BRÉGAN, Louis pseud. de Lucien PRÉVOST-PARADOL (1829-1870) : De l'étude de l'Antiquité dans les collèges (1850).

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Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux : nc) de La Liberté de penser : revue philosophique et littéraire, Tome VI, n° 36 – 17 novembre 1850.
 
 De l'étude de l'Antiquité dans les collèges
par
Louis Brégan

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Un parti qui a pour lui l'avenir et que le cours des événemens peut d'un jour à l'autre élever au pouvoir, doit moins songer à ruiner l'ennemi qu'à mettre l'ordre dans son camp. Il ne s'appliquera pas tant à précipiter sa victoire qu'à s'en rendre digne, et craindra moins de la voir reculée que de la voir inféconde. S'il est un parti qui doive se préparer sérieusement à gouverner la France et le monde, c'est le parti démocratique. Et cependant, de profonds dissentimens le divisent sur des questions si importantes, qu'il serait appelé à les résoudre dès le lendemain de son triomphe. Il importe dès à présent de s'entendre. Les divisions qui font la faiblesse d'un parti deviennent des malheurs publics, lorsque ce parti arrive au pouvoir avant de les avoir effacées.
 
L'enseignement public, et dans cet enseignement l'étude de l'antiquité, divisent aujourd'hui les esprits les plus élevés et les plus sincères. M. Thiers a dit : L'antiquité est ce qu'il y a de plus beau au monde. M. Frédéric Bastiat a répondu par une brochure véhémente, où l'antiquité est représentée comme une école de crimes et de sottises, où la jeunesse apprend à bouleverser inutilement le pays. Depuis cette discussion, la suppression des certificats d'études a porté un coup sensible à l'enseignement de l'antiquité, en dépeuplant les classes supérieures. C'est à tort, selon moi, que l'Université espérerait se relever de ce coup par l'avènement du parti démocratique. L'étude de l'antiquité y est un peu considérée comme un reste de l'ancien régime. La démocratie a une secrète préférence pour les sciences naturelles et pour les sciences exactes, et c'est justice. Ces sciences magnifiques et si profondément révolutionnaires rendent le succès de la démocratie aussi certain qu'elles le rendront un jour fécond pour le monde. Cependant, nous croyons injustes et dangereuses les défiances qu'inspire à plusieurs d'entre nous l'étude de l'antiquité ; et nous essaierons de les dissiper, n'ayant en cela d'autre but que de contribuer, pour notre part, à la force et à l'unité d'un parti dont les destinées seront bientôt celles de la nation.

Nous ne parlerons guère ici des fruits que l'écrivain et l'artiste recueillent de l'étude de l'antiquité ; d'abord parce qu'on l'a fait souvent, mieux que nous ne le pourrions faire ; et ensuite, parce qu'il importe moins de former des artistes que des citoyens, dans un enseignement destiné à la majorité de la jeunesse. Je demande cependant à tous ceux qui ont goûté l'antiquité s'ils verraient se perdre avec indifférence les dons heureux que cette étude apporte au génie d'un peuple, cette suprême élégance, ce mélange de force et de douceur dont se compose l'idéal de l'antique beauté. L'Amour grec, Diane, Apollon n'ont plus d'autel que dans le pieux souvenir des amateurs du beau. Depuis, l'idéal de la beauté de l'homme est devenu plus mâle, l'idéal de la beauté de la femme plus féminin, et elles se sont effacées à jamais, les images du gracieux mélange de ces deux beautés, que l'art avait confondues dans une ravissante harmonie. Qu'il faille cultiver le goût de ces chefs-d’œuvre et le raviver par l'étude, c'est ce qu'avoueront tous les hommes de ce pays qui ont l'amour de l'art et le sentiment de la beauté. Ceux qu'on appelle les romantiques savent bien puiser à propos à cette source délicieuse, dont Byron et Goethe leur ont eux-mêmes montré le chemin. Nous n'aurons donc pour contradicteurs sur ce point que les déplorables sectaires qui, ayant brûlé autrefois le plus de manuscrits qu'ils ont pu, ou les ayant couverts de ridicules psalmodies, commencèrent dès lors contre l'art et la science la guerre impie qu'ils poursuivent encore au milieu des débris de leur empire. Mais cette secte est ici hors de cause, et nous ne la comptons point dans ce débat.
 
Ce qu'il nous importe le plus d'étudier, c'est l'effet moral de l'étude de l'antiquité sur un jeune esprit. Qu'est-ce d'abord que l'antiquité envisagée dans son ensemble ? C'est le temps où l'esprit humain plein de jeunesse, vide d'expérience, libre de traditions, a dépensé sa force en mille tentatives, maintenant achevées par le temps, et alors pleines de péril et d'intérêt. La fondation des états, les premières recherches philosophiques, les premiers essais de la politique et de la diplomatie, les hasards de guerres gigantesques, l'invention du droit, les luttes de l'ambition militaire et enfin la chute d'une civilisation et la disparition de tout un monde, tel est le spectacle qu'offre l'antiquité au jeune homme qui vient y puiser la science des choses humaines. Où trouverait-il une pareille école ? Où verrait-il s'agiter avec des chances plus variées les passions qu'il rencontrera bientôt lui-même occupées, comme autrefois, à remuer le monde ? Où verrait-il se débattre avec plus de grandeur les questions qui troublent encore aujourd'hui le repos du genre humain ? Ceux qui font apprendre aux enfans dans Lafontaine les choses de la vie trouvent ici un bien plus vaste recueil de plus éclatans exemples. Qu'ils demandent à Montaigne ce qu'on retire des innombrables leçons que donne l'antiquité, et de ces scènes parlantes où tant de grands hommes se montrent sous tant de faces diverses, comme pour multiplier les exemples et instruire mieux l'avenir. Indépendamment de ces leçons particulières, un esprit, même ordinaire, tire, à son insu, de ce spectacle une certaine élévation d'idées que la vie ne peut lui ôter. Ce qui vaut mieux encore, il prend l'habitude d'embrasser d'une seule vue de larges scènes, et de se mettre à sa place dans cet ensemble majestueux des choses humaines. La grandeur variée du tableau lui révèle l'exiguïté de sa taille, et le pénètre assez du sentiment de sa petitesse pour lui donner avant le temps cette modestie, qui est le fruit ordinaire d'une longue et rude expérience. M. Quinet a dit de l'historien : Il classe ses douleurs et ses affections pour ce qu'elles valent dans l'échelle immense des âges et des destinées. Belle parole qui peut s'appliquer à toutes les âmes que le spectacle de l'antiquité a initiées au dédain de leurs propres infortunes. Et le nombre en est plus grand qu'on ne pense, car beaucoup ne se connaissent pas elles-mêmes, et sont surprises de se trouver au moment de l'épreuve fortes et tranquilles, sans découvrir la source de cette force et de ce repos.
 
Que M. Frédéric Bastiat, qui a écrit des pages fort emportées contre l'immoralité des sociétés antiques, les considère de près avec nous, et il verra que l'antiquité est pour la jeunesse une excellente école de morale ; non pas dans le sens casuistique du mot, car j'avoue qu'on y faisait beaucoup de péchés mortels, mais dans le sens viril et pratique que la philosophie a donné à ce mot. Je veux dire qu'on y apprend, plus que partout ailleurs, à admirer la force humaine aux prises avec les événemens ou avec les passions. Jamais l'homme n'apprit plus que dans le monde ancien compter sur lui-même, à vaincre la fortune ou à la supporter sans accablement. Jamais l'homme ne fut plus isolé ; jamais aussi, il ne s'appliqua davantage à être fort. L'antiquité, nous l'avouons, fut toujours en état de guerre ; mais les forces de l'homme s'y exaltèrent, par là même, d'une façon merveilleuse. État contre état, ville contre ville, citoyen contre citoyen, sur le forum bruyant des cités antiques, déployèrent toutes les ressources et montrèrent toutes les richesses de la volonté humaine, devenue invincible par l'opiniâtreté. La vertu n'y fût qu'une arme défensive contre le sort et contre Les passions. Elle comprenait toutes ces qualités fortes et fécondes confondues sous le nom de tempérance, et destinées uniquement à rendre l'âme vigoureuse dans l'action et inébranlable dans la résistance. Je ne juge pas cette vertu, je la dépeins. Je laisse à d'autres le soin de décider si elle est au-dessus ou au-dessous de la patience chrétienne, de la résignation mystique, et si les héros de la Vie des Saints valent mieux que ceux de Plutarque. Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que cette exaltation de la force humaine, dans les luttes perpétuelles du monde ancien, ne soit d'un puissant et contagieux exemple. Cette force nous paraît belle ; l'âme s'étudie à la gagner, et se plaît à s'en servir. C'est ainsi que l'antiquité nous montre la vertu sous la forme de l'indépendance morale, c'est-à-dire sous l'aspect le plus propre à séduire de jeunes esprits. On sait quel fut l'effet de Plutarque sur J.-J. Rousseau. Il est plus d'un enfant pour qui le Selectae è Profanis, ce manuel de la vertu antique, a remplacé le catéchisme, et qui applique la fière morale stoïcienne aux contrariétés de sa vie d'écolier. La plupart gagnent, à leur insu, quelque chose à ces fortifiantes lectures. Cela est si vrai, qu'on reconnaît aisément, parmi les autres, ceux à qui ce lait salutaire a manqué. Les jeunes gens que des calculs de famille ont sevrés trop tôt de cette étude, font une perte irréparable. Il y a en eux moins de force et de virilité ; ils sont plus facilement étonnés par les hasards et déconcertés par les revers Les idées de loi, de patrie, de devoir, leur sont moins familières ; soit qu'elles n'éveillent pas en eux de grands souvenirs, soit plutôt qu'il leur manque cette fréquentation des grands esprits, qui rend l'âme plus accessible aux nobles pensées.
 
On doit voir que j'entends par étude de l'antiquité, l'étude des faits et des idées du monde ancien, et non pas exclusivement, comme on le fait trop souvent, l'étude des langues anciennes. Ces langues ne sont qu'un moyen de connaître l'antiquité ; et, par une erreur déplorable, on a fait quelquefois de la connaissance approfondie de ces langues le seul but de dix années d'étude. On abusa contre l'Université de cette erreur, et on l'accuse encore de faire perdre son temps à la jeunesse. Que l'Université confonde ces accusations, en séparant de moins en moins, dans son enseignement, l'étude des idées de l'étude des mots. Que les professeurs de littérature n'oublient jamais qu'ils sont les indispensables auxiliaires du professeur d'histoire ; qu'ils fassent l'histoire de la pensée d'un peuple, comme ce dernier fait l'histoire de ses actions. Malheur à qui ne voit dans Salluste qu'un arrangeur de mots, et dans les discours de Tite-Live qu'un recueil de périodes utile à consulter pour les succès de concours. C'est ainsi qu'on parviendrait à rabaisser et à décréditer dans l'esprit de la jeunesse, de cette jeunesse qui deviendra bientôt le public, les plus intéressans monumens de l'antiquité. C'est ainsi qu'on formerait de brillans élèves, destinés à s'éteindre, au sortir du collège, parce qu'ils n'y auraient appris que des mots, et auraient traduit, sans les comprendre, les plus nobles créations de l'esprit humain. Combien d'esprits ont besoin qu'on les réveille, et passent, sans les regarder, à côté de toutes les beautés qu'on ne leur montre pas du doigt. Pour donner à l'étude des langues anciennes l'attrait et l'utilité qu'elle doit avoir pour de jeunes esprits, il n'y faut pas chercher, avant tout, un exercice de grammaire et de rhétorique ; il faut en faire le couronnement de l'enseignement de l'histoire.
 
C'est cette histoire même de l'antiquité qui inspire à M. Frédéric Bastiat, et à des esprits aussi sincères que le sien, de vives défiances. L'esclavage, les luttes affreuses de l'ambition politique entre les Etats et entre les citoyens, l'excès de la débauche et l'excès de la vertu, leur paraissent d'un dangereux exemple pour la jeunesse. Ils remarquent que ce ne sont pas là les mœurs des peuples modernes ; que cet amour de la gloire militaire et des succès politiques est ainsi perpétué, par l'enseignement, pour le malheur du monde. Ils craignent surtout cette maladie de régénérer en bloc une nation, et de faire par les lois violence à la nature, qu'on rapporte de l'admiration malheureuse des antiques législateurs. Ils accusent encore l'étude de l'antiquité d'inspirer à la jeunesse le goût des vains discours et des belles paroles, et le dédain des travaux plus utiles de la science et de l'industrie. Ces reproches méritent l'attention, parce qu'ils ont quelque chose de sérieux, et surtout parce qu'on y sent l'intelligence des temps nouveaux et l'amour du grand avenir que l'industrie prépare au monde. Il est possible, en effet, que l'admiration irréfléchie de l'antiquité amène dans un jeune esprit de déplorables méprises. On l'a bien vu en 93, quand on a voulu un instant réduire la France aux étroites proportions d'une cité antique. A ce danger, d'ailleurs bien diminué par le changement des temps, je ne vois qu'un remède. C'est qu'en enseignant l'antiquité aux jeunes gens, on leur fasse remarquer comment et pourquoi cette politique et ces mœurs, qui convenaient à la jeunesse du genre humain, seraient funestes à sa maturité.
 
Je n'ignore pas que je puis blesser ici des susceptibilités si honorables, que je ne puis m'empêcher en passant de leur rendre hommage. Je veux dire que des esprits scrupuleux pourraient voir, dans ce que je viens de conseiller, une atteinte portée à cette réserve sévère, à ce silence absolu sur le temps présent, que l'Université s'impose avec raison dans son enseignement. Le public, étourdi de calomnies intéressées, ne sait pas avec quelle attention délicate l'Université instruit ses maîtres à conserver, dans leur enseignement, cette parfaite neutralité qui convient à un grand corps chargé par l'État d'élever des enfans de toutes les croyances et de toutes les opinions. Ceux qui connaissent l'Université, savent combien elle était ferme dans l'accomplissement de ce devoir ; comment elle respectait les croyances les plus diverses ; comment elle savait s'élever au-dessus des religions et des partis pour répandre de haut l'enseignement de la patrie. On a trouvé que cela avait duré trop longtemps ; qu'il était dangereux de voir assis sur les mêmes bancs le juif, le protestant, le catholique et l'incrédule ; que, cette union, si habilement maintenue, amènerait trop vite en France la concorde et l'unité ; que mieux valait élever des écoles rivales, marquer les citoyens d'une tache originelle et les diviser dès le berceau. L'avenir apprendra aux hommes qui ont renversé ce temple de la concorde quels maux ils ont préparés à leur pays. L'Université n'en a pas moins gardé sa tradition de neutralité absolue, son respect pour les consciences ; et c'est pour cela, qu'en lui conseillant d'expliquer la différence qui sépare l'antiquité des temps modernes, nous craignons d'alarmer ses scrupules.
 
Qu'elle considère cependant qu'il ne s'agit pas ici de faire de la politique, mais simplement de prévenir, par un avis opportun, la plus dangereuse confusion d'idées. Voici à peu près comment on pourrait avertir les jeunes gens que, dans les grandes scènes qui passent sous leurs yeux, tout n'est pas digne d'imitation : vous voyez dans l'antiquité des prodiges de force, d'audace et de patience. Cette vue doit vous donner une haute idée de la puissance de l'homme, et vous rendre jaloux de posséder une pareille force d'âme et de l'employer avec un pareil éclat. Mais plus heureux que tant de grands hommes, parce que vous êtes nés en des temps meilleurs, vous ne devez pas appliquer aux mêmes objets les mâles qualités dont ils vous donnent l'exemple. Il ne s'agit plus d'élever votre patrie sur les ruines des États voisins, puisque les peuples sont devenus solidaires, et que le temps a changé en opprobre l'antique gloire des conquêtes injustes. Il ne s'agit plus de vous élever par les discordes de la patrie, puisque le lien étroit des intérêts a fait de la paix intérieure la seule source de la richesse publique et de votre richesse. Étudiez donc ces temps de rivalités et de guerres, mais uniquement pour y apprendre quelle force, quelle patience et quel dévoûment vous pouvez consacrer à l'établissement de la justice et de la paix dans le monde, et à la prospérité des nations.

Louis BRÉGAN.


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