ACHARD, Amédée (1814-1875) : Le propriétare (1842).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (01.IV.2010)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le propriétaire
par
Amédée Achard

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INCLINEZ-VOUS devant les douze lettres de ce mot-là ; toutes les puissances se résument en elles ; en elles sont le commencement et la fin, l’alpha et l’oméga de ce qui est. Qui n’est pas propriétaire veut le devenir, qui l’est veut l’être toujours. Le monde pivote autour de ce substantif ; c’est l’arche sainte des royaumes constitutionnels, le fétiche de l’univers, la clef de voûte de la société ; tout passe, le propriétaire seul ne passe pas ; les empires croulent, mais les propriétaires restent. Ils sont plus forts que le temps et que les révolutions, deux choses qui usent les trônes et le granit.

L’arbre généalogique du propriétaire a ses racines dans le jardin d’Éden. C’est un substantif antédiluvien ; il surnage au-dessus des temps bibliques, et l’histoire n’était pas encore que le propriétaire était déjà. Il est contemporain du monde. Le premier homme, Adam, notre père, était propriétaire, et la meilleure preuve qu’on en puisse donner, c’est qu’ayant manqué au contrat synallagmatique qui le liait au jardin céleste, Dieu l’expropria.

Depuis le premier congé qu’un archange signifia au premier homme, jusqu’aux congés que les huissiers parisiens signifient quotidiennement aux locataires récalcitrants, le propriétaire n’a pas changé. C’est toujours et sans cesse un individu de qui la qualité commande le respect. Afin que nul ne l’oublie, il le professe lui-même à son endroit. C’est de lui que Danton aurait dû dire qu’il marche comme un saint sacrement. Rien qu’à le voir passer, on comprend que le propriétaire a pris son importance sociale au sérieux ; il se soigne comme une vieille dévote. Si ses vêtements ne sont pas du drap le plus beau, ils sont au moins du plus fort, ses étoffes ne sont peut-être pas très-brillantes, mais elles sont toujours les plus chaudes. Il est dans ses habits comme un saint dans sa châsse, hermétiquement enveloppé. En s’attaquant à sa personne sacro-sainte, les vents coulis s’attaquent à la société ; s’il tousse, elle est menacée d’une fluxion de poitrine, et le propriétaire tremble pour celle dont il est le plus auguste représentant.

S’il n’avait appris la modestie avec le peu de latin qu’il s’est empressé d’oublier au sortir des classes, volontiers le propriétaire dirait comme Louis XIV : « L’État, c’est moi. »

Il y a, au temps où nous sommes, à peu près dix millions de Louis XIV en France. La France est le pays qui en possède le plus ; mais tous ces Louis XIV ne sont pas de grands seigneurs ; il y en a beaucoup à qui leur titre de propriétaires ne donne absolument que le droit de mal dîner après n’avoir pas déjeuné. Si ceux-ci n’avaient pour vivre que leur qualité seulement, ils courraient fort le risque de mourir de faim ; mais grâce à l’industrie, ils trouvent le moyen d’échapper à cette dure extrémité. Il y a des propriétaires savetiers, chiffonniers, balayeurs ; il y en a d’autres qui sont marchands de coco, vendeurs de contre-marques, conducteurs d’omnibus, gabelous, que sais-je encore ? Gardons-nous de parler de ces propriétaires-là, ils usurpent un titre qui ne leur appartient que parce que le dictionnaire de l’Académie est trop pauvre pour leur octroyer un substantif plus convenable ; et passons au propriétaire que la tradition nous représente couvert d’un habit marron, à ce propriétaire aisé, rentier, fortuné électeur, éligible et décoré, que le vaudeville a fait passer à l’état d’oncle.

Ceux-là seuls sont les petits saints de ce paradis où il y a tant d’appelés et si peu d’élus ; les autres ne sont rien que des intrus.

Ainsi que Paris résume la France, le propriétaire parisien résume les propriétaires français. Pour les bien connaître tous, il n’est donc point nécessaire de passer les barrières et d’aller voir comment les foins se fauchent en Normandie, et de quelle façon les raisins se foulent en Bourgogne. Nous l’avons dit, les propriétaires sont un : c’est l’hydre à mille queues de la fable ; ils sont dix millions de corps qu’anime une seule pensée. Cette pensée a pris un nom dans la science dont Gall fut le Messie, après que Spurzhein en eut été le précurseur. Cherchez bien sur un crâne phrénologique, et vous le trouverez écrit sur une protubérance latérale. Ce mot est l’acquisivité.

Hélas ! et pour le dire en passant, cette protubérance, ou, si mieux vous l’aimez, cette faculté qui fait mettre à la caisse d’épargnes les économies qui doivent un jour payer une métairie, n’est-ce pas celle aussi qui conduit la main des voleurs dans la poche des passants ? Quelle médaille n’a pas son revers !

Pour peu qu’on soit doué de ce sens physiologique qui fait discerner la profession sous les traits du visage et deviner le caractère sous l’enveloppe des paroles, on reconnaître bien vite un propriétaire à la manière dont il marche et dont il cause. C’est un personnage qui ne fait rien comme tout le monde. Il y a dans sa tournure quelque chose qui trahit la puissance de l’homme sûr du lendemain ; comme la mer, s’il s’émeut, c’est à la surface ; au fond il est toujours calme. Il sait que, quels que soient les événements et le hasard des circonstances, sa terre ou sa maison lui resteront toujours ; si l’incendie ou la ruine passent sur ses propriétés, il y a, de par les douze arrondissements de Paris, assez de compagnies d’assurances pour répondre du sinistre, et si tout périssait, les compagnies elles-mêmes, le sol du moins n’est-il pas impérissable ? Cette pensée, dont peut-être le propriétaire ne se rend pas compte, le soutient dans toutes les épreuves qu’il plaît à la Providence et aux locataires de lui ménager. Il plie, mais ne rompt pas. Que la guerre menace de chasser le rameau d’olivier que depuis tant d’années la paix promène d’un bout du monde à l’autre, que lui importe ? Au demeurant, ne faudra-t-il pas toujours que l’humanité mange le blé de ses campagnes et dorme sous le toit de ses maisons ?

Regardez le propriétaire, tandis qu’il se promène sur les boulevards, prudemment enveloppé d’un paletot en drap pilote. Il contemple toute chose d’un oeil serein comme le juste d’Horace. S’il fait beau, les rayons du soleil dorent ses moissons et parfument ses vendanges ; s’il pleut, l’eau du ciel rafraîchit ses prairies. Le visage du propriétaire s’épanouit comme une pivoine.

Mais que le soleil trop chaud le force à chercher un abri le long du trottoir que sillonne une traînée d’ombre, que la pluie redouble et change les ruisseaux en torrents, le propriétaire pâlit. Une funèbre pensée empoisonne ses joies ; l’épée de Damoclès se joue au-dessus de ses rêves, et voilà l’homme ferme du poëte qui a peur. Les rayons qui doraient les épis ne pourraient-ils pas les brûler ? l’eau qui rafraîchissait les prairies ne s’aviserait-elle pas de les inonder ? et si la récolte allait périr, le fermage serait-il bien payé ? Et qu’est-ce que le fermage, sinon tout ; la robe de velours de la femme, la maîtresse de chant de la fille, la rétribution universitaire du fils, le bal de l’hiver prochain, le grand dîner du dimanche, tout le bonheur de l’année ? Le rayon d’or qui met une étincelle à chaque brin d’herbe, c’est une flèche aiguë dans le coeur du propriétaire ; ce nuage qui fuit à l’horizon, c’est un voile noir sur sa tête. L’homme heureux a disparu ; ce n’est plus qu’un mortel infortuné qui déplore sa condition et se prend en pitié lui-même. Sa femme n’aura certainement pas le cachemire qu’elle lui a demandé, et il parle de réformer un plat de son ordinaire.

Mais qu’un courtier d’immeubles vienne le lendemain lui proposer la vente de ses terres, le propriétaire l’éconduira sans rien entendre.

En somme, ne croyez pas que ces bons propriétaires soient fort à plaindre ; leurs craintes quotidiennes sont une partie de leurs revenus ; on les compte dans l’actif des émotions ; s’ils se désespéraient moins, ils seraient moins heureux.

Cependant, disons-le, les propriétaires de bois et de prés, de terres labourables et de vignes ne présentent pas un type aussi curieux ni aussi complet que les propriétaires citadins, les seuls qui soient vraiment les propriétaires pur sang, si l’Académie veut nous permettre une expression empruntée au vocabulaire du sport. Les autres, en effet, tiennent par trop de côtés au commerçant ; comme lui, plus que lui presque, ils s’occupent du prix des denrées et du cours des marchés. Aujourd’hui que l’agriculture est une science, le propriétaire est un industriel.

Le propriétaire parisien n’a point à se préoccuper de tout cela ; il lui importe peu qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige ; il ne redouterait pas la grêle s’il n’avait des vitres, et les orages l’inquiéteraient médiocrement si ses maisons, ses chères maisons, n’avaient des tuyaux de cheminées. Ce propriétaire-là semble n’être venu au monde que pour percevoir les termes échus ; quatre fois par an, à des époques trop bien connues pour qu’il soit besoin de les rappeler, il appose sa signature au bas de petits chiffons de papier, et va voir au soleil si les asperges poussent. Son Dieu, sa foi, sa loi, c’est le terme ; hors du terme point de salut ; qui le paye est honnête, qui le doit est fripon. Le propriétaire n’a pas d’autre évangile.

Que de fois le locataire, en le voyant frais, calme, reposé, tenant dans sa main les fatales quittances tandis qu’une confortable robe de chambre balaye le tapis sur ses talons, ne l’a-t-il voué au diable, lui, ses quittances et sa robe de chambre !

Mais vous ne savez donc pas, ô locataires mes confrères, que vous êtes sa grêle, sa pluie, sa neige, sa tempête, à ce pauvre propriétaire ? Si sa personne est à l’abri des intempéries de l’air, sa bourse ne peut se garer des crises qui troublent l’harmonie de vos revenus ! Lorsque le propriétaire campagnard énumère les calamités qui rongent son patrimoine, comme les inondations, les chenilles, la sécheresse, les sauterelles, et qu’en manière de péroraison il murmure à la queue de son homélie : « Je donnerais toutes mes terres pour une bonne maison, » le propriétaire citadin sourit, croise les bras, hoche la tête et répond victorieusement à cette série de désastres par un mot seul : Le locataire ! Dans sa bouche ce mot prend des proportions gigantesques ; il résume toutes les infortunes ; ainsi que la boîte de Pandore tenait tous les maux, il renferme dans ces quatre syllabes le germe de tous les ennuis : dégâts, refus de payement, citations, saisies, procès. Et cependant, s’il n’y avait pas de locataires, que deviendraient les propriétaires ? La conscience qu’ils ont de l’absolue nécessité de ce mal leur permet seule d’en supporter l’amertume. Et d’ailleurs l’expérience n’apprend-elle pas au philosophe à tirer un peu de bien de toutes choses ? Ils se soumettent donc et acceptent le locataire en raison du loyer.

Si les propriétaires parisiens ont des analogies qui donnent à leurs physionomies un air de parenté, il ne faut pas croire cependant qu’ils soient tous d’un caractère semblable et sans individualité aucune. Bien que tous reliés les uns aux autres par les invisibles liens de la protubérance dont nous parlions tantôt, ils ont chacun en quelque sorte des habitudes et une spécialité ; si le fond ne change guère, ils sont variables dans la forme ; néanmoins nous vous engageons à ne pas trop gratter cette mince surface, déposée comme un sédiment par le flot des circonstances, sinon les teintes s’en effaceraient bien vite, et vous retrouveriez le propriétaire à cheval sur le terme. Sous quelque habit qu’il se cache c’est toujours le même moine.

Dans une ville où le terrain mouvant de la fortune a tant d’agitation et de caprices, il était impossible que quelques spéculateurs ne fissent pas marchandise de la propriété. Ils bâtissent des maisons comme d’autres fabriquent des pièces de toile pour les vendre. Ils s’en débarrassent aussitôt qu’elles ont arboré sur leur faîte le drapeau symbolique qui donne à la maison droit de bourgeoisie dans la cité. Ces propriétaires-là ne payent jamais de contributions ; ils ont bien garde de conserver leurs filles de pierre jusqu’au jour où le fisc avide réclame l’impôt des portes et fenêtres. Ils possèdent cinq ou six hôtels et demeurent chez autrui. Paris leur doit déjà deux ou trois douzaines de rues dont les embryons se dessinaient à peine il y a dix ans, mais tout en travaillant à l’agrandissement de la ville, ils travaillent aussi à l’agrandissement de leur fortune, et toutes deux progressent ensemble. Dans leurs heureuses mains le plâtre se fait or. Mais cependant quels que soient les succès qui marquent leur carrière, nous n’avons aucune sympathie pour ces propriétaires. Ils ont, mais ils ne possèdent pas.

Parmi les hardis argonautes, lancés à l’aventure sur l’océan des constructions, il en est qui s’arrêtent après avoir bâti un lambeau de place, un tronçon de rue ; de spéculateurs ils passent propriétaires, ils sentent leur coeur s’émouvoir à la vue de tous ces étages qui leur doivent le jour, et c’est alors qu’ils se séparent de leurs confrères, pères dénaturés qui vendent leurs enfants. Les douceurs et les ennuis de la paternité commencent aussitôt ; la maison est achevée ; le foyer n’attend que la flamme ; la fenêtre aspire au rideau. Mais alors la question du locataire se présente dans toute sa majestueuse obscurité. Il s’agit de sécher les plâtres, pour nous servir de l’expression consacrée, et ce n’est point là une mince affaire. Le rentier retiré du commerce, le fonctionnaire, l’avocat, ne veulent pas s’en charger. Que faire alors ? Prendre soudain un parti décisif : appeler à soi quelques escadrons flottants de cette vagabonde population qui a fait de la rue Notre-Dame de Lorette son quartier général, et leur abandonner les maisons toutes fraîches écloses sous la truelle du Limousin. Avant six mois, elles auront perdu leur robe d’innocence et d’humidité, et la main qui les a ouvertes alors pourra les refermer. Il y a toujours par la ville assez de ces insouciantes alouettes parisiennes prêtes à suspendre leur nid de l’entre-sol à la mansarde, pour que les propriétaires craignent d’en manquer jamais. Elles s’abattent par volées au premier signal et prennent sans crainte possession de la maison virginale. Au temps critique du terme, alors que les murs ne suintent plus, elles repartent, la chanson aux lèvres, sans courbature et sans névrose, car à celles qui n’ont que la santé pour fortune, Dieu ménage l’indisposition. Voilà comment s’est peuplée tout d’abord une bonne partie du quartier de la Madeleine, la plus aristocratique moitié de la Chaussée-d’Antin. Les vagabondes, et surtout insouciantes Lorettes, ne sont-elles pas les hulans de la civilisation : elles marchent gaiement à l’avant-garde de Paris, et soyez sûrs que le jour où la grande ville crèvera les langes qui l’enserrent, elles seront les premières à franchir le mur d’octroi.

Il y a entre le propriétaire et le locataire, ces deux pôles de la population, un lien qui leur sert de conducteur et les met en communication. Ce lien, le plus souvent coiffé d’un bonnet crasseux et chaussé de savates rapetassées, est le portier. C’est lui qui perçoit les loyers et transmet les protocoles qui vont du propriétaire au locataire et retournent du locataire au propriétaire. C’est un chargé d’affaires qui sait tous les secrets de ce petit état qu’on appelle un hôtel et qui, à ce titre, est le plus souvent inamovible ; mais tout a été dit sur le portier, et nous n’en parlerons pas davantage.

Quelques propriétaires, héritiers des traditions du grand siècle et ne voulant point se commettre avec leurs commensaux, se donnent le luxe d’un intendant. Il y a bien aussi une pensée politico-économique dans l’adjonction de ce fonctionnaire intime dont l’espèce va s’amoindrissant. Pour si développée que soit la protubérance de l’acquisivité, on n’en est pas moins homme ;   quoiqu’on soit propriétaire, il y a toujours dans le coeur une corde sensible qui vibre parfois ; or, les vibrations de cette corde se résolvent en soustractions ; ce n’est point là le compte du propriétaire qui aime les revenus inaltérables. Cependant, comme il ne peut se défendre des pleurs de la veuve et des prières de l’orphelin qui rognent le budget annuel, il met entre sa sensibilité de propriétaire et les souffrances du locataire un bouclier vivant et imperméable qu’il revêt de toute son autorité. Ce bouclier, c’est l’intendant ; les larmes n’ont aucune prise sur son habit noir. Inflexible comme la loi, il fait sommation de payement au moindre retard, et ne tarde pas à appeler l’huissier à son aide pour procéder à la saisie et faire déménager l’ameublement en place du Châtelet. Quand un locataire, plus adroit ou plus tenace, arrive jusqu’au cabinet du propriétaire, celui-ci se retranche derrière son incompétence, et, prétextant de son ignorance en matière d’argent, il éconduit le solliciteur qu’il renvoie à son intendant. « Arrangez-vous avec lui, dit-il, c’est son affaire ; je ne demande pas mieux qu’il puisse vous accorder un délai. »

Le locataire part ; mais l’intendant a des ordres souverains. La charte que le propriétaire lui a concédée ne se compose que d’un article unique : « Les loyers seront payés en totalité et sans retard, aux termes échus. »

Les propriétaires ont aussi leurs excentricités.

Il en est qui ne veulent admettre sous leurs toits aucune espèce de chiens, si petits qu’ils soient. Les King’s Charles, ces aristocratiques animaux qui se peuvent cacher dans un manchon, ne trouvent même pas grâce devant eux. La loi de proscription s’adresse à la race entière, aux terre-neuviens comme aux Bleineime. Le concierge est chargé, sur la responsabilité de ses appointements, de l’exécution de l’ordonnance, et il s’en acquitte en homme qui sait que l’introduction d’un chien équivaudrait à une destitution.

Mais il ne faut pas croire que l’ostracisme s’étende seulement aux chiens présentés par les locataires, il s’applique aussi aux chiens qui viennent en visite ; aussitôt qu’ils sont aperçus, ils sont arrêtés et mis en fourrière dans la loge du portier. Volontiers, s’il l’osait, le propriétaire ferait graver au seuil de sa porte inhospitalière ce distique tyrannique :

            Aucun chien ne passera,
            Ni caniche pareillement.

Si les chiens sont proscrits dans un grand nombre de maisons, il en est d’autres où les chats ne sont que tolérés. Certains propriétaires inquiets les soupçonnent véhémentement de détériorer, par leurs ébats nocturnes, les régions aériennes de leurs immeubles ; ce sont eux qui, pendant les heures sombres où l’amour les fait voltiger de gouttières en cheminées, dégradent les ardoises, ébranlent les tuiles et grattent le zinc. Les vieilles filles arguent vainement de la légèreté du chat ; n’importe : aucune objection ne peut apaiser l’esprit prévenu du propriétaire ; il faut que tout individu de la race féline aille porter ses pénates ailleurs.

Mais ce n’est pas tout encore. Que les propriétaires proscrivent les chiens et les chats par respect pour leurs toits et leurs escaliers, cela s’explique ; mais que plusieurs d’entre eux aillent jusqu’à exclure les enfants, voilà ce qui ne se comprend plus, et voilà pourtant ce qui est. Nous n’inventons pas, nous faisons tout bonnement de l’histoire. Il y a des maisons où les jeunes Français au-dessous de sept ans ne peuvent pas loger ; le propriétaire barbare leur refuse impitoyablement la porte. Le père de famille qui, sur la foi des usages, a imprudemment arrêté un appartement dans la maison d’où l’enfance est bannie, voit sa progéniture consignée sur le trottoir, quand il vient prendre possession de son nouveau domicile. C’est en vain qu’il réclame : le propriétaire, par l’organe du portier, est inflexible ; tous les pauvres petits chérubins, en robes blanches ou en vestes bleues, sont repoussés ; les frais sourires et les blondes chevelures ne peuvent rien sur un coeur qui appartient tout entier aux moellons et aux briques. Le propriétaire sait que les doigts de l’enfance sont parfois barbouillés de raisiné, et il a peur pour le stuc lustré de ses murs. Il ne veut que des célibataires ; quant aux enfants, ils peuvent repasser dans quelques années, lorsqu’ils seront majeurs, et, si la maison est encore debout, le propriétaire les recevra.

Mais le propriétaire ne borne point là ses tyrannies : soucieux de la moralité de ses pensionnaires, il lui arrive quelquefois d’exiger de tous ceux qu’il tient sous clef, des mansardes au rez-de-chaussée, une vertu digne de concourir au prix Monthyon. Voulant à toute force faire leur salut éternel, il rétablit au profit de leur âme une règle sévère empruntée à quelque défunt ordre religieux. Afin de mieux leur ouvrir les portes du paradis, il leur ferme la sienne quand ils s’avisent de cogner après onze heures de la nuit. Ceci prouve, pour le dire en passant, que rien ne passe : le couvre-feu vit encore en plein Paris. Malheur au locataire indigne atteint et convaincu d’avoir, ne fût-ce que pour une heure, donné asile à quelque fille d’Ève ! son congé lui sera signifié soudain, et le portier, commis à la garde de la vertu, le priera, en voilant sa face, de chercher gîte ailleurs pour son immoralité.

Nous savons de ces couvents-là même dans le deuxième arrondissement, celui des douze enfants de Paris qui marche le plus avant dans la voie de la perdition.

S’il est des propriétaires qui ne veulent pas que minuit trouve personne éveillé sous leur toit, il en est d’autres qui ne veulent pas qu’on s’amuse chez eux. La valse leur inspire une horreur dont ils ne peuvent se défendre, et le seul mot de galop les fait pâlir. Aussitôt qu’ils entendent parler de bal, ils s’épouvantent ; si le locataire persiste, ils le menacent d’un procès, et feraient intervenir au besoin les huissiers jusqu’au milieu des quadrilles. Ces propriétaires prudents, qui ont des entrailles de père pour leur parquets, savent tous les mystères des constructions parisiennes ; ils n’ignorent point combien leurs maisons ont la constitution délicate, et ils se gardent de l’exposer à mourir au printemps de leurs jours. Cependant, hâtons-nous de le dire, ils permettent qu’on boive du thé, et ne proscrivent pas un peu de musique.

Il est une chose dont le nom seul réveille la terreur au coeur de tous les propriétaires ; une égale sympathie les unit pour la maudire ; heureux s’ils pouvaient, en la rayant du dictionnaire, la bannir du monde. Cette chose, c’est la réparation.

Qui que vous soyez, locataires du premier, sans entre-sol, ou des combles, ne leur en parlez jamais, si vous ne voulez voir leur front s’obscurcir ; la réparation est une ennemie mortelle qu’ils ne savent comment éviter ; c’est le Pitt et Cobourg de tous les propriétaires ; ils la voient partout. Mais, en revanche, elle n’a pas d’alliés plus fervents que les locataires ; c’est par leurs mains qu’elle s’introduit dans la maison ; sans cesse ils l’invoquent : les cheminées fument, comme si elles avaient été inventées pour faire autre chose ; les portes ne ferment pas ; les fenêtres jouent mal ; les plafonds s’éraillent ; les conduits s’obstruent ; et, quoi que fasse le propriétaire, c’est toujours, pendant l’année entière, une queue de maçons, de fumistes, de menuisiers, qui réparent ce qui est irréparable.

La réparation est le cauchemar du propriétaire. Ils consentiraient à tout, aux chiens, aux chats, aux enfants, aux bals, à condition d’en être débarrassés. Mais la réparation est soeur de la construction ; où l’une arrive, l’autre va.

Si, pour le propriétaire campagnard, tout est bien dans l’état quand le prix des denrées est en hausse, pour le propriétaire citadin, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes quand les loyers sont acquittés exactement. Entre toutes les questions dont notre siècle est si prodigue, c’est la seule qui les préoccupe, et s’ils s’inquiètent de la guerre, c’est parce qu’ils craignent que la victoire ne diminue le nombre des locataires.

En somme, le propriétaire est plus qu’un homme, c’est presque un demi-dieu. Entre ses mains il tient le sommeil de la nation ; d’un mot il pourrait, si la fantaisie lui en prenait, envoyer la nation coucher à la belle étoile, et l’on sait ce que c’est que la belle étoile du ciel de Paris. Quand nous pensons à cette éventualité, nous sentons notre âme saisie d’un respect religieux, et, à l’aspect d’un propriétaire gravement revêtu des insignes de son pouvoir, sous forme d’une quittance, volontiers nous nous écrierions avec M. de Voltaire :

        Qui que tu sois, voici ton maître ;
        Il l’est, le fut, ou le doit être.

Maintenant que nous sommes au bout de notre monographie, permettez-nous, ô lecteur, de faire un souhait, ne fût-ce que pour vous récompenser de nous avoir suivi jusqu’ici.

Si vous êtes propriétaire, restez-le ; si vous ne l’êtes pas, hâtez-vous de le devenir.

  Amédée ACHARD.

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