RENKIN, Jean-François (1872-1906) : Un dimanche... (1896).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.IX.2005)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Ecrits wallons de François Renkin , traduits en français par Emma Lambotte et publiés à Liège en 1912 chez Robert Protin avec des ornements d'Auguste Donnay. [Version originale[Bibliographie]
 
Un dimanche...
par
Jean-François Renkin

~~~~

Ils revinrent éblouis d’un rêve mort.
                                                 (HENRI DE RÉGNIER).


C’ÉTAIT un clair et chaud dimanche du mois d’août. Tout de suite après la messe basse, ses deux frères étaient partis à la Neuville, chez des parents qui les avaient priés à la fête ; et lui, Jacques, était resté à la ferme pour y regarder et pour jeter un coup d’oeil sur l’ouvrage du valet.

Après le dîner, vers trois heures, quand il eut bu le café, Jacques fit le tour des étables pour voir s’il ne manquait rien aux bêtes. On avait fait la litière des vaches, donné du fourrage aux chevaux ; les poulains avaient eu à boire. Tout était en place. Le jeune homme vint s’asseoir dans la cour, sur le banc, et fuma sa pipe.

La grande porte de la ferme était large ouverte et, devant lui, Jacques voyait la campagne toute resplendissante de lumière.

Une bonne odeur d’été montait des dizains de froment ; de ci de là, de grands carrés de betteraves et de regain faisaient des tâches vertes ; six bonniers d’avoine, au bord de la route, remuaient doucement la dentelle de leurs épis, et, dans le lointain, par moment, on entendait la musique des chevaux-de-bois de la Neuville.

Et toujours, et toujours, au bout du vieux taillis, sur la route d’Engis, Jacques voyait monter des gens. Jeunes hommes et jeunes filles, les uns seuls, les autres à « cabasse » (1) des pères et des mères avec des petits enfants qu’ils traînaient derrière eux. Et comme il faisait brûlant, beaucoup avaient ôté leur capote, et mis un mouchoir de poche sur leur nuque.

Quelle foule il y aurait à la fête, et comme il y ferait plaisant !

Lui ne devait y aller que le lendemain et il avait de beaucoup préféré cela.

Tout de suite en arrivant, il irait dire bonjour à ses cousins. Puis aussi vite que possible, se rendrait à la fête retrouver sa bonne-amie Bertine qui devait s’y rendre avec sa mère.

Et sans faire nulle attention aux poules et aux canes du fumier, sans entendre les moineaux s’ébattre sur le timon d’un char et sans voir le chat roux endormi au soleil contre la grange, Jacques fumait, songeait à Bertine.

C’était une belle et forte fille de Saint-Séverin.

Elle avait un air avenant, un rire sain, deux gros bras qui faisaient peur à l’ouvrage, un coeur plein de courage et de bonheur de vivre.

Voilà près de deux ans qu’ils se recherchent et le mariage est fixé au mois de septembre, aussitôt que la moisson sera faite.

Et demain, ils iront au bal ; Jacques, à la nuit, ramènera Bertine et sa mère jusqu’à leur maison.

Ce sera encore un beau jour de joie et d’amour à ajouter aux autres.

Et Jacques, tout en roulant dans sa tête, sa promise, le bal et le mariage s’impatientait de ne pouvoir être plus vieux d’un jour.

Tout à coup, Hussard, le chien noir des vaches, se mit à gronder et à tirer sur sa chaîne comme un démon. Les poules se sauvaient de tous côtés !...

Entrait dans la cour, un monsieur âgé, accompagné d’une belle demoiselle habillée de jaune ; elle semblait tomber de fatigue tant son visage était blanc-mort.

Ils venaient de la ville, avaient pris le train, passé l’eau à Choquier pour faire un tour dans les bois et les campagnes. Mais la promenade avait été plus longue qu’ils ne pensaient. Ils entraient se reposer un peu et, s’il y avait moyen, boire un verre de lait.

Jacques, pour leur faire honneur, voulut les faire entrer dans le salon, mais c’était trop d’embarras, dirent-ils, cela n’en valait pas la peine. Ils s’asseoieraient tout bonnement dans la cour.

Jacques envoya le valet au lait, alla chercher lui-même deux chaises et, se disant qu’à des gens si bien habillés il ne fallait pas verser à boire dans des pintes de tous les jours, il prit dans l’armoire deux verres du Val-St-Lambert qu’un de ses camarades, l’année d’avant, lui avait donné pour sa fête.

Elle ôta ses gants pour boire.

Et elle buvait doucement, le petit doigt levé, avec des manières de chat. Elle était si belle ainsi, sans son chapeau, un coquelicot dans ses cheveux couleur d’avoine, ses yeux bleus de vierge et des petites mains plus blanches que le lait qu’elle buvait.

Petit à petit, elle revint à elle. Et ce fut un grand bonheur pour Jacques de lui entendre dire que le lait lui avait fait du bien.

Le vieux monsieur voulu payer. Le fermier, gêné, répondit qu’il ne prendrait rien au monde pour si peu de chose.

Ils dirent encore treize fois merci et se levèrent pour partir.

Jacques les reconduisit jusqu’au seuil, n’osant aller plus loin.

Appuyé contre le montant de la porte, il les regarda s’éloigner.

Le soleil était tombé derrière le bois. L’air était plus frais. Dans les trèfles, les perdrix s’appelaient ; des sauterelles stridulaient.

Jacques n’entendait rien, ne voyait rien que la belle demoiselle qui allait légère comme un oiseau et dont la robe faisait une tache jaune dans la campagne.

Quand elle eut tourné le coin du bois, le fermier rentra dans la cour.

Le grand chat roux était toujours près de la grange ; les poules et les canards rentraient pour aller dormir.

Hussard, la tête entre les deux pattes, remua la queue en voyant son maître venir se rasseoir sur le banc.

Jacques bourra sa pipe, mais ne songea pas à l’allumer.

Il se demandait à quoi ressemblerait Bertine, avec une robe jaune et un coquelicot dans les cheveux et si elle saurait boire du lait sans se faire des moustaches….

Au bout du vieux taillis, des gens montaient toujours, une troupe de jeunes hommes en goguette passa qui chantait :

            “ L’avez-vous vue passer ? „ . (2)

Le lendemain, Jacques alla à la fête.

Et tout le temps, Bertine lui demandait :

- Qu’avez-vous donc que vous êtes si distrait, que vous pensez si loin ?...

Et la mère :

- Vous a-t-elle fait quelque que vous ne dites mot ?...


(1) Bras-dessus, bras-dessous. En France on dit : faire le panier à deux anses.
(2) « L’avez-ve vèyou passer ? » de Nicolas Defrecheux.


François Renkin d'après une photo de G. Marissiaux (302 ko)

retour
table des auteurs et des anonymes