JACQUIER, Louis : Les cheveux de Paula (1858).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.XI.2006)
Relecture : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire (Bm Lx : 4856) de la Médiathèque du recueil de l'année 1858-1859 des Cent mille feuilletons illustrés, publié à Paris.


Les cheveux de Paula
Roman inédit,
par
Louis Jacquier

~ * ~

I.

Vers le commencement d’avril de l’an dix-huit cent cinquante-cinq, Roger prit possession d’un atelier qu’il avait loué dans une maison de la rue de l’Ouest.

Il employa tout le jour à placer des meubles, à suspendre des rideaux, à ranger des tiroirs, à attacher des clous au mur, - enfin à se convaincre que la vie est amère un jour de déménagement.

Quand vinrent les ombres du soir, il grimpa dans la soupente qui devait lui servir de chambre à coucher. Il en ouvrit la fenêtre ; il fit un geste de désespoir en apercevant, à sa droite et à sa gauche, des groupes de cheminées ; en face de lui, un immense pignon.

« Où diable me mettrai-je pour fumer mon chibouk ? » s’exclama Roger.

Il faut vous dire qu’il ne savourait le chibouk dans toute la plénitude de sa volupté, qu’à la condition d’avoir sous les yeux quelque perspective agréable. - Le pignon et les cheminées ne faisaient nullement son affaire.

Il se pencha en dehors de sa fenêtre et étudia les localités.

Il remarqua que le mur qui lui servait d’horizon ne masquait pas la maison voisine, dont le toit n’était distant de sa croisée que de quelques mètres.

« De ce toit, dit-il, l’oeil doit plonger sur le jardin du Luxembourg, et je parierais que l’on découvre le dôme du Val-de-Grâce, celui du Panthéon, peut-être bien les tours de Notre-Dame et une partie de Paris. - Si j’allais flâner sur ce toit ? La route est facile, on peut marcher sur ce chenal avec autant de sécurité que dans la rue ; il y a même moins de danger, parce que l’on n’est pas exposé à y rencontrer des voitures. »

Roger sortit de sa mansarde, s’engagea en rampant dans le chenal et gagna une cheminée, près de laquelle il s’assit, les jambes pendantes, au-dessus d’une terrasse et d’une jeune femme qui arrosait des fleurs.

La jeune femme se recula avec terreur, et s’adressant à Roger :

« Monsieur ! Monsieur, s’écria-t-elle. »

Il avait déjà quitté le monde réel, et son esprit voltigeait dans le pays des chimères. A cet appel inattendu, il fit un brusque mouvement.

« Mon Dieu ! monsieur, prenez donc garde ! vous allez vous tuer ! »

Roger salua poliment.

« Il n’y a nul danger, dit-il.

- Mais enfin, Monsieur, que faites-vous là ?

- Vous le voyez, Madame, je fume et je regarde passer les nuages : deux occupations qui se complètent l’une par l’autre et ont un charme infini.

- Je ne le conteste pas, Monsieur ; mais ne pourriez-vous vous y livrer ailleurs qu’en cet endroit ?

- Je vous jure, Madame, que je suis fort bien sur ce toit.

- Mais moi, Monsieur, il m’est très désagréable que vous y soyez.

- Et pourquoi cela, Madame ?

- Parce que vous me faites peur ; parce que à chaque mouvement, il me semble que vous allez tomber et que je vais vous voir briser la tête sur le pavé.

- Alors, Madame, vous vous méprenez sur la sensation que ma présence vous procure : c’est une sensation agréable.

- Etes-vous fou, Monsieur ?

- Non, Madame. On lit dans tous les livres que les femmes sont avides d’émotion et de spectacles terribles, c’est une grande vérité dont j’ai pu m’assurer par moi-même.

Sondez votre coeur, Madame, et vous verrez que si vous avez un désir, c’est celui de me voir lancé dans l’espace, puis me brisant, comme vous dites, la tête sur le pavé.

« Monsieur, ce que vous dites n’a pas le sens commun.

- Prouvez-le, Madame.

- Non pas, Monsieur. Pour le prouver, il me faudrait continuer de causer avec vous, ce qui est impossible pour deux raisons : la première, c’est que pour vous voir je suis obligée de jeter la tête en arrière, de tendre le cou et de risquer un torticoli ; la seconde, c’est que je ne veux pas que vous restiez ici plus longtemps.

- Si c’est un ordre, Madame j’obéis ; je vais aller plus loin.

Roger se mit en devoir de gagner une autre cheminée.

« Mais, Monsieur, ce n’est pas cela que je vous demande ; je veux que vous rentriez chez vous.

- Oh ! pour cela, Madame, impossible ! - Voyez cette lucarne, en face de ce grand mur embarbouillé….. C’est la fenêtre de ma demeure ; vous comprenez que je ne peux pas retourner là dedans.

- Vous allez rester éternellement sur ce toit ?

- Non Madame. Je ne le puis, parce que je mène une vie très-occupée ; je n’y séjournerai plus que quelques minutes : le temps de jouir du spectacle de la nuit tombant sur Paris : c’est mon seul délassement, Madame.

- Mais, Monsieur, c’est aussi le mien, et vous m’empêchez de m’y livrer.

- Vous vous habituerez à ma présence, et dans huit jours, vous ne ferez plus attention à moi.

- Pour le coup, Monsieur, je vous jure que cela ne sera pas.

- Allons, dit Roger avec un soupir, puisque vous l’exigez, je tâcherai de trouver une autre promenade dans les environs. Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer. »

Il se remit dans le chenal et commença de ramper vers sa lucarne.

« Monsieur, je ne veux pas que vous suiviez ce chemin….. Vous me faites frémir !

- Rentrez chez vous, Madame, vous ne me verrez pas.

- Je n’en saurai pas moins que vous êtes là. »

Roger s’arrêta et se croisa les bras.

« Alors, dit-il, que diable voulez-vous que je fasse ?

- Tenez, Monsieur, descendez sur mon balcon ; c’est facile ! Vous sortirez par ma chambre, et vous remonterez chez vous par votre escalier.

- Merci, Madame, c’est plus court par ici.

- Monsieur, je vous en prie….. c’est une grâce que je vous demande.

- Alors Madame, ayez l’obligeance d’ouvrir votre persienne. C’est cela. »

Roger posa son pied sur la persienne, sauta sur le balcon et salua la jeune femme avec beaucoup d’aisance.

« Vous avez de bien jolies fleurs, » dit-il.

La porte d’une chambre donnant sur la terrasse était ouverte, et au seuil de cette porte il y avait un chevalet supportant une toile ébauchée ; a côté, une boîte à couleurs, une palette et un appui-main étaient posés sur un tabouret.

« Vous faites de la peinture, Madame ? dit Roger en se dirigeant de ce côté. »

Il regarda avec attention le tableau commencé :

« Votre bonhomme n’est pas d’ensemble, son mouvement est faux et il est d’une couleur atroce. »

Il déposa à terre la boîte à couleurs, s’empara de la palette, s’assit sur le tabouret et se mit à peindre.

- Ce que je fais est donc bien mauvais Monsieur ?

- Oui, Madame.

- Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais encore reçu que louanges et encouragements des gens qui viennent chez moi.

- Ce sont des artistes, Madame ?

- Oui, Monsieur.

- Des jeunes ou des vieux ?

- Des jeunes et des vieux.

- Eh bien ! Madame, les vieux disent leur pensée, mais ce sont des croûtes ; - les jeunes flattent votre vanité, parce qu’il y a toujours quelque chose à gagner à flatter la vanité d’une jolie femme. »

Roger cessa de peindre :

« Il faut que j’en reste-là, dit-il, la nuit est venue. Vous voyez, j’ai corrigé votre dessin et remis en place les ombres et les lumières. En suivant ces indications, vous ne devez plus vous tromper.

- Merci, Monsieur. Vous venez de me rendre un véritable service, car il est très-important pour moi que ce portrait soit réussi.

- Vraiment ! Quand votre modèle doit-il poser ?

- Demain, et les jours suivants.

- Eh bien ! si vous le voulez, demain et les jours suivants je viendrai corriger votre travail.

- J’accepte, Monsieur.

- Alors, à demain, Madame. »

La jeune femme alluma une bougie et reconduisit Roger jusqu’à l’escalier. Comme elle venait de rentrer chez elle, il se remontra à la porte.

« Pardon, Madame, votre nom ? Demain votre concierge peut me le demander.

- Paula, Monsieur. »

Roger salua et disparut.

II.

Paula avait vingt-deux ans, elle était grande, svelte, et avait une magnifique tête italienne, fière et passionnée ; son caractère était hardi et indépendant.

Roger, lui, avec sa fauve crinière, sa longue moustache, ses yeux verts, son nez busqué et son teint pâle, semblait un Saxon du temps de Wittikind. Rêveur à heure fixe, - de cinq heures à six en hiver ; de sept heures à huit en été, - il était, le reste du temps, bouillant, impétueux, tyran à l’excès et sujet à des colères fougueuses.

Il était à croire que du rapprochement de Roger et de Paula, l’un personnifiant la domination, l’autre la résistance, résulteraient la guerre et la discorde. Il n’en fut rien : ils devinrent amis et firent bon ménage. Non point que Roger eût le moins du monde  adouci l’âpre rudesse de son humeur ; mais Paula s’était, sans s’en rendre compte, courbée sous le joug et faite esclave.

Elle apprit un soir à Roger que l’appartement attenant au sien allait devenir vacant.

L’artiste s’aperçut, pour la première fois, que son atelier était triste et incommode ; qu’il y venait trop de soleil ; que son portier ne lui remettait pas régulièrement ses lettres ; que ledit portier était toujours bête et parfois impertinent ; qu’il le laissait trop longtemps frapper à la porte avant de tirer le cordon ; que l’escalier était mal éclairé, souvent encombré d’obstacles, rarement propre ; enfin, que la maison était mal tenue. Par ces motifs, il se décida à louer le logement délaissé par le voisin de Paula.

Dès lors, les deux peintres prirent l’habitude de se voir à toute heure du jour. Roger était fatigué et éprouvait le besoin de se délasser en fumant une cigarette : Il entrait chez Paula. Paula était embarrassée dans la composition d’un ton où dans la recherche d’un contour : Elle appelait Roger.

Pendant plusieurs mois il fut turbulent, bourru et grondeur au possible ; puis il se fit en lui un changement notable. Ses yeux, qui luisaient ordinairement de l’étrange clarté particulière aux yeux des chats noirs, devinrent, autant que possible, doux et suppliants. Il se rasa tous les huit jours et tenta d’établir une séparation au milieu du buisson ardu, hérissé, impénétrable qui lui servait de chevelure. Quand il eut à serrer les mains de Paula, il mit beaucoup moins de vigueur dans sa pression ; il devint avec elle presque timide, négligea de lui dire des duretés et montra un penchant subit à la mélancolie et au silence.

Ce que voyant, Paula dit à Roger :

« Vous ne me rudoyez plus à propos de mes tableaux, qui ne sont cependant pas meilleurs qu’autrefois ; vous laissez en repos la mère Rachet, tandis qu’elle fait mon ménage ; je ne vous entends plus proférer d’anathèmes contre M. Ingres et les partisans absolus de la Ligue ; tout à l’heure, je me suis servie d’un blaireau sans exciter votre colère, et je me suis aperçue l’autre jour que vous sentiez la pommade : - Toutes ces choses me font craindre une catastrophe, et je vous prie de me rassurer. »

Roger dit à Paula qu’il l’aimait avec passion, et qu’il voulait l’épouser.

Celle-ci n’en parut point surprise, et lui répondit :

« Nous reparlerons de cela. »

Ils en reparlèrent en effet, beaucoup même ; car quinze jours durant, il ne fut question d’autre chose entre eux.

Selon l’usage des amoureux, ils formèrent les plus beaux projets et s’arrangèrent pour l’avenir une existence délicieuse.

Roger avait écrit au maire du village dans lequel il était né, pour le prier de lui envoyer les pièces nécessaires à son mariage. Ces pièces n’arrivaient pas ; Roger, impatient, se décida à les aller chercher.

- Revenez vite, » lui dit Paula.

Roger partit.

Deux jours après, il arriva à Bouin, village situé au fin-fond de la Bretagne ; il y trouva un maire en sabots, lequel n’avait pas fait droit à sa requête, pour cette raison que son greffier était malade, et que lui ne savait pas écrire ; - l’adjoint n’écrivait qu’en demi-gros. Roger copia lui-même son acte de naissance, le fit dûment légaliser et regagna Paris. Il courut à la rue de l’Ouest, monta son escalier comme dégringolent les avalanches, et, avant d’entrer chez lui, frappa chez Paula. On ne répondit point ; il essaya d’ouvrir ; sa porte était fermée à clef. Pourtant, à cette heure du jour, Paula était toujours chez elle ! Roger sentit un battement de coeur violent. Il entra chez lui pour attendre Paula.

Sur son chevalet il aperçut une natte de cheveux longue et épaisse, noire comme le jais, brillante comme la soie. Il s’en empara avec surprise.

Du milieu de la tresse flexible et parfumée s’échappa un billet qui tomba à terre. Ce billet contenait ceci :

    « Ami Roger,

«  Je vous aimais, je vous aurais sûrement épousé si vous n’étiez parti ; - mais depuis quatre jours que dure votre absence, j’ai pu réfléchir et je me suis convaincue que je ne suis pas faite pour le mariage.

« Ce que j’aime dans la vie, c’est le mouvement, le bruit, les voyages, les aventures et la liberté.

« Le tranquille bonheur de la vie de famille, une existence passée au coin du feu entre des enfants chéris et un mari adoré : - cela me glace de crainte.

« Je serais une femme détestable, tandis que je crois que je puis être un homme passable. - Je vais essayer.

« Adieu. - Je vous aime, et comme preuve, je vous donne ce qui me rendait belle : mes cheveux. Dans dix, quinze ou vingt ans, quand ceux que je garde seront devenus gris, nous pourrons nous revoir sans danger.
                    « PAULA. »

Roger fut tour à tour furieux et désespéré. Tour à tour il pleura et creva ses tableaux ; puis il réfléchit.

Pour déchiffrer le problème de la conduite de Paula, il n’avait que ces deux arguments : Paula veut mener une vie très-agitée ; elle s’est coupé les cheveux.

Il trouva que Paula s’était faite soeur de charité et allait partir pour Sébastopol.

Il commença aussitôt ses recherches, et se promit de s’enrôler dans les zouaves si elles étaient infructueuses.

III.

Dans un wagon de seconde classe, deux voyageurs étaient assis ; l’un mince, élancé et joli comme une femme ; l’autre courtaud, ventru et rubicond comme un polichinelle de Nuremberg.

Ce dernier avait déjà dit à son compagnon :

« Nous marchons bien. L’horloge de la gare de Lagny marque dix heures ; elle avance de cinq minutes sur Paris. Nous marchons très bien. On assure que cette année verra la fin de la maladie de la vigne et des pommes de terre.

Le jeune homme avait répondu par ces phrases très courtes :

« Oui, Monsieur… Ah !... Vraiment !...

Le gros monsieur, qui tenait à engager une conversation plus sérieuse, recourut aux grands moyens : il tira de sa poche un étui à cigares.

« Monsieur, dit-il, voulez-vous me permettre de vous offrir…

- Merci, Monsieur.

- Vous avez tort ; ces cigares sont excellents ! ils viennent de Bruxelles ; je les ai rapportés moi-même. »

Le monsieur expliqua qu’il était allé à Bruxelles pour y placer des articles de parfumerie ; qu’il avait parcouru toute la Belgique ; qu’il avait pris un grand nombre de commissions ; mais qu’il ne ferait plus ce voyage, parce que sa femme ne lui permettait pas de courtes absences.

Ceci ne rendant point son compagnon plus causeur, il l’attaqua directement.

« Vous êtes aussi voyageur de commerce, Monsieur ?

- Non, Monsieur, je suis peintre.

- Ah ! vous êtes artiste ; et vous allez dans la province pour quelques travaux ?

- Je vais dans la province pour faire des portraits.

- Dans quelle ville vous rendez-vous ?

- A Châlons-sur-Marne.

- Vous y avez des connaissances ? On vous a donné des recommandations pour les gros bonnets de l’endroit ?

- Nullement, Monsieur.

- Mais alors, mon cher ami, qui comptez-vous faire ? Aller de porte en porte demander : Monsieur ou Madame, voulez-vous que je fasse votre portrait ? On vous traitera comme un mendiant et l’on vous dira : Dieu vous assiste ! - Ce n’est pas ainsi qu’il faut vous y prendre ; je connais beaucoup de peintres qui voyagent pour le portrait ; je suis lié particulièrement avec le fameux Beaumont… Le connaissez-vous ?

- Non, Monsieur. »

De Château-Thierry à Epernay, le parfumeur parla du fâmeux Beaumont, puis il développa cette thèse, à savoir : qu’il est impossible à un peintre, eut-il du talent comme Van Dyck, comme Rigault ou comme Philippe de Champagne, de décider le moindre épicier de province à se laisser portraire par lui, s’il n’est solidement appuyé par un autre épicier.

« Mais, conclut le parfumeur, rassurez-vous, mon jeune ami, et rendez grâce au hasard qui vous a placé sur mon chemin, vous trouverez en moi cet appui qui vous manque. Allez à Verdun, rendez-vous, de ma part, chez madame Cailletaux, rue Blanche n° 12 : c’est ma femme ; elle vous présentera à mon ami Sarrasin, qui est journaliste, et très bien posé dans la ville. Mieux encore : Nous avons dix minutes d’arrêt à Châlons, j’en profiterai pour vous faire une petite lettre, que vous remettrez vous-même à Sarrazin ; nul n’est plus capable que lui de vous lancer, et je vous promets que vous ferez merveille à Verdun.

« Quand vous quitterez cette ville, ce sera à vous de vous ménager d’autres recommandations pour les villes voisines. C’est ainsi que nous en usons, nous autres, dans la parfumerie. »

Tel fut l’événement par suite duquel se rendit d’abord à Verdun le jeune peintre André, lequel avait quitté Paris dans le dessein de parcourir la France.

Au numéro douze de la rue Blanche, il trouva madame Cailletaux : une grosse petite femme guillerette, qui avait déjà eu une douzaine d’enfants et menaçait d’en avoir encore d’avantage. Il lui donna des nouvelles de son mari ; après quoi il se rendit chez le journaliste Polydore Sarrazzini.

Si vous aviez demandé à n’importe quel habitant de Verdun ou des pays circonvoisins :

« Qu’est-ce que monsieur Polydore Sarrazzini ? »

Il vous eût infailliblement répondu :

« C’est un homme bien spirituel et bien original. Il est aussi rédacteur en chef de l’Impartial de la Meuse. »

La principale profession de Polydore était d’être spirituel et original ; il n’était journaliste qu’accessoirement. Pour avoir de l’esprit, il avait appris à faire des calembours et à dire des mots à double entente ; pour être original, il couchait avec ses lunettes, portait des habits d’une forme particulière et faisait élargir outre mesure les bords de ses chapeaux ; de plus, il appelait François et tutoyait tous ceux qu’il supposait devoir tolérer cette familiarité. Il était affreusement laid : ses petits yeux éraillés ressemblaient à des charbons allumés ; il avait pris son nez chez les nègres, sa bouche chez les Patagons, ses oreilles chez les singes ; sa face grimaçante était tatouée par la petite vérole, sa barbe plantée comme celle des boucs ! quant à ses cheveux, qu’il portait longs, malgré l’emploi fréquent de toutes sortes de pommades philocomes, ils se réduisaient à quatre ou cinq mèches incolores, qui graissaient le col de son paletot.

Madame Héloïse Sarrazzini était une blonde mélancolique. Elle écrivait des poésies légères dans la feuille rédigée par son mari, et faisait des mariages pour se distraire.

Alexandre, leur fils, avait vingt-deux ans et étudiait le droit à Paris.

Quand André se présenta chez Sarrazzini, Polydore était en travail d’enfantement d’un numéro de son journal, qui devait paraître le lendemain. André lui remit la lettre du parfumeur Cailletaux ; il la lut, examina le peintre avec attention et lui dit :

« Tiens ! c’est toi, François !..... Enchanté de faire ta connaissance !..... Demande une paire de ciseaux à ma femme et aide-moi à faire mon journal.

André déploya, dans la confection de l’Impartial, une adresse qui lui valut l’estime des Sarrazzini, et il fut par eux retenu à dîner. Après dîner, on causa : Héloïse se montra sentimentale autant qu’une élégie ; Polydore fut jovial comme les dernières colonnes d’un almanach ; André s’étudia à rire et à larmoyer en nombre égal, de façon à satisfaire l’un et l’autre des époux. - Il y réussit complètement. - Héloïse lui assura qu’il avait une nature sympathique à la sienne, et Polydore lui dit :

« Touche là, François ; sans être cordonnier, tu me chausses, et je t’accorde ma protection, quoique je ne sois pas musicien. »

André fut produit par Polydore dans la société verdunoise. Il obtint des invitations pour quelques soirées où l’on jouait aux jeux innocents, et pour quelques bals où l’on dansait au bruit des gémissements d’un piano, cruellement martyrisé par la fille de la maison. Ceci ne lui procura aucun plaisir, mais fut particulièrement agréable à M. Schneider, tailleur, lequel fut appelé à lui fournir, moyennant la somme de trois cents francs, un habit complet de cérémonie.

Enfin, quatre demandes de portraits furent simultanément adressées à André. Verdun lui sembla une cité incomparable, et ses habitants lui parurent des êtres privilégiés ; il trouva que madame Cailletaux était une femme bien conservée, qu’Héloïse était un grand poëte, et que Polydore ne manquait pas d’esprit.

Mais il se heurta bientôt contre les difficultés, voire les difficultés de son métier ; il se convainquit que nul peintre n’est capable de satisfaire aux exigences de ses clients, qui veulent à la fois être beaux et ressemblants, rajeunis et pas flattés ; il apprit quelle torture c’est de portraire une dame, laquelle change tous les jours de pose, de bracelets et de coiffure.

Il perdit ses illusions et eut une attaque de spleen. Verdun devint à ses yeux une ville ridicule, peuplée de sauvages et d’originaux, bons à envoyer au Jardin des Plantes ou à Charenton. Son cinquième étage de la rue de l’Ouest lui apparut comme un paradis vers lequel il fut violemment tenté de retourner. Une seule difficulté le retint : il n’avait presque plus d’argent. Sa bourse n’avait jamais été très-bien garnie, et M.Schneider, tailleur, y avait fait une brèche considérable. Le petit peintre André, malgré sa douce figure de fille, était rageur à l’excès ; il se mit en colère, jeta ses couleurs dans la cheminée et brisa ses pinceaux. Il dut ramasser ses couleurs et racheter une autre palette et d’autres pinceaux ; qui lui coûta douze francs cinquante centimes, et diminua encore d’autant son actif.

Quinze jours plus tard, il avait à Verdun trente portraits commencés ; mais il était maigri, pâli, et l’on pouvait déjà distinguer deux rides sur son front.

IV.

André rencontrait souvent chez les Sarrazzini une jeune artiste nommée Frédérique Müller. Frédérique était élève au Conservatoire ; elle touchait l’orgue de la cathédrale de Verdun et donnait des leçons de piano. Elle habitait avec sa mère, madame Sophie Müller, une grosse femme surchargée de falbalas et d’oripeaux, parlant beaucoup et accentuant son discours comme un caporal instructeur. Elle disait deusse, troisse, et faisait sonner les s et les t avec un rare guignon. André la soupçonnait d’avoir exercé à Paris les fonctions de portière, tandis que sa fille achevait son éducation musicale.

Or, Héloïse Sarrazzini s’ingéniait à procurer à André des tête-à-tête avec Frédérique, et elle ne négligeait pas une occasion de mettre en relief les talents de celle-ci. Puis, quand elle se trouvait seule avec André, elle ne cessait de lui parler de Frédérique :

« Frédérique est un ange. Sa place d’organiste lui vaut douze cents francs. Elle a fait de délicieuses romances dont je lui ai fourni les paroles : une surtout, qui est intitulée Au Clair de la lune. Elle a donné trois concerts, où il y avait tant de monde que l’on étouffait, et cependant le prix des places avait été élevé à deux francs pour les grandes personnes, à un franc pour les enfants. La peinture et la musique sont soeurs. Heureux celui qui deviendra l’époux de Frédérique ! »

André faignait d’écouter, par politesse, et madame Sarrazzini, souriant d’un air fin, lui adressait un petit coup d’oeil d’intelligence qu’il ne remarquait point.

Un soir, ils prenaient le frais, appuyés au balcon d’une fenêtre.

- Quel sublime spectacle ! dit Héloïse, que celui d’une belle nuit d’été !... Le calme… le silence… la lune qui glisse entre deux nuages ! - C’est une nuit semblable à celle-ci qui m’a inspiré ma poésie : Au Clair de la lune. »

André ne répondit point sur-le-champ, parce que le dernier coup de huit heures ayant sonné, cinq ou six trompettes furibondes, embouchées par des hussards de la garnison, éclatèrent avec fracas, un nombre égal de tambours leur répondit, et la retraite s’engouffra dans les profondeurs de la ville.

« Oui, dit André, le calme… le silence…. la lune qui glisse entre deux nuages !

- Ne trouvez-vous pas, monsieur André, que cela dispose aux émotions tendres ; que l’on sent le besoin d’avoir quelqu’un à aimer ?

- Assurément, Madame ; c’est alors qu’on est heureux de goûter les pures jouissances de l’amitié.

- Ce n’est pas de l’amitié que je veux parler, monsieur André, c’est de l’amour, et je parierais que ce n’est pas moi que vous voudriez voir en ce moment près de vous : c’est une autre personne qui n’est pas venue aujourd’hui.

- Je ne vous comprends pas, Madame.

- Vilain dissimulateur ! Je vous ai deviné : vous aimez Frédérique… »

André affirma à Héloïse qu’elle était dans l’erreur. Elle n’en voulut point démordre et lui répondit qu’il était d’une timidité exagérée, et avait grand tort, puisqu’il plaisait à madame Müller et était aimé de sa fille.

André sortit consterné. Il ne reparut que rarement chez les Sarrazzini, et eut soin de choisir les jours où il était certain de ne point rencontrer Frédérique : le dimanche pendant les vêpres. Puis il prit l’habitude de passer ses soirées chez madame Cailleteaux.

Nous ne voulons pas médire de madame Cailleteaux, une femme qui a eu douze enfants mérite des égards ; cependant nous devons prévenir le lecteur que l’ami intime de son mari passait à Verdun pour être aussi le sien. Quant à nous, nous n’en croyons rien ; et nous dirons à la décharge de madame Cailleteaux que jamais elle ne mit au jour que de fidèles reproductions de son époux. Comme leur père, tous les petits Cailleteaux semblaient sortis des ateliers de Nuremberg, et c’était bien la plus désagréable réunion d’affreux petits polichinelles qui se pût voir.

Quoi qu’il en soit, Polydore Sarrazin s’émut de la fréquence des visites que le peintre André rendit à la parfumeuse ; il les surveilla, et un soir, il les surprit assis l’un près de l’autre : leurs fronts, leurs cheveux, leurs mains se touchaient silencieux, attentifs ; ils s’étudiaient à trouver la jonction des différentes pièces d’un jeu de patience, qui  appartenait à l’aîné des fils Guilleteaux.

Polydore manifesta un vif mécontentement. De retour chez lui il dit à sa femme :

« Ne devais-tu pas marier le petit André à Frédérique ?

- Je le voudrais… et Frédérique aussi… mais lui ne veut pas.

- Ah ! il ne veut pas ! reprit Polydore. »

Et il réfléchit profondément.

Le dimanche suivant, à l’heure des vêpres, André se présenta chez les Sarrazzini.

« Bonjour, François, lui dit Polydore ; as-tu lu mon journal aujourd’hui ?

- Je n’en ai pas encore eu le temps.

- Il y a un article qui te concerne ; celui qui commence ainsi : « Nous sommes heureux d’avoir à annoncer une bonne nouvelle à nos concitoyens. Tiens ! François,  nouvelles diverses, au bas de la page ; lis tout haut. »

André lut :

« Nous sommes heureux d’avoir à annoncer une bonne nouvelle à nos concitoyens.

« Depuis quelques années déjà, Verdun possède dans ses murs une jeune artiste d’un rare talent : Mademoiselle Frédérique Müller, dont chacun a pu apprécier la savante exécution, le moelleux et le brio. Verdun avait déjà son poète et son écrivain ; il lui manquait son peintre, mais il l’aura.

« Monsieur André (de l’Ecole des beaux-arts), déjà connu par ses nombreux succès aux expositions annuelles de peinture, va épouser mademoiselle Frédérique Müller et se fixer dans notre ville.

« Verdun n’aurait plus rien à envier aux plus orgueilleuses cités, et sa réunion d’artistes serait complète, s’il possédait un représentant de l’art plastique. Espérons que de l’union d’André et de Frédérique, il naîtra un sculpteur. »

« Que signifie cette folie ? dit André fort troublé ; vous savez bien que je n’épouse point mademoiselle Müller.

- Si fait ! François. Je l’ai demandée pour toi à sa mère, et elle te l’accorde. Nous avons fixé la noce au mois prochain : Tire-toi de là comme tu pourras. »

André alla se promener sur l’esplanade : il fut abordé par vingt personnes qui le complimentèrent, à propos de son mariage.

Il manqua d’audace pour se défendre.

V.

Vers le commencement du mois de septembre, les bals publics n’étant plus fréquentés, et les cafés du quartier latin devant déserts, Alexandre Sarrazzini quitta Paris et retourna dans sa famille.

Héloïse pleura d’attendrissement et répéta la phrase suivante à chacun :

« Mon fils Alexandre est revenu. Il devient un homme ; il a de la barbe ; il se présente avec une aisance et une distinction !... vous le verrez. Il va dans le monde ; il est reçu chez ses professeurs et dans le faubourg Saint-Germain. Mon fils Alexandre a le coeur trop bien placé, et il a reçu de moi de trop bons principes pour que je craigne jamais de le voir se perdre comme tant d’autres et fréquenter les mauvaises compagnies. »

Polydore disait :

« Ce diable d’Alexandre m’inquiète : il me ressemble trop. Il est juste ce que j’étais à son âge, et sarpejeu ! j’en faisais de bonnes, quand j’avais vingt ans ! Au lieu de faire son droit, je parierais que ce gaillard-là fait son travers. Bah ! il faut que jeunesse se passe. »

André et Alexandre ne tardèrent pas à se rencontrer. L’étudiant fit beaucoup d’avances à l’artiste qui se tint sur la réserve. Alexandre fut d’abord piqué ; mais il revint bientôt à la charge, et il n’est sortes de prévenances et d’attentions dont il n’accabla André, lequel en parut fort troublé.

Le dimanche qui suivit le retour de leur fils, les Sarrazzini donnèrent un grand dîner, auquel furent conviés les notables de Verdun, plus mesdames Müller, madame Cailleteaux et le peintre André.

L’on but et l’on mangea pendant plusieurs heures ; Polydore eut des mots qui firent le tour de la table, et que l’on se répéta de voisin à voisin ; Héloïse trouva moyen de parler des belles nuits d’été, et de sa poésie : Au Clair de la lune ; André fut, selon son habitude, très-froid avec sa fiancée ; Alexandre se grisa et chercha les genoux d’André sous la table.

Le repas fini, les dames passèrent au salon et les hommes se rendirent, pour fumer, dans le cabinet de M. Sarrazzini.

André aborda résolûment Alexandre, lui demanda un cigare et l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre. Puis, avec un aplomb et une crânerie dont on l’aurait cru incapable, il se posa en mauvais sujet et se mit à parler de ses voyages, de ses duels et de ses bonnes fortunes.

Alexandre le laissa dire et parut avoir une foi entière en ses discours.

André, pleinement rassuré, se disposa à sortir et tendit la main à l’étudiant de l’air du monde le plus cavalier.

Celui-ci porta galamment cette main à ses lèvres et dit :

« Adieu, Madame. »

André devint rouge jusqu’aux oreilles, et son départ ressembla à une fuite.

Derrière lui sortit Alexandre. Il se rendit au café Belle-Vue, lequel était hanté par les clercs de notaire et les clercs d’huissier, qui formaient la jeunesse turbulente de Verdun.

Chez ces naïfs mauvais sujets, dont les seuls désordres consistaient à boire parfois plus de bière qu’ils n’en pouvaient contenir, Alexandre était roi, de par son titre d’étudiant et de Parisien. Il fut, dès son arrivée, pressé, entouré, interpellé, et chacun tint à honneur de faire voir qu’il était son ami. Il leur distribua des poignées de mains d’un air superbe et protecteur.

« Eh bien ! dit-il, que fait-on ci ? On est à l’enterrement ! Allons, morbleu ! du punch et de la gaieté ! Garçon ! un bol colossal. »

On se groupa autour d’une table, et le bol de punch fut vidé, tandis qu’Alexandre contait les anecdotes les plus récentes du Prado et de la Closerie. Les jeunes Verdunois ne voulurent point demeurer en reste, et ils narrèrent à leur tour nombre d’histoires, desquelles il ressortait que toutes les modistes, toutes les blanchisseuses, toutes les couturières de la ville avaient été plus ou moins leurs maîtresses.

« Ah çà ! dit Alexandre, je n’ai pas, comme vous autres, l’habitude de dormir, moi. A quoi diable peut-on employer sa nuit dans ce stupide pays ?

- Si nous allions à l’Ile d’Amour ? dit quelqu’un.

- Qu’est que l’Ile d’Amour ?

- Le bal des sous-officiers.

- Et l’on peut y danser ?

- Comment entends-tu cela ?

- Y a-t-il des sergents de ville pour mettre à la porte ceux qui veulent faire de l’élégance ?

- Liberté complète ! on remue ses jambes comme on veut, et nous avons des fourriers et des sergents-majors qui exécutent le pas à caractère dans la perfection.

- Eh bien, à l’Ile d’Amour, Messieurs, et je vous montrerai quelque chose que vous n’avez pas encore vu. »

A Paris, Alexandre fêtait Terpsychore trois fois par semaine, et il était passé maître dans l’art de la chorégraphie, tel qu’il se pratique à la barrière et chez Bullier, c’est-à-dire qu’il savait se tordre en mesure comme un convulsionnaire de saint Médard, et mettre la semelle de ses souliers au niveau de la figure de sa danseuse. Il fit sensation à l’Ile d’Amour. A la vérité, quelques fourriers le bousculèrent un peu, et un sergent-major saisit l’occasion d’une pastourelle pour lui envoyer la pointe de sa botte au bas des reins ; néanmoins, il obtint un brillant succès, et il excita l’envie et l’admiration de ses amis.

Vers une heure du matin, le bal étant fini, ces messieurs regagnèrent Verdun.

Ils étaient tout à fait ivres. Ils s’en allaient appuyés les uns aux autres, trébuchant, barrant la rue, frappant aux portes, tirant les sonnettes, et bégayant, entre deux hoquets, le refrain de quelque sale chanson.

« Messieurs, cria l’un d’eux, je propose d’aller chez la mère Patard.

- Va pour la mère Patard ! »

La mère Patard tenait, dans une rue écartée, un cabaret borgne, qu’elle ouvrait à toute heure de la nuit. Là, il n’y avait pas de punch à espérer ; mais on demanda deux bouteilles d’eau-de-vie, un saladier, du sucre et l’on fit un brûlot.

« Vous êtes tous des brutes ! dit Alexandre, des huîtres ! des légumes ! »

Ceux qui pouvaient encore parler réclamèrent.

- Taisez-vous, je vous dis que vous êtes, des Chinois ! Vous avez à Verdun la plus jolie femme de Paris, et il n’y a pas un d’entre vous qui s’en soit aperçu. Qui est-ce qui connaît le peintre André ?

- Nous le connaissons tous.

- Eh bien ! c’est une femme déguisée. »

Il y eut une manifestation générale d’incrédulité, et chacun s’écria qu’Alexandre était ivre.

Celui-ci se leva et, d’un geste dominateur, il imposa silence à l’assemblée.

« Je l’ai connue à Paris, dit-il : - Elle a été ma maîtresse. »

Ceci produisit une sensation profonde et une rumeur prolongée.

Une voix. - Il faut qu’Alexandre nous l’amène !

Une autre voix. - Allons tous la chercher !

Toutes les voix réunies. - Oui ! oui !  allons tous la chercher !

Alexandre comprit vaguement qu’il avait été trop loin, et qu’il s’embarquait dans une entreprise périlleuse ; mais il était trop vaniteux pour avouer son mensonge, et trop ivre pour prévoir ce qui en pouvait résulter. Il dit comme les autres :

« Allons la chercher ! »

Et la bande avinée se mit en marche vers l’hôtel des trois Maures, où logeait le peintre André.

Après avoir quitté la maison des Sarrazzini, André était rentré dans sa chambre. Les paroles qu’avait prononcées Alexandre, en lui baisant la main, lui avait causé une véritable terreur, et, pendant longtemps, il n’avait pu réussir à maîtriser son émotion. Puis, il avait envisagé sa situation et cherché un moyen de conjurer l’orage qui, d’un moment à l’autre, pouvait fondre sur lui. La fatigue l’avait saisi avant qu’il eût rien trouvé, et il s’était endormi sur un fauteuil.

Il fut réveillé par un bruit confus de pas et de voix ; on heurtait avec violence à sa porte.

Il se prit à trembler et ne répondit point.

« Il n’y a personne, dit-on en dehors, allons-nous-en.

- Non pas, entrons au contraire.

- Comment entrer ? la porte est fermée.

- Nous avons nos passe-partout, essayons-les. »

André entendit que l’on s’efforçait d’introduire plusieurs clefs dans la serrure, puis la porte s’ouvrit, et quatre ou cinq jeunes gens allongèrent leurs ignobles faces, hébétées par l’ivresse. Alexandre Sarrazzini était au milieu d’eux. On le poussa en avant.

« Va donc ! - Elle est là ! - Présente-nous ! »

Alexandre était arrivé au dernier degré de l’ivresse : ses jambes flageolaient sous lui, sa langue épaisse refusait de former un son, et il avait perdu conscience de ses actions. - Il fit quelques pas vers André, trébucha et faillit tomber sur lui.

« Belle dame, dit-il en reprenant son aplomb, nous venons vous chercher pour aller chez la mère Patard ! »

André se recula jusqu’à la muraille, et Alexandre le suivit en s’efforçant de le saisir et en répétant :

« Viens chez la mère Patard ! »

Le reste de la bande brutale fit irruption dans la chambre et environna André, qui poussa un cri de dégoût plus encore que de crainte.

Un nouveau personnage parut : c’était un homme de haute taille et d’apparence militaire ; la robe de chambre dont il était enveloppé laissait apercevoir l’extrémité de ses pantalons rouges, et des éperons résonnaient aux talons de ses bottes.

Il écarta rudement l’ignoble meute des Verdunois en goguette et dégagea André.

« Que vous veulent ces ivrognes ? lui demanda-t-il.

André était incapable de répondre.

« Mon officier ! s’exclamèrent  les Verdunois, c’est une femme déguisée ! - C’est la maîtresse d’Alexandre ! - Elle ne veut pas venir chez la mère Patard !

- Allons, dit l’officier, vous avez plus besoin de dormir que d’aller chez la mère Patard. Filez vous coucher, et plus vite que ça, ou je ferai part de votre conduite à vos parents, et je vous ferai fouetter par vos papas. »

Il les mit à la porte et les écouta trébucher dans les corridors, dégringoler dans les escaliers, puis gagner la rue où ils recommencèrent leurs cris et leurs chansons obscènes.

Il se tourna alors du côté d’André :

« Ils sont partis d’assez bonne grâce, dit-il ; qu’en pensez-vous ? »

Il s’assit sans façon dans un fauteuil et tira un cigare de sa poche. André fit un mouvement du côté de la porte, comme s’il voulait s’enfuir, et devint encore plus pâle et plus tremblant. L’officier l’examina attentivement et comprit que son émotion n’était pas feinte. Il se leva :

« Pardon, Madame, dit, je me retire. - Demain, si vous le permettez, j’aurai l’honneur de vous présenter mes respects. »

Il salua courtoisement et sortit. Il rentra dans la pièce voisine et s’assit devant une table où était une lettre commencée. Il acheva cette lettre et y mit l’adresse suivante :

                                Monsieur,
                        Monsieur Roger, peintre,
                            rue de L’Ouest, n° X.
                                à Paris.


VI.

Roger n’avait pas retrouvé Paula, il ne s’était pas non plus engagé dans les zouaves, et il songeait à se faire trappiste.

En attendant, il peignait un tableau qui représentait une noce de village ; la mariée ressemblait à Paula, et si le marié n’eût été tourné de dos, on eût pu reconnaître Roger.

La mère Rachet, entrant pour faire le ménage de l’artiste, lui remit une lettre qui venait d’arriver. Il décacheta cette lettre et lut :

« Verdun, ce … septembre, une heure du matin.

« Jamais je ne me suis senti un si ardent amour de la patrie. Figure-toi, mon cher Raphaël, qu’elle m’accorde un congé de trois mois.

«  C’est-à-dire que, pendant trois mois, j’aurai le droit de ne pas aller à la manoeuvre, de ne pas crier : Garde à vôs ! peloton, en avant ! à gauche ou à droite ! etc. ; de ne pas monter à cheval, de ne pas entrer dans un café, de ne pas savoir si mes hommes ont bien pansé leurs chevaux, ont suffisamment ciré leurs bottes et nettoyé leur harnachement, habillement, etc,

        « Ah ! quel plaisir !
        « Ah ! quel plaisir
        « De ne plus être soldat !

« Tu  te demandes peut-être pourquoi je t’écris cela de Verdun, et surtout à une heure du matin.

« Or, tu sauras, que le quatrième de hussards, dans lequel régiment j’ai été sous-lieutenant, tient pour le moment garnison en cette ville. Je suis venu rendre visite à mes petits camarades, comme nous disions à l’atelier, et ils m’ont offert, cette nuit, un souper au champagne. Le champagne est mon ennemi ; il m’agace horriblement les nerfs, et m’inspire toujours l’amour du laitage et du pain bis. C’est pour te faire l’apologie de ces choses frugales que je t’écris à une heure du matin.

« Dans deux jours je serai chez mon père ; je cacherai mon uniforme dans le plus profond de l’armoire la moins fréquentée ; je me vêtirai d’une blouse, je couperai mes moustaches, et je m’imaginerai pendant trois mois que je suis un fils des champs.

« Viens partager mon bonheur !

« Outre les plaisirs de la vendange, j’ai encore à t’offrir ceux de la pêche à la ligne. De plus, nous barbouillerons autant de toiles que tu voudras. Je suis resté un peu peintre.

    « A bientôt.
            « Ton ami.

        « EUGÈNE LACROIX. »

« P.-S. Un cas de force majeure apporte un léger dérangement dans mes projets. Depuis quelques jours, je suis le voisin d’un jeune peintre qui fait ici quantité de portraits. Ce jeune peintre a les plus beaux yeux noirs et les plus beaux cheveux noirs qui se puissent imaginer ; et, par suite d’une circonstance que je te conterai, j’apprends à l’instant qu’il est une femme. On ne rencontre que rarement de jolis garçons qui sont des femmes, tandis que je suis toujours sûr de trouver le laitage et le pain bis qui m’attendent chez mon père. Ceci me décide à délaisser momentanément le laitage au profit du joli garçon.

« Ne viens pas au Tremblay avant une quinzaine. »

……………………………

Roger se fit le raisonnement suivant :

« Cette femme déguisée ne peut être que Paula ;

« Paula est la maîtresse d’Eugène. »

Puis il se dit :

« Je vais partir sur-le-champ ; je les surprendrai, je les tuerai tous les deux, ensuite de quoi je me tuerai à mon tour. »

Quand Roger arriva à Verdun, ceux qu’il cherchait n’y étaient plus : - André avait disparu, Eugène était parti pour Sedan.

« Il a enlevé Paula, pensa Roger. »

Et il se mit à sa poursuite.

Il ne parvint à le rejoindre que huit jours après, non pas à Sedan, mais au Trou-du-Han, qu’Eugène était allé visiter en compagnie de ses camarades du quatrième hussards.

Il ouvrit ses bras à Roger, qui lui dit d’une voix menaçante :

« Où est Paula ? »

Il y eut une explication entre les deux amis, et Roger apprit qu’Eugène ne s’était trouvé avec André ou Paula que la durée de quelques minutes : le temps enfin de la débarasser des hargneuses poursuite des jeunes Verdunois. - Le lendemain, il s’était présenté chez elle ; mais elle avait déjà pris la fuite, laissant ses bagages à l’hôtel des Trois-Maures, et abandonnant ses portraits commencés.

Roger passa du désespoir à la joie.

« Que comptes-tu faire ? lui demanda Eugène.

- Chercher et retrouver Paula.

- Elle ne peut être allée bien loin car on assure qu’elle est partie sans argent. Viens avec moi au Tremblay. Le Tremblay est situé à quinze lieues de Verdun ; nous y établirons notre quartier général, et de là nous explorerons tous le pays. »

VII.

Le Tremblay est un village de trente maisons, alignées les unes à droite, les autres à gauche, et formant une seule rue, au milieu de laquelle est située l’auberge du Pin-Vert, qui appartient à Eloi Férou.

Eloi passe pour le plus ivrogne et le plus brutal des gens du Tremblay, et chacun sait qu’il a l’habitude condamnable de rouer de coups sa femme Marie-Josèphe : une belle grosse paysanne, qui n’en maigrit pas et s’en va toujours riant et chantant.

Un jour, à la tombée de la nuit, un piéton se présenta à l’auberge du Pin-Vert. Il tenait un petit carton sous le bras ; ses vêtements étaient souillés de poussière et il semblait harassé de fatigue. - Il demanda si l’on pouvait lui donner à souper puis à coucher.

Eloi considéra avec méfiance son piètre équipage et ne répondit point, mais Marie-Josephe s’empressa de le faire entrer et de lui promettre bonne table et bon lit.

Ce voyageur n’était autre que le peintre André.

Il y avait huit jours qu’il s’était enfui de Verdun, n’emportant que les effets qu’il avait sur lui, plus une somme de dix francs et quelques centimes.

Il avait marché jusqu’à ce que ses pieds endoloris refusassent de le soutenir. Il avait fait cinq lieues, et était arrivé à Autry. Là, il s’était arrêté. Son intention était de regagner Paris ; or, comme ses ressources ne lui permettaient pas de faire le voyage, il avait écrit à un ami de venir le chercher. - Mais André était un petit orgueilleux qui avait rougi à l’idée de demander à quelqu’un secours et protection. - Il avait trouvé que l’on doit toujours se tirer d’affaire soi-même, quelque critique et embarrassante que soit la position dans laquelle on est tombé.

Il s’était répété qu’il avait de la force, de l’énergie, du courage, - qu’il était un homme, et il n’avait pas envoyé sa lettre.

Avec les dix francs qui lui restaient, il avait acheté un carton, du papier à dessin, des crayons ; et il était allé de village en village, faisant des portraits - depuis un franc jusqu’à cinq francs, - et s’efforçant d’amasser la somme nécessaire pour payer sa place dans la diligence de Vouziers à Paris.

Le hasard lui avait été favorable ; son trésor avait grossi, et il comptait le compléter au Tremblay.

En effet, il lui fut facile de décider ses hôtes à se laisser portraire par lui. Puis arrivèrent successivement au cabaret quantité de buveurs, dont quelques-uns lui demandèrent leurs images. Il travailla courageusement au milieu du nuage de la fumée des pipes et des exhalaisons empestées des brocs d’eau-de-vie et des pots de bière. Cependant, un moment vint où il sentit son oreille tinter et son coeur défaillir. Il passa alors dans une pièce voisine, convertie par les époux Férou en boutique d’épicerie. Eloi le suivit d’un regard soupçonneux : sa caisse était de ce côté, et il allait enjoindre au peintre de rentrer dans la salle où se tenaient les buveurs, quand sa femme lui dit :

« Tu vois bien qu’il ne peut rester ici. Tout à l’heure il est devenu si pâle que j’ai cru qu’il allait se trouver mal. D’ailleurs, je te promets que j’aurai l’oeil sur lui. »

André reparut bientôt, distribua les dessins qu’il venait d’achever, reçut en échange quelques pièces de monnaie, se fit indiquer la route de Vouziers et partit.

Eloi venait d’entrer dans sa boutique et vérifiait l’état de sa caisse. Soudain, sa voix retentit courroucée, terrible :

« Arrêtez-le ! Au voleur ! »

André fut aussitôt entouré par vingt personnes, et il se sentit en même temps serré à la gorge par Eloi Férou, qui lui dit :

« Brigand, rends-moi mes vingt francs ! »

Un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu en bourgeois campagnard, fendit la foule et se fit expliquer l’aventure. André protestait de son innocence et assurait n’avoir sur lui qu’une somme de cinquante francs en pièces d’argent. On le fouilla, et de l’une de ses poches s’échappa une pièce d’or, qui tinta sur le pavé.

Il fut incontinent appréhendé au corps et incarcéré dans la prison du Tremblay.

C’était un cabinet noir occupé par quelques cents de noix que grignotaient des souris ; par le buste de Charles X et par celui de Louis-Philippe, entre lesquels une arraignée tissait sa toile, et par un vieux poêle démonté.

André se laissa choir sur le poêle.

L’accusation de vol dont il était l’objet, la pièce d’or trouvée sur lui, le confondaient d’étonnement et de terreur.

Il n’avait aucune preuve à donner de son innocence, et l’avenir lui paraissait encore plus terrible que le présent.

Son imagination effrayée courut en avant : il se vit saisi par deux farouches gendarmes, garrotté, lié à la queue d’un cheval et entraîné : plongé dans un noir cachot par un geôlier à figure sinistre ; puis, conduit au grand jour devant ses juges, en présence d’un public nombreux. Il reconnaissait les Cailletaux, les Sarrazzini, Frédérique, Alexandre et tous les Verdunois assemblés pour témoigner contre lui.

Il eut le frisson, et il souhaita la fin du monde.

Les souris continuaient de grignoter leurs noix et l’araignée de tisser sa toile entre le buste de Charles X et celui de Louis-Philippe.

A l’heure à peu près où André avait été arrêté, Roger et son ami Eugène Lacroix étaient descendus de diligence à Vouziers et avaient pris la route du Tremblay.

Ils y arrivèrent à la chute du jour.

Comme ils passaient devant le cabaret du Pin-Vert, ils entendirent un grand bruit de vaisselle brisée et de cris de femme.

« Qu’est-ce donc qu’ils font là-dedans ? demanda Roger à un paysan qui fumait sa pipe sur le seuil de sa porte.

- C’est Eloi qui bat la Marie-Josèphe.

- Morbleu ! et vous le laissez faire ?

- Dame ! dit le paysan, c’est sa femme. »

Roger et Eugène, qui n’avaient point des idées aussi avancées relativement aux droits des maris sur leurs femmes, entrèrent au Pin-Vert, dans le dessein de porter secours à la Marie-Josèphe. Ils réussirent à la préserver des dernières caresses d’un gourdin, qui pouvait passer pour une massue ; et, de plus, ils apprirent la cause de la correction qui venait de lui être infligée.

Eloi battait sa femme parce qu’elle lui avait avoué que c’était elle qui avait pris la pièce d’or et l’avait glissée dans la poche d’André.

« Il avait l’air si doux et si gentil, disait Marie-Josèphe en s’essuyant les yeux, si triste et si malheureux, que ça m’avait fendu le coeur.

- Voici une superbe occasion d’inaugurer dignement notre vie champêtre, dit Eugène en entraînant son ami. Allons délivrer un innocent ; puis nous boirons du laitage et nous mangerons du pain bis. »

La nuit était venue. André était toujours dans sa prison qui s’était faite cachot. Il attendait les gendarmes, et le moindre bruit le faisait trembler.

Quand il entendit des pas s’approcher dans la rue, monter l’escalier de la mairie, puis s’arrêter à sa porte, il se dit :

« Ce sont eux ! »

Et son sang se glaça dans ses veines.

M. Lacroix, maire du Tremblay, entra, suivi de son fils Eugène, à côté duquel se tenait Roger.

M. Lacroix était muni d’une lanterne ; le rayon lumineux qui s’en échappait tomba d’aplomb sur le visage d’André.

Et Roger reconnut Paula.

…………………………

Quelques heures après, M. Lacroix, Paula, Roger et Eugène étaient réunis et prenaient du thé dans un élégant salon.

Paula venait de raconter ses misères et ses tribulations depuis son départ de Paris.

« Eh bien ! lui demanda Roger, ce que vous aimez dans la vie, est-ce encore le mouvement, le bruit, les voyages, les aventures et la liberté ? Voulez-vous encore être un homme ?

- Oh ! monsieur Roger, répondit Paula, je redeviens femme - pour toujours !

- Sa femme, dit Eugène à Paula en désignant Roger du doigt. »

Paula rougit.

« J’ai une idée, continua Eugène en se versant un forte rasade de rhum, rien ne vous appelle à Paris. Je vous retiens ici, mon père vous mariera ; puis nous boirons du laitage et nous mangerons du pain bis. »

LOUIS JACQUIER.

FIN.


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