ROUFF, Marcel (1877-1936) :  Vous qui l’avez connue… (1934).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03.VI.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-157) du numéro 157 (juillet 1934)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .


VOUS QUI L'AVEZ CONNUE...


Nouvelle inédite

par

MARCEL ROUFF

~ * ~

CHAPITRE PREMIER

Le 21 février (de l’année 1932), à huit heures, quand il rentra pour le repas du soir, Arsène Milloche fut accueilli par sa femme avec cet air de mélancolie pincée dont il savait bien qu’elle annonçait l’orage imminent. A l’ordinaire, elle ne posait le polissoir qu’elle promenait énergiquement et inlassablement sur des ongles parfaitement luisants que pour éclater.

Ces brutales colères à symptômes manucuraux avaient ceci de redoutable : elles étaient sans raisons immédiates, du moins perceptibles. La futile cause directe n’était que le point de cristallisation de rancœurs lointaines et longtemps remâchées. En sorte que les amertumes, les accrocs, les malentendus de la vie conjugale déjà longue d’Arsène et de Florie Milloche, loin de se diluer et de s’ensevelir dans le passé, reprenaient à chaque explosion une consistance, une forme, des couleurs nouvelles.

Ainsi, ce soir-là, parce que Milloche était en retard de quelques minutes au dîner, dans le va-et-vient du polissoir une querelle plus grave, mais déjà vieille de quelques années, s’était réinstallée dans la cervelle de Florie.

Le choc fut brutal, cliquetis de gros mots et de reproches véhéments… Brutal, mais bref. Désemparé, l’ancien avoué redescendit son vieil escalier de pierre, lentement, avec le vague espoir que la porte du deuxième étage allait s’ouvrir et qu’une voix apaisée le supplierait de remonter. Céderait-il ou serait-il intraitable ? A la vérité, peu importait après vingt-sept années de la même comédie que se jouaient à eux-mêmes ces êtres parfois hostiles, plus souvent affectueux, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus. Elle l’avait tour à tour rappelé ou laissé partir. Il avait tour à tour remonté l’escalier ou continué à le descendre.

Mais ce soir il fût volontiers rentré chez lui. Tout à l’heure, mettant la clef dans la serrure, il s’était réjoui, en cette soirée lourde et surchauffée, de s’évader de son col, de ses vêtements chauds et de renaître dans un pyjama léger. A l’avance, ses narines gourmandes aspiraient l’odeur des géraniums roses qui montaient comme un encens jusqu’à sa fenêtre, du balcon du premier étage gracieusement arrondi au dessous de lui, à l’angle de la rue de Boigne et de la rue Saint-Léger. Cette odeur, pour lui, symbolisait le délassement des chaudes soirées d’été.

L’obligation imprévue où il se trouvait de passer une soirée accablante dans la sueur de la journée, engoncé et cuirassé dans son complet de drap, lui enleva immédiatement toute idée de déguster sa solitude ou de rejoindre des amis. Mais, d’autre part, son horreur de la bataille, d’une bataille dont les passes étaient depuis longtemps connues, les évolutions tactiques trop bien réglées et qui ne comportait même plus de dangers ni d’imprévus, le pressait impérieusement de chercher le repos, même dans l’ennui. Il descendit donc le vieil escalier de pierre en épongeant son front, en passant son mouchoir entre son cou humide et son col poisseux et en reboutonnant son gilet dont il avait trop tôt espéré se libérer.

Au bout d’une allée d’entrée froide, sombre et poussiéreuse, il émergea dans la pénombre des arcades de la rue de Boigne. Tout Savoyard est encore chez lui sous ces arcades qui prolongent une douce et ombreuse intimité, en cachant le ciel, en limitant la vie, en permettant une flânerie paisible, sans danger, à l’abri de la pluie comme du soleil. Le soir, à la belle saison, les boutiquiers y installent le cercle de famille, les concierges y fument leur pipe, en manches de chemise, à cheval sur une chaise, les locataires des immeubles descendent prendre leur place à cette exhibition bourgeoise. Des loges et des arrière-boutiques se répandent des relents de matefaim et de gratin qui se mêlent aux senteurs, venues d’un café voisin, du lait d’amandes fraîches.

Milloche, d’abord, virevolta à droite, à gauche, de l’Hôtel de Ville à l’Archevêché, embarrassé de lui-même. Il feignait de s’intéresser aux devantures des boutiques de la rue Saint-Léger dont il connaissait en détail tous les objets. Il revenait sous les arcades, s’absorbait dans les affiches d’une agence immobilière qui remuaient en lui tout son passé de basoche, se dandinait d’une jambe sur l’autre devant l’étalage du plus grand coiffeur de la ville, examinait profondément les chapeaux d’une vitrine. Il ne savait que faire, déchiré par plusieurs impressions : le bouleversement de ses habitudes, le regret d’un potage aux légumes dont son odorat lui avait révélé la présence chez lui, le besoin inavoué de fuir les conclusions extrêmes qu’il sentait au fond de sa pensée irritée. Sa rancœur s’engraissait de regrets, de transpiration et d’ennui. En fin de compte, il se persuada qu’il cherchait la solitude pour reprendre le contrôle de sa pensée bouleversée, pour calmer ses nerfs, examiner les événements et attiser un peu une indignation qui déjà se dissolvait dans son ancienne tendresse pour sa Florie et dans son attachement à l’intimité de ses habitudes. C’est ainsi que, malgré lui, il se trouva, sans savoir comment, assis à la terrasse de son vieux Café du Commerce, à cette heure vide, au bord du trottoir, hors les arcades, les yeux fixés, sans qu’il les vît, sur les fenêtres sévères et plates des deux étages de la maison d’en face qui, depuis trente ans, sous leur petit auvent de bois, constituaient son horizon familier.

Dans une brusque recrudescence de colère que provoqua en lui le souvenir de certains termes et de certaines intonations, et sans songer qu’il ne punissait que son foie déjà fragile, il commanda une absinthe. Puis, ayant accompli cet exploit, il se mit à monologuer mentalement :

« Quand je pense que je pourrais être assis devant ma soupe, les pieds dans mes chaussons, sans ce démon soudain déchaîné ! Quelle avalanche d’injures et de violences !... Pour sept minutes de retard !... Il y a autre chose… »

Il se demanda pourquoi, après tout, il n’irait pas demander à dîner à Mlle de Marlepiaut ? Avait-il été assez idiot, par crainte de perdre sa femme, de la faire souffrir, par amour enfin de ne pas avoir cueilli jadis cette belle fille affranchie qui, séduite par l’homme, par le prestige de l’avoué aussi, l’avait si souvent aguiché dans le cabinet de son étude ! Pourquoi ne sonnerait-il pas chez elle ? Il savait bien que la majesté de son ancienne fonction n’était pas oubliée et qu’il était encore assez séduisant pour cette amoureuse qui avait, elle aussi, vieilli. S’il allait se présenter à la porte de son hôtel !...

S’étant installé dans l’intérieur du café, il commanda simplement un peu de jambon et une salade. Il sentait que le moindre déplacement un peu prolongé, et par conséquent une soirée de conversation, interromprait définitivement cette mise au point mentale d’une situation encore toute bouillonnante des insultes, des injustices dont Florie l’avait sans raison accablé une heure auparavant.

Le même instinct lui fit répondre à Jean, qui depuis vingt ans lui servait son café, son lait d’amandes et ses « demis », de façon à arrêter net toute tentative de conversation. Il avait vraiment besoin du silence de lui-même pour s’orienter un peu dans sa situation conjugale : chaque minute qui l’éloignait de la crise la lui faisait paraître plus confuse et plus inextricable. Pouvait-il se laisser traiter comme il venait de l’être, lui, ancien avoué, avoué honoraire dans les deux Savoies ? Les injures hurlaient encore à ses oreilles, atroces. Il semblait même que, dans les brusques colères qui avaient semé comme de sinistres étapes leur vie conjugale, Florie n’en eût jamais trouvé de plus véhémentes, de plus blessantes. Et pourquoi ? Pour rien, pour un léger retard. Prétexte futile qui avait peut-être débondé tout à coup un flot insoupçonné de méchancetés. Il se rappelait des attitudes, des intonations…

Mais, malgré ce combustible sur lequel il mettait à bouillir son humeur, il ne parvenait pas, à sa grande surprise, à la faire monter. Il souhaitait se sentir bouleversé par une tempête d’indignation, prendre nettement et énergiquement les résolutions extrêmes qu’eussent dû exiger et sa dignité blessée et sa conscience de l’iniquité dont il était victime, et il n’arrivait à se rappeler que de douces choses d’une intimité tendre, que de beaux jours, qu’une vie de ménage déjà assez vieille dont les tempêtes n’avaient jamais constitué une sérieuse menace, que de paisibles habitudes à deux, que le tran-tran quotidien de plus d’un quart de siècle.

Sa colère, chaque fois qu’il tentait de l’éveiller, se diluait, s’éteignait dans des souvenirs qui, en pareil moment, eussent dû lui paraître dérisoires, comme un orage qui s’annonce effroyable et qui se résout en un petit grondement bénin et en quelques gouttes de pluie.

Il fallait que cet homme distingué, au vocabulaire presque précieux, en tout cas entraîné par sa carrière à la plus grande circonspection dans ses termes, fût bien troublé pour qu’il résumât par ces quelques mots prononcés entre ses dents serrées et avec une pudeur honteuse, le curieux état mental dans lequel il se débattait :

« Je suis un rude couillon ! »

Et le long de la rue de Boigne, à qui le vide et l’ombre de la nuit avaient restitué sa majesté d’artère de vieille capitale, il fallut bien qu’il s’en retournât vers l’appartement conjugal, non sans crainte, sans tristesse, avec le vague regret de n’avoir pas saisi le prétexte à perpétrer sans remords quelques fredaines.

En réalité, le drame ne faisait que commencer qui allait bouleverser son existence : quand il eut tourné, avec le moins de bruit possible, la clef dans sa porte palière, son destin l’attendait dans son obscur et haut vestibule, entre le poêle de faïence et le porte-parapluies pour le prendre implacablement par la main.

Dès lors, les événements qui le guettent vont se précipiter au pas de charge.

Trop incertain des dispositions de Florie pour risquer le contact du lit conjugal, il s’allongea au salon, sur deux fauteuils, dans l’intention d’y passer la nuit, se berçant de l’innocent et éternel mensonge de ceux qui ne peuvent dormir confortablement : « Je ne suis pas mal du tout. » Dans la chambre voisine, il entendait les rumeurs diverses d’une toilette du soir… Tout à coup, un bruit sourd, qui ressemblait à une chute, le fit brusquement poser à terre une de ses jambes étendues. Puis il s’étendit quand, après quelques secondes, le choc cristallin de flacons lui fit croire qu’il s’était trompé.

Il sommeillait, à demi conscient, quand, soudain, il fut redressé par un cri qui fendit le silence, ou, plutôt, par un aigre et brusque grognement étouffé. En dix secondes, cette fois, il se trouva auprès du lit : Florie, noirâtre, déjà gonflée, y râlait, roulant, à la force de ses bras tordus, son corps contracté et bandé comme le bois d’un arc. Il ouvrit la fenêtre et revint près d’elle sans qu’elle remarquât, semblait-il, sa présence. Elle étouffait.

Tandis que la domestique, à moitié vêtue et mal réveillée, courait chercher le docteur Vouassoud qui habitait en face la statue des de Maistre, il restait là, au chevet de la mourante, les bras ballants, hébété, ne sachant que faire, ravagé par l’angoisse brusque  de cette nuit tragique, assommé par l’intrusion imprévue du danger imminent, claquant des dents dans la lourde atmosphère quand il passait dans son désarroi l’idée d’éventualités menaçantes. Il prenait de temps en temps dans sa main la main de la moribonde, fermait les yeux quand elle coulait sur lui, entre ses paupières mi-closes, un regard lamentable et révulsé. Il frottait ses genoux contre le bord du lit d’un mouvement machinal, passait un bras au-dessus du corps agité, et, soutenu sur son poing fermé, tentait d’embrasser cette face de coma, bouleversé d’une immense pitié, d’une vague terreur, de remords et d’amour. Il marmonnait stupidement, comme si leur récente querelle était la cause de cette soudaine agonie : « Florie, ma Florie… ne meurs pas… ce n’est pas grave… ça s’arrangera… »

Quand Vouassoud entra, il éprouva d’abord un soulagement de n’être plus seul avec la mort dans l’appartement. Puis, sur la figure du médecin il lut l’inexorable et il s’effondra en larmes sur un fauteuil.

CHAPITRE II

La première, la grande douleur atténuée, Milloche ne s’installa pas facilement dans son chagrin. Il était à la fois déchiré et désemparé, abominablement meurtri dans son cœur et dans sa chair, mais aussi profondément dans quelques-unes de ses habitudes.

Naturellement, la morte avait emporté avec elle toutes les amertumes de leur union. Vivante, il n’était jamais parvenu, asservi par son optimisme foncier et par son amour profond, à lui tenir rigueur des bourrasques de son caractère, ni même à s’en excuser pour la tromper ; il va sans dire que, quand il ne la posséda plus, il constitua peu à peu avec leur vie passée et son ombre une vision angélique, un fantôme de douceur… Cette idylle posthume n’était interrompue que par les heures d’illusion où il l’imaginait encore près de lui.

Ainsi, il lui arrivait, au Café du Commerce, de quitter brusquement ses amis, de régler en hâte sa consommation après avoir jeté un regard sur la pendule, comme si Florie, inexorable au moindre retard, l’attendait au logis. Et puis, devant la boutique du photographe, déjà il ralentissait le pas, se rappelant douloureusement qu’il allait se retrouver seul dans son appartement vide, que personne ne tonitruerait contre son inexactitude et qu’il était indifférent à la Mina de lui servir sa soupe un quart d’heure plus tôt ou plus tard.

Ah ! cet appartement ! C’est en lui que s’étaient concentrées ses crises douloureuses. Il était comme le flacon plein de l’essence de son malheur. Il contenait d’abord tous ses souvenirs… et tous ses remords. Il s’y était installé le lendemain de son mariage et sa vie conjugale s’y était écoulée. En sorte que chacun des jours de son existence abolie s’y égrenait un à un. Tout son passé y vivait, partout écrit, et minutieusement, dans les choses, dans les lumières, dans l’air : l’absence y était plus douloureusement, plus matériellement tangible qu’ailleurs. Dans la rue, en ville, où il avait à l’ordinaire circulé si souvent seul, rien en somme n’était trop changé dans sa vie. Mais dans cet appartement !... Et de ce fait, c’est entre ces murs qu’il percevait le mieux le supplice de sa liberté et l’inanité d’une vie dont il était désormais le maître absolu. Il y éprouvait la torture de n’être plus limité, contenu, dirigé par rien ni par personne. D’autant plus et d’autant mieux qu’affranchi des chaînes de toute autre volonté, il restait le captif d’un rythme d’existence qui soulignait cruellement et constamment la vanité de cette indépendance reconquise. Pour attendre l’heure où il avait accoutumé de sortir, par exemple, il errait, désœuvré, embarrassé de lui-même dans cet appartement vide, s’arrêtant devant ces objets, ces meubles qui, maintenant, lui appartenaient à lui seul, empêtré de cette propriété comme si elle provenait d’une spoliation, retrouvant sur chacun d’eux la trace de celle qui, pendant tant d’années, en avait partagé avec lui la possession, l’usage et en avait avec tant d’attention pris soin. Il s’ennuyait à mourir, désemparé, amoindri, sentant peser sur lui comme une faillite de la vie. Il passait des heures cruelles, le matin surtout. Pour que l’attirail de toilette de la disparue ne fût pas perdu, il en épuisait les flacons, en usait les pâtes et les savons. Ainsi, jusqu’au déjeuner, il passait du salon à la salle à manger, traînait dans les couloirs, enveloppé des parfums et des senteurs qui lui rappelaient plus douloureusement sa morte.

Son esprit, doué d’une finesse native et orné d’une très honorable culture, arriva assez vite à découvrir ce qui constituait pour ainsi dire le noyau autour duquel cristallisaient ses souvenirs, ses regrets, ses remords, ses tendresses posthumes, son ennui, sa détresse enfin : il aimait maintenant Florie épurée, idéale, lavée par la mort de ses défauts et de ses tares d’un amour si profond, si désespéré et si inutile qu’il eût éprouvé une consolation réelle – la seule consolation possible – à parler d’elle avec quelqu’un qui l’eût bien connue. Mais avec qui ? Sa propre famille, assez réduite, dispersée dans les provinces, avait à peine entrevu sa femme, en de rares occasions. Elle et eux avaient, quoique alliés, passé sur la terre sans même se soupçonner.

Florie étant de vieille famille dijonnaise, établie et demeurée dans la ville d’origine ; Arsène, de son côté, n’avait entretenu avec le groupe humain dans lequel il était entré que des rapports espacés et assez vagues pour exclure toute idée d’intimité, surtout depuis que le trait d’union avait disparu. Et puis, que savaient-ils eux-mêmes de Florie, ces parents lointains, depuis qu’elle avait établi sa vie ailleurs ?

Parler d’elle ! Non pas quelques minutes en passant, pour prononcer quelques phrases banales, incorporées à la conversation comme des considérations sur le temps, sur la crise, sur les vacances, par politesse ! Non. Ce qu’il désirait de toutes ses forces, c’était la ressusciter longuement, ardemment, en l’évoquant pendant des heures, quotidiennement, pendant des semaines, des mois, des années, chaque fois qu’il en sentirait le besoin, en présence d’un interlocuteur capable à la fois de l’écouter avec sympathie, même avec plaisir, et d’apporter lui-même à cette résurrection des réminiscences personnelles d’amitié, de rappeler un dîner, une promenade, une soirée, une toilette, touches multiples et délicates de l’existence de relations.

A Chambéry même, il ne pouvait trouver personne qui pût collaborer à la satisfaction de ce torturant désir. Pourtant cette obsession était devenue si implacable, si intolérable qu’elle balayait toute autre souffrance. Même les souvenirs qui, un temps, avaient eu pour lui une triste douceur, lui devenaient pesants dans le silence de sa pensée. Ils brûlaient ses lèvres comme une flamme étouffée sous une masse de charbon et qui cherche un chemin pour jaillir. Il fallait à tout prix qu’ils s’exprimassent, qu’ils fussent dessinés par les mots, vivifiés par les paroles. Il lui semblait que de la précision du Verbe sa morte adorée sortirait, ressuscitée. Le supplice devenait d’autant plus douloureux qu’à s’enfermer dans ce tête-à-tête avec un fantôme, il découvrait une Florie très différente de la créature de chair qui avait vécu si longtemps à ses côtés. La mort seule peut nous faire comprendre ce que valaient et signifiaient réellement les êtres que nous avons le mieux et le plus intimement aimés. C’est l’affreux drame de notre destin de ne les découvrir que quand ils nous ont quittés.

Dans son désarroi, il essaya même d’aller tout au fond de l’obscure nuit du cerveau et du cœur de la Mina rallumer quelques braises du passé. Elle avait connu sa patronne pendant quatre années… Espoir déçu ! La paysanne, gênée de cette confiance, ne répondait que par des ricanements stupides aux plus émouvantes allusions et se tortillait bêtement comme si son patron l’avait chatouillée.

La vie voulait que ses deux plus chers amis, les deux seuls, eussent quitté Chambéry dès longtemps. L’un, celui dont l’affection datait du lycée, pour devenir directeur du Crédit Lyonnais à Bordeaux. L’autre, rencontré un peu plus tard, avait abandonné depuis dix ans le barreau de la ville pour se faire inscrire à Paris.

Il n’était pas question, bien entendu, de déverser son ardente passion à la table du Café du Commerce. Non seulement elle fût tombée dans l’indifférence et même dans l’énervement, au milieu d’une partie de bridge, mais ses partenaires ne connaissaient même pas Mme Arsène Milloche. Celle-ci avait été élevée par une famille où, héréditairement, on considérait le café comme un mauvais lieu. Blâmant dans le secret d’elle-même son mari de s’y commettre, elle ne l’y avait jamais accompagné ni consenti à recevoir chez elle ses relations « d’estaminet ».

Dans le monde du Palais – avocats, magistrats, notaires, avoués, huissiers qui avaient en somme constitué leur milieu social, leur atmosphère mondaine, – Milloche s’aperçut vite qu’il ne fallait chercher ni l’âme subtile, ni le cœur indulgent, ni l’esprit compréhensif dont il pourrait se faire écouter. Ayant, malgré son deuil, accepté deux ou trois dîners tout à fait intimes, chez les meilleures et les plus anciennes de ses relations, il comprit sans tarder, aux vagues tentatives qu’il fit pour associer au moins l’ombre de sa femme à ces agapes, qu’il obtiendrait tout au plus la concession de quelques phrases banales et rapides, mais que ses hôtes ni leurs amis n’entendaient attrister par ces évocations funèbres leur volaille en gelée ni leur café. Il n’insista pas.

CHAPITRE III

Sa vie fut livrée dès lors à la lente usure d’une douleur repliée sur elle-même, d’une douleur épuisante et sans issue, faite d’une sorte d’avortement de son amour posthume, de son impuissance à lui donner la vie. Il errait autour d’une prison, incapable d’en faire évader l’être aimé qui y était enchaîné dans la nuit. Parler de Florie !...

Devant son bureau, il s’ingéniait, sans y parvenir, à matérialiser, au moins sur le papier, quelques-unes des pensées, des images qui le hantaient. Vaine tentative ! Tout un destin se pressait trop dense, trop riche, trop complet dans son imagination, trop lourd d’heures, d’événements, d’impressions, d’idées dans son cerveau et devant ses yeux pour qu’il pût y introduire cet ordre indispensable à tout ce qui est écrit. De la lumière grise qui tout à coup coulait de la fenêtre sur l’acajou d’un fauteuil, d’un pli soudain remarqué à l’un des grands rideaux de soie verte, du dos des livres de Florie à côté de ses Dalloz et de ses codes, derrière les vitres de la bibliothèque, du verre d’eau en Venise sur le guéridon, de la pincette de bronze, accouplée à la pelle et au soufflet dans le foyer de la cheminée froide, du petit divan d’angle et de la table sur laquelle elle lui versait son café, de tout, de partout, mille sensations inconnues surgissaient, l’assaillaient, le submergeaient, ajoutant des touches nouvelles à l’être complexe qu’il portait en lui, à la Florie inconnue que la mort avait laissée là, chez lui, en emportant son apparence illusoire auprès de laquelle il avait vécu. Il tentait alors, pour trouver un peu de répit dans la rancœur, dans l’amertume ou, du moins, hors de l’amour, il tentait de se rappeler quelques-unes des scènes atroces dont elle l’avait souvent assassiné, quelques-uns des brusques ouragans qui, tout à coup, avaient balayé leur quiétude et leur bonheur. Il essayait même de se convaincre que ces éclats, ces explosions effaçaient complètement les périodes heureuses, leur enlevaient tout leur sens en révélant qu’elles n’étaient qu’une contrainte, que le fruit d’un effort de Florie sur elle-même, mais qu’en réalité, la colère éclairait les profondeurs de sa vraie nature, de ses sentiments intimes à son égard. Essai infructueux d’évasion : malgré sa certitude intellectuelle que son raisonnement contenait une part de vérité, un fantôme était là, souriant, devant lui, qui le regardait tendrement.

Un matin qu’il se débattait ainsi contre lui-même, il entendit la Mina qui entreprenait le vaste nettoyage général de l’appartement qu’il avait oublié d’ordonner depuis qu’il était seul. Elle vidait les armoires, frottait, battait, secouait, essuyait, balayait… Milloche, près de l’une ou de l’autre des trois portes de son cabinet, l’écoutait parler seule suivant son habitude, s’annonçant à elle-même ce qu’elle allait faire :

- J’vas remuer c’t’ormoire de linge…

Le bruit sourd des piles de draps jetées sur le plancher l’avertit que la besogne était commencée. Et un peu plus tard :

- C’est-y Dieu possible d’avoir autant de serviettes que ça ! Et des neuves… Et des vieillardes… et des dont on ne se sert plus depuis des temps… en charpiotte…

Puis elle se tut un instant, animant son silence de bruits confus jusqu’à ce que son doit frappât la porte.

- Entrez ! cria Milloche. Quoi ? Qu’est-ce que tu veux ? Je crois, ma foi, que tu éprouves un plaisir à me déranger pour me demander des bêtises.

La Mina, messagère du destin, jeta sur le bureau, devant l’avoué, une enveloppe fatiguée et qu’on avait déchirée en forçant le papier pour y introduire une liasse de lettres trop épaisses :

- J’ai trouvé ces papiots, dit-elle, sous une pile de vieilles panosses qu’on n’a quasiment pas remuées depuis des ans, même pour frotter les castroles et les coquemards.

Et elle s’en alla en bougonnant pendant qu’Arsène lui criait :

- Dans l’armoire à linge ?... sous des lavettes ?

Il tourna et retourna d’abord stupidement entre des doigts amollis par un malaise brusque cette vieille enveloppe, pas encore jaunie, mais déjà d’un bleu passé. Puis il se décida à lire l’adresse, furtivement, comme s’il commettait une indiscrétion :

Madame Milloche
aux bons soins de Mme Chavalante…

Il se rappela, en effet, que sa femme, environ l’année 1924, avait eu pour couturière une dame Chavalante dont elle vantait le cœur et l’intelligence et avec qui elle avait lié une certaine intimité de cliente à fournisseur. Mme Chavalante avait été tuée dans un accident d’automobile vers Limoges. Mais pourquoi Florie s’était-elle fait adresser sa correspondance chez elle ?

Il tira d’abord quatre lettres. Bien qu’il éprouvât dans les doigts, au cœur, dans l’esprit, une certaine impatience, en homme méthodique, il lut avant tout la date : 21 mai 1921.

De quelle rapide réaction, de quel obscur sépulcre de son inconscient jaillit tout à coup un souvenir perdu, enterré ? Dans la nuit où tous les jours de sa vie, même les plus oubliés, étaient endormis en lui-même, dans leurs bandelettes funèbres, un d’eux s’éveilla soudain, porteur de lumière. Ce fut bref, mais clair : un retour de son étude, un midi de mai… la maison bouleversée… Florie agitée, courant, inspectant fébrilement, remuant tout, affolée, pour tout dire, dans une atmosphère de catastrophe, livide, décoiffée et, brusquement… déclenchant contre lui une de ses plus violentes offensives, comme pour le pousser dehors, l’obliger à la laisser seule… C’était peut-être, c’était certainement ce paquet de lettres que, dans son ardeur ménagère, elle avait momentanément, pour voir les mains libres, enfoui dans cette pile de vieux chiffons et dont elle ne pouvait plus se rappeler la cachette. Que d’angoisses avaient dû la déchirer pendant des années ! Elle les savait quelque part, dans l’appartement, ces pièces à conviction de son adultère, cet arrêt de mort de son ménage, cette confession de son crime corporel, à la merci du hasard qui pouvait tout à coup les glisser sous la main d’Arsène. Jamais elle n’avait dû monter son escalier sans se demander avec épouvante si, pendant son absence, son mari n’avait pas retrouvé cet aveu sans équivoque, jamais elle ne l’avait sans doute entendu circuler dans leur appartement sans trembler que le sort aveugle le conduisît devant la cachette inconnue où elle avait un jour enfoui sa condamnation. Elle était morte sans avoir été jamais libérée de cette terreur, sans pouvoir découvrir aucune trace au fond de sa mémoire puisque son mari venait de retrouver le paquet jadis perdu.

Milloche vérifia encore une fois les dates des lettres, les classa dans leur ordre chronologique et, ayant deviné, ou plutôt pressenti, depuis qu’il les maniait, ce qu’elles allaient lui apprendre, il commença douloureusement à les lire. Il s’efforçait de rester calme, maître de lui malgré l’émotion dont il sentait le flux s’étaler dans sa tête, son ventre, sa poitrine… mais la feuille tremblait entre ses mains grelottantes. A la fin de la première page, il n’avait plus le moindre espoir. D’un geste dégoûté, il jeta sur son bureau les papiers qui dansaient entre ses doigts comme s’il voulait espacer, pour retrouver des forces entre chaque lampée, la dégustation de cet amer calice. Puis il reprit la première lettre, tourna la première page, regarda la signature et, une fois encore, la reposa.

Avec ce sourire sinistre de la bouche qui renferme tout l’écœurement des autres, tout le mépris de sa propre stupidité, toutes les ruines d’une vie en un instant écroulée et éclairée à la fois, toute l’impuissance devant la douleur, il articula un nom :

- Hubert ! Hubert C… ! Hubert Chambarle !

Comme si quelqu’un l’avait contredit, il répéta plus haut :

- Eh bien, oui ! Hubert Chambarle ! Le professeur ! C’est le seul Hubert que nous ayons connu, ce n’est pas malin à deviner.

Il éloigna son fauteuil du bureau, croisa ses jambes et prit contre son ventre son poignet gauche dans sa main droite. Il voulut d’abord fuir sa propre pensée, se démontrer à lui-même que tout cela n’avait aucune importance maintenant que la mort avait balayé toutes les immondices de la vie…

Peu à peu la réalité s’infiltrait en lui comme une conclusion atrocement imprévue et torturante qui l’empoignait aux cheveux, à la gorge, et le contraignait à se mettre en face de l’abominable vérité :

- J’ai été trompé, moi aussi ! Florie ! Florie ! la noble, la décente, l’insoupçonnable Florie a eu un amant ! Elle a couché avec un autre homme que moi !

Et il ajoutait mentalement, dans un jaillissement de souffrance :

- Ma Florie, ma femme !

D’abord, le pauvre homme s’effondra dans une sorte de magma de chagrin, d’orgueil blessé, de désillusions, de dégoût, de catastrophe… Cette femme avec laquelle il avait vécu côte à côte, dans l’intimité de chaque heure, en qui il avait cru, sur laquelle il s’était reposé, qui avait été sa confidente, sa compagne, son associée, cette femme en apparence si digne et si propre !... Il n’arrivait pas, même au prix d’un effort dans lequel il s’obstinait d’autant plus qu’il en était déchiré, à identifier cette femme qui avait constitué sa vie la plus profonde, la plus exceptionnelle, avec celle qu’il tentait de se représenter, demi-nue, dans les postures précises et matérielles de l’amour adultère. Malgré ses souvenirs personnels très nets et malgré la mémoire qu’il avait gardée de Chambarle, il lui était impossible de les imaginer l’un contre l’autre, enlacés. Florie ! Était-ce Florie vraiment qui s’était déshabillée dans une chambre d’aventure, devant un amant, qui avait tendu ses lèvres, accepté des caresses ?...

Il se mêlait à l’amertume d’une foi perdue des sursauts de colère, de rage. Il lui en voulait presque d’être morte puisqu’elle le privait du soulagement de vomir contre une vivante son mépris, sa haine, les atroces reproches qui le gonflaient comme une nausée ou même de la douloureuse satisfaction de pleurer contre son cou, de souffrir en tenant ses mains, de la supplicier de ses propres déchirements. Toute la tempête de ses sentiments, de ses tortures se perdait dans le vide, dans le silence, se fondait dans une ombre, se diluait dans une absence…

Son désarroi était d’autant plus complet qu’il était muré en lui-même sans qu’il entrevît la moindre possibilité de s’en débarrasser en le racontant, de s’en libérer en l’éructant dans des confidences. Pour compliquer encore ce trouble intérieur, Milloche se sentait le prisonnier, en face de cette catastrophe posthume, de cette même et étrange incapacité de ressentiment, de rancune qui, pendant toute leur vie conjugale, l’avait retenu sur les voies de la révolte et des représailles et l’avait empêché d’en vouloir jamais longtemps à Florie de ses terribles scènes, de ses atroces algarades. Dans son amertume, ses désespoirs, sa fureur de trompé, de mari ridicule, planait déjà une douceur de pardon, un parfum de mansuétude, une lumière d’absolution. Il subissait une fois de plus cette indulgence et se la reprochait comme un manque de virilité et de sens de l’honneur.

Quand la clémence eut définitivement, et presque malgré lui, triomphé dans son âme, la nouvelle Florie, venue de l’au-delà et qui, pendant les longs jours ravagés qui avaient suivi la découverte des lettres, avait eu le tact de ne faire que de rares et brèves apparitions devant l’homme terrestre qui avait été son mari et qu’elle avait dupé, Florie vint se réinstaller auprès de lui, chez lui. Avec discrétion, elle avait pourtant gardé le contact et rempli auprès du malheureux son rôle tutélaire. Désormais, elle sentait que le moment était venu de reprendre sa place totale de compagne immatérielle, d’épouse éthérée. Elle reparut devant la pensée d’Arsène, dans une robe qu’elle avait portée bien des années avant sa disparition, charmante, fraîche, adorable souvenir de robe. Elle le regardait de ces yeux qui avaient su quelquefois être touchants, illuminés d’un sourire heureux du pardon accordé et indulgents aux petitesses, aux préjugés humains dont elle était affranchie et qui venaient de tant le faire souffrir. Il entendait sa voix, cette voix qui avait été pour lui si douce et si brutale, si bienfaisante et si injuste, qui lui disait :

« Pauvre petit ! Je t’ai fait bien du mal quand j’étais une créature de chair. Je ne me défends pas. Que ne peux-tu comprendre combien ces bêtises humaines ont peu de valeur pour nous, habitants de l’Eternité sereine ! Beaucoup d’actes de ma vie terrestre dont tu ne te souviens même pas ont eu une plus réelle importance que ce couchage illicite de quelques mois…

Par une sorte de ventriloquie morale, sa pensée faisait parler le fantôme familier et conversait avec lui.

Un jour que tant et de si longs refoulements gonflaient heure après heure son pauvre cerveau comme jadis le supplice de l’eau dilatait l’estomac, le terrassaient plus insupportablement, Florie murmura avec pitié contre son oreille, tandis que sa main d’ombre caressait sa tête douloureuse :

- Hubert Chambarle ! Avec lui, si tu avais le courage de vaincre les balivernes des vivants, tu pourrais parler de moi !...

CHAPITRE IV

Au buffet de la gare de Lyon, dans l’annuaire des téléphones, il constata l’existence de sept Chambarle, dont trois portaient des prénoms commençant par un H. Mais, se souvenant qu’Hubert Chambarle avait passé dans sa vie – et dans celle de Florie – en qualité de professeur au lycée de Chambéry, il se fit conduire au ministère de l’Instruction publique. Le fils de son ancien premier clerc, attaché au cabinet, lui apprit, après enquête dans les bureaux, qu’Hubert Chambarle, ayant pris une retraite prématurée, habitait le quartier de la Muette, 17 *bis*, rue Vital. Il remonta dans son taxi et donna au chauffeur l’ordre de suivre à faible allure la rue de Passy qu’il connaissait pour y avoir rendu visite à un de ses clients parisiens.

A peu près au milieu de la rue, il fit arrêter la voiture. Il venait de découvrir ce qu’il cherchait : un de ces hôtels antiques, d’aspect paisible et endormi, de dimensions assez convenables pour ne pouvoir être assimilé aux sinistres meublés de quartier et qui s’annonçait aux clients éventuels, comme pour les avertir de sa tenue et de sa dignité, non par une enseigne flamboyante, un mouvement fébrile, une marquise somptueuse, un suisse et des chasseurs en uniforme, mais simplement par deux plaques de marbre noir des deux côtés de la porte d’entrée, sur lesquelles on lisait en lettre d’or :

HOTEL DES DUCS DE BRETAGNE.

Au bout d’une courte galerie, on apercevait, derrière le dernier concierge de France portant favoris, un petit hall désert, triste, éclairé par un plafond de verre qui ne laissait filtrer qu’un jour pauvre et blanc. Point d’ascenseur, ni de phonographe, ni de télégraphie sans fil. La paix, le calme étaient si complets dans l’immeuble qu’ils en arrivaient à être presque agressifs et que le silence immuable qui pesait sur les êtres et sur les choses devenait une protestation hautaine et victorieuse contre les bruits de la rue tumultueuse qui venaient se briser contre lui.

La chambre qu’on lui proposa remplit Milloche d’aise. Le lit large et qu’écrasait un de ces monumentaux édredons qu’on ne trouve plus qu’en province, lui donna immédiatement l’impression du confortable et des nuits paisibles. Les rideaux de fenêtre en velours de laine passé et fané, le tapis encadré de paquets de roses et dont les astragales de rubans dessinés et de nœuds pompadour étaient, çà et là, mangés par l’usure, le pot à eau solidement campé dans une large cuvette sur une toilette ample et vaste, le délivrèrent immédiatement de la terreur qui l’avait obsédé de la chambre moderne, truquée, d’un luxe maquillé. La commode d’acajou en faux empire !... La sœur jumelle de celle de sa chambre de Chambéry, un peu plus édentée qu’elle puisqu’il manquait autour des serrures le fil de cuivre, l’accueillait comme une vieille affection.

Mais surtout, ce qui le fit presque pleurer, si loin de sa ville natale, ce fut, encastré dans les montants de marbre de la cheminée, comme là-bas, rue Saint-Léger, dans son bureau, un de ces vieux cache foyers en papier tendu, muni d’un bouton de cuivre et sur le glaçage duquel était représenté sur fond noir et dans une couronne de cors et de couteaux de chasse entrelacés, un cerf forcé par une meute cruelle.

« Tu seras bien ici, mon chéri, murmura la voix de la morte, comme chez nous… à peu près. »
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La maison devant laquelle il s’arrêta, rue Vital, était le produit direct et indéniable des copulations de la bourgeoisie moyenne avec un besoin de modernisme et de luxes médiocres, de l’enrichissement du boutiquier et de la diminution rapide des vieilles fortunes et, mieux encore, de la respectabilité que doit conserver un fonctionnaire malgré les restrictions que lui impose la retraite. Elle répondait à tous ces désirs, à toutes ces rencontres et à tous ces besoins. Tout y était, évidemment, de ce qui constitue un immeuble récemment construit, mais rien de ce qui caractérise un immeuble vraiment somptueux ou simplement cossu.

En demandant au concierge l’étage où habitait M. Hubert Chambarle, Milloche était brisé de vingt émotions. Tout à coup, son existence paisible, régulière et provinciale se heurtait à la plus inattendue, à la plus curieuse, à la plus scabreuse des aventures : lui, dont toute la vie avait été faite de droiture et d’honorabilité, lui, ancien président de la Compagnie des avoués de la Savoie et avoué honoraire, lui, respecté, vénéré pour son caractère et pour ce qu’il représentait d’immuable et d’essentiel dans l’ordre social, allait sonner chez l’amant de sa femme ! Pour tomber dans ses bras ou pour l’étrangler ? Il se le demandait encore, debout devant l’ascenseur, passant son mouchoir troué d’homme seul sur son front froid de sueur, sur ses lèvres sèches au-dessus desquelles pointait une rosée d’angoisse. Mais était-ce bien chez « l’amant de sa femme » qu’il allait se présenter ? Non, c’était chez Florie elle-même ! C’était elle qui l’attendait là-haut, les bras ouverts, ressuscitée, retrouvée et pardonnée, elle qui, évadée de sa folie, après une longue séparation, l’avait appelé pour laver son crime dans un baiser.

Ce roman halluciné auquel il se laissait prendre, balayant en une seconde toute autre hypothèse, lui brisait les jambes de cette émotion des graves attentes amoureuses, de cette adorable souffrance du premier rendez-vous dont l’heure dérythme le cœur.

Ce fut Florie elle-même qui l’obligea à ouvrir la porte de l’ascenseur en lui répétant de sa voix détachée et compatissante :

« Dans trois minutes, tu pourras parler de moi !... »

Mais quand l’ascenseur fut en marche, tout à coup, dans un accès exceptionnel d’ironie rageuse à l’adresse du fantôme, il s’écria mentalement :

« … Parbleu, avec l’homme qui, comme moi, t’a tenue dans ses bras ! »

Une jeune bonne de seize ans ouvrit la porte. Le professeur n’avait donc pas fait fortune depuis Chambéry puisque ces domestiques-enfants qui, jadis, entraient dans les familles comme rince-plats pour y couler toute leur vie, sont aujourd’hui volages comme leurs aînées, réservées soit aux ménages qui émergent à peine de la médiocrité, soit à ceux qui s’y enfoncent.

Atterré d’apprendre qu’il venait en vain de sortir victorieusement d’une douloureuse crise d’incertitude puisque Hubert Chambarle n’était pas chez lui, il parlementait avec la servante puérile pour lui arracher quelque détail sur les mœurs de son maître qui lui permît de l’atteindre, quand une voix, timbrée dans les notes de cuivre, traversa la porte comme un éclat de grenade :

- Eh ! imbécile ! Tu sais bien où il est, ton patron, à onze heures trois quarts.

La porte s’ouvrit et Milloche, surpris que cette voix impérieuse se fasse tout à coup doucement mélodieuse, entendit :

- Si vous désirez voir M. Chambarle, vous le trouverez au café du bureau de tabac, chaussée de la Muette. Il y va tous les jours lire son journal et prendre l’apéritif.

Arsène, sans se retirer, restait ébahi et stupide dans l’antichambre. La femme qu’il avait devant lui, grande et souple, avait cette allure qu’on appelle une « étonnante jeunesse » en fonction seulement de la proche cinquantaine qui se révélait à d’autres traits : aux cheveux moins vivants, plus ternes, au regard plus lourd de passé que d’avenir, aux narines moins vibrantes, au cou moins poli, aux commissures des lèvres plus marquées, à la peau plus irradiée de lumière intérieure que de soleil et de clarté, à tout ce qui, enfin, fait la maturité féminine plus tentante, plus physiquement savoureuse que la fleur juvénile de l’aurore. Dans le pyjama gris de perle et bleu dur, le corps avait un déhanchement et un balancement troublants. L’expression du visage passait en quelques secondes de la décision à une aménité relative, laissait entrevoir à la fois des possibilités de douceur et de coup de tête.

Le vieil avoué qui, dans sa carrière, avait vu défiler devant son bureau tant d’êtres et tant d’âmes, aperçut toutes ces nuances en une seconde. Il s’inclina en balbutiant un « merci, madame » assez troublé.
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Le débit de tabac, au haut du comptoir qui arrondissait son ventre luisant de zinc vers la rue, était assiégé par une foule d’hommes et de femmes, ouvriers maçons, bourgeois, rentiers, cuisiniers annamites, contrôleurs d’autobus, marchands de fleurs, vieilles demoiselles, tous réunis et rapprochés par les affiches de courses et les discussions techniques sur l’amélioration de la race chevaline. Milloche apercevait entre des vagues d’épaules, au-dessus d’une houle de têtes, la caisse automatique, le percolateur argenté, les bouteilles multicolores, la pompe à essence, les austères boîtes de cigares et le bariolage des boîtes de cigarettes de toutes les marques et de tous les pays. Il se fraya une route difficile parmi les consommateurs du zinc, d’autant plus encombrants que, déjà entassés entre le comptoir et la paroi de verre qui séparait le débit du café, ils se retranchaient encore dans cet étroit passage derrière un billard russe et un tourniquet garni de cartes postales. Il évita la cohue ambulante en obliquant dans le café proprement dit, mais il se trouva tout à coup plongé au milieu d’une salle traversée de rumeurs et d’appels, effervescente, envahie par cet abandon joyeux de l’apéritif, par cette détente heureuse qui rappelle les bars grouillants, ombreux et houleux à la fraîcheur desquels les cerveaux méridionaux construisent une existence magnifique de blague, d’héroïsme, de jovialité autour des « pastis » opalins. Dans la buée du tabac, parmi les effluves de porto, de pernod, de vermouth, au-dessus du moutonnement des têtes, les garçons dans leur veste blanche, les bras levés, tendus, les doigts écartés sous les plateaux chargés de flacons multicolores, ressemblaient à de grands oiseaux épanouis en fleurs inconnues.

Milloche se trouva d’abord réconforté par une sensation de « quartier » qui fixait des limites à la masse de vie accumulée entre les glaces bariolées de réclames d’amers et de cigarettes. Puis il promena ardemment son regard tout autour de la salle, au fond, derrière une colonne où l’on pouvait s’embusquer, autour des tables centrales, espérant et redoutant la seconde où la vague image qu’il avait gardée dans sa mémoire s’adapterait, soudain rectifiée, à la figure précise d’un consommateur.

Rien. Il se retrouva dans le couloir populeux qui longeait le zinc, pressé entre la caisse du bar et l’armoire porte-bouteilles. Au delà serpentait une queue de gens de tous les mondes, de tous les âges et de tous les aspects qui, dans la lumière diffuse qu’irradiaient des verrières en colonnes, avançant un à un, un journal sportif et un billet de banque à la main, tendaient leurs regards enflammés de certitude et d’espérance vers la fortune représentée par la cage grillagée du Pari-Mutuel urbain.

- Il y a de la place derrière les parieurs, fit aimablement un bon gérant, dont les yeux touchants et le sourire franchement épanoui éclairaient un peu l’austère complet noir.

Et, faisant ouvrir la file des sportifs patients, il introduisit Milloche dans un arrière-café plus calme, plus intime, moins encombré, plus somptueux aussi avec ses colonnes de verre dépoli lumineuses, dont une plongeait dans un bassin de mosaïque habité par des poissons rouges, avec ses glaces, ses confortables banquettes et la perspective qu’un couloir, bordé par les toilettes des deux sexes, ouvrait sur une ultime et mystérieuse salle, réfugiée tout au fond de l’établissement, et qui paraissait le sanctuaire des Élus du XVIe, des Initiés de la Muette.

L’avoué n’eut pas le loisir de laisser se déchaîner en lui de nouvelles pamoisons : Hubert Chambarle était là, assis sur une banquette, devant une glace, derrière une table, flanqué d’un petit homme de mise soignée, glabre, assez rouge, l’air hardi, malin, jovial et d’une allure si méridionale qu’on s’étonnait de l’entendre grasseyer avec le plus pur accent des marches de l’Est.

Milloche éprouva un premier et violent sentiment : un orgueil stupide en voyant son image s’encadrer dans la glace au-dessus de la personne vivante de Chambarle. Comme il était droit, grand, fringant encore et surtout racé avec ses cheveux blancs bien lissés en bandeaux, sa figure rasée, sa lèvre gourmande, ses oreilles petites et son nez fin à côté de l’homme assis, embroussaillé dans une barbe négligée d’intellectuel de l’ancienne école ou de vieux théoricien radical ! Le corps, maigre et grand, était tassé un peu et le regard, usé par la vie, inquiet et mélancolique : Don Juan universitaire, au front clair, mais sans allure.

Aussitôt, rassuré sur lui-même, malgré le goût que la morte avait eu pour cet homme, jadis, Arsène s’abandonna à une impatience intérieure provoquée par la présence d’un tiers. D’ailleurs, il comprit que le professeur partageait cet énervement.

Les deux hommes, en effet, éprouvèrent simultanément le désir presque douloureux de prendre au plus vite contact en tête à tête. Milloche pour en avoir fini avec des préliminaires qui l’inquiétaient et en arriver, le plus vite possible, aux délices sensibles de cet étrange ménage à trois – dont une morte, – Hubert parce qu’en reconnaissant tout à coup le basochien, autrefois cocu de son fait, s’était douté que le hasard ou le désir de lui serrer la main ne l’amenaient pas seuls au fond de ce café de la province parisienne. Pris d’une gêne angoissée, le philosophe se demandait avec un frisson s’il n’allait pas se passer des choses graves et si l’heure n’était pas venue du règlement de comptes. Florie n’avait-elle pas, un jour de remords et d’abandon, tout confessé à son mari ?

Arsène s’installa sur la banquette, M. Bucre, qu’on venait de lui présenter, lui ayant cédé sa place… pour reprendre position sur une chaise, en face de lui. Et sans comprendre le moins du monde de quelles malédictions tacites était arrosée sa décision de rester indiscrètement dans la rencontre de ces deux hommes, il continua, malgré le pick-up qui fournissait aux boutiquiers du quartier des illusions artistiques en braillant à tue-tête un vieil opéra, il continua à expliquer avec force détails et digressions les dessous mystérieux du conflit du Chaco et comment il aurait des répercussions certaines en Europe sur le prix des gommes pectorales.

Milloche se sentit tout à coup effroyablement seul, Florie, plus discrète que le spécialiste de la politique sud-américaine, s’étant retirée. Ne sachant que dire en attendant l’heure qu’il était venu chercher du fond de la Savoie, il regardait sans trop les voir les turfistes assiéger la cage du Pari-Mutuel : un vieux nain au front et à l’occiput exagérément bombés ; un enfant de douze ans, envoyé en mission avec vingt francs, convaincu qu’il accomplissait un rite des plus grave ; une femme de ménage, cramponnée à un cabas bourré de ce qu’elle venait de chaparder chez ses bourgeois ; un grand vieillard distingué, habillé des restes d’une grande fortune, dressant au-dessus de la foule une belle tête occupée tout entière par une barbe blanche très soignée et des yeux où vivaient le souvenir des opulences et des catastrophes ; un maçon virginal dans sa blouse blanche et sous ses éclaboussures de plâtre ; un jeune homme mince, ennuyé, dédaigneux, qui appuyait un menton aigu sur une cravate bouffant hors d’un sweater gris, et bien d’autres.

Enfin, M. Bucre, ayant de ses lèvres distraites pourchassé au fond du verre les dernières gouttes de son chambéry-fraisette, s’en alla, le front chargé de tous les soucis que lui apportaient les luttes fratricides de la forêt équatoriale. Il se perdit corps et biens au delà des parieurs.

Alors, Arsène Milloche, ayant fourragé dans la poche intérieure de son veston, en retira une vieille enveloppe gonflée et, la jetant sur la table devant Hubert Chambarle :

- Cher monsieur, je suis venu à Paris pour vous rapporter ça, dit-il.

Chambarle, au premier coup d’œil, comprit. L’ombre qui envahit ses yeux et coula le long des ailes du nez, la grisaille qui soudain brouilla son visage sous laquelle le sang n’affluaient plus que mal, révélaient une de ces émotions qui vont chercher l’être jusque dans ses solitudes profondes. L’évocation brutale, inattendue d’un souvenir a ce pouvoir singulier de ressusciter, pendant une seconde, qui semble une année, la vie lointaine totale à laquelle ce souvenir se rattache. Soudain l’âme du professeur, projetée hors le lieu et le temps, rejoignit en réalité l’appartement de la couturière complice, la peau brûlante de Florie, les émotions des rendez-vous, les remords de la vilenie, l’amour enfin…

Mais il fallait bien répondre quelque chose au mari, abandonné pendant un éclair, puis retrouvé sur la banquette cirée du café-tabac de la Muette. L’émotion lui avait séché la gorge jusqu’à la douleur. Louis passait :

- Un picon-curaçao, lui cria-t-il.

Puis, d’une voix raidie dans une phrase solennelle, mais tremblante et bouleversée, il répliqua :

- Je suis prêt à tout, monsieur. Pourtant laissez-moi vous dire que ce n’est pas à moi qu’il fallait restituer ces lettres, mais à leur destinataire…

Milloche, déjà averti par un secret instinct de tout ce qui venait de se réveiller dans le cœur de son interlocuteur, eut – comme l’attesta l’esquisse de mauvais sourire qui erra sur ses lèvres – la parfaite conscience du coup vengeur qu’il portait en laissant tomber ces mots :

- Leur destinataire !... Elle est morte, monsieur !

Il n’est pas besoin de posséder une expérience satanique pour connaître l’art prestigieux de torturer son semblable. Le doux, l’innocent Milloche y avait, du premier coup, réussi son chef-d’œuvre.
 
Chambarle, hébété, le regard bouleversé, la lèvre un peu tremblante, du tranchant de l’enveloppe balayait machinalement de la cendre sur la table. De la cendre !... De la vie... En cinq minutes, le mari de la seule femme qu’il eût vraiment aimée – avant d’établir sa vie quasi conjugale avec Isabelle – avait réveillé dans le cimetière de sa mémoire la plus troublante de ses aventures, ressuscité une vieille passion, l’avait arraché à son apparente quiétude, poussé hors du port de salut où, sagement, bourgeoisement, était ancré l’esquif de son existence. Arraché à sa somnolence morale, il se retrouvait sans transition et brutalement secoué dans un de ces ouragans du cœur contre lesquels il pensait s’être définitivement protégé. Cinq minutes avant l’arrivée d’Arsène Milloche, apaisé, endormi au seuil de la vieillesse, s’abandonnant au rythme quotidiennement réglé d’une vie sans histoire, il sirotait son export-cassis, libéré de tout souci, de toute ardeur, de tout chagrin, prêt à regagner comme tous les midis son proche domicile, à s’y attabler en face d’Isabelle qu’il aimait de toute la force de ses habitudes déjà anciennes, à chercher avec elle le moyen agréable de tuer la journée pour arriver en paix au repas du soir, à la veillée sans imprévu… Et il n’avait pas terminé sa cigarette, pas avalé la dernière gorgée de son apéritif qu’il haletait, replongé en pleine passion, en proie à une frénésie d’évasion vers quelque chose, de fuite ardente vers un paysage retrouvé de sa vie et de son âme. Brusquement, sa béatitude, savamment ordonnée, s’était fondue dans la fièvre ranimée de sa chair et de son cœur. La paix qu’il s’était patiemment aménagée s’était en quelques secondes évanouie comme un décor qu’on enlève et sous le ciel mélancolique du souvenir il se sentait emporté vers un palais fabuleux qu’il avait habité autrefois avec une femme et qu’il reconnaissait aux moindres détails dans la lumière des morts réveillés. Il émergeait de l’ombre des lèvres ressuscitées qui s’écrasaient sur les siennes, des mains palpitantes qui lui tenaient les tempes et un corps tremblant qui peu à peu se confondait avec le sien.

Il bredouilla entre ses dents à la fois assommé et sceptique :

- Florie !... morte !...

Milloche, de son côté, lassé, désarticulé, bouleversé, comprenait obscurément et sans orgueil qu’il venait de gagner une manche. Surtout, comme par un reflux et un flux de tempête, il était roulé entre la certitude, désormais acquise, d’avoir rencontré l’être qui l’aiderait à arracher la disparue à la gangue de silence où sa solitude l’enfermait et l’effondrement de constater que sa femme avait été adorée d’un amour aussi fervent. Il le devinait, malgré lui, plus complet, plus absolu que celui qu’il lui avait lui-même donné. Comment aurait-il ignoré plus longtemps qu’il n’avait jamais fourni à sa compagne qu’une affection terne et médiocre à la mesure de son cœur basochien et bourgeois ? En dépit de leur longue existence officielle côte à côte, ce n’était certes pas lui qui avait été l’homme de cette vie révolue.

Chambarle s’était un peu repris, en tout cas décidé à la riposte :

- Vous avez donc trouvé ces lettres, monsieur ! Elles sont claires. D’ailleurs, je ne songe pas un instant à renier un amour précieux et profond qui a été le grand bonheur de ma jeunesse. Qu’attendez-vous de moi ?

Il posa cette question, la voix tremblante de l’attente des cataclysmes classiques et inhérents aux adultères dévoilés.

Arsène leva sur son voisin un regard pitoyable de supplication. Les mains du pauvre homme frissonnaient, émouvantes. Il murmura d’une voix humble et sans couleur :

- Assez d’amitié pour me permettre de vous parler longuement de Florie.

CHAPITRE V

Cinq jours après cette première entrevue, les deux hommes étaient déjà si étroitement ligotés l’un à l’autre que chacun de son côté, en sortant du café-tabac de la Muette, avalait son déjeuner sans le mâcher, afin de se retrouver bien vite derrière la table qu’ils avaient quittée une demi-heure auparavant. Quand Chambarle était de quelques minutes en retard, retenu par les égards qu’il devait pourtant à sa compagne, le garçon en versant le café et le verre de raspail qui constituait leur débauche quotidienne- et qu’ils estimaient digestive – consolait l’avoué :

- Je verse pour deux, monsieur Milloche ? M. Chambarle ne va pas tarder. Il est si exact !

Ils ne pouvaient plus vivre l’un sans l’autre. Ils étaient devenus en quelques heures une espèce de vice l’un pour l’autre, comme l’apéritif ou la cigarette. A part soi, chacun d’eux se demandait ce qu’il serait comment il aurait vécu s’il n’avait pas rencontré l’autre. La soudaine intimité du nouveau venu avec l’ancien client avait instantanément promu le Chambérien à la dignité de « vieil habitué », titre qu’il était loin de dédaigner puisqu’il lui permettait de se sentir chez lui dans cette vie familiale et limitée d’un café de quartier, d’y avoir ses aises, d’y serrer des mains, d’y appeler les garçons par leurs noms de baptême… Les deux hommes, leurs tasses vidées, allaient se perdre dans Paris. Les deux hommes ? Non, un curieux ménage à trois, car ils emmenaient avec eux, dans ces randonnées à travers la ville, une morte qui, un bras dans celui de son mari, l’autre sous celui de son amant, les enlevait de son pas de fantôme vers des régions extravagantes où l’amitié passionnée et très noble de deux âmes rapprochées avait jailli de l’adultère, de la tromperie, de l’infidélité, de toutes les compromissions de la chair et du cœur.

Non seulement les nouveaux amis ne parlaient que d’elle, mais encore ils parlaient avec elle. Elle était là, les unissant, atténuant les soupçons d’aigreur qui pouvaient se glisser dans une parole, ranimant et précisant des souvenirs, suscitant des tendresses, inspirant des réminiscences, reconstituant du passé, donnant son avis, discutant contre eux ou contre l’un d’eux, guidant leurs entretiens. Milloche, d’ailleurs, en venant à Paris chercher le professeur, avait pleinement atteint son but, car Florie se dessinait, s’affirmait de plus en plus vivante, de plus en plus précise, de plus en plus réelle dans l’évocation ardente, continue, qu’était la conversation de son mari et de son amant.

Dès le troisième jour après leur première rencontre, Hubert avait minutieusement mis au courant son ami de sa situation et de l’obstacle qu’elle dressait devant leur complète intimité :

- Mon cher, vous avez entrevu, le jour où vous vous êtes présenté chez moi, Isabelle… Isabelle Radoine. Je dois vous avouer que nous ne sommes pas mariés. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi. Gardez cela pour vous, parce que dans la maison, dans le quartier… enfin, c’est comme ça. Les circonstances de la vie…

Arsène ne ménagea pas les habituelles considérations par où les esprits les plus bourgeois prétendent donner le change sur l’indépendance de leurs vues :

- Ça n’a pas d’importance… Quand on s’aime… ça n’est pas un maire qui constitue la véritable union…

Ils se turent un instant, perdus dans les mêmes hypocrites réticences.

- Après ma nomination à Paris, en quittant Chambéry, continua Chambarle, j’ai vécu longtemps seul dans un petit rez-de-chaussée de la rue de Vaugirard, désemparé. A cette époque, peu m’importaient les circonstances matérielles de mon existence : j’avais quitté Florie et il me semblait que ma vie n’avait plus droit à d’autres bonheurs, ayant tout épuisé auprès d’elle de la joie terrestre. Je me résignais sans effort à une sorte d’automatisme quotidien. Au vrai, je m’étais mis en boule, comme un canard sous la pluie, et je laissais la vie couler sur moi.

- J’ai connu, après la mort de ma femme, ces repliements sur soi-même où l’on n’attend plus rien, ces renoncements complets, interrompit Milloche, sans remarquer que ces réactions voisines avaient la même origine :

- Je prenais mes repas, poursuivit le professeur, dans un modeste grill-room, à côté du lycée Châteaubriand où je professais, terrifié à l’idée seule de courir Paris, de m’attabler dans un restaurant élégant et achalandé, préférant l’humble côtelette ou la médiocre escalope au milieu d’habitués à qui je me défendais de parler, mais qui me constituaient au moins une intimité visuelle. C’est là que j’ai rencontré, connu et – il faut bien avouer les inexplicables capitulations du cœur humain – aimé Isabelle. Elle était assistante du docteur Duperrois au laboratoire voisin de Physique biologique. Douze ans ont passé depuis cette rencontre…

Milloche s’exclama :

- Il y a donc plus de douze ans que vous étiez…

Il s’arrêta au bord de l’abîme des mots et termina sa phrase d’une voix douloureuse :

- …  Professeur à Chambéry ?

- Eh ! oui, bafouilla l’homme qui avait, une seconde, redouté le substantif précis qu’ils ne prononçaient jamais. J’avais trente-cinq ans. J’en ai quarante-sept.

Il ajouta philosophiquement :

- En somme, Isabelle et moi n’avons jamais maudit le hasard qui nous a conduits dans le même bistrot. Nous nous sommes faits l’un à l’autre une existence sans histoire, sans imprévu, sans attrait, mais parfaitement tranquille, réglée, ordonnée, enfermée dans des habitudes, ce qui est, en somme, la seule assurance certaine du bonheur. Oh ! ma fortune personnelle, ma retraite nous permettraient une vie plus mouvementée, plus extérieure. Mais nous avons l’un et l’autre le goût de la routine, de l’inaction, de la moindre fatigue, des pantoufles, de la retraite. Nous vieillissons sans heurts autour de mon bureau où je relis à chaque veillée mes vieux philosophes et quelques-uns des modernes, cependant qu’Isabelle tricote des chandails pour un mauvais sujet qu’elle a eu d’un mariage malheureux et qui est joli comme un amour dans son uniforme des marins de l’Etat.

Arsène avait écouté cette confession sans l’interrompre, et c’est par geste qu’il avait donné l’ordre au garçon d’apporter deux nouveaux « demis » de cette bière alsacienne fraîche et légère qu’ils avaient découverte place de la Bourse. Ainsi avaient-ils repérés dans Paris, outre le café-tabac de la Muette, qui était pour ainsi dire leur cercle, leur port d’attache, leur domicile commun, quelques débits, brasseries et bars pour la perfection de certaines spécialités.

Chambarle conclut :

- Etant un vieil égoïste, j’espère qu’Isabelle me conduira doucement jusqu’à la mort.

Puis, comme si cette longue digression était une tromperie, une infidélité, comme si le fantôme les attendait et allait leur reprocher de l’avoir abandonné, sans transition, ils coururent au rendez-vous de Florie.

- C’est à l’époque où vous étiez à Chambéry, je crois, commença Milloche, qu’elle portait cette exquise robe en shantoung rose pâle…

Chambarle, en philosophe, avait l’habitude de généraliser :

- Oui, reprit-il, notre Florie avait un goût !... Et en littérature, tenez ! J’ai rarement rencontré dans mon existence d’intellectuel une sûreté de jugement comparable à la sienne.

- C’est exact, renchérissait Milloche. Et de jugement original, personnel. Jamais elle ne se décidait suivant ce qu’elle entendait dire. L’opinion qu’elle émettait était la sienne propre, mûrie.

- Oui, rêvait Hubert. Il est rare de rencontrer une pareille compagne.

Arsène, comme s’il eût plus de droits que son interlocuteur à parler d’elle, lui qui avait été le mari, qui avait accepté l’infidélité posthume et qui, enfin, était venu de Chambéry pour évoquer à son aise la morte avec quelqu’un qui l’avait intimement connue, Arsène retournait et précisait abondamment sa pensée, tout en marquant ses avantages particuliers qu’il tenait d’une intimité plus complète :

- Et comme elle savait allier à cette intellectualité brillante des qualités pratiques et matérielles ! Vous ne pouvez pas savoir, vous qui n’avez pas vécu quotidiennement avec elle dans le multiple tran-tran de chaque heure de l’existence, vous ne pouvez pas savoir ce qu’elle était dans son ménage, dans sa maison ! Une prodigieuse administratrice, attentive, délicate, méticuleuse, intelligente, ingénieuse…

- Si, si, poursuivait le professeur. Elle est rarement venue jusqu’à mon logis de garçon. Mais chaque fois, elle le laissait derrière elle transformé, plus confortable, plus accueillant, je dirai plus « vivable ».

Sans s’être concertés, les deux hommes s’excitaient l’un l’autre à dessiner chaque jour avec plus de minutie, plus de détails, en en accentuant les traits ou en en ajoutant de nouveau, le fantôme d’une Florie qui n’avait jamais existé.

Un jour – un beau jour glacé d’hiver – en remontant les Champs-Elysées, Chambarle s’arrêta tout à coup et, comme s’il attendait depuis longtemps la liberté de poser cette question, demanda avec une assurance joyeuse à son compagnon :

- Où dînez-vous ce soir, cher ami ?

Sans attendre la réponse, reprenant sa marche, entraînant à sa suite Milloche qui réglait méticuleusement ses mouvements sur ceux du professeur, il ajouta, regardant devant lui le soleil qui faisait éclater de son agonie pourpre les pierres de l’Arc de triomphe :

- Si vous le voulez bien, vous dînerez chez moi.

Arsène entrevit aussitôt, avant même de s’étonner de ce brusque bouleversement de leur existence, la femme en pyjama, assez tentante encore, qui l’avait reçu rue Vital, le jour même de son arrivée à Paris.

Place de l’Etoile, avant de traverser l’avenue Marceau, rompant le silence qui avait suivi sa surprenante invitation, Chambarle s’arrêta encore une fois :

- Maintenant, Isabelle est faite à cette idée : il a fallu que je l’habitue… c’était assez délicat… avec Florie… recevoir chez elle… car elle sera là, chez moi, avec nous trois… naturellement.

Aussitôt l’avoué s’envola :

- Je me rappelle, quand nous dînions en ville elle et moi, la joie qu’elle en éprouvait. Pour prolonger le plaisir, elle se préparait deux jours à l’avance…

- Et avec quelle minutie, continua Hubert. Elle me décrivait la toilette qu’elle porterait, la cravate qu’elle vous sortirait de votre collection ; elle hésitait pour choisir dans sa mémoire, en m’en parlant, ses souliers, ses bas, ses bagues…

En réalité, leur conjonction avait fini par profondément modifier l’état d’évocation permanente dans lequel avait vécu Milloche à Chambéry. Sans doute Florie était toujours le sujet à peu près unique de leurs conversations quotidiennes. Mais, peu à peu, ils en étaient venus à abandonner l’hallucination de sa présence réelle qu’ils avaient d’abord cultivée, pour la retrouver rétrospectivement vivante dans la résurrection d’un monde plus matériel de souvenirs. Sans qu’il en eût nettement conscience, c’est cette évolution qui, ce soir-là, permettait à Chambarle d’inviter son ami au domicile presque conjugal, puisque, à tout prendre, ils n’y amenaient plus avec eux que du passé. Comment pouvaient-ils se douter que, précisément, de cette réintégration de Florie dans un lointain révolu, c’est-à-dire dans une vérité plus humaine, allait surgir le bouleversement de leurs deux existences ?

Milloche – outre un dîner très confortable – dégusta une douce soirée. Isabelle, au caractère pourtant difficile, témoigna, dès l’abord, par les soins qu’elle prit de lui, par sa conversation, par son souci du bonheur de son hôte, qu’elle acceptait ce nouveau familier sans déplaisir à son foyer. Ce qui réjouit Chambarle : il entrevit aussitôt une vie plus intime et simplifiée. D’ailleurs, sans s’être consultés, en vertu d’une convention tacite, Arsène par décence, Hubert par prudence, n’introduisirent Florie dans leur trio que par périphrases, par allusions qu’ils pensaient difficilement compréhensibles pour Isabelle, sous la forme vague de suggestions et de mots à double entente.

Tissu de ces réticences, de ces jongleries, de ces hypocrisies, de ces concessions et de ces indulgences, la vie s’installa pour ce quatuor : trois vivants et une morte. Vie menue, limitée à eux-mêmes, réduite à un provincialisme étroit qui leur plaisait – aux deux hommes tout au moins, qui avaient fait carrière dans les chefs-lieux de département et que Paris dépaysait presque douloureusement. On enferma l’existence dans le cadre des vieilles habitudes adaptées aux circonstances nouvelles : il y eut le mardi de la raie au beurre noir ; le porto en trio au café-tabac de la Muette, le samedi ; le dimanche soir, régulièrement, la porte palière ouverte, Arsène était enveloppé par le fumet d’un consommé chargé en légumes, invariablement suivi d’un poisson et d’un poulet rôti.

Ce fut Isabelle qui proposa « de prendre un bock ensemble » le jeudi, après le dîner – dans le quartier, bien entendu – puis, toujours dans les frontières du XVIe, « de manger un morceau tous les trois » le mercredi. Et, bientôt, après avoir tâté d’une ou deux maisons, elle décida qu’on remplacerait cette excursion au restaurant par un dîner rue Vital, en vertu de ce principe bourgeois, mais aujourd’hui discutable, « qu’on ne mange jamais mieux que chez soi ».

Milloche combla enfin le vide du vendredi en conviant, ce jour-là, le couple à déjeuner à son hôtel. Isabelle s’y invita même et seule, exceptionnellement, un jour que Chambarle assistait au banquet de sa promotion de Normale. L’avoué, contraint de promettre le secret sur cette escapade, depuis le moment où il la vit arriver à l’improviste dans le hall, passa une si pénible soirée qu’il ne peut dissimuler tout à fait sa gêne, son angoisse, son remords. Elle paraissait parfaitement heureuse.

- Nous ne faisons rien de mal, répétait-elle pour le rassurer.

Puis, au pudding, ne l’ayant pas convaincu, elle laissa partir ces mots atroces :

- Même s’il apprenait… après tout, il n’a vraiment pas le droit d’être jaloux de vous… Il ne s’est pas gêné,  lui !...

Ce qui fit à la fois frémir Milloche d’amertume tout en lui versant un certain nectar à goût de revanche. Ces paroles, d’ailleurs, lui ouvrirent des horizons sur les troubles mobiles de la conduite d’Isabelle.

Arsène, depuis ce soir de tête à tête, se sentit curieusement obsédé, non par cette allusion cruelle, mais par un doute complexe. Maintenant, quand il quittait le couple, il rêvait à d’étranges choses, établissait de singuliers rapprochements en s’en allant par les rues sonores du Passy nocturne. Son pas sonnait sur le trottoir, lent et posé, le pas d’un homme à qui la vie de Chambéry n’avait jamais imposé nulle hâte. C’est alors surtout qu’il se demandait : « Est-ce qu’Isabelle aime maintenant ce pauvre Hubert ? Je n’en suis pas certain, malgré leur longue existence côte à côte et en dépit de leurs projets de finir leurs jours l’un près de l’autre. Car enfin… »

Sans oser préciser la fin de sa phrase, ni la formuler en mots redoutables, il se rappelait cent petits incidents de la soirée, des soirées précédentes : Isabelle oubliait invariablement de fournir la boîte à cigarettes égyptiennes que son compagnon préférait aux autres, mais elle ne négligeait jamais de la garnir de « caporal » que lui-même fumait exclusivement. Pour son hôte, elle avait toujours un briquet prêt, mais elle l’éteignait sans songer à offrir sa flamme à la cigarette maritale. Il en allait de même pour le compotier de fruits : plus la moindre orange pour le pauvre professeur qui les adorait, depuis que Milloche avait avoué son goût du raisin. Quand il gelait à pierre fendre, elle allait jusqu’à priver Hubert de ses propres pantoufles pour en chausser leur hôte et, pour que celui-ci fût plus commodément installé devant le feu, elle en écartait impitoyablement son vieil ami.

Milloche avait une âme encore trop ingénue pour rien conclure de précis de ces menues injustices répétées ni pour y voir autre chose que les témoignages de cette âcreté conjugale, souvent superficielle, mais qui peut aussi révéler l’usure des tendres influences et des affectueuses habitudes.

Quand il lui arrivait, malgré lui, de leur prêter un autre sens, et à lui-même plus favorable, il éteignement promptement la clairvoyance de son esprit dans la crainte d’être obligé, en pénétrant dans les intentions brumeuses d’Isabelle, de rompre une intimité dont il ne pouvait plus se passer et de se retrouver à brève échéance, seul, dans son appartement de Chambéry, privé d’un interlocuteur qui lui était devenu indispensable, obligé d’enterrer une seconde fois Florie dans son silence et sa réclusion. Car sa nature loyale se cabrait à l’idée d’un secret sentimental, même platonique, malgré toutes les bonnes raisons rétrospectives qu’il eût pu se donner pour calmer ses scrupules. Installé dans la douceur d’une nouvelle existence, dilaté, épanoui dans les souvenirs quotidiennement évoqués et qui peu à peu avaient relié sans solution de continuité le présent au passé, il avait fini par oublier définitivement que cet ami intime, dont il respectait strictement le cœur et la vie, avait été l’amant de sa femme. Quand il s’en souvenait – rarement – il lui semblait, tant Florie, repoussée dans les douces brumes de ce qui était révolu, était devenue un personnage légendaire, mythique des temps abolis, que cette disgrâce était arrivée à un autre qu’à lui-même et qu’il ne s’agissait, pour ce qui concernait la sinistre aventure, que d’une lointaine parente depuis longtemps disparue. Surtout, à aucun prix, il ne voulait risquer de bouleverser sa nouvelle intimité.

Au vrai, trois mois après l’irruption de Milloche dans sa vie, Chambarle souffrait probablement plus que son ami lui-même de la mort de la femme qu’ils avaient tous deux aimée. Vengeance imprévue et qui eût bien surpris l’avoué s’il eût discerné l’évolution de leurs deux cœurs.

Le destin décida de brusque les choses un jour qu’ils traversaient la place du Trocadéro – en route vers le musée Guimet où ils allaient trancher un différent historico-esthétique devant un Bouddha.

Quel jeu mystérieux du hasard ou de l’âme – coup de lumière, rencontre d’une passante, atmosphère spéciale, lent cheminement inconscient d’une obscure association d’idées, réminiscence inexplicable, simplement peut-être mauvaise humeur d’un chauffeur qui les frôlait ? – quelle force inconnue poussa Milloche à prononcer tout à coup une phrase qui réveillait brusquement une Florie dont il n’avait jamais parlé, à laquelle il n’avait jamais même fait allusion, comme si, d’un geste, il arrachait la tunique de la morte et dévoilait sa nudité, une phrase qui l’exilait définitivement de l’empyrée des défuntes idéalisées et la restituait à la triste réalité ?

- Ce que je ne me suis jamais expliqué, dit-il soudain à Chambarle, c’est que l’être exquis que fut Florie, exceptionnel, merveilleux, ait pu parfois, sans avertissement, sans transition, sans raison valable, se changer en démon atroce, cruel et qu’on aurait voulu détruire de ses mains…

- Comment cela ? Expliquez-vous, interrompit en sursautant Hubert.

Milloche s’arrêtant et se tournant vers lui le regarda avec des yeux presque comiques à force d’être stupéfaits. Une angoisse, lourde de douleur, verdissait et émaciait son visage. Il demanda à son tour :

- Elle ne vous a jamais fait de scènes, à vous ? Elle ne vous a jamais secoué, brisé dans les brusques ouragans de son caractère ?

Et, ayant compris avant la réponse, il s’effondra sur un des bancs du terre-plein.

- Pas la moindre scène, pas le moindre ouragan pendant deux années. Je n’ai connu d’elle que de la douceur, de la tendresse, murmura Hubert sans même remarquer la cruauté de ces mots, presque de la soumission.

Au comble de l’émotion, Milloche se déchirait les joues contre ses dents en tortillant sa bouche pour dompter un sanglot.

S’étant enfin ressaisi, il se releva, se remit à marcher et, après un silence, tout bas, d’une voix éteinte, murmura la phrase décisive qui, comme un coup de volant, allait renverser leurs destinées pêle-mêle dans le fossé :

- Alors, c’est qu’elle vous a mieux aimé que moi.

Ils étaient l’un et l’autre si brisés qu’ils traînaient leurs souliers sur le trottoir, asservis par les lambeaux de pensées, de sentiments, de rancœurs qui passaient, se bousculaient dans leurs cervelles. Tandis qu’une sorte d’amère libération descendait sur Milloche, un deuil plus lourd, plus épais, plus humain enveloppait Chambarle, l’arrachait à la terre. Ils plongeaient brusquement dans l’abîme des irréparables erreurs où s’embourbent les vies manquées.

Ils ne s’adressaient plus une parole, mais dans la solitude silencieuse où s’enfonçaient leurs cœurs, chacun d’eux, minute à minute, tirait les conséquences impitoyables des derniers mots qu’ils avaient prononcés : ainsi Florie n’avait bien aimé, n’avait réellement aimé, n’avait peut-être jamais aimé que le professeur. Et celui-ci découvrait qu’il avait été l’homme de sa vie, son époux réel devant l’amour, puisqu’il était le mortel à qui, seul, elle n’avait donné que de la tendresse ; il comprenait soudain le sens véritable de son existence, la douleur de leur séparation et que, depuis un instant, c’était lui le veuf, lui le survivant déchiré d’un couple brisé.

Ils se quittèrent brusquement, sur le quai de la Seine où ils étaient arrivés par hasard.

Le soir, il fallut bien que Chambarle expliquât à Isabelle pourquoi son ami ne venait, ne viendrait pas savourer le ris de veau qu’elle lui avait en secret dédié puisque c’était son plat favori. Il le fit, dans son trouble, assez maladroitement pour qu’elle l’enveloppât d’un regard étrange où se malaxaient la colère, le désir, la passion, de vagues et épouvantables projets.

- Alors, s’écria-t-elle durement en éteignant sa cigarette sur son assiette, dans le jus d’une orange, vous en êtes à vous disputer pour ce vieux cercueil !

CHAPITRE VI

Il y eut une brisure de trois jours dans leur affection. Le quatrième – un jeudi – l’avoué vit arriver son ami au café de la Muette, tandis qu’isolé dans une émouvante rêverie, il buvait un grand nombre de portos.

Ils comprirent immédiatement qu’ils n’éprouvaient plus à se retrouver une allégresse sans mélange, qu’ils étaient loin déjà, très loin du jour où ils avaient pris leur premier apéritif en tête à tête. Et quel retournement de situation ! C’était aujourd’hui Milloche qui, promu « vieil habitué », recevait Chambarle dans l’établissement comme nouveau venu.

- Je viens vous avertir, commença Hubert, que je vais m’absenter pendant quelques jours.

Il tira de son veston une dépêche qu’il tendit à Arsène : « Présence immédiate urgente au conseil de famille pour émancipation d’Yvette Quintois. »

Et, rentrant la dépêche dans sa poche, il ajouta :

- Quintois, c’est mon beau-frère.

- Et vous partez… ?

- Ce soir.

- Pour où ?

- Saint-Etienne. C’est mon patelin.

Milloche se mordillait la lèvre. Il n’avait pas vu le professeur depuis trois longs jours. Mais, au moins, le savait-il à Paris, à portée de sa voix, en cas d’une offensive renouvelée du fantôme… Il partait pour Saint-Etienne !

Mesurant ce qu’il allait perdre, sa tendresse des dernières semaines, avant les confidences meurtrières, se retrouva tout à coup intacte, véhémente. Il la traduisit par cette phrase banale et stupide :

- Je vous accompagnerai à la gare.

L’autre protesta énergiquement :

- Non ! je vous en prie, je vous en supplie. J’ai l’horreur de ces escortes sentimentales et conventionnelles. Isabelle ne viendra pas non plus. Je vais manger un morceau au buffet et m’endormir dans mon compartiment avant même le départ.

Sous l’horrible vacarme d’un pick-up qui hurlait une romance désolante, ils s’enfoncèrent dans les broussailles d’eux-mêmes.

Ils se quittèrent au coin de la rue de la Pompe. Si l’un d’eux eût osé le premier geste, ils fussent tombés dans les bras l’un de l’autre. Milloche eut l’envie brûlante de solliciter une autre rencontre dans l’après-midi qui s’ouvrait devant lui mortellement vide, avant le départ pour la gare. Mais il crut percevoir sous l’affection d’Hubert une étrange gêne à se trouver avec lui et une hâte de le quitter.

Il traîna la journée comme il put, au café où il lut un quotidien et trois hebdomadaires de bout en bout, du titre à la signature du « gérant responsable ». Il alla contempler le lourd glissement des chalands et des remorqueurs sur la Seine, se chauffer au soleil des jardins du Champ de Mars. Puis il se réinstalla à une « terrasse » pour s’absorber dans les feuilles du soir. Il dîna à l’hôtel, lentement, faisant traîner le service, s’acharnant sur les arêtes du poisson et les os du poulet pour gagner quelques minutes. Malgré tout, il atteignit péniblement neuf heures et quart, installé dans le hall, en s’absorbant dans des mots croisés. Il se décida enfin à rejoindre son lit. Il était déjà au premier étage quand le concierge, bondissant sur les marches de l’escalier, le rattrapa pour le ramener au téléphone où on l’appelait. Qui ? Personne, sauf les Chambarle, ne connaissait sa présence ni son adresse à Paris, où, d’ailleurs, il avait peu de relations. Il redescendit en hâte, vaguement aguiché par l’espoir d’une aventure imprévue.

- Allo… Allo… Qui ?... Vous ?...

Dans son trouble, il ne savait plus ni écouter, ni parler, changeant l’appareil de main, cherchant sans le trouver le second récepteur.

- Oui… c’est moi, Arsène Milloche.

Une voix de femme l’invitait à « venir » immédiatement.

- Venir ?... où ?

- Mais chez moi… Isabelle… Vous n’avez pas reconnu ma voix ?

- Ah ! oui… si… mais bien sûr… Je viens tout de suite. Ce n’est pas grave ?

- Si, c’est grave. Je vous attends.

Elle l’attendait, en effet, derrière la porte palière entr’ouverte.

- J’ai du joli à vous apprendre. Ah ! votre ami est un joli coco !

Sans lui laisser la moindre seconde pour protester, pour s’étonner ou pour se réjouir, elle l’entraînait au salon.

Pour la première fois, elle le tutoya tout à coup :

- Mais je m’en moque bien de ce voyou d’Hubert, puisque tu es là !

Elle se planta debout, contre lui, les deux mains passées derrière sa tête, le regardant dans les yeux, sans qu’il songeât une minute à l’éloigner, à se défendre…

- Je reviens de la gare… Je me suis cachée dans la foule… Ce n’est pas le train de Saint-Etienne qu’il a pris… Je m’en doutais… C’est le train de Chambéry ! Il va retrouver ta femme !

Milloche tourbillonnait dans un vertige : la révélation du Trocadéro !... Hubert là-bas, au cimetière, réuni malgré la tombe à la seule femme qu’il eût aimée, lui, le seul homme qu’elle avait aimé… L’adultère continué dans l’Inconnu, plus fort que la mort…

Il fût sans doute devenu fou si les mains qui l’enlaçaient n’eussent rapproché énergiquement ses lèvres des lèvres d’Isabelle qui murmurait :

- Tu vas lui rendre la monnaie de sa pièce à ce salaud-là… et avec une vivante !

MARCEL ROUFF.


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