GAUBERT, Ernest (1880-1945) : Les Poètes au Café (1910).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21.X.2006)
Relecture : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : n.c.) de l'Opinion, journal de la semaine du samedi 16 avril 1910.

LES POETES AU CAFÉ
par
Ernest Gaubert

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La mort de Jean Moréas et l'inauguration prochaine d'un monument à Gérard de Nerval ravivent la mémoire d'autre poètes qui, comme l'auteur des Stances et celui de la Bohème galante, vécurent au café, y rêvèrent, y parlèrent, et, parfois, y écrivirent la plus grande partie de leur oeuvre. Depuis le romantisme jusqu'à nos temps d'ailleurs, les hommes de lettres ont beaucoup vécu au café. Il semble pourtant que ces dernières années la jeunesse littéraire ait tendance à le déserter et préfère, même étroit, pour y discuter d'art et de poésie, le logis d'un camarade que l'arrière-salle d'une taverne.
   
Toujours les littérateurs fréquentèrent le cabaret et cette affection n'a pas été sans leur nuire dans l'esprit bourgeois. Leur pauvreté, leur dédain et leur ignorance des soins et des soucis d'un foyer, leur imposait le goût de ces lieux publics où ils retrouvaient, avec l'amitié de gens ayant les mêmes goûts, l'apparence d'un beau décor, une atmosphère familière et la double excitation de discuter et de boire. Boileau, Racine, Lafontaine, hantèrent les cabarets, y composèrent des épigrammes et des satires, y imaginèrent la perruque de Chapelain changée en comète, y rimèrent maintes parodies de Corneille. Plus tard, les célèbres couplets du Café Laurent attribués à Jean-Baptiste Rousseau lui valurent sa condamnation et l'on sait toutes les cabales tramées dans les arrière-boutiques du Palais-Royal et du Carrefour de Buci, les succès de Rivarol et de Chamfort au Caveau, tout ce que les conteurs libertins ont composé de gaillardises et de sottises, entre un pot de vin et une cruche de bière.
   
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Avec le romantisme, le café entre davantage dans la littérature, si j'ose dire. Dès l'instant où la collaboration des poètes s'étend aux journaux, où les artistes se mêlent à la vie politique, on les apercevra davantage dans les établissements à la mode. Cependant, une démarcation s'impose entre ceux qui fréquentent le café par un sentiment de snobisme, et par goût, ceux qui vont y chercher le plaisir, l'ivresse des alcools et des filles à la mode, et les autres, ceux qui vont au café, parce qu'ils y trouvent leur chez eux, leurs habitudes, des admirateurs et des contradicteurs, ceux à qui l'on peut dire, les trouvant installés sur la molesquine, parmi les fumées des cigares, ce que le comte de Tressan disait au chevalier de Boufflers le rencontrant sur la grande route : « Mon cher poète, je suis heureux de vous trouver chez vous. »
 
Roger de Beauvoir et Alfred de Musset furent parmi les premiers. L'auteur des Contes d'Espagne et d'Italie ne parlait pas littérature dans ces endroits-là. S'il menait Céleste Mogador au Rocher de Cancale, s'il retenait un cabinet du Cadran Bleu ou du Café Anglais, ce n'était point pour y illustrer de vains propos d'esthétique. Eugène Sue et Arsène Houssaye ne tenaient pas académie devant les coquilles de Hardy et les rognons en brochette de Riche, pas plus que devant les vins des Trois Frères Provençaux. Restaurateurs ou cafetiers, de Beauvilliers à Bignon en passant par Rô, Bolème, Henneveu, Méot, Legacque et Very, plus tard Magny, hôte des Goncourt et de Flaubert, recevraient certes la bohème autant que le monde, mais une bohème dorée, bavarde et non éloquente, plus éprise de bonne chère que des formules nouvelles de la tragédie ou du roman. A la porte du Café Tortoni, les frères Goncourt s'indignaient d'être éclaboussés par le cabriolet ou le coupé de M. le vicomte Ponson du Terrail, le seul homme de lettres qui eût voiture sur rue.
  
Sur son déclin, Alfred de Musset coulera des journées au Café de la Régence, s'enivrant de mélancolie, de solitude hargneuse et d'absinthe. Connaissant l'état de l'académicien, un jour, le patron d'un des établissements qui lui sont familiers, ancien boucher devenu limonadier, interdit au garçon de renouveler le verre de l'enfant du siècle. Musset insiste, le garçon explique l'ordre reçu. Le poète se lève et d'un mot cloue à son comptoir le cabaretier terrifié :

- Vous, à l'étal !...
  
Et d'un geste d'empire, il obtient que le serveur lui rapporte une nouvelle absinthe.
  
Près d'un quart de siècle, Aurélien Scholl anima une salle du Tortoni, de ses mots, de ses épigrammes, des mille traits d'un esprit scintillant et vif, de la magie d'une intelligence précise et malicieuse. Celui-ci encore, comme Musset, était un viveur. Ce sont les poètes d'exception, les derniers parnassiens, les poètes de Montmartre et les premiers symbolistes qui firent du café, un cénacle.
  
Lorsque le groupe de l'impasse du Doyenné se dispersa (Arsène Houssaye, Camille Rogier, Edouard Dourliac, Marilhat, Corot, Nanteuil, Roqueplan, Wattier, de Nerval), Gérard de Nerval voyagea aux routes d'or de la Syrie, puis revint errer à Paris, toujours hanté du souvenir de « son amour » et de mirages. Selon le mot de Théophile Gautier, « l'envahissement progressif du rêve allait rendre à peu près impossible la vie de Gérard de Nerval dans le milieu où se meuvent les réalités. » S'il passe alors de longues nuits dans les comptoirs et les marchands de vins des Halles, il ne faut pas le compter pourtant au rang des poètes de café. Son corps est là, mais son âme est ailleurs. « Pendant de longues heures, déclare le père de Mademoiselle de Maupin, nous avons écouté le poète transformé en voyant, qui nous déroulait de merveilleuses apocalypses et décrivait avec une éloquence qui ne se retrouvera plus, des visions supérieures en éclat aux magies orientales du hachich. »
  
Charles Baudelaire fut entraîné aux cafés du Quartier, par ce Privat d'Anglemont qui est le précurseur des poètes montmartrois. Il ne devait plus en sortir.
  
Le soir de la condamnation des Fleurs du Mal, les Goncourt qui ont soupé à son côté, nous laissent de lui ce portrait dans leur journal :

« Une tête de maniaque, une voix coupante comme une voix d'acier et une élocution visant à la précision ornée d'un Saint-Just et l'attrapant. »

C'est de cette voix d'acier qu'il interroge, sur un ton de juge d'instruction, maîtres d'hôtel et garçons, qu'il les exaspère de demandes précises ou de méticuleuses exigences. « Ce vin est-il bien récolté en coteaux, au mois d'octobre de telle année ?... - Ce verre est-il bien du milieu de la bouteille ? »
  
Nous avons vu Jean Moréas montrer de pareilles exigences, refuser trois fois un verre de kirsch ou de chartreuse, révolutionner tout le personnel d'un établissement pour obtenir, en fin de compte, un produit de marque ou de qualité inférieures au premier qu'il avait repoussé.
  
Au Café Taburey, au Café de la Rotonde, au Procope, au Café Lemblin, où il retrouvait Murger, Deroy, Fauchery, plus tard Cladel, au Divan Lepelletier, où on lui reprochait d'avoir publiquement méprisé Victor Hugo, ce dont il s'excusait, didactiquement et, tour à tour, hautainement silencieux ou dédaigneusement éloquent, Baudelaire ravivait toutes les conversations. « Il avait une foi naïve dans son infaillibilité », ainsi que le remarque un de ses biographes, et ce signe est assez représentatif de tous les intellectuels au café. Il raillait la gaieté courtoise de Monselet fréquentant le Casino de la rue Cadet.
  
De Louis Bouilhet à Théophile Gautier, de Barbey d'Aurevilly à Jules Vallès, que de littérateurs au café ! Bientôt, allait fleurir le temps où les écoles naîtraient au cabaret. Les Hirsutes, les Hydropathes ou bien d'autres se groupèrent autour des colonnes instables de soucoupes, sur le marbre sirupeux des guéridons. Jean Richepin, Maurice Bouchor, Raoul Ponchon devaient y instaurer leur Trinité audacieuse. Seul, le dernier, reste encore fidèle aux terrasses de la rive gauche.
  
Des dessins, des anecdotes, des études, ont fixé le souvenir lamentable et miraculeux de Paul Verlaine au d'Harcourt, au Procope, au François-Premier, à la Nouvelle Athènes. Quelques semaines avant sa mort, un de nos amis le rencontrait, traînant la jambe, le foulard sali, le feutre de travers, geignant dans un mac-farlane étriqué :

- C'est la fin de tout ! On m'a mis à la porte du café. Le garçon a refusé de me servir. Il m'a dit : « Vous relevez de l'assistance publique, c'est pas votre place ici... » L'assistance publique... Ah ! malheur !

Humilié, rageur et beau avec ses yeux d'une infinie tristesse, noyés et brillants, Verlaine frappait le trottoir du boulevard d'une trique furieuse...

Oh! Verlaine au café, les récits, les horizons, brusquement ouverts, sur le rêve, la beauté, l'art spontané et le sentiment !...

Là où Baudelaire raillait, féroce, ou excentrique, interrogeant : « Avez-vous mangé de la cervelle de petit enfant ? Elle a un goût de cerneaux ! » Verlaine priait et chantait en une langue nouvelle, avec des nuances de voix que nul n'avait encore entendues.

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Comme la jeunesse était venue vers Verlaine, au sortir de l'appartement familial de Mallarmé, rue de Rome, ce fut au café que le symbolisme naquit et que se sont fondées, depuis vingt-cinq ans, la plupart des revues jeunes. Dans son recueil d'anecdotes et de souvenirs sur le Symbolisme, M. Adolphe Retté nous montre toute une génération de poètes au café et dans le sous-sol de café. Trézenick, Paul Adam, Tailhade, Rachilde, Jean Lorrain, F.-A. Cazals, Moréas, le Cardonnel aujourd'hui prêtre en Italie, P.-N. Roinard, Ernest Raynaud, ont été d'abord des poètes en action et en verbe, disputant jusqu'à l'aube, pour la beauté, devant des verres. Ce qui ne devait pas les empêcher de créer une oeuvre et pour la plupart de se faire, plus tard, une existence parfois bourgeoise....
  
Le café mène à tout à condition d'en sortir, en littérature comme en politique. Ceux qu'on a appelés les poètes de Montmartre, ne pouvaient vivre qu'au café. Ils n'en sont pas tous sortis, quoique les Jean Ajalbert, Paul Bilhaud, Dominique Bonnaud, Maurice Boukay, Bruant, Georges Courteline, Hugues Delorme, Georges Docquois, Maurice Donnay, Maurice Vaucaire, Vicaire et combien d'autres qui sont là pour vérifier notre affirmation et rassurer sur les dangers du café.
  
Peu à peu, la race des bohèmes a disparu. Celle des grandes figures au café, Villiers de Lisle-Adam essayant ses histoires insolites sur les adolescents, Paul Arène chantant le Midi bouge, ou Oscar Wilde, désolé et féroce, contant un apologue, s'est éteinte...

Derrière les Invalides, au Café des Vosges, le samedi soir, François Coppée a mené jusqu'à la dernière semaine avant sa mort, pour l'apéritif, les jeunes poètes qui lui faisaient visite...
  
Les cafés littéraires se font rares. Au boulevard, le Napolitain seul retentit parfois de discussions littéraires. A l'Univers et au Lion Rouge, deux revues, la Phalange et les Argonautes, groupent parfois leurs rédacteurs. On ne va plus au café que pour y parler des morts et de monuments à leur élever. Il n'y a plus que les « comités de statues » qui les fréquentent. On n'y aperçoit plus un Jean Floux aux bottes rafistolées de ficelles et couchant dans une écurie... Ce pauvre Jean Floux, qui mourut le jour de son héritage, glissant sur un quai à la gare, devant le train qui allait l'emporter vers la fortune.
 
Les poètes nouveaux sont des poètes de salons et de thé de cinq heures. Ils sont « confortables » comme l'idéal chanté dans le Coffret de Santal :

Dormir tranquillement en attendant la gloire,
Dans un lit frais, l'été, mais, l'hiver, bien chauffé,
Tout cela vaut bien mieux que d'aller au café.
  
Ces vers sont de Charles Cros qui, lui, n'alla guère qu'au café, où il écrivait, d'ailleurs, un an avant Edison, le rapport présentant à l'Académie des Sciences le paléophone ou phonographe...
  
Comme Moréas, Charles Cros maudissait le café et y revenait souvent. Ce sera la morale de cette étude que de constater cet antagonisme les paroles et les actes des poètes...

ERNEST GAUBERT.


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