COLET, Louise (1808-1876) : Qui est-elle ? (1842).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (18.01.2001)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : 232) de la seconde édition du Royal Keepsake donnée par Mme Vve Louis Janet à Paris en 1842.
 
Qui est-elle ?
par
Louise Colet

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Je n'aime pas les jours de bal, les grands salons où l'on s'entasse, où la danse devient une lutte, où les fraîches toilettes se froissent, se déchirent et se fanent en un moment ; où les femmes se décolorent ou se colorent si vivement qu'on dirait que quelque fièvre subite a porté tout leur sang à leurs joues. Là, l'esprit et la beauté sont impossibles ; c'est un sauve-qui-peut général dans une athmosphère étouffante.

Je cherche de préférence, quand je m'aventure dans le monde, les petits salons retirés, loin du bruit et de la foule, pièces d'élite où la maîtresse de la maison met à l'abri, un jour de raout, ses meubles les plus précieux, ses fauteuils les plus moelleux et les plus élégants, ses objets d'art les plus rares. Là, on est toujours sûr de rencontrer quelques femmes belles et intelligentes, quelques hommes qui pensent et qui causent, enfin une compagnie restreinte et choisie avec laquelle il est doux de s'oublier quelques heures.

Il y a un an, j'avais accepté une invitation dans le faubourg Saint-Germain, chez l'élégante marquise de S... Quand j'arrivai, le grand salon était déjà encombré ; je le traversai rapidement, ainsi que plusieurs autres pièces, et je me dirigeai vers un boudoir réservé ; déjà quelques personnes m'y avaient précédé. C'était un diplomate de vingt-cinq ans qui causait debout devant la cheminée avec la ravissante baronne de G.. nouvellement mariée. La jeune femme avait, dans sa pose timide, dans ses grands yeux baissés, comme un reste de virginité qui prêtait un charme inexprimable à toute sa personne ; d'autres femmes étaient là ; une jeune fille chantait au piano, à demi-voix, sans prétention, et l'on eût dit, seulement pour faire plaisir au gros maestro italien qui se tenait debout en face d'elle, ravi d'entendre ses mélodies passer par cette fraîche voix. Une femme de trente ans dans tout l'éclat de la beauté rehaussé par l'éclat de la toilette était assise sur une élégante causeuse : c'était la comtesse de B... Je la connaissais depuis longtemps ; j'avais fait autrefois son buste, et je lui avais donné des leçons de sculpture. En m'apercevant, elle me tendit la main comme un signe amical d'artiste à artiste ; je la saluai, et j'allais m'approcher d'elle, lorsque mon regard fut attiré par un tableau qui se détachait sur les riches tentures de damas rouge ; c'était une des rares esquisses de G..., cet artiste de génie mort si prématurément. «Pauvre ami !» murmurai-je en contemplant cette oeuvre inachevée. Mes yeux se mouillèrent involontairement de larmes. La comtesse, qui me regardait, s'aperçut de mon émotion ; elle me fit un nouveau signe, et me désigna un fauteuil placé derrière elle. Je m'y assis silencieusement.

«Vous avez connu G... ? me dit-elle en tournant la tête vers moi.
- Il fut mon meilleur ami.
- G... était notre plus grand peintre, reprit la comtesse ; quel malheur que la mort l'ait frappé si jeune ! C'est sa mauvaise conduite qui l'a tué, ajouta-t-elle avec une sorte d'amertume.
- Vous êtes froide et fière, lui dis-je, cela vous rend injuste envers mon ami.
- Nierez-vous qu'il soit mort des suites de ses mauvaises passions ?
- Il est mort pour avoir ressenti une passion trop pure.
- Lui ? Oh ! je ne vous crois pas.
- J'ai été le témoin de ce que je vais vous raconter. C'est un douloureux secret que j'ai gardé longtemps, vous seule le connaîtrez.
- Je vous écoute, dit-elle vivement : confiez-moi tout ce que vous savez de G..., et faites-moi admirer son caractère, autant que j'admire son talent..
- Nous nous étions connus enfants, repris-je, nous avions été camarades d'atelier. Quand je partis pour Rome, Emmanuel (car vous me permettrez de l'appeler du nom que je lui donnais comme ami) vint m'embrasser en m'assurant qu'il me rejoindrait bientôt. En effet, deux mois après, il me sautait au cou sous une des arches du Colysée, où il m'avait trouvé, humant le soleil ; c'était vers la fin de l'automne, il faisait froid et l'aria cattiva m'avait donné la fièvre. J'embrassai Emmanuel avec une joie intérieure, bien vive, mais que je ne pus lui exprimer assez, tant j'étais abattu ; il me trouva pâle et changé, et quand il prononça ce dernier mot, je compris, à son accent, qu'il croyait que mon coeur n'était plus le même pour lui ; je ne pouvais lui dire, comme je l'éprouvais, tout le plaisir que j'avais à le revoir, car j'étais si faible, que les paroles, les gestes, les sourires et les regards de bienvenue me manquaient à la fois. Je pris le bras d'Emmanuel : Rentrons chez moi, lui dis-je ; l'air de ces ruines me fait mal ; demain les forces me reviendront peut-être, et nous parlerons de la France.» Il me regardait avec étonnement, il voyait bien que je souffrais, mais il pensait aussi que j'étais indifférent. En arrivant dans mon atelier, je me jetai sur mon lit, et Emmanuel me demanda avec bonté si j'étais sérieusement malade ? «Non, lui dis-je, je n'ai besoin que de repos. Adieu, viens me revoir.» Et la fièvre me prit corps et âme. Il interpréta mes paroles rigoureusement, et il sortit comme s'il eût craint de devenir importun. J'eus douze heures de fièvre et de délire ; puis je me trouvai calme et dans un état de langueur qui n'était pas sans charmes ; je me rappelai Emmanuel, j'aurais voulu l'embrasser, je me sentais disposé aux épanchements de l'amitié. Je sonnai mon domestique, et je lui demandai si mon ami n'était point revenu. «Je n'ai vu personne, me dit-il, mais j'ai reçu pour monsieur ce billet et un grand tableau qui est là.» Je lus à la hâte la lettre qu'il me remit ; elle était d'Emmanuel ; il m'envoyait une oeuvre qu'il venait de terminer en me priant de la juger, non en ami, me disait-il, car il avait bien compris que je n'étais plus le sien, mais en maître dont le talent et l'expérience étaient nécessaires à ses débuts. «J'ai la passion de la peinture, ajoutait-il en finissant, et je crains bien que cette passion ne soit trompée comme l'amitié que j'ai eue pour toi et dont tu ne te souviens plus.»

En lisant cette lettre, je versais involontairement des larmes ; j'aimais Emmanuel de toute mon âme, et je déplorais mon accueil de la veille comme une fatalité. Oubliant la faiblesse que m'avait laissée la fièvre, je m'élançai de mon lit, et j'allai saisir une plume pour répondre à mon ami, lorsque son tableau, auquel je ne songeais plus, frappa tout à coup mes yeux ; mon domestique l'avait déposé sur mon chevalet, et il se trouvait admirablement dans son jour. Emmanuel avait fait de fortes études ; il passait à l'école pour un élève habile ; j'avais vu de lui des esquisses qui annonçaient un grand peintre, mais, je l'avoue, je n'avais pas deviné son génie puissant et neuf, et je demeurai en extase devant le tableau qui me le révélait tout à coup. Cette toile avait sept pieds. Le fond reproduisait un ciel tempétueux déchiré par l'éclair, fouetté par le vent, et qui se mêlait à une mer mugissante et blanche d'écume ; au bord de ces vagues monstrueuses et bruyantes qui venaient d'engloutir une frêle barque de pêcheur dont le mât léger flottait sur leur croupe, s'élevaient quelques rochers arides servant de barrière à la mer. Mais les flots contenus de ce côté se ruaient en s'amoncelant vers une anse sablonneuse dont ils inondaient la grève ; à genoux sur cette plage envahie, une femme abandonnant à son sein un enfant qui s'y allaitait, insoucieux du péril, une femme éplorée et belle comme une Italienne du peuple, tenait dans ses bras le cadavre d'un malheureux pêcheur que la mer venait de lui rejeter. Les paroles ne sauraient vous rendre l'angoisse et le désespoir qu'Emmanuel était parvenu à graver sur les traits de cette jeune veuve, qui revoyait mort l'époux qui sans doute l'avait quittée le matin, plein de vie et d'espoir, après avoir embrassé la mère et l'enfant nouveau-né avant de s'élancer sur une mer sereine. L'orage avait grondé, et emportant son fils dans ses bras, la jeune mère était accourue sur le rivage pour tâcher de découvrir la barque de son mari ; elle s'était agenouillée implorant Dieu et la madone, et ne sentant pas la mer révoltée qui s'avançait vers elle, la mer qui, dans sa furie, jette à ses bras, entr'ouverts pour la prière, un corps inanimé. Ce corps sans vie était un chef-d'oeuvre de vérité : les chairs déjà molles et verdâtres, macérées par les coups de vagues, indiquaient les tortures d'une pareille agonie ; les cheveux imprégnés d'eau retombaient sur le visage, dont les traits, qui rappelaient la beauté grecque, n'étaient point encore déformés ; seulement on voyait que le pauvre pêcheur avait expiré dans une contraction douloureuse ; comme pour repousser les flots qui l'emplissaient par la bouche, il avait serré ses dents avec force, et ses lèvres soulevées les laissaient voir blanches et brillantes. Ce cadavre d'un noyé était un morceau d'art achevé et sublime. Plus tard, Emmanuel s'égala lui-même, mais ne se surpassa pas dans le grand tableau de naufrage qui fera vivre à jamais son nom. En voyant ce chef-d'oeuvre, mon admiration fut d'autant plus vive, mon enthousiasme d'autant plus exalté, que j'avais laissé Emmanuel un jeune élève d'espérance, et que six mois avaient suffi pour en faire notre plus grand peintre moderne. Lui-même il ignorait cette transformation merveilleuse. Modeste et simple comme le vrai génie, il avait grandi sans orgueil, poussé vers la perfectibilité de l'art par un instinct surnaturel qui conduit les intelligences d'élite, et dont elles ne se rendent pas compte dans leur humble sublimité.

Après trois heures d'extase et d'examen, trois heures d'un véritable bonheur d'artiste, j'écrivis à Emmanuel. Je lui disais tout ce que l'art et l'amitié m'inspiraient pour lui, je le proclamais le plus grand maître de l'école française, et je me déclarais impuissant à l'égaler jamais, mais heureux et fier de l'aimer et de l'admirer.

Mon cerveau, excité par l'admiration, avait été séduit par la fièvre de l'art, et à l'abattement qui m'avait accablé les jours précédents, avait succédé une espèce de délire expansif qui se répandait ardemment dans ma lettre ; je prodiguais comme à mon insu des paroles enthousiastes. Si Emmanuel me les avait vu tracer, s'il avait vu la flamme fébrile qui brillait dans mes yeux, le feu qui couvrait mes joues, le désordre de mes cheveux moites, le tremblement de ma main qui écrivait, en courant, des mots presque illisibles ; s'il avait entendu les exclamations qui m'échappaient tout haut, oh ! sans doute il m'aurait cru véritablement ému. Mais, en lisant froidement cette lettre d'éloges et d'ardente amitié, écrite durant une double fièvre, celle que l'art me donnait, et celle qui me minait depuis un mois, en lisant cette lettre avec le souvenir de mon accueil de la veille qui lui avait paru peu expansif, Emmanuel n'y vit qu'une raillerie. Il savait que j'avais en horreur les grandes phrases, les protestations emphatiques, qu'un langage simple me semblait devoir traduire des sentiments vrais ; et aujourd'hui où mes paroles s'élevaient à la hauteur de mon enthousiasme, il les jugeait fausses et moqueuses, tant, dans sa modestie suprême, il se croyait peu digne d'admiration.

La fièvre me reprit, et le lendemain, comme j'étais dans un état d'abattement extrême, je reçu d'Emmanuel le billet suivant :

«Vous pouvez ne plus m'aimer, mais me railler, jamais ; j'étais votre ami, vous m'avez trompé ; je vous attends près du Forum, du côté de la campagne ; si vous avez du coeur, vous apporterez des armes.                EMMANUEL

En lisant ces lignes, je me sentis défaillir, et je répandis des larmes comme une femme ; j'étais affaibli par la maladie, je m'imaginais que ma tête s'était égarée, que j'étais devenu fou, puisque Emmanuel, mon meilleur ami, qui me connaissait si bien, ne m'avait pas compris. La sensation douloureuse que je ressentais augmentait mon mal, et il me sembla que j'allais mourir. Il me restait pourtant un désir lucide, celui de revoir Emmanuel, et je lui écrivis ces mots : «Emmanuel, mon ami, je me sens mourir ! viens me voir encore.» J'envoyai mon domestique au lieu qu'il m'avait assigné pour rendez-vous, et le pauvre homme, en entendant mes paroles en désordre, jugea que j'étais bien mal, et le dit à Emmanuel, qui accourut chez moi.

Quand il entra, je quittai mon lit et je me précipitai vers lui ; je le considérais près de son tableau, et je lui répétais avec véhémence tout ce que je lui avais écrit ; il me crut alors, car tout en moi peignait une profonde émotion, et, en face de son chef-d'oeuvre, dont je lui fis sentir toutes les beautés, électrisé par mon propre enthousiasme, il se jugea grand lui-même, et il versa des larmes d'orgueil et de bonheur. Nous nous jetâmes dans les bras l'un de l'autre, puis, me soulevant comme une mère qui porte son enfant, il me remit au lit et me prodigua ses soins. Ma fièvre, causée par l'aria cattiva, et peut-être aussi un peu par le mal du pays, céda à son amitié ingénieuse. Bientôt je pus reprendre le ciseau ; mon atelier devint le sien ; et, tandis que je sculptais un marbre, lui, peignait auprès de moi en me parlant de la France ; nous nous aimions comme des frères ; nos succès, nos plaisirs, tout était commun. Après des jours de travail assidu, acharné, venaient, il faut bien l'avouer, des journées folles et bruyantes, des nuits d'ivresse où, insoucieux du lendemain, nous prodiguions l'or et la santé : distraction orageuse où notre âme n'était pour rien ; car tout ce qu'il y avait d'intellectuel en nous, nous le concentrions dans la plus noble de nos passions, l'amour de l'art ; un idéal de femme flottait bien à travers cet amour, et venait l'animer, idéal surpassant pour lui la plus belle madone de Raphaël, et pour moi le marbre grec le plus divinisé. Mais cette image était vague et élevée comme une croyance religieuse, et nous nous serions raillés l'un et l'autre, si nous avions eu la pensée d'en demander la réalisation à la terre. Parmi les femmes de bonne volonté, de tout rang, qui passaient rapidement dans notre existence, nulle ne pouvait chasser l'idéal et prendre sa place ; nous aimions ces femmes comme on aspire des fleurs, sans garder même le souvenir de leur parfum. Mais cette vie sans frein, loin d'amener la satiété des sens, les irritait encore et nous plongeait sans relâche dans des enivrements qui ne pouvaient nous assouvir. Fûmes-nous coupables ? Hélas ? je l'ignore ; nous marchions en aveugles dans cette voie d'éboulement, dont le but, pour Emmanuel, devait être la mort. Nous marchions emportés, sans qu'une voix nous arrêtât l'un et l'autre et nous criât : «Insensé !» Si une lueur m'avait éclairé, j'aurais veillé sur Emmanuel, je l'aurais ramené à une vie antérieure, à cette vie de l'enfance, de laquelle on devrait passer, sans la transition délétère des plaisirs, à la vie virile et éprouvée de l'homme. Mais la jeunesse peut-elle penser ainsi ? non, il faut le bonheur à son ardente étreinte, et, à défaut de la vérité qu'elle appelle presque toujours en vain, elle se jette dans le mensonge des plaisirs, parodie fangeuse du bonheur. Notre initiation au matérialisme fut complète. Toujours nous revenions à l'Art, qui nous purifiait comme un baptême ; puis, vivifiés par lui, nous retombions de nouveau. Cette vie d'impures et nobles alternatives nous avait pris corps et âme, et nous ne pûmes y renoncer quand nous revînmes à Paris. Emmanuel surtout s'y livrait avec frénésie, et à sa réputation de grand artiste se joignit bientôt celle moins justement méritée d'homme de mauvaises moeurs. Un an avant sa mort, il se livra à un redoublement d'excès. Le monde l'accusa d'ajouter le scandale à une vie d'orage qu'on aurait pu tolérer, si elle fût restée mystérieuse. Je voyais Emmanuel tous les jours ; j'étais trop fou moi-même pour lui parler raison ; le dépérissement de ses forces et la tristesse profonde où je le surprenais souvent plongé me firent réfléchir. Un jour, je l'avais trouvé dans une émotion visible : je lui demandai avec instance de m'ouvrir son âme : il me répondit d'abord avec une gaieté outrée ; puis, comprenant qu'il m'affligeait, il s'écria : «Eh bien ! je sens que je meurs ! pourquoi m'arracher cet aveu, tu m'aimes trop pour ne pas en souffrir.» Je trouvai pour lui répondre une effusion de tendresse et des conseils sages, tels qu'une mère aurait pu en donner ; il me répondit avec amertume : «Et toi aussi, tu croiras que je meurs de débauche !» Il prononça ce dernier mot avec un accent de colère et de dégoût. Je souris malgré moi. Ce sourire l'exaspéra. «Eh bien ! oui, dit-il, il faut que vous le croyiez tous ainsi, il le faut pour elle !» Il sembla alors oublier que j'étais là ; il pencha la tête et se mit à pleurer. Je vins à lui, et lui prenant la main : «Emmanuel, lui dis-je, elle, c'est donc une créature mystérieuse que tu ne m'as point nommée ? tu as donc des secrets pour ton ami ?» Il fit un mouvement convulsif ; puis, éclatant de rire : «Décidément, nous sommes fous tous les deux ! me dit-il, c'est cette brume noire de l'atmosphère qui assombrit nos idées. Viens, allons chez Julia, sa gaieté bruyante nous fera du bien.» Et il m'entraîna chez sa maîtresse. Depuis ce jour, je voulus m'initier à un sentiment intime que je soupçonnais ; il affectait devant moi une gaieté insoucieuse, et je finis par penser que mon souvenir me trompait, et que je n'avais jamais entrevu dans le coeur d'Emmanuel l'empreinte cachée d'une douleur profonde. Il alla faire un voyage en Angleterre ; à son retour, je le trouvai comme rasséréné ; il avait secoué pour quelques mois la chaîne d'une femme qui le dominait dans son intérieur, et qui, sans avoir les droits du mariage, en avait plus que les ennuis. A son retour, il retrouva ce misérable lien qu'il ne pouvait rompre, et dont l'affranchissement momentané lui avait été salutaire. Souvent je venais l'arracher à cette vie vulgaire et tracassière qu'il se laissait imposer, et nous allions ensemble faire de longues promenades dans la campagne. Alors il paraissait plus triste et cependant moins malheureux ; nous parlions de notre art, comme à Rome, et ces heures d'expansion nous rajeunissaient.

Un jour, nous étions descendus de cheval, près des coteaux de Sèvres, nous montions la hauteur de Bellevue, lui rêvant, et moi cherchant à le distraire ; il se baissa tout à coup et ramassa de petites fleurs que j'allais fouler aux pieds : c'étaient des liserons rose pâle. Il les aspira avec ivresse et se mit à pleurer ; je n'osais le questionner, je le croyais atteint de cette sensibilité maladive que les paroles irritent ; il fut bientôt maître de lui, et se remit à causer avec indifférence. Huit jours après, nous faisions ensemble une nouvelle promenade à cheval ; nous cheminions au pas dans une montée, lorsqu'une voiture qui venait en face de nous descendit la route précipitamment : elle ne renfermait qu'une femme ; je l'aperçus sans distinguer ses traits ; lui, l'avait reconnue. Il fit tourner son cheval et s'élança sur la trace de la voiture. Je fis à mon tour volte-face pour le suivre. Hélas ! son cheval s'était abattu, puis, se relevant écumant et sans tenir le frein, il avait jeté à terre le cavalier qu'il traînait sur la route, suspendu à l'étrier : le sable et les pierres étaient tâchés de sang. Je rejoignis mon malheureux ami, je le relevai sans connaissance dans mes bras ; j'appelais à grands cris, mais la voiture qui fuyait devant nous ne s'arrêta pas. Un autre équipage qui passait vint à mon aide ; on prodigua tous les secours à Emmanuel ; il revint à lui et ne se plaignit pas. Je ne soupçonnais point la gravité de sa blessure ; quand nous arrivâmes à Paris, je m'installai garde-malade auprès de son lit ; par ma présence, je voulais tempérer les tracasseries bruyantes des femmes qui l'entouraient ; j'y parvins, et le médecin donna ordre qu'on me laissât seul à son chevet. Bientôt le mal empira, et ce fut à moi qu'on annonça que sa blessure, compliquée par un mal antérieur, serait mortelle ; lui, morne et silencieux, bien qu'ayant gardé toute la lucidité de son intelligence, semblait insoucieux d'une fin qu'il prévoyait. Il me parlait peu ; seulement il exigeait que toutes les lettres à son adresse lui fussent remises sans qu'on les ouvrît. Un matin, je lui en remis une moi-même ; il devint plus pâle, et je crus voir la mort glisser sur son jeune et noble visage ; il ne la décacheta point, tant qu'il crut, qu'il pensa que j'étais auprès de lui ; mais comme je faisais quelques pas derrière ses rideaux, il me crut sorti et brisa le cachet ; je penchai la tête et ne vis qu'une clochette de liseron. Il colla ses lèvres sur la fleur, puis il dit avec un accent de désespoir : «Quoi ! je ne te verrai point avant de mourir !»

Je sortis quelques instants. En rentrant dans sa chambre, je le trouvai debout, en chemise, près d'un meuble de la renaissance dont il enlevait toujours la clef. Sa faiblesse était extrême, il s'évanouit dans mes bras. Son imprudence aggrava son mal, et quand le médecin arriva, il me dit qu'il n'y avait plus d'espoir, mais que son agonie serait longue, qu'il s'éteindrait lentement, que sa jeunesse lutterait pied à pied contre la mort, et qu'il expirerait avec une imagination pleine de vie, et une clarté d'intelligence qui ne décroîtrait pas. «Vous avez encore de nombreuses veilles à passer près de lui, ajouta le médecin : vos forces seront-elles aussi puissantes que votre amitié, pour lui donner tous ces tendres soins qui calment du moins son esprit, s'ils ne peuvent triompher de son mal ? ne voulez-vous pas que j'appelle quelqu'un à votre aide ? - Eh qui ! lui dis-je, ne voyez-vous pas comment il est entouré ! - Je le sais, reprit-il, ces femmes songent plutôt à le dépouiller, qu'à lui donner des soins ; mais, puisqu'il n'a qu'une mère et une soeur pour veiller à son chevet, acceptez pour vous seconder une de ces pieuses soeurs de charité qui se dévouent au service des malades. Ce matin il en est venu une chez moi s'offrir pour veiller votre ami : «C'est lui, m'a-t-elle dit, pour justifier son zèle, qui a fait pour notre chapelle un tableau pieux. Nous avons appris sa maladie, et notre communauté se met à son service.» J'ai promis de vous rapporter ces paroles. Acceptez cette offre du coeur, cet hommage de la sainteté. Le docteur insista, je ne pus le refuser, et il m'assura que, le soir même, la soeur de charité viendrait me relever dans ma veille, ou du moins la partager.

Le jour venait de s'éteindre, la chambre du malade n'était éclairée que par la faible lueur que jetait une veilleuse placée dans une urne de marbre antique. Emmanuel était calme, il parlait peu et semblait ne pas souffrir. «C'est peut-être un doux sommeil que la mort, me dit-il tout à coup, comme cédant à une réflexion, quand elle est précédée d'un bien-être comme celui que j'éprouve ! Mon ami, m'avez-vous donné de l'opium ? Oh ! je goûte une extase qui n'a jamais été que dans mes rêves !...» Je craignais qu'il eût un peu de délire, mais il retomba dans le silence, et son visage en repos et souriant sembla réfléter une douce sensation.

Je le contemplais, et la pensée qu'il ne souffrait pas me redonnait quelques lueurs d'espérance ; je fus troublé dans mon émotion par un léger coup frappé à la porte : en l'ouvrant, je vis devant moi la soeur de charité ; j'avertis mon ami que c'était elle, et alors, élevant la voix, elle dit comme pouvant être entendue d'Emmanuel : «Je viens veiller auprès du malade, reposez-vous, monsieur, je vous remplacerai.» Ses paroles étaient tremblantes ; elle les avait à peine prononcées, qu'Emmanuel poussa un cri ; j'accourus vers lui, il parut se réveiller, et il me dit : «Oh ! je rêvais, je crois !...» Puis, me prenant les deux mains : «Va reposer, mon ami... Voilà bien des veilles que tu as passées pour moi... Puisque la soeur est là, prends un peu de sommeil. - Je dormirai sans te quitter, lui dis-je ; là, sur ce fauteuil, au coin du feu.» Je retournai près de la soeur, elle était assise, et tenait la tête baissée : il me sembla que tout son corps tremblait ; je pensai qu'elle avait froid, et je l'engageai à s'avancer près de la cheminée qui était vis-à-vis le lit. «Merci, me dit-elle, nous ne nous chauffons jamais.» L'obscurité qui régnait dans la chambre m'empêchait de distinguer ses traits ; ils étaient d'ailleurs presque entièrement cachés par une grande coiffe monastique. Emmanuel me rappela : «Repose, me dit-il avec instance, je t'en prie ! que je te voie t'endormir !» Je lui obéis, et accablé par la fatigue, je fus bientôt plongé dans l'assoupissement ; alors, durant un sommeil qui n'était peut-être que factice, voici ce que je vis : la soeur de charité vint vers moi ; son visage était inondé de larmes ; elle me secoua légèrement le bras ; puis, assurée que j'étais endormi, elle se précipita vers la couche d'Emmanuel éclairée par un rayon direct de la veilleuse.» «C'est moi ! lui dit-elle, en arrachant le voile qui la cachait ; c'est moi, s'écria-t-elle sourdement, moi qui t'aime, et qui viens te le dire, puisque nous devons mourir !...,» et elle se penchait sur sa couche en sanglotant. Emmanuel s'était soulevé et lui tendait les bras ; il l'attirait sur son sein : «Amour vrai, âme de mes rêves, ne t'éloigne pas, lui disait-il ; vivant, je t'ai vu fuir comme une ombre ; dans mes heures d'agonie, ne repousse plus mon étreinte : elle est chaste comme cet amour mystérieux qui nous unissait ; oh ! viens ; que je me sente expirer dans tes bras ! tu me laveras de mes souillures.» Une douleur poignante étouffait la voix de la jeune femme ; elle restait muette, les yeux hagards étrangement fixés sur le pâle visage d'Emmanuel, qui portait déjà l'empreinte de la mort ; puis, comme rappelée à elle-même par les caresses passionnées que lui prodiguait le mourant : «Te perdre, s'écria-t-elle, te voir mourir, quand je pourrais te faire vivre !... oh ! tu me l'avais dit, et j'ai été sans âme... sans pitié.. pour moi-même ; sans croyance, sans fanatisme dans mon amour : l'orgueil m'a perdue ! je voulais être forte dans ma faiblesse, et je suis frappée dans ma force !... Maintenant, que veux-tu ? dis : veux-tu que je parte avec toi ? Dieu aura pitié, il te fera revivre... Viens, partons ! que m'importe la honte dont on me flétrira, si tu vis, si tu m'aimes, si je puis te rendre heureux... Viens, je suis à toi ; est-il un lien plus fort que celui qui nous unit ? n'ai-je pas combattu en vain ? O mon Dieu, ne l'ai-je pas tué par ma résistance ? Oh ! que je sois coupable ! et qu'il vive !» Les sanglots entrecoupaient ces paroles, et ses larmes ruisselaient mêlées à celles d'Emmanuel. «Je suis à toi, répétait-elle ; viens, que je t'emporte dans mes bras !» Et le mourant l'étreignit dans les siens, et je n'entendis plus que des murmures, que des gémissements, exprimant plutôt la volupté que la souffrance... Ils restèrent ainsi jusqu'à l'aube dans un égarement extatique qui prêtait des forces à Emmanuel, et qui arrachait à la réalité la malheureuse femme. Tout à coup, mon pauvre ami dit avec douceur et résolution : «Pars, adieu, et sois bénie de ce bonheur que j'emporte en mourant ; quitte ma couche d'agonie, elle sera froide dans quelques heures ; que personne ne connaisse notre amour et ne te profane, toi, si pure et si chaste, qui m'as aimé, moi, si souillé et si malheureux ! Adieu ! pour dernière preuve d'amour, obéis-moi : ne meurs pas encore, vis pour garder mon souvenir, pour que je laisse au moins au monde une âme qui connaisse et pleure la mienne.» Elle avait compris ; elle était debout, appuyée sur sa couche et prête à s'éloigner : «Oui, dit-elle, pour toi, il faut que notre amour reste un mystère, car on flétrirait un amour qui l'a purifié... J'aurais voulu te voir mourir, Dieu me refuse cette douleur qui m'aurait tuée ; durant tes heures d'agonie, je vais subir les tortures du monde que je n'ai pas eu le courage de mépriser : adieu, je dois être forte à ce martyre.» Mais son âme défaillit sous cette résolution, et elle retomba en faiblesse sur le sein d'Emmanuel. «Fuis, fuis, lui dit-il avec énergie, je ne veux pas que tu te perdes pour moi.» Et cherchant la clef qu'il avait cachée sous son chevet, il lui dit d'ouvrir le meuble de la renaissance et d'y prendre une boîte en ébène : «Emporte-la ! ajouta-t-il ; tout est là, mon âme et la tienne.» Elle fit un signe de refus ; saisi par une émotion électrique, ils se pressèrent encore dans les bras l'un de l'autre ; puis, la soeur de charité baissa son voile et s'éloigna sans proférer une parole. «Je n'entendis plus Emmanuel. En m'éveillant, je croyais avoir eu une vision ; j'étais encore dans cette hallucination, lorsque je fus frappé du silence de la couche du malade ; une pensée de terreur me rappela à moi : «Emmanuel !» m'écriai-je. Je m'approchai : il était mort. Altéré par la douleur, la face renversée contre le corps sans vie d'Emmanuel, je fus rendu à la réalité par l'arrivée du docteur ; il me secoua avec force et je recouvrai à moitié mes sens, mais la voix me manqua pour lui dire qu'il était mort ; il s'approcha de la couche, il examina le cadavre de cet homme si jeune encore, si beau, si intelligent : ce coeur si noble et si profondément bon, ce génie dont les arts allaient déplorer la perte, hélas ! tout cela n'était plus qu'un cadavre ! Quand le docteur eut fini son inspection anatomique, il me dit avec une étrange sagacité :
«Une femme est venue ici ?
- La soeur de charité, lui dis-je.
- C'est une faute, me répondit-il ; j'ai hâté la fin de votre ami ! J'ai été trompé ; cette femme n'était pas ce qu'elle paraissait être... N'avez-vous rien entendu ?
- Durant mon sommeil, que la lassitude rendait plus lourd et qui m'enchaînait malgré moi, d'abord il m'a semblé voir cette femme se précipiter vers la couche d'Emmanuel ; puis mes yeux n'ont plus rien distingué : j'ai cru entendre des sanglots, des gémissements, des caresses, puis un sommeil de plomb m'a rendu inerte, et je n'ai plus rien vu, plus rien entendu.
- Cette femme, reprit le docteur, était une maîtresse d'Emmanuel.»

Je secouai la tête avec doute, comme pour combattre cette injurieuse pensée.

«Quand elle est venue m'offrir de veiller votre ami, poursuivit le docteur, son émotion était si grande et si vraie, que je l'ai partagée. Vous avez raison, cette femme devait l'aimer réellement et avec pureté... Cependant il est mort sous ses embrassements. Mais n'avez-vous pas connu cette femme, ne soupçonnez-vous pas qui elle peut être ?

Je ne l'ai jamais vue, lui dis-je, c'est là un mystère d'amour et de délicatesse qu'Emmanuel a dérobé à mon amitié, et nous ne devons pas chercher à le pénétrer, si ses dernières volontés ne nous le font point connaître.»

- Je me souvins alors de ces heures d'émotion et d'abattement où j'avais surpris Emmanuel ; je me souvins d'une demi-révélation, aussitôt refoulée ; je pensais à ces clochettes de liseron que je lui avais vu baiser passionnément, à cette lettre qu'il reçut mourant et qui renfermait une de ces même fleurs : il avait aimé en secret une femme, et cette femme était sans doute celle qu'il avait aperçue et dont il avait voulu suivre la trace le jour de sa chute. On disait tout haut que les femmes et les amours vulgaires avaient tué Emmanuel, et moi, je pensais tout bas qu'il était mort pour une femme pure, pour un amour mystérieux qu'on ne connaîtrait jamais.

Vous le savez, on lui fit de brillantes funérailles, dernières vanités de l'existence humaine, derrière dérision de notre fragilité, adieu orgueilleux et bruyant d'un monde qui bientôt nous oublie pour jamais. Tous les condisciples d'Emmanuel, ses amis, ses rivaux suivirent son convoi. On lui jeta des couronnes, on lut des vers et des discours sur sa tombe ; on lui construisit un mausolée de marbre, on transporta au Louvre ses tableaux, déification de sa gloire. Durant deux mois, les journaux publièrent sa biographie et ses éloges ; puis, tout bruit cessa sur son nom, et on parut l'oublier. Emmanuel n'avait pas fait de testament : on trouva seulement au pied de son lit quelques lignes tracées au crayon, par lesquelles il me donnait, disait-il, tous ses cartons, toutes ses esquisses, tous les tableaux et tous les meubles de son atelier. Ces lignes étaient signées et datées de la veille de sa mort.

Je m'entourai de ces dons de l'amitié, de ces reliques précieuses de l'art ; le souvenir d'Emmanuel était ma seule affection ; je lui avait voué une sorte de culte exclusif. Emmanuel était mon frère ; en le perdant, je ne pouvais plus chercher d'ami. Eh ! quel autre m'aurait offert tous les liens qui nous unissaient ! lien de l'âme, lien des arts, lien même de nos folies de jeunesse, pacte léger en apparence, mais où nous mettons toujours à notre insu une part du coeur. Lui mort, j'étais resté comme un être incomplet. Le cercle de toutes mes jouissances me paraissait fermé et à jamais scellé sous sa tombe. Ma douleur n'était pas violente et expansive, elle était muette et calme.

Quand les amis d'Emmanuel se réunissaient pour fêter sa mémoire ou pour aller un jour de printemps porter des fleurs sur sa tombe, on ne me voyait pas là ; car j'étais sûr que quelque parole philosophique, gaie, aurait blessé, en l'irritant, une douleur toujours fraîche et présente. Mais, lorsqu'il faisait un de ces jours de brume sombre qui enveloppe Paris comme un drap mortuaire, il me semblait que mon pauvre ami devait souffrir et avoir froid dans sa tombe. Et je passais mes journées à pleurer sur lui et à feuilleter ses esquisses, ou à me promener dans le cimetière où il était enseveli.

C'était vers la fin de l'automne ; il faisait un brouillard compacte et noir. A trois heures, la nuit avait déjà remplacé le jour, et j'y voyais à peine dans mon atelier. Le découragement et la tristesse m'avaient fait quitter mon travail ; je m'étais assis vis-à-vis le portrait de mon pauvre ami, qui me regardait et me souriait encore comme il le faisait lui-même autrefois. Une illusion douloureuse me saisissait : il me semblait que cette toile allait s'animer, et que la voix d'Emmanuel allait me répondre. Mais, à la pensée qu'en réalité ces nobles traits n'étaient plus qu'un peu de poussière mêlée à la terre, des larmes coulèrent au bord de mes paupières, et je restai plongé dans une sombre méditation. Les ténèbres tombèrent tout à fait, je rêvai ainsi longtemps avec un charme poignant ; puis, je voulus me fortifier contre l'abattement de mon chagrin, en me repaissant de nouveau de tout ce qui me restait de lui, de sa gloire, des traces de son passage sur la terre, des créations vivantes de son génie. Si les émanations de notre âme nous survivent, l'âme d'où elles sont sorties n'est-elle pas immortelle ? Cette question que je me posais ranimait ma foi, et je pensais que l'âme d'Emmanuel ne pouvait s'être éteinte, et qu'elle comprenait encore dans une région inconnue mon amitié pour lui. Dans nos croyances, le sentiment l'emporte sur le raisonnement : aimez profondément en amour et en amitié, et vous aurez la foi.

Je recherchais alors les pensées de mon ami, traduites par son crayon dans de nombreuses esquisses, et les pages que j'étudiais chaque jour le faisaient revivre pour moi. J'avais épuisé ses nombreux cartons, où j'avais trouvé mêlées à des compositions sublimes et touchantes, d'autres gaies et bouffonnes, souvenirs de notre jeunesse qui me serraient le coeur, en opposant des scènes d'une folle joie évanouie au deuil lugubre du présent.

Ce soir-là, poursuivant mes recherches d'esquisses et de croquis, je fouillais dans le vieux meuble mystérieux, que je n'avais pas eu le courage d'ouvrir depuis sa mort. C'était une de ces armoires curieuses, incrustrées dans l'intérieur de mosaïques de nacre, d'ébène et de bois de rose. D'innombrables petits tiroirs étaient séparés les uns des autres par des figurines en ivoire du travail le plus achevé. Au milieu de l'armoire, un tiroir plus grand que les autres et qui formait comme le centre des ornements, avait pour entablement deux naïades à queue de poisson bizarrement tordue. Le dieu d'un fleuve sculpté lui servait de fronton. Tout ce beau meuble, du règne d'Henri II, était ainsi chamarré de scènes galantes et mythologiques, d'une richesse de travail vraiment miraculeuse.

Emmanuel avait aimé ce bijou d'ébénisterie avec un véritable enfantillage d'artiste ; il ne souffrait point qu'on y touchât, et jamais il ne m'avait permis d'ouvrir moi-même tous ces petits tiroirs dont l'intérieur était aussi coquettement beau que le dehors. Il prenait pourtant plaisir à m'en faire examiner tous les détails ; mais en me demandant avec instance d'admirer par les yeux sans y porter la main. Le premier jour où il me montra ce meuble avec un ravissement et une joie qui me charmèrent, je le priai d'ouvrir le tiroir du centre, qui était sans bouton extérieur, mais dont on apercevait cependant les rainures : «Ce tiroir ne s'ouvre pas, me dit-il ; c'est un ornement simulé et inutile.» Je n'insistai pas davantage, et je n'y pensai plus. Depuis la mort d'Emmanuel, je ne m'étais pas approché de ce meuble ; mais je cédai ce soir-là au besoin d'assouvir ma douleur. J'ouvris tous les petits tiroirs ; ils étaient vides. Mes yeux se portèrent sur celui du milieu, et en regardant les deux naïades, si agaçantes et si vives, que le vieux fleuve convoitait du regard, j'aperçus, parmi les roseaux d'ivoire où elles étaient à demi plongées, un petit coquillage plus en relief que le reste de la sculpture. J'appuyai mon doigt dessus, et aussitôt un ressort céda et le tiroir s'entr'ouvrit. Ce fut pour moi un moment de surprise et de satisfaction, mêlé pourtant d'une sorte de remords ; il me sembla que je venais de surprendre un secret de mon ami, un secret qu'il ne pouvait défendre du fond de la tombe, et que je lui ravissais lâchement. Cette impression me disposait à refermer le tiroir : mais, malgré moi, j'y jetais les yeux. Je vis sur les parois du fond une figure de femme, qui semblait peinte sur verre ; j'enlevai le tiroir pour l'examiner de plus près, et je découvris que ce n'était qu'une glace qui réflétait un portrait enchassé dans l'intérieur du côté de l'ouverture. C'était une grande miniature peinte sur ivoire, dont le panneau était assujetti aux angles par quatre petits crochets d'or ; je la détachai facilement, et fis tomber en l'élevant trois lettres cachées derrière. Je tremblais, j'y voyais à peine ; je pensais que j'allais découvrir la passion mystérieuse d'Emmanuel, et je me demandais de quel droit j'allais m'initier à cette douleur qu'il ne m'avait pas révélée ; mais n'étais-je pas son ami, son frère, ne l'aurais-je pas consolé s'il s'était confié à moi ?... Oh ! voilà quel était mon titre à savoir ce qu'il avait souffert. En entr'ouvrant une de ces lettres, je fus prêt à laisser échapper un cri ; elle me rappela les dernières heures de mon ami. Cette lettre, je la reconnus : elle ne renfermait qu'une clochette de liseron ; cette lettre, c'était celle qu'Emmanuel avait reçue la veille de sa mort. Je me souvins alors que, l'ayant laissé un moment seul dans sa chambre, je l'avais trouvé, en rentrant, debout devant cette même armoire qu'il avait fermée précipitamment. Je regardai une seconde lettre ; l'adresse était de la même écriture que la suscription de celle qui ne renfermait qu'une fleur. Je lus ces trois lignes : «Pensez à moi, lorsque le ciel est sombre, lorsque la pluie frappe les vitres de votre atelier ; alors, si vous êtes seul et que vous cherchiez un souvenir qui vous attriste et vous inspire, pensez à moi ! Je ne vous demande pas cela par orgueil, je vous le demande par douleur ! DOLOROSA.» Plusieurs traces au papier indiquaient que des larmes y étaient tombées. Le troisième billet ne renfermait que ces mots : «Oh ! pourquoi n'êtes-vous pas mon frère !... DOLOROSA.» C'était tout ; et ces lignes, qui n'exprimaient rien, me révélaient pourtant l'histoire d'un amour douloureux et pur !...

Je contemplais le portrait de cette femme, de celle qui sans doute avait tracé ces lignes ; je reconnus dans cette peinture la touche du pinceau d'Emmanuel. A demi couchée sur le rivage de la mer, cette femme rêvait en regardant les vagues ; il y avait sur ses traits une impression de tristesse pensive qui contrastait presque avec le feu de l'exaltation qui brillait dans ses regards. Au premier coup d'oeil que je jetai sur ce visage, il me sembla qu'il ne m'était pas inconnu, et à un examen plus attentif, je reconnus la soeur de charité, Dolorosa ! C'était donc elle ; elle qui l'aimait et qui avait voulu le voir à l'heure de sa mort ; elle dont il m'était défendu de rechercher la vue ! car, à l'exemple d'Emmanuel, je devais à cette femme infortunée le respect et le silence. Mais, qui était-elle ? quel était son nom ? vivait-elle encore ? ou la douleur l'avait-elle tuée ?... Je me perdais dans cette énigme sans mot ; la nuit, elle me donnait d'ardentes insomnies ; le jour, elle me plongeait dans des rêveries profondes et oisives dont rien ne pouvait me tirer. J'aurais voulu retrouver cette femme pour l'appeler ma soeur, pour pleurer avec elle Emmanuel, qu'elle et moi avions su aimer !...

Chaque jour, je regardais son portrait ; elle avait une beauté noble et pure qui éveillait l'amour de l'âme ; ses beaux cheveux, descendant en boucles sur son cou modelé comme l'antique, voilaient les contours séraphiques de ses joues ; le bas de son visage était enfantin et exprimait la candeur, tandis que ses yeux et son front mâle révélaient le génie et l'élévation. Souvent je plaçais ce portrait en face de celui d'Emmanuel, et alors les deux nobles têtes se regardaient avec expression. Hélas ! c'était là tout ce qui me restait de lui ! Mais était-ce aussi tout ce qui me restait d'elle ? Oh ! je voulais la voir, la découvrir ! Parfois, je passais les journées à la chercher dans les rues, dans les promenades, à regarder comme un insensé tous les visages de femmes qui passaient dans la foule.

A ma folie avait succédé le découragement ; je n'avais pu la retrouver, malgré toutes mes recherches. Je pensais avec conviction qu'elle était morte. Durant plusieurs semaines de ces recherches sans espoir, je n'étais pas allé au cimetière où dormait mon pauvre ami. Un soir, je m'y dirigeai ; c'était à la fin de novembre ; le ciel était de ce gris qui donne le spleen aux enfants du midi ; les fleurs des tombes étaient fanées, et le cimetière du Père-Lachaise, qui est presque un jardin riant au printemps, était alors triste et lugubre, tel que doit être la terre des morts ; les promeneurs indifférents l'avaient déserté. Je trouvai là la solitude et le deuil qui conviennent à la localité. Je marchai vers la tombe d'Emmanuel ; elle était entourée d'un rideau de cyprès dont les rameaux noirs la voilaient lugubrement. Comme j'allais franchir cette enceinte, j'aperçus une femme assise en face du monument ; elle se tenait immobile ; elle semblait ne pas entendre le bruit de mes pas ; elle ne tourna pas la tête. «Cette femme, c'est elle ! m'écriai-je mentalement, c'est Dolorosa ! c'est celle qui a aimé Emmanuel et qui ne l'oublie point !» J'allais me précipiter vers elle : une pensée de délicatesse m'arrêta. Cette femme ne voulait pas être vue ; elle cachait sa douleur ; elle venait pleurer seule, tandis que le cimetière était désert, et que la neige tombait ; elle pensait être en sécurité dans son isolement, et je l'aurais épouvantée en lui apparaissant tout à coup comme un espion. Contenu par ces réflexions, je tournai l'enceinte de cyprès pour examiner Dolorosa à travers les interstices des branches. Oui, c'était bien elle, c'était bien la soeur de charité ; c'était la réalité du portrait mystérieux que j'avais cherché en vain dans le monde. Oh ! cette femme ne pouvait être dans la foule ! C'était parmi les tombes que j'aurais dû la chercher. On comprenait, en la regardant, qu'elle ne vivait plus parmi les vivants, mais qu'elle était prête à s'endormir auprès des morts. Elle était d'une pâleur diaphane, fantasmagorique. J'avais remarqué ce teint bizarre durant sa veille au chevet de mon ami mourant ; mais aujourd'hui, il me frappa plus encore, car sa maigreur était extrême. Je ne sais pas si elle vit passer mon ombre ou si un de mes mouvements parvint jusqu'à elle : tout à coup, tandis que je la contemplais, elle baissa son voile, se leva précipitamment et disparut dans une allée. Je me mis à sa poursuite ; elle m'entendit sans doute, car elle redoubla de vitesse. Arrivée à la porte du cimetière, elle se précipita vers un vieux domestique qui l'attendait, et, s'appuyant sur son bras comme épuisée, elle monta dans un équipage qui stationnait à l'entrée. Je courus vers la portière de la voiture, mais le domestique la couvrit tout entière de son corps en se plaçant sur le marchepied, et d'un geste il fit signe au cocher de partir. Les chevaux s'élancèrent, et alors je fus frappé par la forme de cet équipage qui, fuyant rapidement, me rappelait la voiture qu'avait poursuivie mon pauvre ami, et qui fut cause de sa chute de cheval.

Oui, c'était bien Dolorosa, c'était bien l'idéal d'Emmanuel que je retrouvais enfin, mais pour le perdre aussitôt sans connaître même son nom, sans espérance de le savoir jamais. Aucune voiture n'était là : comment m'élancer à sa poursuite ? Je rentrai découragé dans le cimetière, je questionnai les gardiens : ils ne purent rien m'apprendre. Depuis cette rencontre, je revins chaque jour au Père-Lachaise : ce fut en vain.

Par une matinée de mai, j'étais là assis près du monument d'Héloïse et Abeilard, je rêvais à l'histoire de leurs amours, à ce souvenir si doux et si puissant, et qui, mieux que toutes les gloires humaines, avait vaincu l'oubli des siècles ; le tombeau des deux amants était couvert de couronnes, les fleurs exhalaient à l'entour leurs plus fraîches senteurs, le rossignol chantait sur la cime des cyprès, le ciel était d'un bleu limpide, tout était harmonie, végétation et lumière : j'étais au milieu de la vie, j'oubliais presque la mort. Tout à coup, la psalmodie des prêtres qui suivaient un convoi frappa mon oreille ; et sans me lever de ma place, je vis passer à travers les arbres un cortége nombreux ; les blanches draperies du corbillard m'annoncèrent que c'était une femme que l'on conduisait à son dernier asile ; je m'approchai machinalement, et à la suite des voitures d'apparat remplies par des personnes de distinction, je vis venir un vieillard tout en larmes, accablé par la douleur et par l'âge : il me sembla que ses traits ne m'étaient pas inconnus ; je l'examinai de plus près, et mon sang se glaça dans mes veines en reconnaissant en lui le vieux domestique qui s'était élancé à la portière de la voiture de Dolorosa, le jour où j'avais voulu m'y précipiter ; frappé d'un sombre pressentiment, je fus à lui : «Quel est le nom de celle qui n'est plus ?» lui dis-je avec émotion. Il me regarda, et me reconnaissant à son tour : «La curiosité envers les morts est un outrage, me répondit-il ; laissez dormir en paix celle qui a tant souffert.»

A ces paroles du serviteur fidèle, je courbai la tête et suivis silencieusement le convoi. On déposa le corps de Dolorosa dans une fosse voisine de la tombe d'Emmanuel ; aucun adieu ne fut prononcé ; la fosse à peine refermée, tous ceux qui avaient accompagné la morte, s'éloignèrent à la hâte et je demeurai seul. Je revins souvent. Les mois, les années s'écoulèrent : aucune pierre tumulaire ne fut posée sur le cercueil de Dolorosa. Le vrai nom de celle qu'avait aimé Emmanuel est encore pour moi un mystère.»

Je cessai de parler. «Montrez-moi son portrait, et je m'engage à découvrir son nom ?» me dit la comtesse avec insistance et d'un accent plus railleur qu'attendri. - Non, répliquai-je, j'aime mieux l'ignorer, que de livrer à l'ironie du monde une passion sanctifiée par la mort.»

LOUISE COLET.


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