DES ESSARTS, Alfred (1811-1893) : La Montani, fantaisie du dernier siècle (ca 1850).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (10.III.2006)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : 3026) de L'Élites, livre des Salons publié à Paris par Mme Veuve Louis Janet sous la direction du Bibliophile Jacob (Paul Lacroix).
 
La Montani
Fantaisie du dernier siècle
par
Alfred Des Essarts

~*~

I

- Hé ! c’est vous, mon très-cher lord Gérald Evyndal ! Je vous croyais parti pour le continent. Vous avez donc renoncé encore une fois à entreprendre cette grande tournée qui devait vous rendre savant par les yeux, sage par l’expérience ? Vous vous confinez donc à Londres, comme un bourgeois ou un membre de la Chambre des Communes ?

- Il le faut, mon cher Stephen ; sans avoir, ainsi que vous, des occupations parlementaires, j’ai besoin de séjourner dans la capitale.

- Caprice d’homme blasé, lequel s’amuse de ce qui devrait l’ennuyer.

- Oh ! ne me jugez pas ainsi. Venez, suivons une des allées les plus solitaires de Hyde-Park ; là nous causerons à notre aise, et si j’en ai le courage, je vous ouvrirai mon coeur.

- Eh ! mais, il s’agit apparemment d’un profond mystère ? Auriez-vous enlevé quelque jeune miss que vous tiendriez soigneusement cachée ? Je commence à m’alarmer pour vous, Gérald, en voyant votre physionomie sombre, le négligé de votre toilette…

- Taisez-vous !

- Qu’y a-t-il ?

- Regardez, Stephen, ce brillant phaéton conduit par sir John Everett.

- Dandy de soixante ans, affaissé sous le poids du ridicule.

- Mais à côté du vieux fat, ne remarquez-vous pas une charmante créature ?

- Vous avez raison ; c’est Violetta Montani, la harpiste vénitienne qui fait courir tout Londres à ses concerts.

- On la reconnaîtrait entre mille. Cet air à la fois vif, enjoué et fier, ce regard qui tantôt jette des flammes et tantôt se voile sous une frange de longs cils noirs, ces cheveux dont les teintes brunes s’accommoderaient mal de la poudre, cette taille exquise, ces épaules de Vénus, tout cela c’est Violetta Montani…

- Heureux mortel ! Violetta vous a salué avec un gracieux sourire. Quoi ! vous n’êtes pas satisfait ? On le serait à moins.

- O Stephen ! ne me demandez pas mon secret, je n’aurais point la force de vous répondre,… car il ne saurait y avoir pour moi de bonheur sans remords.

- Décidément, Gérald, vous êtes tragique au plus haut degré ; Garrick gagnerait à prendre leçon sur vous. Puisqu’il ne vous plaît pas de m’avouer la cause de votre chagrin, je me garderai bien d’insister ; ma curiosité serait indiscrète. Seulement, je gage qu’avant peu la voix publique me révélera le mystère. Adieu, rêveur, je vous laisse méditer sur vos malheurs,… en supposant toutefois que lord Gérald Evyndal puisse, avec sa figure, son rang, sa fortune, éprouver le moindre souci.

- Adieu, railleur impitoyable.

Deux heures après cette rencontre, lord Evyndal montait l’escalier d’une jolie maison de Grosvenor-Square et était annoncé chez Violetta. La belle étrangère préludait en ce moment à un prochain triomphe, car le soir même elle devait être entendue au Vauxhall par une foule avide de la voir et de l’applaudir. Vis-à-vis de la Montani se tenait, renversé dans un fauteuil, un personnage fort divertissant ; c’était son oncle Geronimo, véritable oncle de comédie, bruyant, épais, coiffé d’une immense perruque, vêtu d’un habit de soie aux nuances bizarres, chargé de bagues et de chaînes, et se pâmant aux accords que la harpe rendait sous les doigts habiles de sa nièce. - A chaque instant, le bonhomme s’écriait : « Brava ! brava ! ammirabile ! stupenda ! » Toutes les exclamations que peut suggérer l’enthousiasme ultramontain débordaient de ses lèvres. En apercevant Gérald, il leva le bras et accompagna ce geste d’un chut ! des plus retentissants. Celui-ci resta debout dans l’embrasure d’une croisée, le regard fixé sur la Montani, qui réalisait à son imagination une vision de sainte Cécile.

Le morceau achevé, il signor Geronimo applaudit de toute la force de ses mains, tira son mouchoir, s’essuya les yeux et embrassa tendrement sa nièce. Habituée à ces grandes démonstrations, Violetta n’y prit pas garde ; d’ailleurs, Evyndal était l’objet de son attention. D’un mouvement de tête elle l’appela près d’elle ; il accourut.

- Eh bien ! dit-elle, êtes-vous content, mylord ?

- Quoi ! vous me le demandez ! je ne trouvais pas d’expression pour peindre mes sentiments…. mais peut-être m’avez-vous deviné….

- Je n’ai pas tant d’orgueil….

- O Violetta, si vous aviez pu vous voir !... Il y avait autour de votre front une auréole lumineuse ; l’inspiration jaillissait de vos yeux en éclairs de génie ; avec quelle habileté vos doigts faisaient vibrer les cordes ! Qu’ils sont froids, les plaisirs donnés par la poésie et la peinture, si on les compare aux brûlantes émotions que produit la musique !...

- Hélas ! mylord, vous vous trompez sur la nature de vos sentiments ; vous croyez m’aimer, et vous n’aimez que ma harpe.

- Non, car l’instrument resterait muet sans ce talent, cette âme qui lui arrachent ses brillantes harmonies. Enchanteresse venue d’une terre qui a produit les plus dangereuses Circés, vous avez troublé la raison de tous nos dandys, de ceux-mêmes qui se proclamaient à l’abri des atteintes de l’amour. Heureux l’homme que votre coeur choisira !

Il se tut et interrogea d’un oeil plein d’anxiété le gracieux visage de la Vénitienne ; elle souriait et balançait sa tête ainsi qu’un oiseau ; mais pour encourager Evyndal, elle laissait tomber sur lui des regards longs et pénétrants.

Le jeune lord, bercé par un rêve de doux avenir, transporté par la contemplation de Violetta sous le climat d’Italie, dans cette admirable contrée où l’existence est de la poésie d’action, ne formait pas en ce moment de projet, comme s’il ne devait plus sortir du cercle d’enchantements que la magicienne avait tracé autour de lui. Le monde, la gloire, le bonheur prenaient pour Evyndal le nom de la Montani.

- Oh ! s’écria enfin Gérald lorsque l’extase laissa les mots arriver à ses lèvres, concentrer ses espérances sur un être chéri, se donner tout entier au coeur qui se donne sans réserve, n’est-il pas vrai que c’est une chose adorable ?... Je suis bien égoïste, car si votre beauté, votre talent, votre esprit m’appartenaient, je voudrais enfouir au fond d‘une solitude ces trésors inestimables, tant je serais jaloux de l’admiration que leur accorderaient les autres hommes.

- Et vous ne tarderiez pas, dit la Vénitienne, à vous lasser de ce que vous daignez appeler ma beauté, mon talent, mon esprit. Qu’est-ce que des diamants dont on se pare pour rester seule dans sa chambre, sinon des futilités, des jouets d’enfant ? Ce qui brille veut être montré. Ainsi, pas d’amour durable si la femme aimée ne promène ses succès à travers les salons ; si elle n’est coquette avec son cortége de courtisans, de sigisbés, de poëtes, et surtout avec son mari.

- J’entends, il vous faut des hommages ?

- Beaucoup.

- Une passion profonde ne saurait vous suffire ?

- Non, parce que, faute du stimulant des rivalités, cette passion n’existerait bientôt plus qu’à la surface.

Geronimo, ombre fâcheuse toujours présente, espèce de sentinelle placée par la nature près de Violetta, crut devoir glisser au milieu de la conversation cette phrase empreinte de l’astuce grossière de l’intérêt :

- Certain gentleman dont nous avons reçu tantôt la visite, paierait de toute sa fortune un mot favorable qu’il obtiendrait de ma nièce.

Lord Evyndal fronça le sourcil et demanda d’une voix saccadée :

- Quel est ce gentleman ?

- Mon oncle, vous êtes toujours le même, dit Violetta en faisant une petite moue charmante… Est-il besoin de tant de mystère pour nommer sir John Everett ?

- Oh ! ce vieux fat qui vous a conduite aujourd’hui même à Hyde-Park…. Je ne suppose pas que vous puissiez l’aimer.

- Il a quatre millions ! s’écria Geronimo.

- Eh bien ! interrompit Gérald d’un accent de dépit.

- Eh bien, reprit l’oncle sans se troubler, quand on possède quatre millions on n’a pas d’âge.

Gérald se disposait à répliquer, lorsqu’un laquais annonça lady Holbridge. Une pâleur mortelle se répandit sur les traits du jeune lord.

- Mes amis, dit-il, excusez-moi, je me sens indisposé, permettez que je me retire dans la pièce voisine. Je reviendrai après le départ de cette dame.

Et sans donner d’autre explication, il ouvrit la porte d’un petit boudoir et disparut. Ce fut Geronimo qui, au bout d’un quart d’heure vint le trouver, et lui dit avec son sourire banal :

- Mylord, la noble signora est partie.

En rentrant au salon, Evyndal frémit de voir la Montani sombre, les lèvres serrées, une main appuyée contre son front. Il se plaça devant elle, Violetta se détourna vivement. Un silence pénible régna pendant quelques instants ; enfin l’Italienne jeta ces paroles d’un ton froid et dédaigneux :

- Vous aviez cru, vous, grand seigneur, fasciner, éblouir une artiste ; vous ignoriez que le hasard m’éclairerait sur votre perfidie.

- Ma perfidie !

- Osez nier que vous aimez cette lady Holbridge ?

- J’ai l’honneur de la connaître ; j’apprécie hautement ses qualités ; lady Holbridge est de ma famille par son mari, mort il y a trois ans.

- Et vous l’aimez ?...

- Qui vous fait penser cela ?

- Mon instinct de femme. Ces choses-là, nous ne les apprenons pas, nous les devinons. Comment n’aimeriez-vous pas une veuve jeune, jolie, riche, et qui est de vos parentes ?

- Je l’avoue, ma mère, que j’ai eu le malheur de perdre, avait conçu autrefois un projet d’union entre cette personne et moi. Le frère de lady Holbridge, sir James Ellesmer, aurait en même temps épousé ma soeur, mais je n’ai pas donné suite à ces projets.

- Ah ! mylord, vous vouliez me tromper. Vainement me feriez-vous entendre mille protestations, les regards, les paroles de lady Holbridge m’eussent aisément instruite. Elle venait ici pour me proposer de jouer demain chez elle dans une fête…

- Vous avez refusé ?

- Non, j’ai accepté, afin d’étudier votre contenance, de jouir de votre embarras, de vous confondre. Ce sera la dernière fois que je vous verrai.… ensuite tout sera fini, rompu entre nous.

- Violetta !

- C’est aussi vrai que je brise cet éventail.

Joignant l’action aux paroles, elle mit en pièces un magnifique éventail chinois qu’elle tenait à la main.

- Ma nièce ! s’écria Geronimo, qui attachait un regard de regret sur les débris.

Lord Evyndal se leva, et, près de sortir, il dit d’une voix étouffée le mot « Adieu ! »

Quand il se fut éloigné, la Vénitienne se redressa et dit avec un accent d’orgueil :

- Il est à moi !

- Tu crois ? dit Geronimo ; cependant il était furieux.

- Je tiens mon esclave.

- Eh bien ! si tu es sûre du triomphe, vise au mariage… Les amours passent comme la beauté qui les inspire. Tâche de devenir lady… et tu seras bénie par ton oncle. En attendant, allons dîner…. Ces commotions successives m’ont donné un terrible appétit.

II

Le lendemain, une foule aristocratique se pressait dans les salons de lady Holbridge. Il y avait *rout*, c’est-à-dire entassement d’invités. A peine, vers minuit, pouvait-on se faire jour à travers les flots de dandys élégants, de femmes à la mode toutes chargés de perles et de diamants. C’est que chez lady Holbridge le plaisir n’était pas le seul attrait qui attirât les gens du bel air ; on n’allait pas contempler surtout ses meubles somptueux, ses tableaux de prix, ses porcelaines et les mille riens fastueux qui décorent l’hôtel d’une grande dame ; on se plaisait principalement à voir cette charmante maîtresse de maison, à entendre sa conversation piquante, remplie de mots bienveillants, d’images poétiques, de traits malins et pourtant inoffensifs. Parmi toutes ces richesses, elle était le plus précieux joyau.

Lady Esther Holbridge avait cet âge où l’on cesse d’être jeune fille pour devenir jeune femme ; où les grâces de l’adolescence laissent percer la gravité, la réflexion, qui est un attrait de plus. Sa taille était belle sans être trop élevée, son visage noble sans lourdeur ; de longues boucles de cheveux ombrageaient son cou de cygne ; l’azur de ses prunelles avait quelque chose de limpide comme le ciel du midi ; en petitesse, nulle main n’eût été comparable à la sienne. Mais tous ses avantages physiques étaient surpassés par la douceur de sa voix, qui ressemblait au chant le plus mélodieux. Pour être insensible à un tel ensemble de perfections, il fallait que lord Evyndal fût aveuglément prévenu en faveur de Violetta. Du reste, il existait une telle dissemblance entre la blonde Anglaise et la brune Italienne, qu’il était impossible de leur accorder une égale admiration.

L’arrivée de Violetta produisit une vive sensation. La virtuose avait choisi un costume grec ; ses bras nus étaient chargés de larges bracelets ; une petite coiffe en brocart d’or faisait ressortir la teinte noire de ses beaux cheveux. Elle parcourut d’un regard rapide cette assemblée qui l’avait accueillie avec un murmure flatteur, et après avoir adressé un sourire à sire John Everett et à l’essaim de ses autres courtisans, elle commença une brillante improvisation. Jamais elle n’avait été plus inspirée.

A peine avait-elle terminé, que les bouquets vinrent en pluie odorante tomber à ses pieds. Cependant, soit que la chaleur qui régnait dans les salons, soit que l’émotion d’un tel triomphe obtenu sous les yeux de Gérald eût fatigué la Montani, elle se dit indisposée et demanda à se retirer. Lady Holbridge, tout en lui exprimant ses regrets de ne pouvoir la garder plus longtemps, s’empressa de mettre à sa disposition un carrosse, et la renvoya chargée de remercîments et de paroles obligeantes. Quant à l’oncle Geronimo, il se confondait en salutations, accablé sous le poids des bouquets, qu’il avait eu bien soin de ramasser.

Gérald laisse s’écouler le temps qu’exigeait la bienséance avant de quitter la fête, puis s’esquiva et courut déposer ce billet chez Violetta :

    « Mon adorée,

« Vous avez été sublime ; je vous admire autant que je vous aime.

« Daignez combler mes voeux en acceptant l’offre de ma main et de ma fortune. J’attends votre
« réponse avec la juste impatience d’un homme qui mourra s’il n’a le bonheur de vous posséder.

                    « GÉRALD EVYNDAL. »

Geronimo avait apporté au bout d’un quart d’heure le consentement de la Montani. Les préparatifs de cette union furent poussés activement de part et d’autre. On convint de ne rien ébruiter. Le mariage devait avoir lieu la nuit, devant deux témoins. Lord Evyndal avait besoin du secret pour ne pas soulever une légion de parents proches ou éloignés, tous ennemis-nés des mésalliances. Vainement l’oncle Geronimo se désolait-il de ne pouvoir conduire sa nièce à l’autel en habit d’apparat, l’épée au côté, le feutre à plumes sous le bras…. Il fallut bien qu’il se résignât au régime morganitique. Du reste, un obstacle tout à fait imprévu vint déranger les projets des amants.

Un matin, des huissiers ou recors se présentèrent chez Gérald. L’un d’eux, l’orateur de la troupe, prit la parole :

- Mylord, j’ai l’honneur de vous faire mon compliment sur votre prochain mariage.

- Mon mariage !... D’où savez-vous ?...

- Oh ! ce n’est plus un mystère. Personne dans Londres n’ignore que votre seigneurie va contracter ces doux liens que… qui…

- Abrégez. Que demandez-vous ?

- Votre seigneurie a probablement touché une dot considérable ?

- Faquin ! mêlez-vous de vos affaires.

- C’est que précisément nos affaires sont intéressées aux vôtres, mylord. Si vous ne pouvez acquitter tous ces billets signés depuis longtemps par vous et auxquels vous ne pensiez sans doute plus, parce que ce sont des choses qu’on aime volontiers à oublier ; si vous ne pouvez en finir avec vos dettes de jeunesse, nous serons forcés de vous arrêter.

- M’arrêter !... Moi !...

- La loi est précise. Votre liberté est notre garantie, votre personne notre caution. Mylord, exécutez-vous de bonne grâce ; nous gémirions d’être obligés de recourir à de fâcheuses extrémités.

- Drôles ! vous raillez, je crois… Comment voulez-vous que je trouve à l’instant une pareille somme ?

- Il le faut, cependant. Un seigneur tel que vous doit posséder chez lui ou emprunter facilement chez des amis huit mille livres sterling.

- Vous me demandez l’impossible. Avant que mes fermiers m’aient payé leurs arrérages ou même avant que mes amis puissent, en se réunissant, me prêter cette somme, il s’écoulerait plus de temps que vous ne m’en accordez.

- Alors, nous en sommes fâchés…. Suivez-nous….

- Mais….

- Suivez-nous, mylord.

- Eh bien ! laissez-moi écrire un mot à ma fiancée, puis je serai à vous.

Il traça en soupirant un billet pour Violetta, et monta, tout frémissant de rage, dans la voiture de place que les recors avaient amenée.

III

Quinze jours s’étaient écoulés depuis l’enlèvement de Gérald. A la fureur dont le jeune homme ressentit d’abord les accès, avait succédé l’abattement. Chaque matin, il adressait une lettre à Violetta pour lui dépeindre en traits de flamme la tristesse qu’il éprouvait loin d’elle, son impatience de la revoir, son vif désir de la conduire à l’autel. La Montani lui avait répondu deux fois, à une semaine d’intervalle, et son second billet avait été plus laconique, plus cérémonieux que le premier. Gérald ne pouvait se croire oublié ; l’amour - et surtout l’amour-propre - n’admet jamais de pareilles suppositions. Ingénieux à prêter des excuses à la belle Vénitienne, il se la figurait assaillie d’invitations, obligée de jouer à la Cour, au Vauxhall, à Covent-Garden, de se montrer sans cesse à un public idolâtre ; mais quelque disposé qu’il fût à l’absoudre de l’accusation de perfidie, il s’étonnait et s’attristait de l’abandon dans lequel le laissait Violetta.

Un jour, on vint l’avertir qu’une dame l’attendait au parloir de la prison. Gérald évoqua tout de suite l’image de Violetta, l’idée d’un touchant dévouement, d’une affection courageuse ; bercé par cet espoir, il se hâta de descendre. Quel fut son étonnement lorsqu’il aperçut sa cousine !

Ainsi, au lieu de la Montani, une parente, charmante il est vrai, mais excessivement raisonnable ; au lieu de l’amour, la froide amitié ! quelle déception ! Pauvre Gérald ! Le dépit qu’il éprouva était, certes, bien concevable.

L’embarras de lord Evyndal n’avait pas échappé à lady Esther Holbridge. Elle était émue ; mais plus maîtresse de ses impressions, préparée d’ailleurs à la scène qui allait se passer, elle ne tarda point à instruire Gérald du motif de sa visite.

- Vous êtes bien surpris de me voir, n’est-il pas vrai ? demanda-t-elle avec un gracieux sourire.

- Enchanté, au contraire, ma belle cousine.

- Vous pensiez que je vous avais oublié… comme les autres ?

- Je n’osais certes pas espérer la faveur d’un souvenir.

- Pourquoi ? ne m’en eussiez-vous pas donné un, si, de même que vous, je me fusse trouvée triste et isolée ?

- Pouvez-vous en douter ?

- Alors, ne doutez pas de moi. Vos amis se sont tenus éloignés de votre prison ; au premier bruit de la disgrâce que vous avez éprouvée, ils se sont enfuis tels qu’une volée d’oiseaux pillards qui s’écartent à tire-d’aile des lieux où il ne reste plus rien à butiner…. Mais moi je ne suis pas assez de vos amis pour vous abandonner : je ne suis qu’une cousine ennuyeuse.

- Vous êtes une de nos plus ravissantes ladys.

- Parlons de vous, Gérald…. On vous a donc arrêté bien brusquement ?

- C’est un tour infâme que m’a joué un ennemi inconnu. J’ai été conduit ici au nom d’un unique créancier qui s’était rendu acquéreur de billets signés par moi.

- Cet ennemi inconnu est devant vous.

- Comment !

- Oui, mon cousin ; j’ai payé tout ce que vous deviez aux marchands de Westminster et aux juifs de la Cité.

- Mais c’est affreux, madame ! votre bonté ressemble à de la persécution.

- Munie de ces titres de créance, et il y en a, je crois, pour huit mille livres, je vous ai fait arrêter….

Lord Evyndal, furieux, recula de quelques pas et dit en se croisant les bras :

- Vous me haïssez donc ?

Lady Holbridge secoua la tête et répondit avec un sourire :

- Loin de là ; j’ai voulu vous donner une grande preuve d’affection, vous empêcher de contracter une union insensée.

- Quoi ! vous saviez…. murmura Gérald un peu confus.

- Est-ce que je ne dois pas connaître tous vos projets ? c’est mon état, puisque je remplace votre digne mère. Écoutez-moi, mon ami. Lorsque lady Sarah Evyndal quitta cette terre pour un meilleur séjour, elle m’appela près de son lit de souffrance ; pressant mes mains dans sa main défaillante, elle me dit : « Ma chère Esther, je vais laisser mon fils seul au sein d’un monde qu’il ne connaît point. C’est à peine s’il vient de sortir de l’Université ; mille embûches peuvent être mises sur ses pas ; ses compagnons de plaisir le tromperont ; des femmes artificieuses fascineront son coeur ; pour lui tout sera dangers sans cesse renaissants. Vous dont la raison est avancée, dont la position est faite ; vous qui, moins âgée que lui, avez cependant de l’autorité par votre rang, par votre titre de veuve, veillez sur Gérald, non comme un censeur rigide, mais comme une autre mère. Rendez-lui la morale agréable, le devoir facile ; éclairez-le, tout en respectant ses illusions ; prenez ma place auprès de lui ; enfin, soyez son guide. » Maintenant, Gérald, dites-moi, vous ai-je fatigué de mes leçons en cherchant à accomplir les voeux de l’excellente lady Evyndal ? Vous ai-je importuné ? J’attends de votre justice cette déclaration.

- Ma cousine, vous êtes noble et généreuse, et ma reconnaissance n’égalera jamais vos bontés. Mais aujourd’hui, puisque mon secret vous est dévoilé, je m’expliquerai franchement. Cette union que vous avez voulu briser faisait le charme de ma vie ; j’y attachais toutes mes espérances ; m’empêcher de la contracter, ce serait m’empêcher d’être heureux. Votre amitié n’ira pas jusque-là, j’espère….

- S’il en était ainsi, Gérald ; si, en effet, vous éprouviez pour cette étrangère une passion profonde, et si cette Violetta Montani était digne de l’inspirer, je vous dirais moi-même : « Reprenez les projets dont j’ai suspendu l’exécution. » Mais vous vous abusez sur l’état de votre coeur ;… vous n’aimez pas cette femme.

- Je ne l’aime pas, moi !

- Vous ne l’aimez pas sérieusement,… car vous ne sauriez l’estimer. Tenez, je gage qu’elle ne vous a point donné de marques de tendresse pendant votre captivité.

Lord Evyndal rougit et toussa un peu.

- J’en étais certaine, reprit lady Esther. Ces créatures-là sont comme le phalène, qu’attire la lumière ; il leur faut de l’éclat : elles ne reconnaissent les gens qu’aux dorures de l’habit.

- Ma cousine, vous êtes bien sévère. Violetta m’aime, je n’en saurais douter.

- Oui, et en attendant votre retour, elle se console au milieu des hommages.

- Par exemple, dit Gérald avec dépit, il vous serait difficile de m’administre la preuve de ce fait.

- Moins difficile que vous ne le pensez ; au besoin, sir Stephen Mevil, sir John Everett et plusieurs autres merveilleux vous édifieraient sur ce sujet.

- Les misérables !... demain ils recevront mon cartel.

- Demain vous seriez honteux de vous constituer le chevalier, le Roland de cette nouvelle Angélique, car ce soir même vous saurez de quelle manière elle aimait son fiancé.

- Ce soir !... Mais comment s’assurer de sa perfidie ? je suis prisonnier.

- Vous êtes libre : voici vos billets.

- Moi consentir à les accepter !

- Prenez-les ; ils n’ont plus de valeur.

Et lady Holbridge déchira les titres de créance. Gérald la regardait avec stupéfaction, sans même songer à arrêter sa main.

Elle ajouta :

- Vous ne me devez plus que sur parole : entre nous il n’est pas besoin d’autre garantie. Il en faut plus, par exemple, avec la Montani.

- Ah ! ces mots à double sens me désespèrent. Mettez le comble à votre générosité en donnant des ordres pour que les portes de ma prison me soient ouvertes, et je cours à l’instant chez la perfide….

- Oui, tomber à ses pieds et redevenir sa dupe. Mon cher cousin, vous ne sortirez pas d’ici avant ce soir ; c’est ce soir seulement que vous serez instruit. Écoutez-moi : Vers huit heures rendez-vous à Hyde-Park, non loin de la laiterie ; vous vous cacherez derrière le piédestal de la statue de Minerve. Là, bientôt viendront s’asseoir, sur un banc de bois, deux personnes que le *hasard* de leur promenade paraîtra avoir amenées de ce côté, et dont vous entendrez la conversation. Le reste vous regardera.  

- O Violetta ! s’écria Gérald, s’il est vrai que tu m’aies trahi, malheur à toi !

- Enfant que vous êtes de vous emporter ainsi ; la coquette a joué son rôle de coquette. Adieu.

- Ma cousine, vous avez été bien cruelle.

- J’ai rempli mon devoir. Adieu, Gérald…. sans rancune au moins !

- De la rancune ! votre amitié peut s’égarer, mais ses intentions sont généreuses.

- Et désintéressées. Au revoir, mon cousin.

Lady Esther s’éloigna d’un pas léger, tandis qu’on ramenait Gérald dans l’intérieur de la prison.

IV

L’heure indiquée par lady Holbridge avait sonné. Déjà lord Evyndal se trouvait à son poste, comptant les minutes avec l’impatience de la jalousie et cherchant à se tromper lui-même, à se persuader que Violetta était incapable de manquer à la foi jurée. Tantôt il se rassurait en repassant dans sa mémoire les serments qu’il avait reçus de la belle étrangère ; tantôt il désespérait, et, outré de fureur, comme s’il eût eu sous les yeux le spectacle de l’infidélité, il tourmentait la garde de son épée. Le More de Venise ne se serait pas permis une pantomime plus excentrique. Autour de Gérald tout était silencieux ; à peine quelques promeneurs passaient-ils au loin. Une faible brise agitait le feuillage, qu’argentaient les rayons de la lune.

Deux ombres s’avancèrent du côté de la statue. Gérald tressaillit ; il avait distingué une robe blanche et le frac d’un cavalier aux formes sveltes et gracieuses. Ce couple mystérieux vint s’asseoir sur le blanc de bois. L’amant jaloux entendit une voix qu’il reconnut tout de suite, dire d’un ton caressant :

- Pourquoi m’avoir entraînée si loin de ma société ? Vous êtes un enfant, cher sir Ellesmer ; je crains que mon bon oncle ne soit fort inquiet.

Le cavalier répondit assez bas pour que les paroles n’arrivassent point jusqu’à lord Evyndal, qui écoutait avidement. Au nom d’Ellesmer, Gérald avait frémi d’indignation : être trahi par un parent, un ami, c’était pour lui un double chagrin.

La jeune femme reprit :

- Allons, impossible de vous résister. Je consens à m’asseoir ici ; mais à une condition, c’est que vous ne me parlerez plus de votre amour.

Evyndal respira.

- Ne plus vous parler de mon amour ! répéta sir Ellesmer. Commandez-moi, madame, de ne plus vous voir ; bannissez-moi à jamais de votre présence ; sinon, tant que j’aurai le bonheur de vous contempler, il faudra que je m’écrie : « J’adore l’incomparable Violetta Montani ! »

- Oh ! vous exagérez…. Je me défie de ces grands feux qui s’allument vite et s’éteignent de même ; passions d’un jour que remplacent, le lendemain, d’autres passions non moins éphémères. Soyez franc : A combien de ladys avez-vous juré fidélité éternelle ?

- Et vous, coquette, pour combien de malheureux soupirants avez-vous joué la comédie de l’amour ?

- Moi ! dit la Montani en éclatant de rire ; j’ai laissé jouer cette comédie, mais jusqu’ici je n’ai point daigné y accepter un rôle.

- Cependant, madame, lors Evyndal a la réputation d’avoir été honoré par vous d’une distinction toute particulière.

- Je ne sais pourquoi j’avais consenti à l’épouser ; ses créanciers m’en ont débarrassée, il m’ennuyait déjà.

- Comme moi, sans doute, je vous ennuierai bientôt.

- Non, vous m’amusez. Quel âge avez-vous, sir Ellesmer ?

- Vingt ans, belle Violetta… et une fortune assez considérable pour faire de vous une des plus grandes dames de l’Angleterre, si vous daignez y consentir.

En parlant ainsi, Ellesmer se jeta aux pieds de la Montani. C’en était trop : Evyndal sortit brusquement de sa cachette et offrit son visage courroucé aux regards étonnés de la Vénitienne. Celle-ci poussa d’abord un cri ; mais bientôt remise de sa frayeur, elle accueillit Gérald par le rire moqueur qui lui était familier. Le jeune lord, refoulant dans son coeur tout autre sentiment que celui du mépris, laissa tomber ces paroles :

- Madame, je ne me pardonnerai jamais d’avoir pu offrir le nom de mes aïeux, un nom sans tache, à la femme qui ne sait pas unir à la beauté du visage la noblesse de l’âme, au talent la dignité de la conduite. Vous trompez, vous serez trompée un jour ; vous abandonnez, on vous délaissera ; vos larmes couleront en expiation de celles que vous vous plaisez à faire répandre. Adieu à jamais !

- Peut-on, dit Violetta, prendre ainsi au sérieux un simple badinage !

- Non, non, madame, n’essayez pas de me tromper encore. Je ne suis plus votre dupe ; vous m’avez délié de mon serment.

- Me croyez-vous tant à plaindre, mylord ? Permettez que je me retire ; je goûte peu ces scènes de tragédie, et d’ailleurs, j’aperçois mon oncle qui me cherche. Bientôt vous apprendrez qu’un riche baronnet a été fier d’accepter cette main dont vous ne voulez plus.

- Sir John Everett, sans doute ?

- Lui-même.

- Je le plains !

Violetta fit un geste de dépit. Gérald, se tournant alors vers son rival, lui dit :

- Quant à vous, monsieur, si vous êtes réellement un Ellesmer, je vous suppose du courage. Suivez-moi.

Et le saisissant par le bras, il entraîna le jeune homme qui, tout en marchant, détournait la tête avec une certaine affectation. Ils arrivèrent à une allée écartée. Lord Evyndal s’arrêta, et tirant son épée, cria d’une voix altérée :

- C’est ici qu’un de nous doit mourir…. Toi qui m’as ravi le bonheur, défends ta vie !

- Quoi ! vous voulez me tuer, Gérald ? dit une voix claire avec un petit accent de malice.

- O ciel ! murmura le lord… suis-je le jouet d’un rêve ? Êtes-vous sir Ellesmer… ou bien êtes-vous ma cousine ?

- Regardez-moi, vous ne douterez plus.

- Lady Esther !

- Qui avait voulu achever la guérison qu’elle avait entreprise.

- O ma cousine, quel affreux service vous m’avez rendu !

- Remerciez-moi, mon cher Gérald, et ne m’accusez pas… Dans le mariage, l’inégalité des conditions est souvent un obstacle au bonheur.

- Oui, vous avez raison. Tenez, maintenant je me demande ce que j’aimais en cette femme.

- Est-ce là votre pensée réelle ?

- Je suis sincère.

- Eh bien ! puisque vous voilà redevenu raisonnable, promettez-moi de me pardonner la ruse dont je me suis servie…. Votre digne mère l’eût approuvée.

Evyndal, touché de tant de bonté, remercia mille fois lady Esther. Tous deux cheminaient lentement, livrés à un entretien plein de charmes, éveillant les souvenirs de leur enfance, se livrant à ces confidences que la bouche commence et que le coeur achève. Gérald s’étonnait de découvrir à chaque instant dans sa cousine des perfections qu’il n’avait pas soupçonnées jusqu’alors ; il applaudissait à ses mots choisis, fins, de bon goût ; il admirait sa beauté, sa taille élégante, son regard pur, sa voix mélodieuse. Quand ils arrivèrent à l’entrée du parc, lady Holbridge fit un signe ; un de ses gens qui l’attendait appela le cocher ; Gérald et sa cousine montèrent dans la calèche et furent emportés rapidement vers le Strand. Un quart d’heure après, la voiture s’arrêtait devant l’hôtel de lady Holbridge. Le jeune lord pressa la main de sa cousine, et dit avant de s’éloigner :

- Que je serais heureux si cet équipage me ramenait chaque jour chez moi !...

- Chez vous, Gérald ?

- Avec ma femme.

ALFRED DES ESSARTS.


La Montani par JW Wright et WH Egleton (312 ko)

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