AMBS-DALÈS, J.-B., pseud de Jean-Baptiste Dalès (1802-1857) : Les Amours secrètes des grisettes : le tout rédigé d'après les renseignements donnés par une Grisette .- Bruxelles : J.-A. Joostens, [1828].- 80 p. ; 15,5 cm.

Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21.V.2015)
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LES
AMOURS SECRÈTES
DES
GRISETTES
Le tout rédigé d'après les renseignements
donnés par une Grisette.

Prix : 60 centimes.

BRUXELLES.
J. -A. JOOSTENS, IMPRIMEUR-LIBRAIRE-ÉDITEUR.

~ * ~

Les Amours secrètes des grisettes - 1828 [couv.]

PRÉFACE.
___

Je me serais volontiers dispensé de placer une préface en tête de ce livre ; mais, comme il faut se conformer à la mode qui en exige une maintenant en tête de la plus petite brochure, quoique personne ne soit tenté de la lire, je me suis résigné à user un peu d'encre (qui sans contredit aurait pu être employée plus utilement), pour dire en deux mots à mes lecteurs qu'ils ne pourraient, par exemple, faire un meilleur emploi de leur argent qu'en achetant ce livre ; car, outre qu'ils s'acquerront par-là la reconnaissance de l'éditeur, ils auront encore l'avantage d'avoir un ouvrage très-utile, en ce qu'il sera pour eux comme une égide contre les traits de la ruse et de la séduction : armes dont nos grisettes se servent si habilement. Ainsi, comme le corbeau devine de fort loin l'odeur de la poudre, et se met en garde contre le chasseur; de même, grâce à nos instructions, le lecteur devinera la grisette sous quelque forme quelle se présente à lui, et il se tiendra pour averti.

C'est surtout aux nombreux étrangers qui viennent visiter la capitale que nous croyons rendre un véritable service en publiant ce livre, dont les documents nous ont été fournis par une grisette déjà sur le retour. L'expérience a démontré que ce genre de femmes est mille fois plus dangereux que celles qui font ouvertement un trafic de leurs charmes, en ce qu'avec celle-ci, on sait du moins à quoi s'en tenir sur l'article des mœurs ; au lieu que les premières en affectant une réserve et une décence trop souvent éloignée de leur caractère, enlacent, avec un art diabolique, dans leurs filets plus d'un pauvre jeune homme qui y va bon jeu, bon argent, et qui, après plusieurs mois de constance, des larmes et des soupirs, arrache, il est vrai, la rose tant désirée ; mais quelle rose !... C'est qu'il n'en avait pas aperçu les épines ; c'est qu'il croyait trouver de l'or où il n'y avait que du clinquant ; c'est que Sophie paraissait si modeste, si réservée ; c'est que sa pudeur s'alarmait au moindre mot un peu grivois, au plus petit geste un peu trop prononcé ; c'est que... c'est que… enfin, que sais-je ! Demandez plutôt à tels ou tels commis en nouveautés et autres, ils vous en diront des nouvelles !!!

Pour rédiger ce petit ouvrage, nous avons, outre les renseignements donnés par la grisette mentionnée ci-devant, mis à contribution la plupart des charmantes lithographies qui ont paru jusqu'à ce jour sur les grisettes ; les situations comiques que présentent ces lithographies, que l'on doit en partie aux crayons pleins de vérité de MM. Charlet, nous ont engagés à les réunir, pour ainsi dire, dans un même cadre ; nous aurions pu citer à part chaque anecdote qui aurait fourni le sujet de telle ou telle lithographie ; mais nous avons pensé qu'il y aurait plus de mérite et de naturel à reproduire et ramener dans les conversations qu'ont ces dames entr'elles, suivant la diversité des états, les traits heureux dont ces dessins fourmillent, et qui sont une peinture aussi fidèle que satirique des mœurs de nos grisettes. Traiter un tel sujet sérieusement, c'eût été s'exposer à voir le lecteur après avoir lu quelques pages, bâiller, s'étendre et laisser tomber le livre en s'endormant : c'est ce que nous avons voulu éviter, en répandant sur l'ouvrage la teinte de gaieté qu'il était susceptible de recevoir. Nous avons disposé nos tableaux de façon à pouvoir faire passer sous les yeux de nos lecteurs, en quelques instants, tous les rangs de la hiérarchie des grisettes, depuis nos élégantes modistes de premier ordre, jusqu'aux médiocres grisettes des faubourgs ; c'est-à-dire, les ravaudeuses, découpeuses de châles, etc.

Cet ouvrage, n'ayant d'autre but que de procurer, quelques instants de délassements à nos lecteurs, et les prémunir, ainsi que nous l'avons déjà dit, contre les séductions de ces dangereuses sirènes dont Paris abonde, nous l'abandonnons à sa destinée, en souhaitant que son entrée dans le monde lui soit favorable. C'est un vœu que partage bien sincèrement l'éditeur, qui ne demande pas mieux que de faire suivre cette première édition d'une seconde, voir même d'une troisième : n'est-il pas vrai M. l'éditeur, que vous ne demandez pas mieux. — Certainement.
- Eh bien ! Prenez patience, le temps amène bien des choses, et peut-être bien que enfin, nous verrons !


*
* *

LES
GRISETTES

Chapitre premier.

QUARTIER DU PALAIS-ROYAL.

ARTICLE PREMIER.

Modistes.

Afin de procéder méthodiquement à la revue des grisettes des divers quartiers de Paris, nous commencerons par mettre à contribution les environs du Bazar de l'industrie universelle, autrement dire du Palais Royal ; c'est dans les rues de Richelieu, Neuve des Petits-champs, Vivienne, Feydeau, etc., que nous prendrons d'abord nos modèles : ce quartier est celui particulièrement de nos fringantes modistes. Elles méritent particulièrement l'honneur de tenir le premier rang dans ce recueil, et nous nous faisons un devoir de le leur assigner.

Une démarche aisée quoiqu'un peu prétentieuse, une mise décente, un langage recherché dans la conversation : voilà ce qui distingue les modistes d'avec les autres grisettes ; mais ce langage recherché dont je parle, elles ne s'en servent qu'avec les pratiques ; entr'elles c'est bien différent, et telle personne qui sortirait d'un tête-à-tête avec l'une d'elles, ne serait pas peu surprise si elle l'entendait quelques instants après causer avec ses camarades, de lui voir substituer aux termes choisis dont elle se servait tout-à-l'heure les phrases les plus triviales, et les expressions les plus communes. C'est le phosphore qui brille, et qui dans le fond n'est qu'une fétide matière.

Entrons un instant dans un atelier de modistes, et écoutons leur conversation. C'est le lundi matin ; encore fatiguée des plaisirs de la veille, on est peu disposée au travail ; mais en revanche, on l'est beaucoup à causer. On a tant de chose à dire ; on a été si heureuse le dimanche, qu'il faut bien faire jouir ses compagnes du tableau des plaisirs qu'on a goûtés. A dire le vrai, ce n'est pas tout-à-fait dans l'intention de leur faire partager la satisfaction intérieure que l'on éprouve ; mais bien plutôt pour exciter leur envie. Il est si doux de conter le triomphe que l'on a remporté sur de nombreuses rivales, de détailler la mise élégante qui attirait tous les regards, et d'exciter par là le dépit de celle qui a été obligée de garder le magasin par tour de rôle.

Eh bien ! Sophie, demande Aglaé es-tu contente de la journée d'hier ?

SOPHIE.

Extrêmement satisfaite, ma bonne, j'ai été à Tivoli ; je ne crois pas que l'on puisse jamais passer un dimanche plus agréablement.

AGLAÉ.

Ah ! C’est que tu ne sais pas l'emploi que j'ai fait de ma journée moi, sans quoi tu n'avancerais pas cela. Ma très-chère, j'ai fait la conquête d'un petit commis en nouveautés, que j'ai joliment fait tourner ; il était de l'humeur la plus facile. Figure-toi, ma petite, un petit blond bien sentimental, bien larmoyant, bague et collier en cheveux, un véritable petit Adonis. Ah ! ah ! ah !

SOPHIE.

Dieu ! Quelle différence de conquête avec celle que j'ai faite : un grand brun, bel homme, moustache, éperons et cravache ; ma foi, pour ne triompher que d’un fade blondin, je sais bien que je ne me mettrai jamais en frais.

AGLAÉ.

C'est possible, je les aime comme ça moi, parce qu'on peut faire aller ça des mois entiers sans que ça s'en doute, au lieu que tes grands bruns c'nest pas ça du tout, parce qu'au moindre anicroche, à la moindre chose qui ne va pas à leur idée.., tu m'entends. ; au définitif, je n'aime pas les gens qui portent cravache. Tu dois te rappeler qu'il en a cuit à Clarice, pour avoir eu, comme toi, la manie des hommes à cravache et à moustaches, parce que l'un ne va guère sans l'autre ; la pauvre fille ! recevrait-elle des paies ?

SOPHIE.

C'est bien différent ça ; elle était si bête ! se laisser assommer de coups par ce monstre-là, et ne pas lui arracher la figure ! Ah ! je ne serais pas si bonne moi, je t'en réponds. O Dieu ! si jamais un homme me battait !...

AGLAÉ (la contrefaisant).

O Dieu ! si jamais un homme me battait !... Laisse donc, tu ferais comme tant d'autres, tu recevrais la correction anodine, et tu ne souillerais mot, dans la crainte de voir doubler la dose.
 
HÉLOÏSE.

Battre une femme ! Ah ! Dieu, faut-y qu'un homme soit brutal !

SOPHIE.

Tout ça ne nous apprend pas comment mademoiselle Aglaé a passé son dimanche, et, puisqu'elle prétend l'avoir passé plus agréablement que moi, je suis piquée au jeu, et je veux lui prouver le contraire.

AGLAÉ.

Ce sera difficile ; mais enfin nous verrons : je n'ai pas été comme mademoiselle Sophie à Tivoli, mais je suis allée avec ma tante aux montagnes de Belleville, et c'est tout comme.

SOPHIE.

Oh ! C’est-à-dire.

AGLAÉ.

On donnait l'homme incombustible.

SOPHIE.

Ah ! on donnait !. c't'expression, on jouait l'homme incombustible, à la bonne heure.

AGLAÉ (vivement).

Eh ben ! on jouait, se donnait ; qu'est-ce que ça fait ? c'était bien la peine de m'interrompre pour ça.

SOPHIE.

Moi à Tivoli j'ai vu la femme incombustible.

HÉLOÏSE.

Tu nous le diras après, laisse donc conter Aglaé puisqu'elle a commencé.

AGLAÉ.

Je vous disais donc, mesdemoiselles, que j'étais allée aux montagnes de Belleville avec ma très-honorée tante ; je ne m'amusais pas trop avec elle, et il me tardait bien que la danse commençât pour rompre la monotonie de notre promenade. Le moment tant désiré arriva enfin ; et, comme je l'avais prévu, je fus invitée pour la première contredanse.

SOPHIE (ironiquement).

Pardi, qui ne prétendait à l'honneur de danser avec la belle Aglaé ?

AGLAÉ (de même).

Il y a toujours bien autant de mérite assurément qu'à danser avec la charmante Sophie.

HÉLOÏSE.

Allons donc, mesdemoiselles, pourquoi s'astiscoter comme ça ? À quoi qu'ça sert.

AGLAÉ.

Les deux ou trois premières contredanses ne m'amusèrent pas beaucoup, parce que mes partenaires ne me plaisaient pas ; mais pour la valse je fus invitée.

SOPHIE.

Par le petit blondin ?

AGLAÉ.

Précisément : il s'avança vers moi d'un air bien timide, bien doux.

SOPHIE.

Bien gauche, enfin, le pauvre innocent !

AGLAÉ.

J'acceptai son invitation ; il avait la figure si bonne, qu'il m'a dit d'aimables choses pendant que nous valsions ; il me pressait la main en tremblant. Le pauvre garçon.

SOPHIE.

Et tu pressais la sienne pour le rassurer, car c'est ainsi que ça se fait.

AGLAÉ.

Je ne m'en défends pas. Après la valse, il nous offrit des rafraîchissements à ma tante et à moi ; sur un signe que je lui fis, ma tante accepta, et, comme il paraissait désirer faire plutôt un tour de jardin que de retourner à la valse, il nous en fit la proposition et nous entraîna du côté de l'homme incombustible. Là nous fûmes un peu séparés de ma tante par la foule, il profita de cet instant pour me dire les choses du monde les plus tendres, il me dit qu'il brûlait d'amour (l'homme incombustible venait de commencer ses expériences), et, au moment où il montrait le poulet rôti, mon petit blondin, qui avait pris feu de plus en plus; me dit qu'il grillait du désir de m'entretenir en tête-à-tête.

SOPHIE.

Mais toi qui as des mœurs, tu lui auras répondu que ce n'était pas pour lui que le four chauffait.

AGLAÉ.

Pourquoi donc lui aurais-je dit ça ? au contraire,  je dois le voir tantôt en allant porter chez madame la comtesse de *** le chapeau qu'elle est venu commander jeudi dernier, et auquel je n'ai plus que quelques fleurs à adapter.

SOPHIE.

Tu nous rendras compte de ton entrevue avec lui, n'est-ce pas, ma bonne ?

AGLAÉ.

De tout mon cœur.

SOPHIE.

Ton intention est, sans doute, d'en finir bientôt avec ce pauvre jeune homme ?

AGLAÉ.

C'est selon : si je vois qu'il est généreux, je lui laisserai filer le parfait amour assez longtemps pour éprouver les effets de sa générosité, de son côté, il ne sera que plus enchanté de sa victoire, lorsqu'il l'aura obtenue : d'ailleurs, comme le dit fort bien Racine. (1)

A vaincre sans péril on triomphe sans gloire.

La citation, comme on voit, était fort heureuse ; et cette conversation, dont je n'entretiendrai pas plus longtemps le lecteur, se continua sur le même ton. Sophie régala aussi ses bonnes amies de ses plaisirs de la veille, et cette narration ne différant que fort peu ou, pour mieux dire, pas du tout de celle d'Aglaé, nous ne nous la rapporterons pas ici.

Mais tout en ne rapportant pas aux lecteurs la suite de la conversation de ces demoiselles, je ne veux pas les priver du plaisir d'apprendre la suite et le résultat de l'intrigue de mademoiselle Aglaé avec monsieur Ledoux (c'est le nom du petit blondin), les détails m'en ont été transmis par mademoiselle Héloïse, de qui je tiens aussi la conversation que l'on vient de lire, et dans laquelle elle figurait elle-même, comme on l'a pu voir.

L'entrevue de nos deux amants eut lieu le lendemain de leur rencontre à Belleville, ainsi que l'avait prévu notre grisette modiste, elle se hâta de mettre la dernière main au chapeau de madame la comtesse de***, et de le porter chez cette dame : certainement son chemin n'était guère de passer rue St-Honoré devant le magasin de nouveautés où monsieur Ledoux est commis, pour aller au boulevard des Italiens (elle partait de la rue Vivienne),mais calcule-t-on la longueur d'une course quand le bonheur en est le but.

Bref, monsieur Ledoux, que l'amour avait empêché de fermer l’œil de la nuit, qui était aux aguets depuis midi, et n'aurait pas laissé passer deux minutes sans jeter un coup d'œil dans la rue, vit la dame de ses pensées, un carton à la main, friser de près les premiers carreaux du magasin, s'arrêter quelques minutes aux seconds pour considérer la beauté de l'étalage, et, certaine qu'elle a été remarquée, continuer son chemin. Saisir un léger prétexte et sortir pour voler sur les pas de sa belle, fut pour notre amoureux commis l'affaire d'un moment.

On se rejoint non loin de la place Vendôme, on marche d'abord côte-à-côte. M. Ledoux est trop timide pour oser du premier abord offrir son bras, et mademoiselle Aglaé ne peut pas décemment se permettre de le lui demander.

Ne sachant pas quoi dire, on parle de la pluie, du beau temps, et l'on arrive ainsi boulevard des Italiens, devant la maison où reste madame la comtesse de***

Là M. Ledoux est prié de vouloir bien attendre que l'on ait rempli sa commission ; ce sera l'affaire de quelques instants, le temps de monter et de descendre. Mais mademoiselle Aglaé a compté sans son hôte, elle n'a pas calculé la chance des dispositions où se trouve madame la comtesse, qui, après lui avoir fait faire antichambre pendant près d'une heure, parce qu'elle n'est pas seule ; la reçoit fort mal, essaie vingt fois son chapeau qui ne la coiffe pas à son gré, et met ainsi la patience d'Aglaé à la plus rude épreuve.

M. Ledoux, de son côté, trouve le temps extrêmement long, et il y a trois bonnes heures qu'il fait le pied de grue, lorsque l'intéressante modiste sort de chez la comtesse, elle se répand en excuses, et M. Ledoux est trop galant pour faire paraître l'ennui que l'attente lui a fait éprouver Mademoiselle Aglaé se plaint de tiraillement d'estomac, causé par la trop longue séance qu'elle a faite chez madame la comtesse, on se trouve auprès d'un joli restaurant à 22 sous par tête, et M. Ledoux, enchanté d'avoir l'occasion d'offrir à sa belle une légère collation où il espère que l'amour sera en tiers, insiste auprès d'Aglaé pour lui faire accepter quelque chose.

D'abord, grand refus ; mais on sollicite de si bonne grâce, qu'on est bien forcé d'accepter. On entre, et l'officieux garçon du restaurant s'empresse de dire, montez au premier ; le couple s'établit dans 80 de ces cabinets particuliers dont ce premier étage est composé ; en entrant, une légère teinte de rougeur couvre les joues d'Aglaé ; notre commis d'attribuer cette émotion à la pudeur : qu'il est loin de se douter de ce qui se passe dans l'âme de sa compagne, à qui ce cabinet a rappelé des souvenirs qui la troublent.

Cependant, on prend place, et pour faire les choses grandement, il ne s'agit pas ici de diner à 22 sous par tête : s'il était seul, M. Ledoux se contenterait du potage, des trois plats au choix, du carafon de vin, etc. ; mais ce n'est pas là un dîner à offrir à une aimable personne dont on est ardemment épris.

M. Ledoux consulte d'abord les goûts d'Aglaé, qui répond modestement qu'elle n'en a pas ; puis il consulte la carte ; et après chaque mets, consultant encore la carte, il régale Aglaé du plus splendide diner que jamais commis marchand ait offert à une grisette. Les intervalles du service étaient remplis par de petites cajoleries ; et M. Ledoux, que quelques verres de vin avaient un peu animé, donnait à sa belle de petits coups de genou, lui pinçait le bout des doigts, on se penchait par-dessus la table afin de solliciter un baiser, qu'Aglaé qui jugeait qu'il n'était pas de son intérêt de lui accorder encore, lui refusait impitoyablement ; le temps s'écoulait, et Aglaé fit remarquer à son ami (Ledoux avait enfin reçu d'elle ce doux nom, seule faveur qu'il obtint en échange de son dîner de vingt francs); Aglaé, dis-je, fit remarquer à son ami qu'il fallait se séparer. Il est tard, et je serai grondée, lui dit-elle : sans doute l'on m'attend avec impatience au magasin.

L'heureux couple sortit donc du restaurant, et, bras-dessus bras-dessous, s'achemina vers la rue Vivienne. Chemin faisant, Ledoux demanda un second rendez vous dans la semaine ; Aglaé en prétexta l'impossibilité, et il fut convenu qu'on se verrait, le dimanche suivant, à Belleville. Arrivés au coin de la rue Vivienne nos deux amants se séparèrent, enchantés l'un de l'autre.

M. Ledoux, qui avait calculé sur une plus heureuse et plus prompte issue dans le tête-à-tête qu'il venait d'obtenir, avait bien quelques remords ; la dépense avait été un peu plus forte qu'il ne l'avait prévu ; mais au définitif, Aglaé était si jolie ; d'ailleurs, pensa notre commis, j'ai fait aujourd'hui un grand pas vers le but ; l'occasion, pour être différée, n'est pas perdue, et, après ce qui s'est passé aujourd'hui, Aglaé sera la première à en faire renaître une semblable, et avec moins de dépense je serai plus heureux. Amour, amour, ou plutôt amour-propre, combien tu es ingénieux à nous tromper !

Pour ne pas ennuyer le lecteur, nous passerons rapidement sur une foule de petits détails concernant les entrevues qu'eut encore notre commis-marchand avec sa grisette. Belleville, Tivoli, la Chaumière suisse étaient l'endroit de rendez-vous du dimanche ; et, dans la semaine, on se voyait comme on pouvait. Aglaé ménageait avec une adresse inconcevable l'amour et la patience de M. Ledoux ; il avait fait de nombreux sacrifices : dîners, spectacles, courses en char, jeux de bague, escarpolette ; rien n'avait été épargné depuis qu'il avait noué connaissance avec la belle modiste, pour lui procurer tous les divertissements, tous les plaisirs ; et encore bien souvent même, avait-il la tante qui n'était pas la moins ardente à l'exciter à toutes sortes de dépenses ; aussi, lorsque Ledoux en venait quelquefois à récapituler avec lui-même, il trouvait qu'il était très-onéreux de faire l'amour.

Fatigué de n'avoir obtenu, après six mois de persévérance, que des demi-faveurs tout au plus, il pensa qu'il était temps de brusquer les choses ; ce fut un des bosquets de Tivoli qu'il choisit pour faire jouer les derniers ressorts de sa passion ; mais il n'en était pas là, Aglaé, par qui toutes les dépenses faites en plaisirs par Ledoux étaient comptées pour rien, et qui s'attendait de sa part à quelque présent en nature, se fâcha tout rouge lorsqu'il réclama définitivement le prix de ses soins et de six mois de la plus vive constance ; il osa accompagner sa demande de quelques gestes un peu familiers ; alors notre grisette jeta de hauts cris, lui demanda pour qui il la prenait, lui dit qu'il n'était qu'un monstre, qu'elle ne le reverrait de sa vie, et, se précipitant hors du bosquet, courut rejoindre sa tante, laissant le pauvre Ledoux tout stupéfait de sa feinte colère.

Quand il fut un peu remis de son trouble, il voulut courir sur ses pas ; mais les deux dames avaient déjà quitté le jardin, et il fallut se résigner à attendre le lendemain pour se justifier. Il se repentit intérieurement d'avoir osé porter atteinte à l'innocence d'une personne aussi vertueuse que l'était décidément Aglaé, il brûlait du désir d'obtenir d'elle un généreux pardon ; aussi le lendemain, passa-t-il plusieurs fois devant le magasin de modes, la cruelle y était, mais, en l'apercevant, elle tournait la tête, et semblait parler à ses compagnes du ton le plus enjoué.

Cette froideur dépitait le pauvre Ledoux : s'il avait su que, dans cet instant, ces demoiselles s'égaiaient sur son compte, et qu'Aglaé faisait l'énumération de ses ridicules, que même elle lui prétait ceux qu'il n'avait pas, que serait-il devenu ?
 
Pendant huit jours, mêmes démarches de la part du pauvre commis marchand, et mêmes manœuvres du côté de la grisette, il ne fut pas possible à Ledoux de la joindre une seule fois, ni d'avoir le moindre entretien avec elle. Il était devenu sombre, taciturne, ses collègues le tournaient en raillerie, et le plaisantaient sur le changement qui s'était opéré dans son humeur.

Parmi eux était un nommé Auguste, jeune homme à la mode, et pouvant passer pour un de ces étourdis si aimables aux yeux des femmes, et que nous nommons en terme vulgaire roués ; il ne lui fut pas difficile de deviner la cause du chagrin de Ledoux, et un jour il le pressa tellement de se confier à lui, que l'amoureux commis céda à ses instances, et lui conta de point en point comment il avait eu le bonheur de rencontrer Mademoiselle Aglaé au jardin Belleville, comment il avait possédé son cœur durant six mois, et comment, enfin, il avait eu le malheur d'encourir son indignation, et de la perdre en voulant trop brusquer l'affaire. A cette dernière révélation, Auguste ne peut plus tenir son sérieux, il partit d'un long éclat de rire.

— Comment, dit-il, tu appelles cela brusquer les choses, après six grands mois que tu files le parfait amour comme un sot, pardonnez-moi l'expression ; parle franchement, as-tu fait quelque présent à ta dulcinée ?

— Non, jamais !

— Ah ! voilà le hic. Eh bien, veux-tu suivre mon conseil ? je te garantis la possession de ta nymphe avant huit jours.

— Parle, que faut-il faire ?

— Lui faire quelque cadeau, lui donner ne fut-ce qu'une bague, par exemple.

— Pas si bête, elle ne m'en refuserait pas moins, et j'ai déjà bien assez dépensé d'argent comme cela.

— Qui te parle de dépenser de l'argent ?

— Qui, parbleu ! toi : crois-tu que le bijoutier me donnera une bague telle qu'il la faut pour être digne d'être offerte à Aglaé, pour rien ?

— Telle qu'il la faut pour être digne d'Aglaé. Ah ! ah ! ah ! que tu me fais rire ! mon pauvre ami ; tu crois donc à sa vertu ?

— Incorruptible ! oui.

— Que tu connais peu les femmes ! tu as été pendant six mois la dupe d'une rusée grisette.

— Si je le savais

— Rien n'est plus sûr ; et, si tu veux en acquérir la preuve, suis le conseil que je vais te donner.

— Parle.

— Achète une bague en cuivre doré, et dont les pierres jouent la pierre de prix, le brillant, le rubis ; n'importe.

— Tu veux te moquer de moi ?

— Laisse-moi achever : ton acquisition faite, tu ne tarderas pas à posséder ta princesse.

— Mais, puisque je t'ai répété cent fois qu'elle me fuit, qu'elle ne veut plus entendre parler de moi.

— Connais-tu quelqu'une de ses compagnes ?

— Oui, Sophie ; j'ai eu occasion de la voir quelquefois lorsqu'elle allait avec Aglaé chez les pratiques.

— Eh bien, il faut saisir un moment favorable, et te trouver comme par hasard sur le chemin de Sophie, puisque Sophie, il y a ; mais, pour cela, il faut jouer l'indifférence, et de ne pas retourner de quelles jours devant le magasin de ces demoiselles.

— A quoi cela aboutira-t-il ?

— Sophie, n'en doute pas, aura l'air d'ignorer que tu es mal avec Aglaé : ce sera une première preuve que l'on te joue, ne t'étonne de rien ; on te demandera comment vont les amours, c'est la quesion ordinaire. Réponds franchement que vous êtes brouillés, ajoute que tu en es d'autant plus fâché, que tu comptais offrir à Aglaé un faible gage de ton amitié pour elle, et tu auras soin de lui faire briller aux yeux de Sophie le bijou corrupteur : que je meure si, deux jours après, tu n'es raccommodé avec la belle.

— Impossible.

— Faits-en l'essai : qui ne risque rien n'a rien.

— Eh bien ! soit ; mais je crains bien que l'épreuve ne tourne à mon désavantage, en me prouvant que j'aurais tort de douter de la vertu d'Aglaé.

Ledoux suivit de point en point les conseils d'Auguste ; il rencontra Sophie comme à l'improviste, témoigna les regrets qu'il avait de la brouille survenue entre lui et sa maitresse. Elle s'est effarouchée mal-à-propos, ajouta-t-il, d'une proposition qui, en elle-même, n'avait rien qui dût l'offenser ; un mot de bienveillance de sa part, en ne m'ôtant pas tout espoir, m'aurait enhardi à lui offrir le faible présent que je me proposais de lui faire (et il faisait jouer aux yeux de Sophie le faux brillant) ; mais il n'y faut plus penser : pourtant, quoique tout soit rompu entre nous, l'honnêteté m'oblige à vous prier de lui présenter mes respects. Sophie l'assura que cette brouille ne serait que momentanée ; Ledoux n'en voulut rien croire, et ce fut ainsi qu'ils se séparèrent.

Sophie en arrivant au magasin, n'eut rien de plus pressé que de faire part à Aglaé de son entretien avec le petit blondin.

— Sais-tu, ma très chère, que tu as eu tort, lui dit-elle, de rompre ainsi avec ce jeune homme ; il a l'air bon enfant, et tu étais à la veille d'en recevoir une preuve.

— Que veux-tu dire ?
 
— Qu'il te destinait une bague précieuse ; il ne me l'a pas dit positivement, mais j'ai vu le bijou en question.

— Tu as vu le bijou ?

— Oui, et de plus il m'a dit : un mot de bienveillance de sa part m'aurait enhardi à lui faire le faible présent que je lui destinais ; c'est clair, je pense !

— Comment, ma bonne, tu crois que.

— J'en suis certaine.

— Ah ! mon Dieu, que je suis fâchée à présent de ma promptitude.

— A ta place j'en aurais du regret aussi, car enfin, ce serait toujours une bonne plume tirée de l'aile de l'oiseau.

— Tu as raison, mais il n'y a plus à revenir là-dessus ; ce qui est fait est fait.

— Ah ! bah ! on peut le faire remordre à l'hameçon.

— Tu crois ?

— Pardi ! avec de l'adresse.

— Quel serait ton plan ?

— Le voici. Je ne t'ai rien dit de ma rencontre avec lui.

— Comment ! tu ne m'as rien dit, ah ! oui je comprends.

— Tu te trouves inopinément sur son chemin.

— Mais, s'il m'évite ?

— Il ne t'évitera pas ; 1'honnêteté veut qu'en te rencontrant il te salue, tu lui réponds d'un léger mouvement de tête ; il t'accostes, tu l'accostes, vous vous accostez mutuellement, et je laisse à ta sagacité le soin de conduire le reste de l'aventure, bien entendu que tu n'auras pas l'air de te douter de la moindre chose sous le rapport du brillant.

— Cela va sans dire ; ah ! ma chère, si je pouvais réussir !

— Tu réussiras.

Et voilà notre grisette de nouveau tout à fait enflammée pour son petit blondin, voilà, se disait-elle à elle-même, comme il ne faut jamais jeter le manche après la cognée ; et elle flottait dans l'incertitude de la réussite de ses projets. Après le dédain que je lui ai montré depuis quinze jours, voudra-t-il, ne voudra-t-il pas renouer nos relations ; et, tout en faisant ses réflexions elle récrépait ses cheveux devant sa glace, qui semblaient lui dire tu es jolie. Eh ! que n'entreprend pas une jolie femme, dont elle ne vienne à bout !

Dès le lendemain de son entretien avec Sophie, le commis ne vit pas sans surprise sa cruelle déïté passer devant les carreaux du magasin bien rapidement, il est vrai ; mais cette démarche, en démontrant la vérité des assertions d'Auguste, dessila les yeux de Ledoux. Aglaé passera-t-elle par là, si son intention n'était pas de renouer avec lui ? L'idée de ne devoir cette faveur qu'à l'intérêt qu'inspirait le bijou dont Sophie avait eu la vue frappé, lui donna du dépit ; il vit clairement qu'il avait été fait jusqu à ce jour, et il se promit intérieurement de s'en venger. Rira bien qui rira le dernier, pensa-t-il, et il épia sur la porte le moment où la grisette repasserait ; elle ne se fit pas longtemps attendre ; et feignant de passer du côté opposé, lorsqu'elle aperçut sa victime, elle ne put s'empêcher cependant de lever les yeux, et de répondre par un demi-sourire au salut gracieux que lui fit son ci-devant amant. Heureusement que ce n'était qu'un demi-sourire ; si le sourire avait été complet ; la tête de Ledoux n'y était plus, et il se serait imaginé de nouveau qu'un remords lui ramenait Aglaé, et que c'était à ses beaux yeux qu'il devait l'insigne victoire qu'il remportait sur le cœur de la cruelle.

Le demi-sourire, tout faible qu'il était, fut pourtant comme un aimant qui attira le commis amoureux et dépité sur les pas de la grisette ; il ne reçut, d'abord pour toute réponse aux paroles qu'il lui adressa que des monosyllabes, des phrases évasives, mais elle laissait à ses yeux le soin de parler pour elle ; ils promettaient à l'amant, jadis aimé, un retour de tendresse ; enfin, le désir qu'elle avait de posséder bientôt le brillant qu'elle n'avait pas manqué de remarquer au doigt de Ledoux, lui fit si bien oublier toute prudence, que, quand bien même notre commis n'eut pas été prévenu contre elle, il se serait aperçu à la facilité avec laquelle elle se prêtait à une réconciliation ; ayant d'abord manifesté tant de dédain, il se serait aperçu aisément, dis-je, à quelle espèce de femme il avait affaire ; bref, il fut convenu que l'on se reverrait le dimanche suivant. Aglaé oubliait tout à condition que l'on serait dorénavant plus sage : et, sans doute, pour mettre au plutôt la sagesse recommandée à l'épreuve, elle finit par dire au commis que sa tante partirait de grand matin pour la campagne, dimanche, et qu'elle comptait qu'il viendrait la prendre chez elle, et qu'on ferait alors ses dispositions pour l'emploi de la journée.

On se sépara, et, si notre grisette se riait intérieurement de la simplicité de celui qu'elle regardait comme r'enveloppé dans ses filets ; de son côté, Ledoux, qui n'était plus sa dupe, se promit bien de se venger complètement. Il rendit compte à Auguste, en rentrant, de son entrevue avec Aglaé, et employa le reste de la semaine à mûrir le projet qu'il avait résolu de mettre à exécution le dimanche suivant.

Ce jour tant désiré de part et d'autre arrive enfin, et, rayonnant d'espoir, le commis séducteur vole chez l'artificieuse modiste ; elle achevait sa toilette. Ledoux y donne la dernière main en badinant avec une grâce charmante.

— Où irons-nous ? demande-t-il en minaudant, et les yeux d'Aglaé semblent lui dire à Tivoli ; le lieu où éclata notre mésintelligence doit-ètre témoin de notre réconciliation.
 
On part, on passe la journée en plaisirs, on fait mille folies. Ledoux joue si bien la sincérité qu'Aglaé ne doute plus un instant qu'avant de se séparer elle aura le bijou désiré en sa possession ; elle est d'une humeur charmante, et sa complaisance va même jusqu'à se laisser entraîner de nouveau par Ledoux dans l'un de ces bosquets, asile du mystère, et qui sont témoins si souvent du soin qu'ont tant de femmes d'orner le chef de leurs chers maris. Là, il la conjure de mettre un terme à sa souffrance ; elle lui demande d'abord si c'est par une nouvelle offense qu'il veut se faire pardonner la première ; mais le son de sa voix est si doux que l'on s'aperçoit facilement que cette question n'est pas inspirée par la colère ; il presse, il insiste.

— Je ne promets rien ici, dit-elle en jouant le trouble, venez.

— Eh bien ! tout nous favorise, vous êtes seule ; si cette nuit, vous consentiez, oh ! oui, ajoute t-il en couvrant sa main de baisers, je ne vous quitte pas que vous ne m'ayez promis le bonheur ! c'est le prix de l'amour le plus tendre que je vous demande.

— Y pensez-vous ? si ma faiblesse avait des suites, et elle balbutiait.

— Quoi ! cette crainte seule s'opposerait à mon bonheur ?

— Faut-il moins, dit-elle en feignant de rougir, pour m'empêcher de vous prouver combien vous êtes aimé !

— Eh bien ! charmante Aglaé, que cette crainte ne vous arrête plus, je saurai tout concilier ; vous m'aurez rendu le plus heureux des hommes, vous vous serez acquis des droits éternels à mon amour, et vous n'aurez aucun regret.

— Que prétendez-vous ?

— Etre heureux sans vous exposer à ce que vous craignez.

— Je ne vous entends pas, comment ferez-vous ?

— Je me servirai de l'expédient dont se servent maintenant beaucoup de maris qui ont le malheur d'avoir des femmes trop fécondes.

— Je ne vous comprends pas davantage, mais, pour le coup, elle rougissait tout de bon.

Je ne sais pas si mademoiselle Aglaé comprenait quel moyen comptait employer M. Ledoux pour concilier les plaisirs avec la bienséance ; pour moi, j'avouerai, en toute humilité, que j'ignore de quoi il entendait parler, et de quelle façon il s'y prit pour obtenir l'assentiment d'Aglaé ; tout ce que je sais, c'est qu'ils ne firent pas long séjour à Tivoli après cette explication, et que prenant un cabriolet, ils se rendirent avec la promptitude de l'éclair au logis de la grisette, où étant arrivés, Ledoux la quitta un moment pour aller aviser, disait-il, à se munir de l'expédient convenu. Il se rendit donc en toute hâte au Palais-Royal, d'où, après avoir fait emplette des objets essentiels à la réussite de son plan, il retourna chez sa dulcinée.

Ledoux s'était bien donné de garde de remettre le bijou réconciliateur au pouvoir d'Aglaé ; sitôt la conclusion du traité, il voulait, avant de s'en dessaisir, que les conditions de ce traité fussent remplies. Il allait donc posséder l'inhumaine qui, depuis six mortels mois, lui avait tenu la dragée haute ; il allait passer dans ses bras la nuit la plus heureuse. Conduite par le désir, sa main fourrage déjà des charmes qu'il dévore des yeux. On ne lui oppose plus qu'une faible résistance ; bientôt des baisers de feu sont rendus aussitôt que donnés ; il possède Aglaé ; il la possède sans obstacle ! Croira-t-on que, dans cet instant, l'idée de se venger s'empara de son esprit, et trompeur malencontreux, dans l'espoir de laisser des monuments parlants de sa vengeance à notre grisette, il use de supercherie et trouve le moyen d'éluder l'expédient : Pauvre Ledoux ! qu'a t-il fait ! Il apprend, mais trop tard, que chez Aglaé comme chez tant d'autres grisettes :

Aux plaisirs de l'amour la mort donne la main !!!

On lui en donna pour plus de la valeur de son bijou. Il n'avait pas à se plaindre, direz-vous ; c'est possible, cher lecteur, mais si vous trouvez de l'avantage à un pareil échange, grand bien vous fasse ! je ne suis pas de voire avis, et certainement, je ne suis pas le seul qui ne partage pas votre opinion.

Le jour vint mettre une trève aux plaisirs de nos amants, plaisirs où présidaient, comme on l'a vu, d'un côté, le sordide intérêt, de l'autre, la vengeance. On se leva ; notre grisette proposa de faire un peu de café ; Ledoux y consent, et tandis qu'elle descend chercher tout ce qu'il faut, il détache sa bague, la pose sur la commode, et place auprès un petit papier sur lequel il trace à la hâte ces mots :

« Ma toute belle, je vous remets le bijou que vous ambitionnez et qui m'a valu votre possession que l'amour n'avait pu obtenir. Je regrette qu'il ne soit qu'en crysocal ; mais de tout objet qui vient d'une personne aimée, ce n'est pas la valeur qui fait le prix.

« LEDOUX. »

« P. S. Je vous préviens aussi que l'expédient n'a ou presque pas été employé ; ainsi je ne garantis pas quelle suite aura votre aimable condescendance. »

Cela fait, il descend promptement, gagne la rue avant le retour d'Aglaé, et retourne à son magasin où il fit à Auguste le récit du tour sanglant qu'il venait de jouer à la grisette. Huit jours après il se recommandait aux soins de M. le docteur***; et je ne fais que dire l'exacte vérité en ajoutant que sa vengeance lui coûta la vie, dont une nuit de plaisirs avait complètement empoisonné les sources.

Quant à notre grisette, on juge quelle fut sa fureur et sont dépit d'avoir été ainsi abusée dans son calcul ; cependant elle se consola par l'idée que la vengeance de Ledoux tournerait contre lui même, et en songeant qu'un autre amant la dédommagerait de ce qu'elle perdait avec lui.

Eh bien ! chers lecteurs, quelle conclusion morale tirerez-vous de l'anecdote que je viens de vous conter, et que l'on pourrait, à bon droit, intituler le commis et la grisette, ou à trompeur, trompeur et demi. Pour moi, j'y retrouve partout ces quatre mots, sage et utile avertissement :

Défiez-vous des grisettes ! Défiez-vous des grisettes !!!

*
* *

 Chapitre II.

QUARTIER DU PALAIS-ROYAL.

DEUXIÈME ARTICLE.

Lingères et Mercières.

Nous ne quitterons pas les environs du Palais-Royal sans dire un mot des lingères-grisettes, dont la tournure innocente, le regard modeste et le maintien réservé offrent un contraste piquant avec le genre des grisettes-modistes dont nous venons d'entretenir nos lecteurs. A l'ensemble pudique dont elle font l'étalage, qui ne se laisserait séduire !

La beauté souvent éblouit ;
Mais toujours la pudeur attache ;
On fuit la belle qui nous suit ;
On poursuit celle qui se cache.

Et nos innocentes lingères semblent savoir cela aussi. Chez elles point de ces regards hardis et provocateurs, dont se servent les modistes pour s'assurer la victoire dans les attaques qu'elles dirigent contre notre sexe ; et, quand vous voyez quelques unes de ces demoiselles, vous serez tenté de les prendre pour les prêtresses chargées d'entretenir le feu sacré dans le temple de Vesta.

Ce que je dis ici des lingères peut également s'appliquer aux mercières, d'autant plus que ces deux dénominations se trouvent souvent comprendre un même établissement : on peut s'en assurer en voyant la plupart des tableaux exposés devant leurs magasins : Lingerie, mercerie et nouveautés.

Le petit bonnet rond, dit à la lingère, l'élégant canezou et le fin tablier de soie noire, voilà la mise journalière de ces demoiselles que cette simplicité rend d'autant plus piquantes :

Mais, qu'il serait dupe celui qui prendrait tant de modestie pour argent comptant : l'astuce et la tromperie se cachent sous son enveloppe séduisante ; et, comme chez les modistes, la manie de briller aux grands jours de fête dans les réunions publiques, dans les spectacles, domine ces autres grisettes, et, comme un seul amant ne saurait quelquefois pas suffire aux frais de toilette, elles ne se font pas scrupule d'en avoir deux ou trois ; plus d'une même va jusqu'à quatre. Le premier est l'amant en titre ; les autres sont regardés comme fournisseurs supplémentaires, et elles ont le talent de conduire leur intrigue avec tant d'art, que chacun de ces messieurs se croit seul favorisé.

Pour donner quelque fondement à cette assertion, passons à une anecdote qui puisse prouver ici tout ce que j'avance.

Un de mes amis, que je nommerai Alphonse, avait pour maitresse une de ces demoiselles ; c'était une lingère. Figurez-vous une petite brune de la plus aimable figure, de beaux cheveux noirs ombrageant un front d'albâtre, de grands yeux bleus que dominaient des sourcils de jais, un nez aquilin, une bouche dont les lèvres de rose, lorsqu'un doux sourire les animait, laissait voir deux rangées de perles dont la blancheur ne l'aurait pas cédé à celles de l'Orient ; un menton, dont la fossette semblait une niche que l'amour s'était formée, d'où il appelait le baiser : ajoutez à cela une poitrine large, une taille svelte, - une jambe faite au tour et le plus charmant petit pied du monde ; et vous aurez une faible idée de ce qu'était Cécile : aussi Alphonse en était il idolâtre. J'avoue que moi-même je portais envie à son bonheur : être chéri d'une femme si jolie et en être chéri uniquement me semblait le nec plus ultra de la félicité humaine ! Alphonse me vantait surtout son désintéressement ; presque chaque jour, pourtant je lui voyais faire quelque emplette, qu'il allait ensuite offrir à Cécile, et je pus me convaincre que le mot désintéressement voulait dire, dans la bouche d'Alphonse, les façons qu'elle faisait avant que de recevoir ; ce qui me fit croire que Cécile n'était pas aussi désinteressée qu'il voulait bien le dire, et que la générosité d'Alphonse pouvait bien être le seul lien qui l'attachait à lui. Je ne me trompais pas, et lui-même eut la douleur d'en être convaincu. Le jour de l'an approchait, et Alphonse fit achat d'un cachemir magnifique pour l'objet de son adoration. Des affaires urgentes l'avait appelé à Versailles, dans les derniers jours de décembre, il ne revint à Paris que le lendemain du jour de l'an. Il se hâta de voler chez ses amours : j'étais son intime ami, j'avais eu occasion de voir Cécile plusieurs fois ; il n'était donc pas déplacé que je l'accompagnasse dans cette visite, qui, de mon côté, était pure civilité ; lui-même m'en fit la proposition. Nous partons et arrivons à la Butte-des-Moulins, où restait la belle lingère. Alphonse monte avec la vivacité d'un amant qui va causer une agréable surprise, je le suis. Arrivés près de la porte, une voix étrangère frappe son oreille. Cécile n'est pas seule, me dit-il à voix basse, je crois qu'elle cause à une de ses amies : écoutons un peu la conversation avant d'entrer, nous rirons sans doute. J'y consentis : nous voilà tous les deux l'oreille collée contre la porte et retenant notre haleine.

— Tu dis donc, disait la jeune personne qui se trouvait avec Cécile (car, au son de sa voix, on ne pouvait douter que ce ne fût une jeune fille) ; tu dis donc que tu n'a pas encore reçu toutes tes étrennes.

— Non, mais je n'attends plus qu'Alphonse, qui n'est pas encore de retour de Versailles, Charles, Félix et Hyppolite sont venus d'hier.

Je levai les yeux sur Alphonse qui faisait une horrible grimace.

— Ah ! et qu'est-ce que t'a d'abord donné Charles ?

— Cette bague, tiens, vois, qu'elle est jolie !

— Hyppolyte ?

— Cette corde à puits.
— Oh ! mais c'est charmant cela. Et Félix ?

— Ces boucles d'oreilles.

— Mais ce sont de véritables brillants.

— Je le pense aussi.

— Que tu es heureuse ! Est-ce qu'Eugène n'est pas venu.

— Si fait, ce matin, j'étais encore au lit.

— Et qu'est-ce qu'il t'a donné lui ?

— Ma bonne n'en parle pas : ah ! l'horreur d'homme ! tiens, une orange ! et moi, qui, ce matin encore, ai eu pour cet être là des complaisances !...

Ici la pâleur de la mort se répandit sur les traits d'Alphonse; je voulus l'entraîner, non, me dit il, j'aurai le courage de tout entendre.

— Décidément, continua Cécile, cet Eugène est un homme insipide, et je suis résolu à lui donner son sac, d'autant plus que j'ai reçu, ce malin une lettre fort avantageuse.

— Une lettre, et tu ne m'en parle pas : où donc est-elle ?

— Sur la cheminée, va la prendre, pendant que je vas resserrer toutes ces cabrioles, parce qu'il ne faut pas qu'Aphonse se doute. Il n'aurait qu'à arriver et voir tout cela.

— Mais elle est charmante cette lettre !

— Tu penses donc qu'il faut accepter ?

— Je crois bien ! deux mille francs et le loyer ! C'est fameux ça, et puis les cadeaux de fête et du jour de l'an, qui ne sont pas compris là-dedans ; c'est un fameux pigeon à plumer !

— Oui, mais c'est que cette intrigue-là ne pourra pas se cacher comme les autres.

— Que crains-tu ?

— Qu'Alphonse ne s'en aperçoive.

— Eh bien ! Un de perdu, deux de retrouvés.

— Ce n'est pas que, dans le fond, je tienne à lui, mais c'est égal, il est à ménager, je suis bien sûre que son cadeau ne sera pas le moins gentil de ceux que j'ai reçus.

Ces derniers mots ont excité au plus haut point la fureur d'Alphonse ; son visage est enflammé de dépit ; avant que je n'aie eu le temps de l'arrêter, il a tourné la clef, ouvert la porte, renversé le guéridon où se trouve un superbe cabaret de porcelaine, et donné à l'impudente grisette plusieurs soufflets.

— Tiens, lui dit-il, voilà aussi mes étrennes !

Je m'élance après lui, l'entraînant hors de la chambre, je lui fais descendre rapidement l'escalier, et nous sommes dans la rue, avant que Cécile et sa compagne effrayées n'aient eu le temps de le reconnaître. Alphonse, douleureusement détrompé, garda le lit pendant plusieurs jours, par suite de la révolution qu'il s'était faite ; il voulait tuer son infidèle, disait-il, dès qu'il serait rétabli et en état de sortir ; mais, grâce à mes conseils, et à ceux de sa propre raison, que huit jours de calme rétablirent, il n'en fit rien ; mais depuis il ne la vit plus.

Maris, qui vous croyez certains d'être adorés de vos tendres moitiés ; amants, pour qui la certitude de la fidélité de votre maitresse est un besoin ? voulez vous conserver votre illusion, n'écoutez jamais aux portes !!!

*
* *

Chapitre III.

QUARTIER DE LA RUE SAINT-DENIS.

Fleuristes.

Après les modistes et les lingères, passons aux fleuristes que l'on peut regarder comme le troisième corps de l'armée des grisettes, c'est la rue Saint-Denis qui en est le quartier-général. Chez elles, par exemple, ce n'est pas la modestie qui prime : aussi n'affichent-elles pas une décence aussi outrée que les lingères. Loin de là une tournure sémillante, la démarche vive et décidée, le regard vif pour ne pas dire davantage, sont les signes caractéristiques aux-quels on reconnaît les fleuristes-grisettes ; quoique leur quartier ne leur permette pas autant qu'aux beautés des environs du Palais-Royal, d'être en relation avec les hommes comme il faut, elles ne sont pas moins susceptibles de fierté, et exigent de leurs adorateurs qu'ils aient bon ton. Si vous n'avez pas le chapeau en feurtre gris d'argent, le pantalon à la grecque, la petite redingote de chasse ou l'habit à manches froncées, et avec tout cela la petite badine de rigueur ; ne vous approchez pas de nos jardinières artificielles, vous seriez poliment éconduits, et toutes vos fleurettes semées en pure perte ne prendraient point racine dans des cœurs qui sont de roche pour l'homme qui n'annonce pas une certaine aisance.

Les lieux où l'on rencontre le plus fréquemment les grisettes-fleuristes sont l'Hermitage de Ménil-Montant, le Jardin de Belleville, le bal de M. Ledru, rue Lamarre, entre Belleville et Ménil-Montant, les bals champêtres du parc Saint-Fargeau et du bois de Romainville : là surtout, car nos fleuristes connaissent la chanson qui commence ainsi :

Qu'on est heureux !
Qu'on est joyeux,
Tranquille A Romainville !
Ce bois charmant, etc.

Et n'ont-elles pas raison de préférer Romainville au fracas bruyant de la grande cité ! Là, on est si heureuse avec le doux ami du cœur ; ces ombrages frais, ces demi-jours voluptueux, tout invite au recueillement, et l'on jouit en silence. des beautés de la nature.

Quand la belle saison a fait place à celle de la pluie et des frimats, et qu'on ne peut plus décemment rechercher les amusements champêtres, nos jolies fleuristes, qui ne veulent pourtant pas renoncer à leurs innocents plaisirs, se réunissent dans les salons élégants du bal Molière, passage de ce nom, rue Saint-Martin ; du bal de Terpsichore, même rue près celle Meslée, et au Wauxhall d'hiver, derrière le château d'eau : c'est ainsi que, trompant les rigueurs de la saison, elles savent encore arracher quelques roses au plaisir dans les champs arides de la nature flétrie.

Nous ne nous étendrons pas sur l'article des mœurs de ces demoiselles ; leur réputation est faite depuis longtemps, et le nom de plus d'une se trouve inscrit dans les chroniques scandaleuses de la licence et de la dépravation. Voici un petit exemple de l'astuce et de l'effronterie dont elles sont douées pour la plupart, il est vrai que de pareils faits se sont renouvelés plus d'une fois dans Paris, et, si je mets celui-ci sur le compte d'une fleuriste, c'est qu'une fleuriste en est l'héroïne ; j'en parle d'autant plus savamment, que, comme le personnage d'une fameuse comédie qui n'a pas le don de plaire à tout le monde,

Je l'ai vu, di-je, vu de mes propres yeux, vu,
Ce qu'on appelle vu.

Mademoiselle Pauline D.. avait dans toute l'innocence de son âme, contracté une liaison d'amourette avec un jeune homme dont je tairai le nom, en n'en livrant au public que la lettre initiale V., et instruisant mes lecteurs, qu'élève du Conservatoire à l'époque dont je parle, il est aujourd'hui acteur assez estimé de l'un des théâtres secondaires de la capitale, je le répète ici, et je pécherais contre la vérité si je ne répétais toujours que ce fut dans toute l'innocence de mon âme que Pauline connut V... ce fut innocemment qu'elle se laissa faire... à sa passion pour lui des plus rapides progrès dans son cœur ; ce fut innocemment qu'elle lui accorda toutes les faveurs qu'une jeune personne peut, c'est-à-dire, veut accorder, ce qui est bien différent ; ce fut innocemment qu'il en résulta qu'après neuf mois de malaise ... ; bref ce fut innocemment encore que le fruit innocent d'un innocent amour fut livré à la charité de ses pieuses maisons dont l'institution est à la fois un mal et un bien : car, si, d'un côté cette institution a mis fin aux crimes affreux, dont tant de malheureuses filles ne craignent pas de se rendre coupables pour cacher leur faiblesse, combien d'autre part, n'alimente t-elle pas le vice de la dépravation, en fournissant au libertinage de beaucoup de femmes une ressource pour les retirer du mauvais pas où les engage le chapitre accidentel de la grossesse ; mais revenons un peu à notre intéressante héroïne.

L'abandon de V. suivit de près la faute de Pauline, elle se désola d'abord ; mais quand elle eut éloigné d'elle le témoin authentique qui eût pu flétrir sa réputation, elle parut dans le monde plus innocente que jamais, et attacha de nouveau à son char une foule d'adorateurs : l'un d'eux manifesta des vues légitimes ; et les rigueurs de Pauline (car elle s'était mise sur le pied de tenir rigueur à ses amants depuis que l'expérience lui avait prouvé qu'agir autrement était toujours défavorable aux jeunes personnes) ; rigueur, dis-je, ne servirent qu'à irriter l'amour que M. L. avait conçu pour elle. Un manège adroit de coquetterie conduisit Pauline au but qu'elle s'était proposé, et je ne fus pas peu surpris en passant un jour devant l'église Notre Dame-de-Bonne Nouvelle, de reconnaître dans une dame qui descendait de carosse, portant le bouquet virginal au coté, le chapeau de fleurs d'orange sur la tète, et à qui un jeune homme, que je reconnus pour M. L. donnait la main, mademoiselle Pauline D., dont je connaissais toute l'histoire : ses yeux s'étant portés sur moi, elle les baissa modestement un moment, même une teinte de rougeur colora ses joues ; mais étouffant ce mouvement de honte, elle reprit bientôt toute son assurance, et un sourire vint effleurer ses lèvres... Après cela, fiez-vous donc aux chapeaux de fleur d'orange, et surtout à la candeur des fleuristes !

Ainsi que je l'ai dit au commencement de ce chapitre, nos fleuristes aiment ce qu'elles appellent les amours du bon ton, et je fus à même de juger de la frivolité du caractère de la plupart de ces grisettes. Un dimanche que je me trouvais au bal de M. Ledru, placé non loin de deux de ces dames faisant cercle autour de la danse en attendant que quelqu'un vint les inviter.

— Comment, ma pauvre Léonore, disait l'une des deux à sa campagne, tu es brouillée avec Jules ; je ne savais pas cela : comment donc cela s'est-il pu faire ? ce jeune homme paraissait t'être bien attaché.

— Comme tu dis fort bien, il paraissait m'être attaché ; mais si tu savais tout de que cet être-là m'a fait souffrir pendant les six semaines que nous nous sommes connus, ah ! ma chère, il m'a fait des traits !...

— Qu'est-ce qui aurait dit ça à le voir ? On a bien raison de dire des hommes que le meilleur n'en vaut rien ; et vous êtes décidément brouillé ?

— Oh ! tout-à-fait, c'est moi qui l'ai voulu : eh bien ! je te l'avouerai, malgré ses torts, je le regrette.

— Tu es bonne.

— Ah ! c'est que tu ne sais pas ce que c'est quand on a connu quelqu'un ; depuis que je ne le vois plus, ça m' fait un vide, je ne peux pas rester sans.

— Est-ce que tu crois qu'il ne cherche pas à renouer ?

— Il m'a écrit dans cette intention-là.

— Faut lui répondre ; qu'est-ce qu'il te dis dans sa lettre?

— Qu'il se tuera si je persiste dans mes intentions de ne plus le revoir.

— Oh ! quand à cela, il n'y a pas de danger : se tuer, ça s'dit, mais ça ne se fait pas. L'as-tu là sa lettre ?

— Oui, elle est dans mon sac : tiens, la voilà.

— Comment, ma petite, il t'écrit en prose.

— Ah ! mon Dieu, oui.

— Ah ! si Auguste m'écrivais jamais comme cela.

— Comment est-ce qu'il t'écrit ? en vers, lui.

— Jamais autrement.

— Que tu es heureuse !

— Sans compter qu'il fait des romances, des calembourgs, et qu'il joue du flageolet.

— Eh bien ! à la bonne heure, au moins comme cela on ne s'ennuie pas dans les tête-à-tête : c'est agréable cela, au lieu que Jules, lui, s'endort au lieu de jouer du flageolet.

— Comment, il dort ! faites donc un amant pour avoir une société ?

— Oui, comme c'est amusant.

— Et puis avec cela Auguste est généreux, il me fait souvent des cadeaux.

— Est-ce encore lui qui t'a fait celui-ci ?

— Oui.

— Oh ! que je voudrais avoir une chaîne comme cela.

— Demande-lui son portrait, c'est le vrai moyen : aussi je l'adore Auguste.

— Il le mérite. Dis donc, Fifine, a-t-il un ami ?
 
— Je m'en informerai.

— Tu me feras plaisir, ça remplirait le vide que me laisse l'absence de Jules.

— Tu es donc bien décidée à ne plus le revoir ?

— Oh ! tout à fait décidée, à moins pourtant que je ne le rencontre ; car je ne serais pas maîtresse de mon émotion, ça vous fait tant de mal de se trouver inopinément en face de quelqu'un que l'on a connu, et qui ne vous est plus rien.

— Pour moi, je crois que je m'évanouirais.

— C'est aussi ce qui m'arriverait si cette rencontre avait lieu partout ailleurs que dans la rue.

Deux jeunes gens qui s'avançaient en ce moment vers ces dames pour les inviter à danser, firent cesser cette conservation qui m'avait beaucoup diverti, et qui me fait encore sourire chaque fois que je me rappelle la susceptibilité de mademoiselle Léonore, qui s'évanouirait si sa rencontre avait lieu partout ailleurs que dans la rue !!!


*
* *

Chapitre IV.

QUARTIER DE L'ÉCOLE DE MÉDECINE.

Couturières.

....  Suis-moi de ce côté.
Considère un moment cette jeune beauté ;
On s'empresse autour d'elle, on l'a fête, on l'admire :
A l'éclat mensonger de ce faux cachemire
Qui prête un nouveau charme à ses tendres attraits
Elle doit son triomphe et ses brillants succès.
Tu l'a croiras au moins une riche héritière.
Ah ! quelle est ton erreur ! c'est une couturière,
Que demain nous verrons d'un pas précipité,
Porter cette parure au Mont-de-Piété,
Cet asile sacré, voilé par le mystère,
En est, pendant six jours, l'heureux dépositaire.

VERJUX (Coup-d'œil sur le siècle).


En partant de la rue Saint-Denis, traversons le Pont-au-Change, la place du Palais de Justice, le Pont Saint-Michel, et nous arriverons indubitablement dans les environs de l'école de Médecine : ce quartier ne sera pas celui qui nous offrira le moins de tableaax. Faisons donc une petite revue des couturières que les rues de la Harpe ainsi que les ruelles Percée, Poupée et autres ruelles avoisinantes récèlent à foison ; l'innocence y demeure toujours au septième au dessus de l'entresol, c'est un peu haut, mais tant de censeurs chagrins nous crient depuis si longtemps que l'innocence n'est plus qu'au ciel, qu'il y a quelque consolation à penser qu'on en trouve encore dans le quartier de l'école de Médecine à une hauteur raisonnable, il est vrai, mais qui du moins n'est pas hors de toute atteinte. Amant du romantique, qui dans vos songes creux ne rêvez qu'aux vierges de l'âge d'or, traversez les deux ponts que je viens de vous désigner, et les fictions dont votre imagination se nourrissait se trouveront réalisées au milieu de la corruption générale, au milieu de cet amas de vices enfoui dans l'immence cité. Il est encore des âmes candides : entrez rue de la Harpe, par exemple, dans la première allée venue ; montez, sans vous lasser, jusqu'à ce que la rampe vous manque ; vous trouverez une corde à puits pour y suppléer ; grimpez encore, enfilez le cordon qui s'offre à vous, à votre droite ; prenez la deuxième porte à gauche, tournez le bouton, et vous voilà chez l'innocence, c'est-à-dire, chez une couturière. Que diable ! je ne puis pas mieux vous indiquer cela, moi ; je vous détaille les tenants et les aboutissants : si après tout cela vous vous trompez, et qu'au lieu d'arriver chez l'innocence, vous allez vous fourrer je ne sais où, ma foi, tant pis pour vous, je m'en lave les mains.

Comme l'innocence, dans ce siècle pervers, court toujours les plus grands dangers quand elle demeure seule, elle a soin de se mettre sous la sauvegarde des disciples d'Esculape, dont ce quartier fourmille ; et cela pour cause de santé, me direz-vous ? Eh ! non, est-ce que l'innocence est jamais malade !

Voulez-vous trouver nos petites couturières, le dimanche ou les jours de fête ; allez à la barrière d'Enfer, à celle du Maine, au théâtre du Mont-Parnasse, voir même celui de Bobinot, à la Chaumière Suisse, chez Ragache, à Vaugirard ; elle prennent- là du plaisir à cinq sous par cachet : ce n'est pas cher, assurément, il a tant de gens, et des plus hupés encore, qui dépensent bien davantage et ne peuvent en avoir.

Dans ces endroits délicieux, les intrigues vont leur train, et plus d'une petite couturière vous lance un coup d'oeil à la dérobée, quoiqu'étant assise auprès de l'ami du cœur qui est, pour l'ordinaire, ainsi que je viens de le dire, un étudiant dans l'art d'Hippocrate. Elle l'adore cependant depuis six semaines qu'il vivent ensemble sous le même toit, dans la même chambre : j'allais dire, sous la même couverture, comment n'aurait-elle pas mis en lui ses plus chères affections ? Oui, elle l'aime, et si elle vous lance un regard provocateur, c'est qu'il faut songer à l'avenir. Les cours vont être bientôt interrompus, Eugène sera obligé de s'éloigner de Virginie et d'aller passer dans sa famille le laps de temps qui doit s'écouler jusqu'à leur réouverture. Tout cela mérite réflexion ; car, comme le dit fort bien la pauvre enfant, c'est si ennuyeux les vacances !! D'après cela prenez courage, vous que le métier de remplaçant n'effraie pas, mettez-vous sur les rangs et soyez certain que, dès que la garnison aura évacué, vous pourrez entrer en casernement.

Si nos petites couturières grisettes vont parfois extrà muros pleurer au Mariage de Figaro, ou rire à quelque tragédie qui, jouée par les artistes de MM. Séveste, n'est rien moins que tragique, et qui, renversant les règles d'Aristote, excite l'hilarité des spectateurs, plutôt que leur pitié et leur terreur (2), leurs plaisirs ne se bornent par là, ni même à sabler le vin à six sous et danser le fin rigaudon ; non, les galants étudiants font faire quelquefois à leurs belles des excursions lointaines : on voyage jusqu'à Montmorency, pour y jouir du délicieux plaisir de la calvacade à cheval ? non à âne.

Quel charmant coup d'œil nous offre cette caravane de jeunes beautés montées sur des coursiers d'Arcadie, richement caparaçonnés, me disais-je un dimanche que je me trouvais à Montmorency, nonchalament étendu derrière une haie pour me garantir de l'ardeur du soleil ! Quelle joie bruyante fait éclater cette petite troupe ! oh ! oh ! Mais voici un maître aliboron qui va bien doucement, le reste de la caravanne a déjà bien de l'avance sur lui. Ah ! je vois ce que c'est ; la jeune personne qui le monte craint de tomber, et pour la rassurer, un jeune homme lui donne la main pour lui prêter secours et assistance, ainsi que le doit faire tout brave et digne chevalier. O ciel ! malgré ses précautions, la belle perd l'équilibre... il la reçoit dans ses bras (je voyais à travers la charmille ce qui se passait de l'autre côlé sans risque d'être aperçu) ; il la porte sur l'herbe du fossé qui borde la route ; son chapeau détaché me laisse entrevoir sa figure ; et je reconnais en elle mademoiselle Agathe, couturière, et ma voisine. Serait-elle blessée, me dis-je ; c'est propable., car je l'entends soupirer ...

— Quelle folie, Victor, de m'avoir fait rester ainsi en arrière.

— Sois tranquille, nous les rattraperons.

— Décidément je ne veux pas faire ce que tu exiges.

— Ma chère Agathe, tu le vois, nous sommes seuls.

— Oui, je le vois, mais, Ô dieux ! si quelqu'un venait à passer.

— Non, personne ; et un baiser dont le bruit vint jusqu'à moi, fit expirer la parole sur les lèvres d'Agathe. Il se fit un silence que le lecteur expliquera comme il voudra ; je n'ai de ma vie, je crois, joué un rôle plus sot que dans ce moment, enfin la parole revint à Agathe, elle donnait à Victor les plus ardents baisers, lui produiguait les noms les plus doux.
 
— Tu ne me tromperas jamais, lui disait-elle.

— Peux-tu douter de mon amour pour toi.

— Ton inconstance me ferait mourir.

— Ne t'ai-je pas juré cent fois que je t'adorais.

— Oui, mais

— Eh bien ! je prends de nouveau le ciel à témoin de n'avoir jamais d'autre femme qu'Agathe.
 
— Ah ! mon cher Victor, puis-je te croire ?

— Pour preuve de ma sincérité prends cet anneau.

— Ah ! mon ami !

— C'est un gage de fidélité, prends garde de le perdre !... Là se termina le dialogue ; quelque bruit qu'ils entendirent sur la route, les fit relever vivement. Agathe répara à la hâte, tant bien que mal, le désordre que sa chute avait occasionné dans sa parure ; puis, à l'aide de son galant chevalier, remontant sur son docile animal, qu'elle croyait avoir été le seul témoin de ses débats, tous les trois reprirent le chemin du village, je m'éloignai aussi d'un lieu où je venais de faire une si sotte figure ; assez mécontent d'avoir été la dupe de ma petite voisine, la couturière, que jusque-là j'avais toujours cru être très sage.

Nos deux amants rejoignirent la petite caravanne, ou, pour mieux dire, celle ci vint à leur rencontre. On s'imagine bien que, pour éviter les sarcasmes dont ils allaient être l'objet, nos jeunes gens forgèrent à la hâte une histoire. L'ânon de mademoiselle Agathe, qui paraissait d'un naturel si doux, l'avait tout-à-coup emportée à travers champs ; et, sans la promptitude avec laquelle M. Victor s'était mis à sa poursuite, qui sait jusqu'où l'indomptable coursier l'aurait entraînée ; elle venait, grâce à lui, d'échapper au plus grand danger qu'une jeune personne, qui n'est pas expérimentée dans l'art de manier la bride, puisse courir, et en disant ces mots, ses regards témoignaient sa gratitude à son cher Victor. On ajouta, ou on fit semblant d'ajouter foi à ce récit. Quant à moi, qui connaissais la nature du service que M. Victor avait rendu à sa belle amie, je n'étais pas étonné du tribut d'éloge et de reconnaissance qu'elle lui payait ; on ne pouvait feindre avec plus de grâce et en même temps avec plus d'effronterie. Victor, que toutes ces subtilités fatiguaient, y mit fin.

— Voilà une jolie personne, dit-il à Agathe, en voyant passer à quelque distance une jeune femme de la mise la plus distinguée, et dont la tournure était vraiment charmante ; l'air fille ! répondit aussitôt notre couturière avec un ton qui voulait dire : je suis jalouse d'un regard donné à une autre que moi ; et, comme Victor ne cessait de suivre des yeux la jolie personne qui avait captivé son attention.

—Cette personne vous intéresse donc bien, monsieur, lui dit elle.

Ce reproche tacite rappela Victor à lui-même, et, se retournant vers Agathe, il déposa à la dérobée un baiser sur sa main.

—A la bonne heure, lui dit-elle à voix basse ; mais une autre fois, que je vous y reprenne !

Comme j'avais reconnu, parmi les jeunes gens composant la petite troupe demi-équestre, deux ou trois de mes amis, élèves de l'école de droit, je pris part à la conversation ; mais, tout en causant avec eux, j'avais l'oreille à ce qui se disait autour de moi ; et la conversation de ces dames me parut tellement offrir d'intérêt, que je ne pouvais m'empêcher d'en saisir, par-ci par-là, quelques phrases. Il s'agissait de petites confidences d'amourettes : jugez si cela ne méritait pas quelque attention de la part d'un observateur.

— Votre cousin n'est donc pas venu avec nous, dit Agathe à une petite blonde qui se trouvait à côté d'elle, et qui, par parenthèse, me faisait l'effet d'être assez niaise de son naturel.

— Non, ma bonne amie, répondit celle-ci ; il m'a dit qu'il avait promis à mademoiselle Clara de passer la journée avec elle.

— Et vous vous arrangez de cela ?

— Pourquoi pas ?

— Comment, pourquoi pas ?

— Dame ! puisque c'est sa maîtresse.

— Je croyais qu'il vous faisait la cour ?

— Oui, mais c'est bien différent ça, je serai sa femme, c'est pour le bon motif.

— Qui, va t'en voir ?

— Puisqu'il me l'a juré.

— Est elle d'une bonne pâte ? allez, je m'y connais : votre cousin n'est qu'un monstre, qui ne mérite pas qu'une honnête femme s'attache à lui ; et si vous m'en croyez...

— Eh bien ! Nous le ferons aller.

— Je veux vous faire faire connaissance avec quelques jeunes gens qui n'auront pas de Clara à aller voir le dimanche ; c'est une horreur !

— Vous êtes bien bonne, réplique la petite niaise.

De mon côté j'admirai l'astuce de mademoiselle Agathe, et je me dis à part moi : voilà pourtant comme les femmes perdent mutuellement, ô tempora, ô mores ! et pour complément, ô couturières !! ô grisettes !!!


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* *

Chapitre V.

QUARTIER DU PANTHÉON.

Blanchisseuses.

Nous avons parcouru cinq principaux ordres de la hiéraichie des grisettes, et les classes que nous avons encore à signaler à nos lecteurs n'iront plus qu'en dégénérant : c'est dans la rue Mouffetard et celle avoisinantes que nous chercherons maintenant des sujets pour nos tableaux ; les belles du battoir méritent de notre part une mention honorable ; leur réputation fait assez de bruit dans Paris, pour qu'elles aient droit à quelque rôle dans notre comédie des grisettes. Faisons-les donc paraître sur la seine. Attention donc, M. le compositeur ! ne voyez- vous pas que j'ai écrit scène et non pas Seine : après cela on irait crier que j'ai voulu faire des jeux de mots, et, pour ma réputation, je veux éviter ces sortes de choses là. Mon ouvrage est déjà bien mauvais comme cela, sans que vous le surchargiez encore de quelques méchants calembourgs : ainsi corrigez-moi ce mot-là, et rétablissez-le dans sa forme primitive.

— Mais vous avez tort, Monsieur l'auteur, de vouloir me faire changer ce mot.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu'il aurait pu servir d'excuse à la fragilité de l'honneur de vos blanchisseuses.

— Comment l'entendez-vous ?

— Que vos lecteurs n'auraient pas manqué de remarquer qu'une vertu qui est toujours sur l'eau ne peut pas manquer de faire naufrage tôt ou tard.

— Allons. c'est bon, monsieur le mauvais plaisant ; encore une fois corrigez moi ce mot là.

— Puisque vous le voulez absolument, voilà qui est fait.

— A la bonne heure !

Ne pensez pas, cher lecteur, que ce soit par le peu d'élégance de la mise que les blanchisseuses offrent un contraste avec les grisettes dont nous avons parlé jusqu'à présent ? non cette mise n'est pas toujours aussi simple que l'on pourrait le supposer : et lorsque vons voyez quelquefois une belle dame portant un élégant bonnet, le châle en tulle brodé et la robe à falbala, et donnant le bras à quelque cent-suisse, grenadier ou hussard de la garde, soyez assuré que la dite belle dame est une blanchisseuse, pour le moins, parée aux dépens de madame une telle sa pratique, c'est-à-dire, revêtue des effets que celle-ci lui a donnés à blanchir. De là le retard que vous éprouvez souvent pour ravoir votre linge, qui n'a pas séché malgré le plus beau temps du monde.

Ainsi que je viens de le dire, ce genre de grisette a un goût décidé pour le militaire. C'est vraiment par pur amour pour la patrie qu'elles accordent leurs faveurs à ses braves défenseurs ; leur patriotisme va même jusqu'à préférer les moustaches de Friedland et de Wagram aux jeunes barbes de nos jours ; elles préféreront un sapeur à un Jean-Jean, dénomination qu'elles donnent à nos modernes héros, parce qu'elles savent qu'il est bon là le sapeur.

C'est à la barrière des Deux-Moulins et à la glacière que l'on rencontrera le plus fréquemment ces amantes de la gloire ; c'est là que vous pourrez vous récréer un instant le dimanche : si vous êtes amateur d'entendre des cancans, faites comme moi, entrez dans quelque guinguette de la barrière des Deux-Moulins, vous trouverez bientôt occasion de satisfaire votre goût pour les nouvelles ; si, par exemple, votre délicatesse était susceptible d'être blessée par la grossièreté des expressions, je ne vous conseillerais pas d'écouter la conversation de ces dames : rien n'est plus trivial, et vous pourrez en juger par la conversation suivante que j'entendis un jour que je m'étais placé non loin de deux de ces dames qui étaient restées à table, tandis que deux de leurs compagnes pinçaient le fin rigaudon avec des militaires de leur société. Il paraît que la conversation allait son train depuis quelque temps déjà, lorsque je me plaçai : ce qui ne m'empêcha pas d'entendre le dialogue suivant :

— Ce n'est pas du tout, Javotte, disait une de nos belles à l'autre qui lui prêtait la plus grande attention ; et Constance qui est à son onzième.

— Ah ! bah !

— Parole d'honneur !

— C'est fameux ça, et qui donc lui a fait c'magot là encore ?

— Ma foi, on ne sait pas trop au juste, et j'crois bien que la pauvr' fille n'en sait trop rien elle-même : elle pense qu'c'est l'brigadier des cuirassiers, c'est z'une erreur parc'qu'y n'va pas si souvent chez elle que l'autre.

— Qui donc l'autre ?

— Eh ben ! tu sais bien, le trombonne du régiment des houssards de la garde, tu l'connais bien.

— Ah ! oui, celui qu'à l'air si aimable quand y vous regarde.

— C'est donc son amant, parce qu'il l'a quittée, et c'est ce qui me ferait croire que l'fruit qu'elle porte viendrait de c'te souche là ; car à peine a t'y su qu'elle était enceinte, qu'il a tiré sa révérence, et puis ni vu, ni connu, j't'embrouille ; mais j'trouve qu'il a eu tort de quitter c'te petite qui avait vraiment des procédés pour lui ; elle payait son service, et combien d'fois qu'elle l'a nourri chez l'traiteur ; eh bien ! il a fait connaissance à présent avec une petite ouvrière qui n'pourra lui payer tout au plus que d'l'eau.

— Le v'la t'y pas bien loti ?

— Un si joli garçon !

— C'est vrai, mais c'est qu'elle l'affectionnait c'te p'tite Constante, elle aurait vendu son dernier jupon pour lui : combien de fois qu'elle a mis ses effets en plan pour cet être là ; eh bien ! crois-tu qu'il a emporté les reconnaissances ?

— Ah ! Dieu, c'est possible, ah ! les hommes, les hommes, c'est tous des monstres !

— Je crois bien que le brigadier d'cuirassiers va la planter là aussi ; il s'est aperçu qu'elle lui faisait des traits.

— Ah ! dame, tant va la cruche à l'eau que...
 
— Tu as raison ; eh bien ! ça s'ra un d'plus qu'elle laissera à la Bourbe,ça s'ra un nourrisson qu'ira chez ma tante, mon oncle en prendra soin.

— S'en fait-il, s'en fait-il dans Paris d'ces enfants là.

— C'est vrai, ah ! et puis dis donc, Javotte.

— Quoi donc ?

— La fille à Margot qu'a quitté le métier.

— Bah !

— Oui, elle s'destine au théâtre.

— Pas possible.

— Si fait, foi de Suzon, elle est élève du Conservatoire ; c'est à un monsieur, qui lui a entendu chanter une fois c'te fameuse chanson qui r'commande aux blanchisseuses de s'méfier de leur cœur, qu'ell' doit ça. Il lui a trouvé z'un' voix superbe.

— C'est drôle, moi, elle me faisait l'effet de chanter comme un chat qui a l'cou pris sous une porte.

— Mais c'qu'est l'plus beau d'l'affaire, c'est que d'puis qu'ell' zest au Conservatoire, elle ne me regarde tant seulement plus, et puis ça porte des falbalas, et puis des chapeaux avec des belles panaches.

— La fille d'une portière, faire panache ! si ça n'fait pas suer !!! alors elle est bien avec le monsieur.

— Tiens, si elle est bien, c'te bêtise ! si bien qu'avant quelques mois d'ici on ne l'appelera plus que madame gros comme le bras.

— Tiens, est-ce qu'il l'épouserait ?

— Pas si bête, mais comme c'est lui qu'a eu la fleur de c'te jeunesse, et qu'il la mis dans l'embarras, il est juste qu'il fasse quelque chose pour elle.

— Allons, je vois ça, une dot et un mari.

— Justement.

— Mais, comment donc que tu fais pour savoir toujours tout comme ça ?

— J'ai appris ce que je te dis là par la filleule du neveu du beau-frère de l'intendant du monsieur en question ; ainsi, j'espère que j'tiens ça de bonne source.

— Qu't'es heureuse d'avoir comm' ça des connaissances partout !

— C'est pas facile, y n'sagit que d'avoir un peu de bagout avec les pratiques pour leur zy tirer les verres du nez ; et... Ici la conversation de nos deux demoiselles, qui commençait à devenir tout à fait triviale, fut interrompue par l'arrivée de leurs compagnes, que la fin de la contredanse ramenait à leur table avec deux vieux sergents de la ligne, qui semblaient faire partie de leur société. Nos deux militaires, qui venaient de faire danser la moitié de leur société, car, à leur conversation, je ne pus bientôt plus douter que nos deux sergents courtisaient les quatre belles à la fois ; c'était là le cas de dire qu'ils se mettaient en quatre pour leur plaire, et ils y réussissaient, à en juger par les plus tendres œillades que leur lançaient les quatre nymphes ; nos militaires, dis-je, invitèrent pour la prochaine Suzon et Javotte. La première accepta de suite ; mais mam'zelle Javotte faisait un peu sa minaudière. Comment, ça s'rait possible que vous refusiez d'être mon chef de file dans la prochaine, mam'zelle, lui dit le vieux grognard qui l'invitait !

— C'est que je ne m'sens pas disposée pour la danse dans c'moment ci.

— Allons, oui-z-ou non, pas de manières; j'aime pas les chipies d'abord, répliqua galamment notre zéphir à trois chevrons en faisant une espèce de demi-pirouette ; et mademoiselle Javotte, qui craignait de se mettre mal dans son esprit, si elle persistait dans ses refus, accepta son invitation. Qu'elle s'attendait peu au malheur prêt à fondre sur elle !

Les musiciens venaient de faire entendre ce premier coup d'archet harmonieux des guinguettes, signal qui sert de ralliement aux amours, et les avertit de se mettre en place pour les chassez-croisez ; nos deux sergents et leurs belles, promptes à répondre à ce signal, s'étaient empressés de se mêler aux quadrilles des danseurs. La contredanse commence pour nos amants sous les plus heureux auspices et rien n'annonce que l'issue en sera fâcheuse. Javotte, que les douceurs que lui débite son partenaire, mettent en gaieté, se trémousse avec une grâce charmante ; mais, ô malheur inattendu ! à l'instant où le musicien commande la queue du chat, un malencontreux maréchal-des-logis de grenadiers à cheval arrive et applique à notre belle deux ou trois vigoureux soufflets. Aussitôt grand bruit, grande cohue ; les danses cessent, mais les musiciens vont toujours leur train, et c'est avec accompagnement d'orchestre que le maréchal des-logis achève ou du moins tente d'achever la correction qu'il destine à son infidèle.

Ça ne se passera pas comme ça, criaient les deux vieux sergents de la ligne ; ça ne se passera pas comme ça, criaient de leur côté les trois compagnes de Javotte ; car, pour elle, il ne lui eut pas été possible de proférer une parole. Les deux sergents courent à leurs briquets et à leurs schakos qu'ils avaient laissés à la table ; le maréchal-des-Iogis paraissait impassible au milieu de tout ce bruit ; seulement, il apostrophait Javotte dans les termes les plus énergiques, et celle-ci avait fini par juger que le meilleur moyen, pour se tirer d'affaire, était de se trouver mal : c'est ce qu'elle fit avec la meilleure grâce du monde. Enfin, pour terminer la querelle, le sergent, qui avait pris mademoiselle Javotte sous sa protection, proposa au maréchal-des-logis d'aller sur le terrain pour se rafraîchir d'un coup de sabre. La proposition fut acceptée avec empressement : j'ignore quelle fut l'issue du combat, car je désertai la guinguette, révolté des scènes crapuleuses dont j'avais été témoin, et me promettant bien de ne pas lier d'amourette avec une blanchisseuse, vu que je suis d'une humeur très pacifique, et qu'en devenant l'amant de quelqu'une de ces dames, il faut presque toujours s'attendre à faire connaissance avec la lame du sabre de quelque moustache.

Avis aux gens du civil, qui n'auraient pas plus de goût que moi pour ces sortes de passe-temps.


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Chapitre VI

QUARTIER DE L'HOTEL-DE-VILLE

Bordeuses de soulier.

Bordeuses de souliers, cette dénomination a-t elle jamais eu quelque rapport avec celle de grisettes, s'écriera le lecteur, en confrontant le titre de cet article avec celui de l'ouvrage ? Oui, répondrai-je, parce que le titre de grisette s'attache à toute fille ou femme dont les mœurs sont suspectes, mais qui pourtant professe un état et n'a pas ouvertement arboré l'étendard du libertinage, en faisant, du trafic de ses charmes, son fonds et son revenu. Donc considérées sous ce point de vue, les bordeuses de souliers viennent se placer naturellement dans notre revue des belles, dites de la petite vertu ; et la trivialité de leur genre n'est pas une raison suffisante pour les exclure d'un ouvrage où nous devons mentionner toutes les classes de grisettes. Sur elles comme sur les autres, nous dirons la vérité, quand même !...

Amateurs de conquêtes faciles, vous qui regardiez comme perdus huit jours employés à filer le parfait amour, et que le seul mot de sentiment fait sourire, je vous recommande les bordeuses de souliers et vous les garantis pour être votre fait. Accoutumées à ne recevoir que des hommages des malheureux manœuvres qui garnissent tous les matins la place de l'Hôtel-de-Ville, les vôtres, surtout, si vous annoncez un certain genre, flatteront trop la vanité de ces déesses de la rue de la Vannerie, pour qu'elles opposent une longue résistance à vos attaques, et ne s'embrasent bientôt d'un feu plus ardent peut-être que celui dont vous brûlerez pour elles.

C'est aux guinguettes de barrières de la Courtille et de Ménilmontant que vous rencontrerez nos bordeuses de souliers le dimanche. Fanchon la vieilleuse, autrement dire, Dénoyez, à la première de ces barrières ; le grand Saint-Eloi, à la seconde, sont les endroits où elles se rendent le plus fréquemment : leur mise est simple, mais propre, coiffées en marmotte dans la semaine ; le dimanche, elles se permettent le petit bonnet à fonds brodé, la robe de guingam et le fin tablier de cotonade à raies.

Il n'est pas rare de voir souvent ces demoiselles accompagnées de leurs mamans, ce qui ne les empêche pas de nouer quelque amourette pendant la danse, et de donner à leur partenaire, s'il veut bien prendre la peine de s'en informer, l'adresse de la maison où elles travaillent. D'ailleurs, les mamans elles-mêmes ne sont pas toujours des argus fort sévères, et prêtent assez volontiers la main à ce que leurs filles puissent faire des connaissances honnêtes.

Monsieur, c'est ma fille, dit un jour une bonne femme à un de mes amis qui se promenait en amateur dans les salons de Dénoyez, et dont une jeune fille de seize ans environ avait fixé l'attention. Cette interpellation imprévue exigeait qu'il y répondit par quelque compliment ; la jeune personne, réellement jolie, le méritait d'ailleurs, et Charles avait trop d'usage du monde pour laisser échapper l'occasion de dire quelque chose de flatteur à celle dont la jolie figure avait excité son admiration. Madame, s'empressa-t-il de répondre, elle a les grâces de sa mère, c'est une rose qui ne démentira pas l'éclat de sa tige.

— Elle ne travaille pas dans les tiges, monsieur, elle borde les souliers seulement, répondit la bonne femme, qui pensait qu'il s'agissait apparemment de tiges de bottes : la chère enfant, je n'ai pas à me plaindre d'elle, tout ce qu'elle gagne elle le rapporte à sa mère.

— Cela fait son éloge, madame.

— Du reste, d'une sagesse, d'une timidité..., et cependant la jeune fille portait sur mon ami un regard hardi et scrutateur, qui ne s'alliait guère avec la timidité que la bonne mère lui prêtait. Cette dernière, apercevant enfin avec quelle attention sa fille examinait Charles : baissez donc les yeux petite sotte, lui dit-elle à voix basse, mais assez haut pourtant pour que ces paroles n'échappassent pas à Charles, qui, voyant la pauvre enfant toute déconcertée, et voulant réparer en quelque sorte la brusquerie qu'elle venait de s'attirer par rapport à lui, la pria de l'accepter pour cavalier pendant la contredanse qui allait commencer, invitation qu'avec l'assentiment de sa mère, Gertrude (c'est le nom de la jeune personne) accepta.

Tout ce bel étalage de sentiment et de modestie, de la part de la mère et de la fille n'était qu'un moyen adroit pour enlacer plus sûrement dans leurs filets le pauvre Charles dont, au premier coup d'oeil, elles avaient cru deviner la facilité ; mais il n'était pas leur dupe.

La contredanse finie, Charles enchanté de sa jolie danseuse, la ramena auprès de sa mère ; et, comme ses dames paraissaient être venues seules, et que même elles allaient s'éloigner, du moins à ce que disait la mère de Gertrude, qui observa qu'il était déjà huit heures, et qu'elle n'était montée un instant avec sa fille que par un pur motif de curiosité, n'ayant jamais été de sa vie dans aucun des cabarets de la Courtille ; elle appuya sur ce mot, avec une espèce de dédain affecté. Charles, qui ne voyait pas sitôt se séparer de la belle enfant qui l'intéressait déjà, insista auprès de la maman, afin d'obtenir d'elle qu'elle demeurât encore quelque temps. Il serait cruel, ajouta-t-il, de priver déjà mademoiselle du plaisir que le reste de la soirée lui promet : accordez-lui d'assister encore à deux ou trois danses, vous vous retirerez ensuite ; et si la crainte de vous retirer seule si tard vous empêchait d'accéder à ma demande, j'ose vous prier de me regarder comme votre cavalier, et de m'accorder la faveur de vous reconduire. L'offre était trop du goût de nos deux dames pour être rejetée : on fit pourtant quelques difficultés encore, mais par forme seulement, et on finit par accepter.

Enchanté du triomphe qu'il vient de remporter, Charles fait asseoir sa jolie compagne et sa mère, puis il vole à la cuisine, et va chercher le fin morceau de veau : c'est à peu près tout ce qu'il peut obtenir pour souper, au milieu de la bruyante cohue qui se presse autour des fourneaux du Beauvilliers de la Courtille. En le voyant rentrer dans le salon, chargé de la batterie de cuisine qu'on lui a mise sur les bras, notre nymphe et sa mère se lancent un coup-d'œil significatif, et toutes deux à l'envi grondent Charles d'avoir fait ce qu'elles appellent une folie : elles ne veulent, elles n'entendent pas l'entraîner dans la moindre dépense. Ces paroles sont prononcées avec un ton de sincérité, dont Charles serait la dupe s'il n'était pas au fait de pareilles aventures ; maiscomme il prévoit que l'issue de celle-ci ne peut lui offrir rien que d'agréable, vu le minois charmant de Gertrude, il est loin de regretter la dépense dans laquelle l'engage sa galante entreprise.

Après et même pendant le souper, Charles fit encore jouir son aimable compagne du plaisir de la danse ; et l'heure étant venue de se retirer, il accompagna ces dames jusqu'à leur porte, où avant de les quitter, il demanda et obtint la permission de venir quelquefois leur présenter ses hommages.

Enchantées de la tournure heureuse que prenait l'intrigue qu'elles venaient de mettre en train, Gertrude et sa mère se promirent d'en tirer bon parti.

— Qu'il est aimable ! dit la jeune fillle, aussitôt qu'elles furent seules.

— Très-aimable.

— Je le crois généreux et susceptible d'attachement.

— Ce n'est pas ce dernier point là qui m'embarrasse, et pour généreux, je ne pense pas qu'il le soit jamais autant que ce monsieur dont nous avons fait connaissance, il y a quinze jours, au bal du grand Saint-Eloi.

— Oh ! ça c'est vrai qu'il est généreux celui-là ; ce pain de sucre qu'il nous a envoyé, ces trois paquets de chandelles et puis deux voies de bois ; avant rien, c'est ça des procédés !

— Ah ! c'est très-délicat, et, comme je te le disais, je ne pense pas que monsieur Charles se montre aussi généreux que lui ; mais c'est égal, il est toujours bon d'avoir deux cordes à son arc, Ah ! ça ! il faut avoir soin de t'arranger de façon que tes deux messieurs ne se rencontrent pas ici.

— Oui, maman, et je ferai en sorte que M. Charles ne vienne pas le jeudi ; vous savez que M. Richard ne vient que ce jour-là.

— Il faut le ménager celui-là ; M. Richard est un homme d'âge, mais un galant homme, d'une fortune très-conséquente, c'est à considérer. Quant à M. Charles, que penses-tu qu'il soit ? Moi, ça m'fait l'effet d'être un étudiant.

— Ah Dieu ! si je le savais, il ne mettrait jamais les pieds ici ; les étudiants, c'est ma bête noire ! un négociant en gros, à la bonne heure, parlez-moi de ça !

— Tu as tort, un étudiant en vaut un autre quand il a des procédés ; étudier, n'empêche pas les sentiments. Et ce fut en conversant de la sorte que Gertrude et sa complaisante mère se mirent au lit, et ne tardèrent pas à s'endormir.

Combien de femmes ressemblent à la mère de Gertrude, et trafiquent, pour ainsi dire, des qualités que possèdent leurs filles ! et combien de jeunes filles à qui l'on pourrait appliquer ces vers d'un poète moderne !

« Cette enfant, sans sa mère, eut peut-être été sage.
Epouse, à son époux, elle eut donné ses soins ;
Mère, de ses enfants prévenu les besoins.
Riche des souvenirs d'une heureuse jeunesse,
Elle eût vu, sans trembler, approcher la vieillesse.
L'infortunée hélas ! peut être désormais,
Marchant rapidement de forfaits en forfaits,
Infâme, peuplera les repaires du crime,
Et croupira sans honte au fond de cet abîme !

VERJUX (Coup-d'œil sur le siècle).

Le sommeil de nos deux dames fut très-paisible, les songes les plus riants embellirent celui de Gertrude. La bonne mine de Charles l'avait réellement frappée ; et, de son côté du moins, tout n'était pas spéculation dans l'intrigue nouée de la veille.

Charles, que la petite mine chiffonnée de notre grisette affriandait, ne manqua pas de venir le lundi soir rendre visite à ces dames ; il en reçut le plus gracieux accueil. Gertrude n'avait rien de la trivialité ordinaire aux personnes de son état, du moins en apparence ; d'ailleurs, ce point importait peu à Charles, qui, ne suivant que son penchant pour le plaisir, ne cherchait qu'à faire naître quelque étroite intimité entre lui et celle qu'il nommait sa petite conquête de la Courtille ; il aurait été fâché d'avoir affaire à quelque vertu maniérée : obtenir les faveurs de Gertrude était son désir, le quart-d'heure de la jouissance était tout pour lui, il ne regardait comme perdu que le temps employé avant de l'obtenir. Il fallait pourtant bien se résoudre à l'acheter par quelques démarches ; la certitude d'arriver au but désiré était donc le seul motif qui pût engager Charles dans cette intrigue.

Cette première visite se borna à quelques civilités de part et d'autre, mais celle du lendemain fut plus favorable à Charles, en ce qu'il trouva la jeune personne seule : cette circonstance lui parut d'un heureux augure ; Gertrude était d'une gaieté charmante, et ne paraissait nullement troublée de se voir en tête-à-tête avec Charles qui, profitant de ce moment où il était seul avec elle, lui déclara sa passion dans les termes les plus pressants. Ah ! Monsieur, lui répondit notre grisette, comment puis-je croire qu'en si peu de temps vous ayez conçu pour moi l'amour que vous faites paraître ?

— C'est le sort de tous ceux qui vous verront de ne pouvoir plus commander à leur cœur.

— Mais vous n'y pensez pas, M. Charles, que penseriez-vous de moi si je répondais aussi promptement à votre folle ardeur !

— Que vous me rendez justice.

— Et vous ririez de moi, vous me tromperiez ?

— Jamais.

— Si j'étais bien sûre... La mère de Gertrude qui entra en ce moment, empêcha notre jeune homme d'assurer davantage à sa belle de son inviolable fidélité, et, par conséquent, de jouir du bonheur que lui promettaient les mots : si j'étais bien sûre !...

L'occasion que venait de faire perdre à Charles le retour trop précipité de la mère de Gertrude ne tarda pas à se recouvrer. Il faut observer que notre jeune fille et sa mère, suivant le plan qu'elles s'étaient proposé, avaient prétexté une sortie pour le jeudi soir, afin que Charles ne vint pas ce jour-là, et qu'il ne se rencontrât pas avec M. Richard ; mais leur précaution devint inutile en ce que ce dernier, à qui des affaires urgentes étaient survenues ce jonr-la, ne vint pas. Elles n'eurent donc ni sa visite ni celle de Charles, qui vint le lendemain et eut encore le bonheur de trouver Gertrude seule. Plus heureux que la première fois, il sut mettre les instants à profit ; et la grisette que l'intérêt seul, comme nous l'avons déjà dit, guidait son penchant pour Charles, ne se montra pas cruelle : son jeune amant reçut de sa bouche l'aveu charmant d'un doux retour. De l'assurance on passa aux preuves, on se disposait à les rendre complètes lorsque trois légers coups frappés à la porte avertirent l'arrivée de M. Richard. Elle répare à la hâte son désordre, et rouge encore du plaisir, elle ouvre la porte ; M. Richard paraît surpris de la trouver seule avec un jeune homme ; il regarde Charles de côté : celui-ci, qui vit de suite dans quelle espèce d'affaire il se trouvait engagé, sentit que sa présence devenait en ce moment tout-à-fait inutile ; il fit à M. Richard un léger salut, et sortit en lançant un regard de reproche à Gertrude. A peine fut il sorti, que M. Richard se répandit en questions sur lui. C'est mon cousin, répondit aussitôt notre grisette, se remettant peu à peu du trouble qu'avait occasionné chez elle l'arrivée imprévue de l'homme aux deux voies de bois.

— Ah ! c'est votre cousin ! et vient-il souvent ce cousin là ?

— Quelquefois.

— C'est que je n'aime pas les cousins.

— Comment, M. Richard, vous craindriez. ?

— Je ne crains rien ; mais, si vous avez quelques égards pour moi, je ne le verrai plus ici, vous m'entendez ?

— Oui, Monsieur.

— C'est que si je l'y retrouvais encore, nous ne serions pas cousins ensemble, je vous en avertis.

— Cela suffit, monsieur, mais vous me permettrez de vous dire que vous voyez toujours les choses ?

— En mal,c'est possible ; mais qui m'assurera que ce jeune homme n'empiète pas sur mes droits ?

— Moi, je n'ai rien avec lui, et c'est affreux ce que vous dites là, monsieur, et un torrent de larmes que Gertrude, comme toutes les grisettes, savait répandre à propos vint inonder ses joues. Oui, monsieur, répéta-t-elle, c'est affreux ; et si c'est pour me faire sentir la dépendance dans laquelle vous me mettez, vous pouvez reprendre votre pain de sucre, vos trois paquets de chandelles et vos deux voies de bois ; vous pouvez les reprendre, je vous croyais plus de délicatesse.

— Eh! bon Dieu, comme vous prenez la chose, répliqua M. Richard, qui craignait que sa brusquerie ne lui fit perdre effectivement le prix de ses dons : peut-on vous aimer sans être jaloux ?
 
— La jalousie est une marque de mésestime : ce pauvre jeune homme ! nous somme ensemble comme frère et sœur ; et quand il m'aimerait, est-ce que je peux empêcher qu'on m'aime ?
 
M. Richard, qui n'avait rien à répliquer à cela, avoua ses torts, demanda et obtint son pardon ; enfin il s'y prit si bien, que notre grisette, loin de lui rendre ses deux voies de bois, comme elle l'en avait menacé, les lui paya au contraire fort généreusement dès la même soirée.

Gertrude rendit compte à sa mère, sitôt qu'elle entra, de ce qui s'était passé pendant son absence, bien entendu qu'elle passa sous silence les faveurs qu'elle avait accordées tour-à-tour aux deux concurrents, ne parlant que de la rencontre inopinée de M. Richard avec M. Charles, et de la scène que le premier lui avait faite à ce sujet. La mère, qui avait pour principes qu'un bon tient vaut mieux deux tu l'auras, et à qui la générosité de M. Richard était connue, tandis que celle de Charles était un doute pour elle, jugea à propos de rompre avec lui, afin d'éviter que de semblables scènes ne se renouvellassent désormais, et ne la privassent des bontés du galant homme, dénomination sous laquelle elle désignait M. Richard. En conséquence de cette résolution, elle adressa le jour suivant à Charles la lettre suivante :

Monsieur,

« L'honnêteté dont vous avez toujours fait preuve envers nous depuis le jour heureux où nous avons eu celui de vous rencontrer, nous fait regretter vivement de ne pouvoir davantage admettre vos visites, vu qu'elles ne conviennent pas au parent respectable que vous avez vu venir hier soir. Comme nous lui avons des obligations qui nous forçent de le ménager, vous voudrez bien, en conséquence de la présente, cesser toute relation avec ma fille et moi, ce dont je suis extrêmement peinée, étant votre dévouée servante, etc. »


Charles qui vit clairement de quelle nature étaient les obligations que l'on avait au parent respectable, et qui, même avant la réception de cette lettre, s'était déjà proposé de ne plus revoir Gertrude, ne fut que faiblement surpris de cet épître, et se consola sa disgrâce en chantant :

Nos amours ont duré toute une semaine, etc.

FIN.

NOTES :
(1) Il y a ici un quiproquo de la part de mademoiselle Aglaé, où peut-être elle avait lu l'édition in-8° des classiques sortant de l'imprimerie de M. Firmin Didot, où effectivement le Cid est attribué à Racine.
2) Ce n'est certainement pas la faute de Racine ni de Voltaire si leurs personnages prêtent à rire, mais bien celle de MM. tels et tels. Demandez plutôt aux habitués.


Les Amours secrètes des Grisettes - 1828 [4e de couv.]


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