, et que le roman soit tissu de leurs attentats.

Nous comprenons parfaitement que l'auteur aime à peindre des hommes dans la société desquels il a pour ainsi dire vécu, à retracer leurs moeurs, leurs goûts, leurs habitudes, mais ce que nous ne comprenons pas c'est qu'il y ait utilité à mettre le public dans leurs confidences. Quel profit en effet peut-il retirer de cette longue fantasmagorie de crimes et d'atrocités révoltantes ? Aucun, sans doute, mais il fallait une occasion à M. Vidocq de fronder la police actuelle, de démontrer son inhabileté et son insuffisance, et une histoire de brigands s'y prêtait à merveille. La morale à tirer de ce livre, c'est donc que le gouvernement devrait créer, exprès pour M. Vidocq, un ministère de la police.

Nous ne savons quelle part l'auteur avoué a pris au plan et à la rédaction de ce roman, mais ce que nous pouvons affirmer c'est que l'ouvrage a passé entre les mains d'un littérateur de profession, avant de partir pour l'imprimerie. Cela ne veut pas dire qu'il soit bon au point de vue littéraire, mais seulement qu'il est moins mal écrit qu'on ne devait s'y attendre.

Bien que ce roman soit loin d'être intentionnellement hostile à la religion et à la morale, et que l'auteur ait bien soin de ne pas s'associer aux blasphèmes de ses héros, les Chauffeurs du Nord offrent trop de peintures ignobles, trop de conversations impies et dévergondées pour qu'on ne doive pas en interdire la lecture au monis aux jeunes gens des deux sexes.

968. — VOYAGE AUTOUR DE MON JARDIN, par Alphonse Karr. Paris, Dumont, 2 vol. in-8°.

Cet ouvrage, dont l'idée a sans doute été inspirée par le Voyage autour de ma chambre du comte Xavier de Maistre, se compose de soixante-douze chapitres en forme de lettres. Dans chacune d'elles l'auteur étudie une ou plusieurs plantes ou les moeurs d'un ou de plusieurs insectes. Qu'on ne croie cependant pas que ce livre soit un cours de botanique ou d'entomologie ; loin de là, car bien que l'auteur paraisse avoir étudié profondément ces deux sciences, il ne laisse échapper aucune occasion de se moquer des naturalistes et de l'incroyable galimatias gréco-latin qu'ils ont introduit dans la langue scientifique. M. Alphonse Karr s'est appliqué surtout à faire ressortir tout ce qu'il y a de merveilleux dans ce monde presque microscopique qui peuple les feuilles et les fleurs, et a souvent tiré de son examen des pensées neuves et frappantes.

Pour répandre plus d'intérêt et éviter la monotonie inhérente au sujet, il a mêlé ses observations d'anecdotes piquantes et racontées avec cette causticité particulière à l'auteur des Guêpes ; souvent même il s'élève dans les régions de la politique et de la philosophie, lorsqu'il rencontre sur son passage quelque chose qui lui en fournit l'occasion. C'est ainsi que le tabac et le pavot lui ont suggéré des rapprochements curieux, et l'ont mis en veine de sarcasme contre les gouvernements et contre l'humanité tout entière. Il est fàcheux qu'un livre où il y a tant de bon sens et d'esprit soit déparé par une teinte anti-chrétienne, que met en évidence le ton léger avec lequel l'auteur traite parfois certains passages de l'Ancien Testament, de la Genèse en particulier.
Le style de ce voyage est clair, correct et même élégant, mais il vise parfois trop à l'originalité, et il affecte certains tours, certaines allures qui ne sauraient être approuvées que par un goût épuré et délicat.

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N. B. Nous en sommes fâché pour la Presse, mais elle n'est pas heureuse en feuilletons, depuis quelque temps. On se rappelle que nous avons dit, dans notre dernier numéro, deux mots de Tevérino, par George Sand. Si ce roman était profondément irréligieux et anti-social, au moins il rachetait ce danger aux yeux des personnes faites par le mérite du style. — Mais que dire du feuilleton publié en ce moment dans la Presse, sous le titre de la Lionne, par M. Frédéric Soulié ?

En vérité, si nous n'avions pas lu quelques-uns des romans de M. Frédéric Soulié, et si nous ne le jugions que d'après la réputation éphémère que lui a faite la camaraderie du journalisme, nous lui ferions l'honneur de croire que la Lionne n'est pas de lui, et qu'il a prêté son nom à un apprenti barbouilleur de papier, jaloux d'assister sous ce triste masque à son propre début. Mais cette illusion nous est impossible, à nous qui connaissons la force de M. Soulié, et qui savons combien il est coutumier de pareilles énormités illittéraires.

Nous avons heurté du pied, sur notre route, bien des oeuvres qui ne valaient pas même la peine que l'on se baissât pour lire leurs titres, mais nous n'en avons rencontré aucune aussi pitoyable, aussi ridicule, aussi désespéramment ennuyeuse que la Lionne ; c'est, d'un bout à l'autre, un tissu de bavardage creux et d'action sans mouvement ; chacun des personnages, qui sont tous à l'envi plus grotesques, plus niais, plus risiblement bêtes les uns que les autres, rappelle ces automates qui font toujours mine d'agir ou de parler, sans jamais avancer ni rien dire.

Ce ne serait rien encore, cependant, si le lecteur n'avait à digérer que les tristes niaiseries de ces personnages ; mais que devient-il , mon Dieul quand il voit l'auteur se jeter au travers d'une action déjà si fastidieusement longue, et vous gratifier sérieusement des réflexions les plus prétentieuses et les plus bouffonnes, pour se poser en analyste du coeur humain, surtout du coeur féminin ? Il croit imiter M. de Balzac, et il n'en est que la caricature. — Ecoutez ce qu'il dit des femmes du temps de la chevalerie :

«... Non point que nous ayons en grande estime ces fades tournois où on les proclamait (les femmes) reines de beauté ; pauvre passe-temps qui ne leur eût point suffi s'il ne s'y était mêlé la chance de voir emporter, par un brutal voisin, le castel où elles demeuraient près de leurs maris, et de le voir mettre à sac et à viol ! »: Nous le demandons de bonne foi, peut-on pousser plus loin l'effronterie du cynisme ? Arrêtons-nous ici, car nous en dirions trop si nous disions tout ce qu'il y a à dire de ce gâchis qui n'est pas même écrit en français, et que l'on ne peut lire qu'à la condition d'en passer les trois quarts. (E. B.)

OCTOBRE 1845. 3e année, n°10

1001. — L'ALLÉE DES VEUVES, par Charles Rabou, 3 volumes in-8°.

Ce roman est l'histoire d'une rue de Paris qui s'appelait autrefois et qui s'appelle encore aujourd'hui l'allée des Veuves, et qui avait, il n'y a pas bien longtemps encore, une fort mauvaise réputation. Le livre ne vaut guère mieux, et quoique le crime y soit puni et la vertu récompensée, comme dans les mélodrames, il ne laisse pas que d'être fort mauvais, par les détails qu'il renferme. — Il est d'ailleurs fort mal écrit, comme tous ceux que nous devons à la plume de M. Ch. Rabou.

1002.— CODE DES JÉSUITES, d'après plus de trois cents ouvrages des casuistes jésuites ; Complément indispensable aux oeuvres de MM. Michelet et Quinet. Quatrième édition revue et considérablement augmentée. 1 vol. in-18 format anglais, de 108 pages.

C'est pour venir en aide aux doctrines anti-religieuses de MM. Michelet, Quinet, Eugène Sue et consorts, qu'on a publié cette calomnieuse rapsodie. Les ennemis du Catholicisme font arme de tout contre les Jésuites. Dans la préface de ce prétendu code, on les représente comme les fauteurs de la guerre civile en Suisse. Leur robe noire est, dit-on, tachée de sang. Voilà comme les libéraux traitent les hommes qu'ils persécutent. Et ils ajoutent sans pudeur que ce livre est la condamnation des Jésuites par eux-mêmes. Nous renvoyons les personnes de bonne foi, pour s'instruire à fond de la vérité, à l'excellente Histoire de la Compagnie de Jésus, par M. Crétineau Joly. C'est la plus éloquente réfutation de toutes les attaques fangeuses que quelques malheureux égarés font pleuvoir sur le public, en haine des Jésuites et de l'Église catholique.

1003. — CONFESSION GÉNÉRALE, par M. Frédéric Soulié, 6 volumes in-8°.

Tous les personnages de ce roman, et ils sont nombreux, ont une histoire à vous raconter, ou plutôt à se raconter, et cette histoire est la leur, de là le titre de Confession générale. Il se trouve à la fin que toutes ces histoires n'en font qu'une seule dont elles sont autant d'épisodes, et que les différents personnages qui figurent dans chacune d'elles, se reconnaissent et se retrouvent après avoir été mélés à l'insu les uns des autres à leur destinée réciproque. Rien de plus immoral que le fond et la forme de cet ouvrage, où l'auteur s'attache à avilir et abaisser aux pieds d'hommes sans nom et sans foi, ses créations favorites, toutes les distinctions de la vertu et du rang. Le style en est heureusement détestable comme dans tout les autres ouvrages du même auteur.

JANVIER 1846. 4e année, n°1

1665. — LA CROIX DE BERNY, roman steeple chase , par MM. Jules Sandeau, Méry, Théophile Gautier et le vicomte de Launay.

l'originalité peut passer pour un mérite, certes le titre seul de cet ouvrage doit en avoir beaucoup, et il faut être arrivé au XIXe siècle pour que des hommes aussi haut placés en littérature que MM. Sandeau, Méry, etc., aient eu l'idée de donner un semblable nom à un semblable roman. Chacun, en commençant la Croix de Berny, pensera qu'il s'agit d'un événement causé par une de ces courses folles et téméraires dont les Anglais nous ont prêté la ridicule manie. Eh bien ! pas du tout, la Croix de Berny, roman steeple chase, s'appelle la Croix de Berny, roman steeple chase, uniquement parce que cet ouvrage est écrit par plusieurs collaherateurs, de même que les anciennes courses qui avaient lieu autrefois à la Croix de Berny, étaient fournies par plusieurs gentlemen riders ou coureurs ; c'est tout simplement une course au clocher littéraire, où chaque lecteur peut décerner le prix à qui bon lui semble. Pour nous, nous trouvons, qu'à l'exception de quelques lettres MM. les sportmen de la Croix de Berny, qui portent, cependant, des noms connus sur le turf littéraire (pour imiter leur langage), ont été au-dessous de leur valeur habituelle. Cet ouvrage n'a qu'un seul côté moral, et encore regarde-t-il tout entier la partie que les hommes sont convenus d'appeler la partie faible du genre humain, c'est de montrer les dangers et les malheurs que la coquetterie d'une femme, quelque innocente qu'elle soit d'ailleurs, peut attirer sur elle et sur ceux qu'elle aime. Inutile d'ajouter que ce livre ne peut être lu que par des personnes faites.

1666. — LA PUPILLE, roman de moeurs, par Fanny Collet.

Voilà un livre dont on ne peut assurément faire un long compte-rendu, c'est beaucoup d'avoir eu le courage de le lire jusqu'à la fin, et c'est dans de semblables occasions que le rôle de critique, et de critique littéraire, devient un acte méritoire devant Dieu et devant les hommes. Le style de la Pupille est lourd et diffus, la fable est sans intérêt, et par-dessus tout elle est immorale. On y trouve phrases qui ont la prétention de s'élever jusqu'à la passion la plus échevelée, et qui, pour la plupart, ne frisent que l'obscénité. Donner ici une analyse détaillée de ce roman serait aussi dangereux que l'ouvrage lui-même ; nous nous bornerons donc à en interdire sévèrement la lecture aux jeunes gens, et à déplorer qu'une femme, qui avait peut-être tout ce qu'il fallait pour devenir une bonne mère de famille, ait rêvé un beau matin, qu'elle aussi, pouvait acquérir la triste célébrité des femmes de lettres, de George Sand, par exemple, dont madame Fanny Collet se fait du reste, la digne adepte, moins le talent.

1667. — LE COMTE DE MONTE-CHRISTO, par Alexandre Dumas.

Quoique ce roman, qui doit avoir dix volumes, ne soit pas encore terminé, la publicité qui s'attache à toutes les oeuvres de l'auteur nous fait un devoir d'en dire un mot : Tout le monde sait qu'Alexandre Dumas doit sa réputation bien moins à son mérite comme inventeur, qu'à son talent comme arrangeur ; et jamais nom ne lui a mieux convenu que celui-ci dans cette occasion, car le roman de Monte-Christo se trouve tout entier dans une nouvelle tirée des archives de la police, et qui a pour titre Joseph Picaud. Joseph Picaud est tellement ressemblant à Monte-Christo, qu'il semble en être l'abrégé, avec les noms des personnages changés.

Le sujet de Monte-Christo est bien usé, c'est l'histoire d'une vengeance, entreprise dans tout ce que le sentiment a de plus énergique et de plus odieux, et obtenue par les moyens les plus bas et les plus déloyaux : c'est assez dire que sous le rapport moral, comme sous le rapport social, cet ouvrage doit être sévèrement écarté des regards de la jeunesse. On n'y trouve d'ailleurs qu'en petit nombre, et à un degré fort affaibli, les qualités qui ont assuré le succès de quelques-unes des oeuvres précédentes d'Alexandre Dumas.

1668. — LE DERNIER FANTÔME, par Méry.

Ce roman, fort court, est écrit spirituellement, comme sait écrire Méry; pourtant nous trouvons que la facilité ordinaire de l'auteur ne s'y montre pas autant que dans ses précédents ouvrages. Le style de cette Nouvelle est tourmenté, surtout à partir du milieu de l'ouvrage ; on dirait que M. Méry, arrivé au tiers de son oeuvre, s'est tout à coup dégoûté du sujet, et ne l'a terminé que par acquit de conscience, afin d'utiliser les premières pages, ou tout simplement parce qu'il l'avait commencé.

Le titre un peu fantastique du Dernier fantôme ne se trouve à notre avis aucunement justifié : il s'agit seulement des spectres qui apparaissent dans les tragédies d'Hamlet et de Macbeth, de Shakespeare, lesquels fantômes sont bafoués et conspués d'une manière fort leste pour l'art, par le héros du roman, le comte Albin de Servian , qui est amoureux d'une belle veuve, fiancée de son ami. A vrai dire, si l'esprit mordant et ironique de Méry ne se retrouvait pas à chaque page, et pour ainsi dire à chaque mot, le Dernier fantôme ne supporterait même pas la lecture.
Cet ouvrage, sans être positivement mauvais, contient quelques théories galantes qu'il est tout à fait inutile de mettre en contact avec de jeunes imaginations.

AVRIL 1846. 4e année, n°4

1855. — LA MARE AU DIABLE par George Sand.

Ce roman pour ne pas être immoral n'en est pas moins fort dangereux pour le développement qu'il renferme des utopies philosophiques de l'auteur. Comme presque toujours, les héros sont pris parmi des paysans ; madame Sand nous parle d'abord d'un tableau de Holbein, célèbre peintre suisse du quinzième siècle ; ce tableau représente un pauvre laboureur chargé d'années et de misère, et qui trace péniblement son sillon dans une terre ingrate et rocailleuse : à propos de ce tableau, l'auteur s'étend complaisamment sur le prétendu dénûment des paysans de nos campagnes ; voilà une de ses phrases que nous citons, parce qu'elle caractérise toutes les tendances de l'auteur. « Sans doute il est lugubre de consumer ses forces et ses jours à fendre le sein de cette terre jalouse, qui se fait arracher les trésors de sa fécondité, lorsqu'un morceau du pain le plus noir et le plus grossier, est à la fin de la journée l'unique récompense et l'unique profit attachés à un si dur labeur. »

C'est ainsi que nos écrivains humanitaires s'efforcent de soutenir le courage du travailleur, déjà trop naturellement porté à maudire son sort ! Que l'on s'étonne, après cela, de l'envie et de la haine qui s'amassent dans le coeur du peuple contre tout ce qui lui est supérieur ! C'est par de pareilles phrases et de pareils tableaux qu'on désorganise et qu'on tue une société. Indépendamment du caractère anti-social de cet ouvrage, il renferme une intrigue dont nous ne parlerons pas, et qui s'ajoute aux motifs qui nous font mettre ce roman à l'index.

1861. — LES STALACTITES, poésies, par M. Théodore de Banville. Paris, 1 vol. in-8°.

Ce volume se compose de XXXIV pièces, toutes plus ou moins érotiques ; c'est-à-dire qu'elles appartiennent à ce genre de poésie que l'on est convenu d'appeler légère, bien qu'elle le soit le plus souvent fort peu pour le lecteur. D'ailleurs, déjà tant de poètes, et de bons poètes, ont occupé le public de leurs affaires de cœur, que l'on est enfin las de ces confidences à son de trompe, dont le ton et le refrain sont toujours les mêmes, et qui, de plus, ont rarement le mérite de la vérité. Jamais il ne nous était passé sous les yeux une oeuvre aussi absurde et aussi incohérente que celle de M. Théodore de Banville.

On ne saurait croire combien de trivialités, de non sens, de barbarismes il a entassés dans ce volume ! Et dire que ce salmigondis est donné dans la préface comme un chef-d'œuvre ! Si au moins l'auteur avait respecté les règles de la décence, nous serions un peu moins sévères pour ses infractions au code grammatical ; mais loin de là ; car il règne dans son livre un sensualisme effréné et fort peu gazé. Quant au respect de l'auteur pour les lois de la prosodie, on s'en fera une idée en apprenant que dans les vers de dix syllabes il met toujours le repos après la cinquième syllabe, qu'il a écrit toute une longue pièce en vers de treize syllabes, ni plus ni moins ; qu'enfin dans une autre il a constamment accouplé des rimes féminines à des rimes masculines. Ainsi, rochers répond à cachée, verts à primevères, rossignol à console, souvenir à soupire, lac à élégiaque. De pareilles innovations suffisent pour donner la juste mesure du bon goût, du talent et du jugement de l'auteur, nous allions dire du poète !

1863. — L'OISEAU EN CAGE, par Léon Gozlan.

C'est toujours avec un sentiment de regret bien naturel que l'on voit le nom de certains hommes en tête d'une oeuvre sinon mauvaise, du moins très-faible ; telle est l'impression que nous avons ressentie en lisant l'Oiseau en cage. M. Gozlan, qui est un auteur de mérite, et qui a prouvé dans quelques ouvrages ce qu'il pouvait et savait faire, ne devrait pas perdre son temps à des travaux du genre de celui-ci. La fable d'ailleurs n'en est ni neuve ni bien intéressante. C'est un jeune marquis de la cour de Louis XV qui épouse une actrice et se brouille par ce mariage avec toute sa famille ; l'actrice devenue marquise se dégoûte bientôt du théâtre et rêve une présentation à la cour, le marquis s'aperçoit alors qu'il n'a épousé sa femme que par vanité, et de désespoir se fait trappiste. Ce simple aperçu de l'ouvrage dirait suffisamment que l'on ne doit pas le mettre entre de jeunes mains, quand bien même plusieurs scènes assez lestes ne marqueraient pas sa place à l'index.

FÉVRIER 1848. 6e année, n°2.

51. — LES QUARANTE-CINQ, par M. Alex. Dumas.

Les romans de M. Alexandre Dumas ne sont pas irréprochables sans doute à l'endroit de la morale, comme il nous serait très-facile de le démontrer par de nombreuses citations. Nous les regardons toutefois comme moins dangereux que beaucoup d'autres, parce que l'auteur n'a jamais, à l'instar de quelques romanciers ses confrères, la moindre prétention de faire des cours de morale, de politique ou de religion ayant pour but de bouleverser la société sous couleur de la réformer. Les romans de M. Alexandre Dumas sont assez souvent d'immenses et spirituelles inventions dans lesquelles il fait figurer, selon sa fantaisie d'artiste, de grands noms historiques, à grand renfort d'incidents plus ou moins invraisemblables, et par conséquent toujours extraordinaires. Le bon bourgeois, qui en fait ses délices en prenant son café tous les matins, prend sérieusement tout cela pour de l'histoire véritable, et trouve que nos pères des XVe et XVIe siècles étaient, par ma foi, de joyeux gaillards ou du rudes compères. Car la plupart des héros de M. A. Dumas sont des hommes à nerfs d'acier, comme ceux que M. Sue a mis à la mode. Avec des hommes de cette trempe, on peut se lancer dans les aventures les plus excentriques, et M. Dumas, qui connaît bien son public, ne craint pas dés lors de le promener à travers dix-huit ou vingt volumes, sans jamais lasser son imperturbable patience, grâce à sa verve vraiment intarissable.

Par exemple, dans ses Quarante-Cinq, ge quoi s'agit-il ? Tout simplement de préparer de loin l'assassinat du duc de Guise, l'illustre Balafré. Le duc d'Epernon, l'un des favoris du roi Henri III, fait venir de la Gascogne, son pays, quarante cinq pauvres gentilhommes qui devront former la garde particulière du roi. L'énumération de ces étranges gardes-du-corps est extrêmement drôlatique sous la plume du romancier. Mais vous croyez que vous allez voir bientôt ces aventuriers à l'oeuvre. Détrompez-vous, il y a là matière à plusieurs romans, et M. Dumas n'est pas homme à manquer de pareilles occasions.

Le roman des Quarante-Cinq n'est donc, en définitive, que l'avant-scène des Quarante-Cinq. Il commence à l'écartèlement de Nicolas Salèide , accusé d'avoir voulu assassiner le duc d'Anjou, et finit à la mort de ce dernier prince, qui succombe réellement à une phthisie, mais que la rumeur publique, rumeur accueillie sans scrupule par M. Dumas, fit périr par le poison, comme si le rang que les princes tiennent dans le monde devait les exempter du sort commun à tous les hommes. Il faut voir tous les accessoires romanesques que l'auteur a brodés sur cette tradition erronée.

Il y aurait injustice à contester à M. A. Dumas le mérite d'amusant conteur. Dans l'intérêt de sa renommée littéraire, il abuse même de ce talent. Ses dialogues, entremêlés de jurons plaisants, mais fastidieusement répétés, sont trop fréquents et d'une longueur incroyable. Son personnage de Chicot, surtout les détails de son ambassade à Nérac, sont fort divertissants. Mais ce qu'il y a certainement de mieux dans le roman, au point de vue littéraire, c'est un effet d'inondation dans les Pays-Bas. Si l'on nous demande maintenant pourquoi nous mettons à l'index ce roman, qui, d'un bout à l'autre, ressemble tant à un conte, nous répondrons que nous avons pour cela deux motifs très-plausibles : l'un que nous condamnons absolument ces falsifications de l'histoire qui accréditent dans les masses si peu éclairées des opinions calomnieuses et d'un très-pernicieux effet ; l'autre, que nous ne pouvons nullement approuver ces scènes grotesques dans lesquelles l'auteur fait figurer d'une manière si indigne de la sainteté du cloître le révérend père Gorenflot et ses moines. Ces peintures, fussent-elles aussi vraies qu'elles sont fausses, ont toujours le très-grand inconvénient de jeter du ridicule et de l'odieux sur les ordres monastiques, et par suite sur la religion, dont ils sont une des plus belles gloires.

52. —LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE, par M. Alex. Dumas.

Dans cet autre roman, l'auteur a pris son sujet dans un conte populaire qui se répandit après le supplice de la reine Marie-Antoinette. Au moment même de l'exécution, on avait vu, disait-on, un jeune homme, placé sous l'échafaud de la victime, recueillant dans un mouchoir le sang de sa souveraine avec des marques d'un religieux respect, et se donnant ensuite la mort pour ne pas survivre à la femme devenue pour lui l'objet d'une sorte de culte.

Assurément, si M. Dumas avait voulu se borner à peindre les généreux efforts d'un noble dévouement en faveur d'une grande infortune, nous applaudirions avec joie à son oeuvre, qui aurait eu évidemment pour but d'encourager des sentiments que, dans tous les temps, toutes les opinions aimeront à admirer. Mais les lecteurs habituels du romancier n'auraient pas trouvé leur compte à un récit si simplement dramatique. Aussi M. Dumas, avec sa fougue d'imagination, leur a-t-il servi un plat de son métier et qui est assez assaisonné pour être de leur goût. Figurez-vous un tissu des invraisemblances les plus incroyables, des impossibilités les plus palpables, des événements les plus merveilleux et dépassant même sous ce rapport les Mille et une Nuits des Arabes, et vous n'aurez encore qu'une idée imparfaite du Chevalier de Maison-Rouge. Une liaison amoureuse qui prend naissance à la lueur d'un réverbère, qui se complique et se déroule au milieu des péripéties de la révolution, entre un républicain déclaré, l'oracle de sa section, et une jeune femme dévouée à la reine et complice du chevalier de Maison-Rouge, tel est le principal ressort que l'auteur met en oeuvre pour faire naître une foule d'incidents plus extraordinaires les uns que les autres.

Il va sans dire que tout cela est entremêlé de dialogues toujours fort longs, et pour cause. Car le dialogue est la grande ressource des feuilletonistes, et particulièrement de M. Dumas. Avec un dialogue, il a bientôt fait d'abattre sept ou huit colonnes. Il est là dans son fort, et il n'a garde de ne pas s'y maintenir le plus longtemps possible, jusqu'à ce que toutes ses munitions d'esprit et de bons mots soient totalement épuisées.

On conviendra facilement qu'il n'a pas été heureux dans la peinture de ses caractères, créations tout-à-fait excentriques et très-peu intéressantes. D'abord, qu'est-ce que ce chevalier de Maison Rouge ? Quel est le mobile qui anime son dévouement ? Est-ce un profond amour pour la personne  de la reine ? est-ce un enthousiasme fanatique pour la cause de la royauté ? C'est ce qui n'est pas facile à démêler dans cet imbroglio romanesque. Le caractère de Dixmer est odieux et révoltant ; il dépasse en monstruosité tous les monstres imaginables : il est impossible. On ne peut s'intéresser à Geneviève Dixmer, faisant marcher de front sa passion adultère avec son dévouement pour Marie-Antoinette. Enfin, le caractère de Lorin, qui a le défaut de tourner à la caricature, à force de parler en madrigaux et en vaudevilles, plaît assez dans certains moments; mais on souffre de l'entendre débiter encore ses plaisanteries jusque sur l'échafaud où il va mourir.

Somme totale, le Chevalier de Maison-Rouge est une mauvaise lecture sous le rapport moral, et un mauvais ouvrage sous celui de l'art.

AVRIL 1848. 6e année, n°4.

148. — LE PICCININO, par George Sand. 3 vol. in.8°.

Georges Sand a fait des romans plus coupables et plus dangereux que celui-ci. Au moins le Piccinino n'est point une attaque systématique contre notre état social. Au point de vue de l'art, le titre est faux, car le principal héros est Michel-Ange Lavoratori, jeune peintre sicilien. Mais, il faut le dire, la figure capitale de ce roman, celle autour de laquelle toutes les autres remplissent le rôle de satellites, est la princesse Agathe de Palmarosa. Cette princesse, qui mène une existence très mystérieuse dans une délicieuse villa située à peu de distance de Catane, au milieu des gorges volcaniques de l'Etna, a eu le malheur, dans sa première jeunesse, d'être enlevée par le bandit Castro-Reale, qu'elle a épousé secrètement, après en avoir eu un fils dont la naissance a été tenue cachée et qui a passé pour un des enfants du pauvre artisan Lavoratori. A l'époque où commence cette histoire, ce fils, qui n'est autre que Michel-Ange, revient de Rome, où il s'est occupé d'art et de plaisirs comme un fils de famille. A cette époque, la princesse Agathe, tout en comptant plus de trente printemps, a conservé tous les charmes prestigieux de la jeunesse. Autour d'elle prennent naissance quatre passions dont elle est le centre et l'objet. Ses quatre soupirants sont un marquis de Serra, le jeune Michel-Ange, l'artisan Magnani et le bandit Piccinino, qui est un autre fils de Castro-Reale. De cette sorte, Michel-Ange, sans s'en douter, est épris de sa mère, et le Piccinino brûle pour la femme de son père. Il en résulte une complication très-romanesque d'amours très-peu légitimes. La princesse Agathe, quoiqu'elle sache bien que Michel-Ange est son fils, se laisse aller à une expansion de sentiments sur lesquels on pourrait aisé-ment prendre le change. C'est là surtout qu'est le danger.

Enfin, après une foule d'incidents qui valent plus par le style que par l'imagination, le mystère se dévoile : Michel-Ange est avoué et reconnu par sa mère, le noble ouvrier Magnani, personnage embarrassant pour l'auteur, est tué dans une expédition ; le Piccinino, de farouche et terrible bandit qu'il était, devient un homme nouveau, rentre dans la société dont il était l'ennemi juré, et mérite par sa docilité la main de Vila, charmante créature qui avait eu le pouvoir d'enchaîner le tigre ; et l'on entrevoit dans un avenir prochain que la princesse Agathe de Palmarosa deviendra la femme du marquis de Serra. Il eût été bien à désirer que la profession de bandit sicilien n'eût pas trouvé dans ce livre une si brillante apologie. Bien des cervelles de jeunes gens ont été troublées par les brigands de Schiller, Jean Sbogar et autres héros du même ordre.

149. — LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX. Première partie. L'Orgueil. - La Duchesse, par M. Eugène Sue. 2 vol. in-8°.

Nos romanciers en vogue, grands pourvoyeurs du feuilleton quotidien, ne craignent point d'abuser de la complaisance de leurs affamés lecteurs. Dans le but fort habile de s'assurer à eux-mêmes une productive et copieuse pâture, ils embrassent des sujets tellement élastiques, qu'il leur devient facile d'empiler volumes sur volumes, et par là de gonfler à volonté leurs honoraires. Ces messieurs sont ferrés sur le calcul des lignes ; sur ce point ils en montreraient à Barème lui-même. Par exemple, voilà M.Eugène Sue, à peine remis de ses fatigantes pérégrinations avec son pauvre Juif Errant, qui se propose de traiter en coupe réglée les sept péchés capitaux, et qui, commençant par l'orgueil, dans l'ordre prescrit par tous les catéchismes, donne sans façon trois volumes à ce péché capital, qui amena la révolte des mauvais anges ainsi que la désobéissance et la chute de l'homme. Comme il reste encore six autres péchés capitaux en perspective, à quel nombre de volumes parviendra l'auteur, si son intérêt lui conseille de continuer sur cette grande échelle ? Résignons-nous donc d'avance aux caprices de l'imagination de M. Sue. C'est le moyen d'éviter les mécomptes.

Le roman que l'auteur a bâti à l'occasion de l'orgueil est presque aussi amusant, presque aussi invraisemblable que maints contes des Mille et une Nuits ou, autre conception orientale. Dans ses orgueilleuses prétentions de moraliste humanitaire, M. Sue a voulu montrer à ses lecteurs plusieurs types distincts, différentes variétés de l'orgueil. Mais, comme on devait s'y attendre, ce péché capital, qui est la source de tant de crimes dans le monde, devient sous sa plume une vertu fabuleuse. Plusieurs de ses héros et héroïnes sont affublés du plus noble et légitime orgueil. Après une pareille leçon et de si beaux modèles, où l'orgueil n'irait-il pas se nicher ?

L'imagination de M. Sue est riche et féconde ; nous voulons bien le croire. Mais cependant quiconque a lu plusieurs de ses romans ne peut méconnaître qu'il ne se répète souvent. Ainsi sa duchesse, qui n'est autre qu'une jeune fille naturelle abandonnée à elle même, rappelle trop visiblement la fameuse Rigolette des Mystères de Paris. Mlle de Beaumesnil, la plus riche héritière de France, avec ses étranges velléités, a plus d'un trait de ressemblance avec la princesse de Cardoville du Juif-Errant. Le marquis de Maillefort, bossu et caustique, grand redresseur de torts comme l'Alceste du Misanthrope, joue un rôle analogue à celui du comte de Rochegune dans Mathilde. Il n'y a que l'orgueil nobiliaire de la duchesse de Senneterre, qui soit présenté sous un jour ridicule et désavantageux. M. Eugène Sue avait de fortes raisons pour cela, raisons qu'il n'est pas nécessaire de déduire ici.

Remarquons seulement que M. Eugène Sue, loin d'abandonner son dada favori qui lui a fourni tant de pages calomnieuses dans son Juif-Errant, fait remonter jusqu'à un abbé Ledoux, l'un des vicaires de saint Thomas d'Aquin, les infamies d'un vil et cupide hypocrite protégé par ce prêtre. Il fallait bien cette tirade obligée contre le catholicisme !

Enfin, cet ouvrage contient tant de révélations inattendues, tant de rencontres singulières, de conversations incroyables, que le lecteur en éprouve une sorte de vertige. M. Sue est incontestablement un homme de beaucoup d'esprit (demandez à Lazarille !) ; mais ses personnages, quoique très-grands et beaux parleurs,  parlent si souvent, si longtemps, si à contre-temps, qu'ils mettent dans la nécessité de courir bien vite à la fin du chapitre. C'est heureux qu'on ait la liberté d'user de cette ressource pour éviter les étranges et prétentieuses inversions qui hérissent le dialogue de M. Eugène Sue. Cependant, pour connaître la moralité du conte, il importe de lire l'anathème du marquis de Maillefort qui termine presque l'ouvrage, anathème qui exprime bien une des théories de l'auteur, puisqu'il présente l'héritage comme une grande iniquité, comme un fléau, même comme un sacrilège. Voilà comme nos modernes utopistes traitent les plus vieilles et les plus saintes lois de la société.

MAI 1848. 6e année, n°5.

1174. — LES MÉMOIRES D'UN MÉDECIN. Joseph Balsamo, roman en trois grandes parties, avec épilogue, par M. Alexandre Dumas.   

Qu'on ne s'y trompe pas, malgré l'épilogue, ces trois parties, bien qu'elles formeraient un assez grand nombre volumes, ne sont véritablement que la première partie des Mémoires d'un Médecin. Cette première partie ne comprend que le temps écoulé depuis le mariage de Marie-Antoinette et de Louis XVI jusqu'à fait la mort de Louis XV (année 1774). On annonce que la seconde partie embrassera les six années de 1789 à 1794, c'est-à-dire depuis la prise de la Bastille jusqu'à la fin de la terreur. Puis viendront tour à tour le Directoire, l’Empire, la Restauration, et tous les évènements contemporains. Entre les mains de M. Dumas et de es travailleurs, il y aurait là de quoi faire une tartine monstre, car le sujet est certainement des plus féconds en événements dramatiques. Nous avons même lieu de croire que le fameux Chevalier de Maison Rouge est un appendice de ce vaste feuilleton, qui menace d'embrasser plus des de trois quarts d'un siècle. Il y a néanmoins certaines probabilités contre la prochaine terminaison de cet ouvrage étrange, qui n'a rien absolument du caractère des mémoires, et qui n'est autre réellement qu'un de ces immenses romans comme les fait habituellement M. Alexandre Dumas. Nous voulons désigner particulièrement la Reine-Margot, les Trois Mousquetaires, la Dame de Monsoreau, et autres compositions plus ou moins historiques. Ce qui nous suggère cette opinion, c’est qu’il nous semble que, depuis l’avènement de la République, le feuilleton est frappé  d'une maladie de langueur, et qu'il pourrait bien en mourir. Cela se conçoit : le drame de la rue est mille fois plus palpitant que tous les feuilletons du monde.

Voyons maintenant ce que veut être cette première partie des Mémoires d'un médecin et pourquoi nous la jugeons dangereuse.

Le principal héros de cette partie est Joseph Balsamo, ce fameux aventurier que l'on connaît beaucoup mieux sous le nom de comte de Cagliostro. Dans ce roman qui tient souvent du merveilleux, Joseph Balsamo, quoique doué d'une physionomie annonçant encore la jeunesse, prétend se ressouvenir très-bien d'événements arrivés des siècles auparavant. En réalité, cet homme avait beaucoup voyagé. La Grèce, l'Égypte, l'Arabie, la Perse, Rhodes, l'île de Malte avaient été les premiers théâtres de ses aventures. Là, il allait guérissant dans les cours, dans les palais, dans les harems. Il avait, dit-on, un élixir vital dont l'or et les aromates étaient le principe. Il avait parcouru le Levant sous le nom d'Acharat, disciple du savant Althotas. Selon les lieux et les circonstances, cet imposteur prenait différents noms ; en France, où suivant le romancier, il avait mission d'organiser la révolution française, il se faisait appeler le comte de Fénix. Il fallait à cet enchanteur une Circé qui l'aidât dans ses oeuvres occultes. Il l'avait trouvée dans la belle Lorenza Féliciani, qu'il avait épousée. Cette femme, par suite des merveilles du magnétisme, était douée de la seconde vue ; elle servait d'oracle à Balsamo, qui, avec ce puissant secours, opère vraiment des choses prodigieuses, suivant l'historien-romancier. Balsamo occupait une maison de la rue Saint-Claude, au Marais. C'est là qu'on voit venir tour à tour le cardinal Louis de Rohan, le duc de Richelieu, la comtesse du Barry, qui consultent l'imposteur sur les choses de l'avenir. Le sorcier prédit à coup sûr, ce qui n'est pas bien difficile après l'événement.

Outre cette partie démonologique qui joue un grand rôle et occupe une grande place dans ce roman, il y a une peinture assez fidèle de la cour dissolue de Louis XV. On voit là en action le règne tout puissant de la favorite du Barry et de son entourage bien digne d'elle. Ces détails peuvent être vrais jusqu'à un certain point, mais ils sont d'une lecture très-immorale, aussi bien que les amours de Nicole, la femme de chambre, et de Gilbert, sorte de philosophe de la nature, digne protégé de Jean-Jacques Rousseau. Gilbert nous apparaît comme une monstruosité, mélange d'orgueil démocrate et de sensualité érotique: Le crime de viol qu'il commet dans de singulières circonstances, révèle une de ces natures odieuses qui raisonnent froidement les plus horribles attentats. Ces révélations sont très-dangereuses pour de jeunes lecteurs. C'est surtout ce qui nous a fait condamner cet ouvrage.

JUIN-JUILLET 1848. 6e année, n°6 & 7.

110. — LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX. L'Envie, par M. Eugène Sue.

Au point de vue littéraire, le péché capital de M. Eugène Sue, péché qui lui devient de plus en plus habituel, c'est d'être tout-à fait à côté et souvent fort loin de son sujet. Ici, par exemple, il semble avoir pris à tâche de mettre en scène les invraisemblances les plus lourdes, les plus choquantes, nous dirons même les plus grossières. L'envie fait irruption dans le roman de la manière la plus brutale. Imaginez-vous un jeune homme, élevé par sa mère qui est une créature angélique (style de feuilleton). Ce jeune homme est un modèle des vertus filiales jusqu'au moment où, conduit par sa mère, il va visiter un château voisin de sa chétive habitation. Ce chateau somptueux, orné de tout ce que vous pourriez concevoir de plus féerique, appartient à un jeune seigneur d'une noble origine. Les merveilles dont il est témoin, attristent le jeune homme au lieu d'exciter son admiration. Le communisme s'est emparé de son esprit, l'envie s'est glissé dans son coeur et lui a inspiré une haine profonde contre le jeune comte de Pontbrillant. Il ne veut que le tuer ni plus ni moins. Il l'attend la nuit dans une forêt et va lui tirer un coup de fusil au clair de la lune ; mais sa mère qui l'a suivi, l'arrête au moment où il va commettre un lâche assassinat. Le criminel croit que son intention n'a pas été découverte, et il ajourne sa vengeance.

La mère, effrayée de l'état de son fils, s'adjoint pour travailler à sa guérison, une façon de Saint-Preux, un philosophe qui a beaucoup voyagé, et dont M. Eugène Sue fait un quasi-sorcier qui devine tout, et qui, par dessus le marché, s'éprend d'une passion profonde pour la mère de son élève. Ce précepteur, sans dire un seul mot de Dieu ni de religion, parvient non sans peine à guérir le péché capital qui corrode le coeur du fils de Mme Bastien. Mais deux autres coeurs sont bien malades aussi ! c'est celui de la mère et du précepteur. On voit poindre un sentimental adultère en herbe. Heureusement que la mort vient au secours de la pauvre femme : ressource ordinaire de bien des romanciers embarrassés de leurs personnages.

Voilà ce que M. Eugène Sue appelle l'Envie. De bonne foi, on pourrait dire comme l'homme de la comédie de Beaumarchais : il y a ici quelqu'un dont on se moque, et ce quelqu'un, c'est tous les lecteurs.

Somme totale, jamais M. Sue lui-même, qui a fait tant de mauvais romans, n'en a écrit un plus niaisement imaginé, plus maladroitement conduit, plus faible de style. A part quelques détails descriptifs, et particulièrement un tableau animé d'un débordement de la Loire, qui ne manque ni de vérité, ni d'animation, tout le reste est d'une nullité complète.

111.— LA GUERRE DES FEMMES, par M. Alexandre Dumas.

M. Alexandre Dumas n'a jamais d'autre parti pris que celui de faire passer son lecteur de la gaieté la plus spirituelle et la plus folle aux plus pathétiques émotions du drame ; et il faut convenir qu'il y réussit presque toujours. Il ne se préoccupe point de ces utopies dites humanitaires qui ont bouleversé tant de cervelles et porté de si rudes coups à la société. Il n'aspire qu'à faire rire ou pleurer. Malheureusement il le fait trop souvent aux dépens de la morale et de la religion. Qu'on mette, si l'on veut, certaines boutades sur le compte de l'étourderie ; cette étourderie n'en est pas moins fâcheuse et coupable, ainsi qu'on peut le remarquer dans la Guerre des femmes.

Cet ouvrage avait d'abord paru sous le titre de Nanon de Lartigues. Cette femme est un personnage parfaitement historique. Fille d'un petit avocat d'Agen, elle sut inspirer une vive passion au duc d'Epernon, qui gouvernait la Guyenne pendant la minorité de Louis XIV, et qu'elle menait, comme un enfant, au gré de toutes ses cupides fantaisies.

A côté de ces deux personnages, l'auteur a placé un frère de Nanon, sorte de renégat, un chevalier de Cauvignac, doué d'un esprit aussi gascon que son nom, ce qui n'est pas peu dire, qui n'est jamais à bout de ressources, qui n'est pas difficile sur le choix des moyens, pourvu qu'il y voie un succès assuré, et qui ne craint pas de livrer au duc d'Epernon les preuves irrécusables de l'infidélité de sa soeur Nanon, en échange d'un blanc-seing dont il doit faire plus tard le plus étrange usage. Il s'en sert effectivement pour s'immiscer dans les secrets de la conspiration qui va bientôt éclater sous les auspices de la famille de Condé.

C'est ici que commence la fameuse Guerre des femmes. Guerre d'ambition entre la reine Anne d'Autriche et Mme de Condé ; guerre d'intrigue et d'amour entre Nanon et la vicomtesse de Cambes. A la moralité bien connue de la demoiselle de Lartigues, on devine les roueries de toute espèce qui se succèdent dans cet ouvrage. Les tours du cher frère Cauvignac sont bien dignes de la soeur. Tout cela se déroule avec une verve qui ferait honneur à l'écrivain s'il avait eu un peu plus l'intention d'instruire, et un peu moins celle d'amuser. Mais demander cela à M. A. Dumas, au moins pour le présent, serait lui demander l'impossible. Plus tard, il deviendra peut-être plus raisonnable. Espérons-le pour lui et pour ses lecteurs !

Quoi qu'il en soit, le personnage de Biscanos, le facétieux cuisinier de l'hôtel du Veau-d'Or, est d'une touche aussi plaisante qu'originale. La mort du baron de Catrolles est d'un intérêt déchirant et peut-être un peu prolongé grâce aux exigeantes du feuilleton. Enfin la retraite édifiante de Nanon et de la vicomtesse de Cambes, qui se retrouvent dans le monastère de Sainte-Radegonde de Peyssac, forme un heureux épilogue à cet imbroglio plein de mouvement et de vie, écrit avec toute la furia d'esprit qu'on connaît à M. A. Dumas, et que nous recommandons bien de ne pas laisser dans les mains des jeunes personnes.

AOÛT-SEPTEMBRE 1848. 6e année, n°8 & 9.

251. — LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX. La Colère, par M. Eugène Sue.

Depuis quelque temps, M. Eugène Sue, laissant de côté ses idées humanitaires et  socialistes, revient, sinon à des idées saines, du moins à des intentions moins hostiles à l'égard de la société. Bon gré mal gré, comme un factionnaire qui suit sa consigne, il ne laisse rien passer qui sente l'ennemi des riches et des grands. C'est, ma foi, bien heureux, car il s'en donnait à coeur joie dans ses Mystères de Paris, dans son Juif-Errant, et surtout dans Martin, l'enfant trouvé.

Mais il faut le dire, hors de cette sphère, M. Sue ne sait plus que devenir. Ce que c'est pourtant que la tyrannie des habitudes.

Aujourd'hui, pour être sage, il faut qu'il se laisse aller à de pauvres excentricités d'invention qui sentent le mélodrame d'une lieue. Pour nous faire un conte sur la Colère considérée comme un des sept péchés capitaux, savez-vous quel est l'homme qu'il choisit pour son héros ? Le voici en peu de mots. C'est un magistrat d'Orléans, nommé Yvon Cloarek, homme d'un caractère violent et irascible, qui se bat pour un oui, pour un non, avec les avocats de son ressort, qui s'emporte contre le président du tribunal jusqu'à le saisir et le jeter par la fenêtre. On voit que notre homme, pour un magistrat, n'a pas beaucoup d'empire sur ses passions. Enfin une scène de violence qui n'a pas le sens commun, cause la mort de sa pauvre femme et le fait rentrer en lui-même. Il sent qu'il ne peut plus rester juge après tout ce qui s'est passé ; il donne sa démission, qu'on allait lui donner, et se retire dans une solitude avec sa fille Sabine qu il chérit, enfant en bas âge, confiée aux soins de Suzanne, l'ancienne camériste de sa femme.

Mais il est pauvre, il ne pourra pas laisser de fortune à son enfant. Que fait-il ? Il prend le joli métier de corsaire. Sans rien dire chez lui, ou plutôt en disant un mensonge, car il fait accroire à Suzanne qu'il exerce dans les provinces le commerce de rouennerie ; il part et fait ses premières armes sur un corsaire. Bientôt Yvon Cloarek, par son intrépidité, par son habileté consommée, se rend redoutable aux Anglais, sous le nom du capitaine l'Endurci, à bord du brick le Tison d'enfer. Nous passons sous silence le détail de ses expéditions, dans l'intervalle desquelles il est revenu plusieurs fois auprès de sa fille Sabine, à laquelle il a préparé un riche héritage, et qui se croit toujours l'enfant d'un marchand de rouenneries.

Enfin, las de courir les mers et de se battre contre les Anglais, il a projeté de renoncer à son périlleux métier de corsaire. Il se flatte d'ensevelir son secret dans sa retraite et de le laisser éternellement ignorer à sa fille, qui pourrait le prendre en haine, si elle venait à savoir qu'il est l'auteur de la mort de sa mère. Mais un maudit article de journal vient révéler au monde que le capitaine l'Endurci n'est autre qu'Yvon Cloarek. Le mystère est dévoilé, et après quelques scènes de sentimentale niaiserie, Sabine tombe dans les bras de son père qui, de son côté, consent à son union avec le jeune Onésyme, neveu de la femme de chambre. De cette sorte, tout le monde est satisfait, excepté le lecteur, qui se demande quelle est la grande et instructive leçon que l'auteur a su tirer de sa fable sur la Colère.

D'ailleurs, les défauts de l'auteur, comme écrivain, sont évidemment en progrès. Rien de plus empbatique, de plus lourd, de plus filandreux que la diction du romancier, qui ne parle pas toujours français, comme on le sait. La Colère, sous ce rapport, est encore au dessous du Juif-Errant, et ce n'est pas peu dire.



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