JANIN, Jules (1804-1874) :  Étienne Béquet (1838).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03.XII.2014)
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : nc) des Mélanges et variétés – volume 1, tome deuxième des Oeuvres diverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en 1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles.



ÉTIENNE BÉQUET
 

PAR

Jules JANIN

~ * ~

AVANT-HIER est mort, presque incognito, dans la maison bienveillante du docteur Blanche, un des hommes de ce temps-ci qui ont eu le plus d’esprit, Étienne Béquet, notre collaborateur au Journal des Débats, notre ami, le plus bienveillant des humains ; âme timide, cœur généreux, style excellent, goût parfait, et si pur qu’il n’a pas été une seule fois en défaut, en un mot le meilleur disciple et le plus fervent qu’ait produit Voltaire. Ce critique, qui n’a pas été sans influence sur la littérature de son temps et qui aurait pu jouer un si grand rôle, avait quarante ans à peine. A voir sa tête chauve, son corps voûté, son regard morne, sa démarche lente, vous l’auriez pris pour un vieillard ; mais si bientôt vous remarquiez la finesse et la grâce de ce sourire, le feu caché dans ce regard, l’intelligence de ce vaste front si souvent obscurci par les plus tristes vapeurs, alors vous reconnaissiez sans hésiter que vous aviez affaire à un esprit ingénieux, à un talent dans toute sa vigueur, à un homme qui n’avait qu’à le vouloir pour être plus jeune que nous tous. Mais, hélas ! il ne l’a pas voulu.

Par son âge, par ses études, Étienne Béquet appartenait à cette dernière génération de jeunes gens que l’empire aux abois tenait en réserve pour sa dernière boucherie glorieuse, et que la restauration avait brusquement rendus aux saines études, aux saintes doctrines littéraires, à ces langues savantes de la double antiquité dont la France impériale avait à peine appris le patois dans ses conquêtes. C’est une justice qu’il faut rendre à ces jeunes esprits échappés à cette gloire meurtrière : ils ont compris à merveille et tout d’abord le devoir que leur imposait ce bonheur inespéré. Recomposer lentement l’illustre passé de la France, revenir avec amour à ces grands poëtes délaissés, rendre un culte public aux anciens dieux littéraires, sauter par-dessus la France impériale, l’effacer du livre des nations écrivantes pour revenir aux deux grands siècles : le siècle de Louis XIV, voilà pour le goût ; le siècle de Voltaire, voilà pour la pensée ; et, une fois dans cette position formidable, repousser par le dédain, par le silence, par l’ironie les novateurs passés ou présents, telle a été la tâche constante et courageuse de cette génération trop peu nombreuse. Malheureusement, pour accomplir de plus grandes choses, cette génération toute nouvelle n’était ni assez vieille ni assez jeune. Quand elle a commencé à écrire, à parler tout haut, l’autorité de l’âge lui manquait ; dix ans plus tard, c’est la jeunesse qui lui a manqué. De plus jeunes, des enfants sont venus, qui se sont emparés du domaine de la poésie et du domaine de la critique ; et ainsi a été étouffée, pour ainsi dire, la plus savante génération d’esprits distingués, d’écrivains excellents qu’ait produits l’université de France à la renaissance de ses beaux jours.

Parmi ceux-là Étienne Béquet était le premier. Dès le collége, et aussitôt qu’on put s’occuper des colléges comme si on n’y eût pas fait l’exercice, Béquet fut reconnu pour un de ces esprits d’élite sur lesquels la France nouvelle fondait à bon droit les plus grandes espérances ; il eut un grand nom universitaire à l’instant même où l’université, dégagée de son appareil guerrier, allait redevenir la fille aînée et paisible des rois de France. Et je ne veux pour témoignage de cette gloire naissante et si précieuse que la visite qu’a reçue ce pauvre Étienne à son lit de mort. Il y a huit jours il était sur son lit, toujours calme et serein, et avec ce sourire si naturel que nous savons, quand la porte de sa chambre fut ouverte par une main tremblante. Savez-vous qui entrait ainsi chez notre ami ! C’était son vieux professeur, ce savant Planche, un des restaurateurs de la langue grecque parmi nous. Le bon vieillard venait de bien loin pour embrasser une dernière fois son cher élève. Que de larmes mal arrêtées dans les yeux du digne homme ! quelle douleur mal dissimulée dans son âme ! Voilà donc où en était arrivé ce jeune homme tant aimé ! le voilà donc sur ce lit de douleurs, le pauvre enfant élevé avec tant de sollicitude ! Lui, cependant, notre pauvre Étienne, il était heureux de revoir son vieux maître, il se félicitait de le retrouver si bien portant ; et, avec cette intelligence élevée qui ne l’a jamais quitté, il s’est mis à le consoler en lui citant des vers de Virgile et d’Horace, et même de Lucain, qu’il se reprochait d’aimer un peu trop. En effet, le vieux Planche, retrouvant ainsi son savant et ingénieux disciple si merveilleusement entouré de ses souvenirs classiques, se rassurait peu à peu : il ne pouvait croire, le digne homme, qu’on pût mourir si jeune et si vite quand on avait encore présents dans la pensée de si beaux vers.

Et, je vous prie, quel est aujourd’hui l’homme de quarante ans qui se souvienne de son vieux professeur et que son vieux professeur vienne voir au lit de mort ? Cruels que nous sommes, et sans pitié pour nous-mêmes, nous avons tout brisé de nos jours, surtout ces premiers liens de l’enfance. Ceci soit dit à la fois contre le maître et contre l’élève. D’abord, le maître fait peu d’attention au disciple ; après quoi, tout naturellement, le disciple oublie le maître ; dans le cours de la vie ils passent l’un près de l’autre sans même se jeter un regard, sinon de haine ou de dédain. Cette visite du vieux savant Planche à son élève, pourquoi est-elle touchante ? C’est que, sans se rien dire, ces deux hommes se sont compris.

« Tu m’es resté fidèle, disait le maître ; tel je t’ai fait et tel je te retrouve ; tu n’as pas renié nos vieux dieux ! Je t’avais élevé pour les défendre et pour les aimer ; tu les as aimés et défendus jusqu’à la fin : sois donc béni, mon fils !

- Merci, mon père, disait l’autre. Puisque je vous retrouve à mon chevet, ma fidélité a donc porté doublement sa récompense ; car jusqu’à la fin vos dieux, qui sont les miens, ont fait ma joie et ma gloire, je leur ai dû mes seuls instants de repos et de bonheur ; ils m’ont accompagné dans tous mes délires ; ils ont été la seule consolation de cette longue fièvre qui me consume, ils ont jeté sur moi leur manteau de pourpre comme a fait le fils de Noé sur son père. Grâce à eux, quand je passais, même en chancelant, dans cette ville qui était mon domaine, chacun avait pour moi un regard de pitié et de respect. Donc, merci mon père ; et disons encore la prière des agonisants dans Horace ; le voulez-vous ? »

Sorti du collége, on peut le dire, tout couvert de lauriers, la plus belle carrière s’ouvrit devant les pas de ce jeune homme. Il appartenait à une famille riche et considérée ; son père, homme exact et correct, n’avait rien épargné pour lui aplanir toutes les voies qui mènent aux honneurs. On voulut d’abord faire étudier les lois à ce jeune homme, mais là se présenta une difficulté insurmontable : cet esprit si net ne put rien comprendre à ces formules toutes nouvelles, à cette science inconnue. D’ailleurs, Voltaire, J. J. Rousseau, Diderot lui-même, s’étaient emparés de cette jeune tête, non pas de cette façon volcanique qui jette d’abord feu et flamme et qui s’apaise bientôt sous le souffle desséchant de la réalité, mais de cette façon, bien autrement dangereuse, à l’usage des esprits droits, nets, fermes, logiques, et qui se méfient de l’enthousiasme comme on se méfie du mensonge. De pareils hommes, une fois possédés par une idée qu’ils ont bien considérée sous toutes ses faces, ne s’en dessaisissent jamais. C’est ainsi que, toute sa vie, Béquet a lu Voltaire, et de Voltaire il lisait surtout la correspondance ; et c’est là surtout, n’en doutez pas, qu’il a puisé cette grâce parfaite, cette élégance, cette urbanité, ce goût excellent, ce style limpide, auxquels on ne saurait rien comparer.

Ainsi armé, il renonça bientôt à l’étude des lois ; et il fut admis sans peine au Journal des Débats, qui l’a tant regretté, et à tant de titres, non pas seulement hier, mais il y a déjà trois ans, quand le journal eut perdu l’espoir de le voir revenir de l’humble maison des champs où il s’était enfoui sous sa vigne. Pour apprendre ce grand art de la critique quotidienne, Étienne Béquet ne pouvait mieux tomber, tous les hommes qui ont fondé la critique en France, ces brillants héritiers de Fréron, Geoffroy, Dussault, Hoffman, Duviquet, vivaient, c’est-à-dire écrivaient encore. Ils tendirent une main bienveillante et fraternelle à ce jeune lauréat qui venait pour continuer leur œuvre. Le voilà donc tout de suite lancé dans la vie littéraire. Il a fait ses premières armes au bas de ce journal, où il avait pris pour initiale la lettre R, peu jaloux d’avoir un nom à lui, lui qui devait faire tant de renommées nouvelles. Ceci est au reste une des conditions de la critique : s’atteler comme un esclave à toutes les gloires contemporaines et ne rien garder pour soi de toute cette renommée que l’on jette à pleines mains à qui veut se baisser et la prendre ; s’exposer à toutes les colères pour le plus léger blâme, n’exciter nulle reconnaissance pour la plus grande louange ; écrire, et souvent avec un grand talent, des choses qui meurent au bout de la journée par la seule raison que ces choses-là sont écrites dans un journal, œuvre légère et que le temps emporte, pendant qu’autour de vous surnagent tant de choses médiocres uniquement parce que ces choses-là sont consignées dans un volume ; être exposé en même temps aux périls de l’improvisation et aux exigences de la page écrite avec soin, méditée à loisir ; c’est-à-dire n’avoir ni les profits de la parole parlée ni les bénéfices de la parole écrite ; suivre au jour le jour, et la plume à la main, toutes les passions, toutes les émotions contemporaines, et ne pouvoir s’y mêler que de loin et avec modération, tant on a peur de ne pouvoir plus contenir le lendemain les mêmes passions qu’on aura partagées la veille ; plaire à la foule sans la flatter, coudoyer tous les amours-propres sans les heurter ; trembler toujours d’être injuste pour une gloire qui commence, cruel pour une gloire accomplie, ingrat pour une gloire qui finit ; être flatté tout haut, accusé tout bas ; faire l’aumône chaque matin d’une louange misérable à toutes les ambitions mesquines qui vous tendent la main ; regarder à loisir, tout au fond de la vanité humaine, ce qu’elle a de honteux et d’abject, et, quand on l’a bien vue dans sa lèpre, la rhabiller comme le médecin recouvre de son lambeau hideux le lépreux qui lui a montré sa plaie ; vivre ainsi au milieu des mourants et des morts, et n’avoir pour se consoler de cette horrible vie que quelques beaux vers qu’on découvre par hasard, quelque page inconnue qu’on révèle au public, quelque talent ignoré dont on se fait l’appui et le défenseur, quelle épouvantable vie ! et cependant il faut bien qu’elle ait son charme puisqu’on l’accepte ; et puis, quand on l’a acceptée, rien ne peut vous tirer de cette profession décevante et dévorante : on y vit ; et l’on y meurt parce qu’on y a vécu.

Moins que tout autre Étienne Béquet a compris les périls de cette profession dangereuse. Son insouciant abandon, sa grâce parfaite, son tact exquis, ce merveilleux talent qu’il avait de tout dire sans offenser personne, ce besoin qu’il avait de parler toujours plutôt des morts que des vivants, ce profond sentiment des convenances qui ne l’abandonna jamais, le mirent à l’abri des rudes épreuves de cette force nouvelle qu’on appelle le journal. Il évita avec le même bonheur les questions formidables de ce qu’on appelait, de son temps, l’école nouvelle : il se retira pour laisser passer ce nuage gros de rien ; et, quand ce nuage fut passé, il se mit à sourire doucement. Il avait horreur de ces émeutes grammaticales, de ces conjurations contre Boileau, de ces exclamations furibondes contre Corneille ou Racine ; toute nouveauté un peu cherchée lui causait le plus profond dégoût, et il évitait d’en parler comme on évite de toucher un serpent. Plus d’une fois les novateurs, par mille flatteries intéressées, voulurent tout au moins l’attirer sur les limites de leur champ : d’abord il s’y laissait traîner avec une répugnance marquée, puis il revenait bien vite à son point de départ. Aussi bien, après ces premières tentatives, le laissa-t-on en repos. Ne pouvant violenter la conscience de ce critique indomptable, on s’en passa ; et lui, il ne fut jamais plus heureux que de se voir en dehors de ces questions palpitantes d’actualité. Pauvre homme ! si tu vivais, je n’oserais pas écrire, même en riant, des mots pareils ; et si tu ne sors pas de ton cercueil à l’instant même, voilà ce qui prouve que tu es bien mort.

Mais s’il a eu le tort de rester en arrière de toutes ces questions qu’il devait débattre, s’il s’est retranché dans son mépris et dans son silence au jour des grandes batailles, ce n’est pas à dire que Béquet ait laissé passer toujours ainsi les nouveaux venus dans l’arène. Cet homme qui était si peu ardent quand il fallait combattre, il était admirable quand il fallait servir. Tout comme il s’est enfui devant les envahisseurs éphémères de l’art moderne, il a été au-devant de tous les nouveaux venus qui lui rappelaient de près ou de loin cette belle forme et cette belle langue à laquelle il était dévoué. Presque seul il a combattu pour M. Casimir Delavigne quand le poëte était abandonné de tous ; le premier il a applaudi à la comédie de M. Scribe, qu’il trouvait ingénieuse et, c’était son expression, suffisamment écrite. Même le prospectus des œuvres de M. Scribe, c’est Béquet qui l’a écrit, et je ne crois pas que dans sa vie il ait jamais donné à personne une plus grande preuve de dévouement.

Pour ce qui regarde les artistes, il avait des opinions non moins arrêtées. Il avait été l’ami de Talma, il était resté l’ami de Mlle Mars, qui certes ressentira un vif chagrin quand elle le saura mort, elle absente. Hors de ces deux grands talents, l’honneur de notre scène, il ne reconnaissait pas de talent. Cette nature outrée et violente introduite au théâtre comme la conséquence inévitable de tous les désordres poétiques lui causait un invincible effroi : il ne comprenait pas, tout en reconnaissant leur mérite, ces comédiens qui se prennent au collet les uns les autres, et qui meurent en hurlant dans une mare sanglante comme des bœufs à l’abattoir. Quant aux pauvres diables de comédiens à la suite, il disait souvent : « Laissons-les vivre, n’en parlons pas : ils sont assez à plaindre ! Le silence protége comme il tue. Nous sommes encore trop heureux qu’ils ne soient pas bossus. »

Quelquefois, et trop souvent, après avoir écrit pendant six mois sa critique hebdomadaire, il abandonnait brusquement la besogne, et, sans prévenir personne, il allait dans quelque maison des champs éloignée de la ville, et il se replongeait avec délices dans cette paresseuse contemplation des modèles, qui était sa vie. Il n’était jamais si heureux que lorsqu’il était caché dans quelque château d’emprunt, à Bardy par exemple, l’hiver, avec un livre de son choix, ou bien avec le premier livre qui lui tombait sous la main. C’était, en un mot, un de ces rêveurs de sang-froid qui vivent par eux-mêmes et qui se suffisent des mois entiers. Quelquefois, quand l’oisiveté était trop grande, alors il se mettait à traduire quelques-uns de ses vieux auteurs. C’est ainsi qu’il avait commencé à traduire Lucien, et même il a publié quelque chose de sa traduction. Et certes, s’il y eut jamais deux hommes bien accouplés l’un à l’autre, c’était celui-ci et celui-là. C’était en effet de part et d’autre la même ironie cachée, le même sang-froid dans l’esprit, la même modération dans le sarcasme, nés l’un et l’autre dans un siècle agité, peu littéraire, en proie au doute, et qui repassait lentement toutes ses croyances ; procédant l’un et l’autre par la plus fine raillerie, se moquant beaucoup des dieux, un peu des hommes, et, au demeurant, s’inquiétant peu du sort de leur moquerie. En effet, que leur importe ? ils savent très-bien qu’ils ne changeront pas le monde, et enfin ils ne donneraient pas ça pour le changer.

Une autre fois, – nous étions alors au siècle des romans sanglants, des nouvelles terribles, des drames effrénés, – il voulut écrire un roman, lui aussi ; et par un beau jour de printemps (je l’ai vu écrire) il se mit à l’œuvre, non sans avoir longtemps médité. Il écrivait très-lentement, ne laissant rien au hasard, n’abandonnant jamais à elle-même sa phrase commencée, mais au contraire la tenant serrée de très-près et lui laissant justement assez de liberté et d’espace pour qu’elle allât au but qu’il désignait. C’était un habile artiste, qui savait à fond toutes les ressources de la vieille langue, et qui eût rougi de se servir des artifices modernes. Il écrivit donc sa nouvelle lentement, posément, évitant certains effets que d’autres eussent été  heureux de trouver, s’efforçant d’être simple avant tout, et restant calme même au milieu des désespoirs qu’il racontait. Il ne lui fallut pas moins d’un mois pour écrire ce chef-d’œuvre, intitulé Marie ou le Mouchoir bleu ; mais aussi, quand parurent ces quinze pages d’un style excellent, ce fut un ravissement universel. On était si peu fait à cette narration élégante, sans apprêts, à cette forme si simple, à cet art de tout dire sans trivialité et sans emphase ! D’un autre côté, ce petit drame était si simple ! un pauvre soldat suisse qui vole un mouchoir pour Marie, sa fiancée, et que la loi militaire met à mort, et qui envoie à Marie ce mouchoir qu’il a baisé : voilà tout ce petit drame. Point de déclamations contre la rigueur des lois militaires, point de reproches amers à propos de la servitude militaire. L’écrivain raconte ce qui s’est passé au coin d’un bois, et à peine laisse-t-il entrevoir ce qu’il a au fond de l’âme. A ce touchant récit qu’on dirait écrit par un témoin oculaire, les larmes arrivent d’elles-mêmes et sans violence ; et, par ce temps-là d’effroyables excès dramatiques, vous pensez si ces larmes paraissaient douces !

Le Mouchoir bleu courut toute la France, toute l’Europe. La France apprit ainsi, et seulement alors, qu’elle possédait un grand écrivain inconnu qui s’appelait Étienne Béquet ; ce petit récit eut presque autant de succès que Paul et Virginie. Malheureusement il était impossible d’en faire un volume, et il a passé comme une chose éphémère. C’était pourtant un chef-d’œuvre ; les plus grands maîtres en l’art d’écrire en furent ravis. Le soir où Béquet corrigea ses dernières épreuves, il lut sa nouvelle à Charles Nodier sans lui nommer l’auteur, et Nodier se jeta dans les bras de Béquet en sanglotant : « Vos larmes sauvent ma nouvelle, lui dit Béquet : si vous n’aviez pas pleuré je l’aurais jetée au feu. » Je me souviens d’avoir entendu M. Villemain en réciter plusieurs passages qu’il savait par cœur, et certes, ce n’est pas pour un écrivain un honneur médiocre que d’avoir une place dans la mémoire de M. Villemain.

Qui le croirait cependant ? le grand succès de sa nouvelle et cette renommée qui lui arrivait ainsi à son insu, loin d’encourager Étienne Béquet, sembla au contraire l’effaroucher. Il avait vu de si près les vanités du renom littéraire, qu’il avait pris la renommée en pitié.  S’il la tolérait  dans les autres, il n’en voulait pas pour lui-même ; il fuyait l’éclat, le bruit, le grand jour ; pour signer une page qu’il avait écrite, il lui en coûtait plus même que pour l’écrire. Il disait souvent qu’il ne comprenait pas que les hommes eussent cette rage de tant lire et de tant écrire, surtout quand on avait devant soi le XVIIe et le XVIIIe siècle ; il prétendait que Gil Blas et Don Quichotte devaient suffire aux plus intrépides lecteurs de roman, Molière et Corneille aux plus hardis amateurs de théâtre, Racine à ceux qui ont besoin de poésie, Voltaire à quiconque vit par l’esprit et par le doute. Aussi la plupart du temps écrivait-il sans plaisir, jamais sans conscience. Pour remplir tout à fait sa tâche la passion lui manquait ; il remettait toujours à demain les affaires frivoles, car il ne voyait pas tout ce qu’il y a de sérieux même parmi les frivolités de la presse. Ainsi a-t-il écrit pendant quinze ans, ne demandant jamais qu’un prétexte pour ne pas écrire. Et si vous saviez, hélas ! comment il le trouvait ce triste prétexte, et par quels malheureux sophismes il trouvait moyen de paralyser cet esprit si net, ce bon sens si droit, cette haute raison, combien vous auriez pitié de la pauvre espèce humaine et de ces malheureux grands esprits que brise le choc d’un verre à demi plein !

Et savez-vous qui était cet homme ? savez-vous tout ce qu’il pouvait faire ? voulez-vous que je vous dise de quoi il était capable quand il était tout à fait le maître de sa raison, quand sa rare intelligence brillait de tout son éclat ? savez-vous à quelle puissance s’élevait cette volonté quand elle parvenait à briser les langes où elle était retenue ? C’était au mois d’août 1829, à la fin de la monarchie de Charles X ; toutes choses se précipitaient à une conclusion fatale. Étienne Béquet, plein de tristesse, arrive au Journal des Débats, apportant, lui aussi, sa page éloquente et prévoyante pour les malheurs qui allaient venir. Ce morceau de politique excellent, dont toutes les prophéties se sont réalisées, se terminait par cette phrase terrible : Malheureuse France ! malheureux roi ! A cette parole solennelle, la France sembla se lever comme un seul homme. Ainsi se levèrent les courtisans de Versailles quand Bossuet s’écria : Madame se meurt ! Madame est morte ! A cette prophétie terrible, partie d’un cœur honnête et dévoué, d’une âme convaincue, d’un esprit éclairé, d’une voix ferme, le ministère s’arrête et tremble. Il fait au Journal des Débats ce mémorable procès qui fut l’avant-dernière défaite de la vieille monarchie jetée hors de sa voie. Ce fut alors seulement qu’on apprit quelle main invisible avait écrit ce terrible Mané – Thécel – Pharès ; car Béquet, sans prévenir personne, fut se dénoncer lui-même au procureur du roi. Celui-ci dut être bien étonné quand il vit entrer dans son prétoire ce Mirabeau si tranquille et si calme. Mais le ministère n’en voulait pas à l’écrivain ; il s’attaquait plus haut, il s’attaquait au journal. Le ministère succomba dans ce procès. Cependant Béquet s’en allait en répétant, comme Cicéron : Totam Græciam conturbavi. Il se consolait de tout, et même de n’être pas en prison, avec une citation latine. Bientôt après, la prophétie fut cruellement accomplie ; le malheureux roi fut répété par l’Europe consternée. Ceci soit dit à la louange d’Étienne Béquet : il a formulé le dernier anathème de cette révolution qui s’avançait, il a trouvé le mot qui résume le mieux ce règne d’un moment dévoré de toutes parts, il a écrit la première ligne de la révolution de Juillet. – Oui, lui-même, Béquet, un enfant de ce feuilleton !

Que pensez-vous qu’il ait fait ensuite ? Quand sa prophétie se fut accomplie, l’a-t-on vu se mêler à la foule des vainqueurs ? s’est-il fait une place bien haute parmi les places vides ? a-t-il marché vers cette puissance nouvelle à laquelle il avait donné un de ces grands coups de main irrésistibles ? Non : il s’est effacé pour laisser passer les nouveaux venus. Partout autour de lui se réveillaient les compagnons de ses belles années ; ceux qui partageaient naguère son oisiveté lettrée, heureux et fiers de leurs destinées nouvelles, se disposaient çà et là pour être enfin le pouvoir à leur tour ; ils lui disaient : « Viens avec nous, Étienne. Fais comme moi : me voilà professeur dans ma chaire, me voilà préfet, me voilà général, me voilà conseiller d’État, me voilà ministre ! Fais comme nous, lève-toi et marche… » Mais lui il restait assis, appuyé sur son coude, murmurant une ode d’Horace, et les voyant tous partir d’un œil serein pour leurs destinées nouvelles ; et, dans cette fièvre de toutes ces têtes puissantes, de tous ces esprits généreux, de tous ces cœurs oisifs, il n’eut pas un instant d’ambition, pas un seul ; il dit adieu aux amis de sa jeunesse, sans vanité, mais non pas sans tristesse. Et que de fois, les voyant ainsi occupés loin de lui, entendant proclamer leurs louanges comme hommes d’action, se prit-il à s’écrier tout bas que cette révolution de Juillet lui avait gâté ses amis, qu’elle les lui avait enlevés, et que lui seul il était resté sage, fidèle à ces mêmes passions qu’ils avaient en commun, qu’il prenait maintenant pour lui tout seul, et qu’enfin il pardonnait à tous !

Cette lassitude précoce qui l’a pris au corps et à l’âme, il y a tantôt trois années, était sans remède. Après avoir ainsi vécu autant qu’il pouvait vivre loin du monde littéraire et loin du monde politique, il fut tout d’un coup saisi d’une immense envie de s’en retirer tout à fait. Son père était mort : il alla s’établir dans un des plus tristes villages parisiens, dans une maison froide et misérable, au bord d’une mare fangeuse, avec quelques vieux livres et une servante presque aussi vieille ; et, une fois là, malgré toutes les prières de ses amis, on ne put plus l’en tirer ; une fois là aussi, il ne voulut plus rien écrire. Ce feuilleton, qu’il avait fait si bien, passa, à sa prière expresse, en d’autres mains qui n’auraient pas mieux demandé que de le lui rendre ; la vue seule d’un encrier et d’une plume lui faisait le même effet que l’eau sur les hydrophobes. A dater de ce triste jour, il vécut seul, tout seul ; il relut les chefs-d’œuvre épars dans sa chambre sans tapis ; il s’abandonna obscurément à cette passion qui a inspiré tant de beaux vers, trop de beaux vers, que Béquet a pris au sérieux : malheureuse passion qui a détruit si vite, hélas ! une des plus belles intelligences de ce temps-ci, qui a emporté tout ce talent, tout cet esprit, toute cette bonté, tout ce style ! Et cependant ses amis le pleuraient !

Ils s’informaient de lui avec une inquiétude toujours croissante ; et, quand par hasard notre Étienne venait à Paris, c’était une joie universelle, une fête générale ; c’était à qui l’approcherait de plus près. On était si heureux de le retrouver ! Lui cependant, ce villageois, nous revenait toujours plus instruit des choses de la ville que ceux mêmes qui y passent leur vie ; il savait toutes choses par un pressentiment qui n’était qu’à lui : les gloires écloses d’hier, il les connaissait sans en avoir entendu parler ; les grands hommes de la veille, il les jugeait, avec son bon sens goguenard, tout comme s’ils eussent été des grands hommes du lendemain. Rien ne pouvait l’étonner ni le surprendre, même l’absurde ; et vous pensez, à voir et à entendre tous les barbares qui glapissent de la prose ou qui hurlent des vers, si jamais un regret venait le saisir d’avoir abandonné la vie littéraire, lui qui en savait si bien tous les secrets.

Mais, hélas ! cet esprit qui le soutenait encore ne pouvait pas le soutenir toujours ; l’heure était proche où il allait expier par la mort les innocents et cruels égarements de sa vie. Sa tête était encore puissante, mais son corps était débile. Un matin qu’il était couché dans sa maison, il ne put plus se relever. Il fallut le porter chez l’habile médecin (le docteur Blanche) qui lui prodigua, mais en vain, tous les secours de l’amitié et de la science. C’en était fait, hélas ! le secours arrivait trop tard. Peut-être quinze jours plus tôt, si Béquet eût proféré une plainte, aurait-on pu le sauver.

Il s’est éteint lentement en moins de trois mois, sans douleurs, sans regret, toujours le même homme si simple et si bon que nous avons tant aimé. Tout l’esprit qu’il avait en écrivant, maintenant qu’il n’écrivait plus, s’était porté naturellement dans sa conversation de toutes les heures : c’était le plus fin, le plus habile, le plus ingénieux causeur qui se pût entendre. On eût dit d’un livre perdu de M. le duc de Saint-Simon, mais d’un livre de Saint-Simon sans aigreur et sans vanité. Où donc trouvait-il  toutes ces anecdotes cachées ? comment se souvenait-il de tous ces noms propres ? par quelle habileté merveilleuse avait-il pénétré les secrets les plus intimes de ce grand monde dont il avait l’instinct ? Lui-même il n’aurait pas su vous le dire ; il causait comme l’oiseau chante. Jamais il n’a eu plus de verve éloquente que dans les derniers jours de sa vie, jamais il n’a été plus ingénieux et plus charmant. Si la conversation prenait un ton plus haut qu’à l’ordinaire, il la ramenait naturellement et sans effort à toute la douceur de ce murmure intime dont il emporte le secret ; parlait-on de politique, il brisait le discours sans qu’on y prît garde. En vain lui disait-on : « Mais prenez garde !... » Il répondait : « J’aime mieux beaucoup de fatigue qu’un peu d’ennui… » Une fois à son chevet, il était impossible de lui échapper. A votre premier geste pour sortir, il vous jetait dans une longue histoire, et malgré vous, et tout en sachant le mal que vous lui causiez, vous écoutiez avec plaisir la fin de cette histoire.

Enfin, avant-hier vendredi, il est mort le sourire sur les lèvres ; il s’est éteint comme s’éteint une lampe qui a brûlé trop vite. A voir ce regard si calme, ce sourire si fin, il était encore facile de deviner tout l’esprit qui avait passé par là.

Et aujourd’hui dimanche, à quatre heures du matin, nous gravissions tristement les hauteurs de Montmartre : nous étions quatre qui allions rendre les derniers devoirs à ce pauvre Étienne, au nom de tous ses amis qui le pleurent. Il y avait à ce convoi si peu nombreux ses deux frères (son troisième frère est en Afrique), Antony Deschamps le poëte, et moi pour qui il a été un ami si bienveillant, un si facile censeur. Il nous attendait déjà dans sa bière attelée. Nous l’avons conduit ainsi loin de Paris, dans le fond de cette pittoresque vallée de Montmorency qu’il aimait. Triste voyage ! Qui nous eût dit, quand nous parcourions ces joyeux sentiers en si belle et joyeuse compagnie, qu’un jour nous y passerions avec un mort, et que ce mort serait un homme si jeune encore ? Qui nous eût dit que les sillons de la calèche printanière aux écharpes brillantes serviraient à ce char funèbre ? La journée a été bien triste et bien lente ! Nous sommes arrivés enfin à Bessancourt, dans ce village où s’est élevée son enfance ; nous avons passé devant la maison paternelle, jadis si heureuse et si fière d’ouvrir ses portes à son jeune maître. O triste destinée des hommes ! Dans cette même maison, quand Béquet était jeune, il y avait un jeune homme comme lui qui venait chaque année demander l’hospitalité. Une fois installé dans sa chambre, ce jeune esprit ardent, infatigable, hardi à outrance, s’abandonnait à cette science improvisée dont il est le maître. Dans cette maison ont été écrites les plus belles pages de l’Histoire de la Révolution française, ou plutôt dans cette maison a été devinée cette histoire par le seul écrivain qui fût digne de la raconter. Ah ! si Béquet à ce moment avait voulu ouvrir les yeux, s’il se fût approché de cette torche brûlante, s’il eût compris comment était conduite, à travers tant d’écueils, cette frêle barque qui portait Thiers et sa fortune, c’était bien le cas ou jamais d’emprunter une citation au poëte grec et de s’écrier comme Philoctète : O fils d’Ulysse ! prends-moi dans ta barque ! place-moi à la proue, à la poupe, où tu voudras !

Mais non, il n’a profité de rien, pas même de sa jeunesse, pas même de son esprit, pas même de son style. Il a évité les occasions d’arriver, comme les ambitieux les recherchent ; il a laissé le premier venu se mettre devant son soleil, et il a trouvé qu’il avait toujours trop de soleil. Le malheureux ! il s’est livré tant qu’il a pu à ce lent et cruel suicide dont il est mort ! – Pleurons sur lui !

A peine arrivé dans son village, il a été placé au milieu du chœur de la petite église ; le curé, qui l’avait connu enfant et jeune homme, est venu recevoir sa dépouille mortelle. Le vénérable vieillard était ému jusqu’aux larmes. Les paysans, qui savaient son nom, car il était bon et bienfaisant, ont assisté au service funèbre ; après quoi on l’a descendu dans une fosse à côté de son père, derrière un pilier de l’église. Lui-même il n’eût pas choisi une autre place : il sera aussi caché dans sa mort que dans sa vie.


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