DUVERNOIS, Simon Schwbacher, dit Henri (1875-1937) : Un soir de pluie... (1922).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26 Mars 2013)
Texte relu par : A. Guézou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-15) du numéro XV (Septembre 1922) des Œuvres Libres, recueil littéraire mensuel publié par Arthème Fayard à Paris.
 
Un soir de pluie...
par
Henri Duvernois

~*~

I

M Benoît Mésaule, debout devant son pupitre, courbait sa haute taille sur une petite feuille de papier vert où il écrivait la suite de son histoire de Jean Bochius, poète latin du seizième siècle :

Bochius était arrivé au quartier des Livoniens, lorsque le grand-duc Basilides y entra en armes pour le piller. Selon Bayle, la raison de cette violence fut que le patriarche des Moscovites s’était plaint au czar que les Allemands efféminaient le courage des Moscovites, et leur faisaient dépenser beaucoup d’argent pour toutes sortes de breuvages qu’ils leurs vendaient...

La tapisserie qui séparait le cabinet du petit salon s’entr’ouvrit.

- C’est toi, Nicole ? Entre ! s’écria M. Mésaule en posant sa plume.

Ce ne fut point Mme Mésaule qui entra, mais le valet de chambre Emile. Sans nul doute, le valet de chambre Emile était ivre. Il ne portait point sa livrée d’après-midi, mais un méchant complet jaune sale et il tenait à la main une casquette de cycliste. Ses joues flambaient.

- Que voulez-vous ? demanda M. Mésaule.

- C’est des choses que j’ai à expliquer.

- Vous seriez peut-être mieux en état de vous expliquer demain.

- Demain, je serai parti.

- Vous quittez la maison ?

- Sûr, que je la quitte !

- Soit. Je vais vous régler.

- On m’a payé.

- Qui, « on » ?

- Madame.

- Première nouvelle !

- Dans un sens, elle espérait me retenir, mais je me suis mis dans la tête que je partirais et je pars. J’ai mes raisons.

- Je ne vous les demande pas... Adieu donc et bonne chance ! Un conseil, Emile : méfiez-vous du cognac.

- J’ai bu, parce que j’avais du chagrin.

- Quel chagrin ?

- D’abord, une personne qui m’en fait voir de toutes les couleurs. Et puis je m’étais  attaché à la maison.

- Alors, restez.

- Non. Je me placerai chez un monsieur seul. Les dames, je vais le dire à monsieur carrément et sèchement comme je le pense : c’est toutes garces et compagnie. Monsieur veut bien me permettre de m’asseoir : j’ai les genoux fauchés. Je bois peu d’habitude... Un petit coup de blanc le dimanche, histoire de ne pas être moins gai que les camarades ; mais en semaine : la consigne, l’argenterie, les carreaux, le service de table, je ne sors pas de là. J’ai donc bu pour oublier et pour me flanquer du cœur au ventre, vu que depuis longtemps je voulais avoir une conversation avec monsieur, d’homme à homme et en supprimant les distances. Pour des choses graves... Moi, je soutiens les hommes ; c’est mes collègues, vingt dieux ! On ne vit pas pendant quatre ans avec un patron qui est si doux et si comme il faut, sans s’attacher à lui, misère de bonsoir de sort !... Ça fait mal au cœur de voir quelqu’un...

- Levez-vous et sortez !

- Madame...

- Plus un mot ! Sortez !

- Pas avant d’avoir expliqué, en ami, ce que j’ai à expliquer. Depuis que je sers monsieur, on ne se connaît guère. J’ai du style et je reste à ma place. Maintenant me voilà libre et le tonnerre de Dieu ne m’empêcherait pas de causer... Je ne suis pas n’importe qui. Je m’occupe de politique ; je parle dans les réunions et celui-là qui me traite de larbin, je lui colle un ramponneau sur le coin de la figure. Zou ! Primo : la cuisinière vole monsieur et la femme de chambre est une salope qui fait la ribouldingue au septième avec des n’importe quoi qu’elle ramène le soir... D’ailleurs elles s’en vont, elles quittent aussi, rapport à des histoires....

- C’est tout ?

- Attendez...

- Vous m’embêtez ! Allez cuver votre vin ailleurs...

- Mon vin !

- Vous êtes saoul !

- Et après ? Il y a aussi...

M. Mésaule empoigna au collet l’homme dont la face se convulsa et, de comique, devint hideuse.

- Lâchez-moi, hein, lâchez-moi... Il y a aussi que Madame couche avec M. Fournier. Ils se rencontrent dans un hôtel de la rue de Navarin, le mercredi et le samedi, de quatre à six...


II

M. Mésaule marcha de long en large dans son cabinet de travail. Ce géant avait un visage de gribouilleur timide, des yeux noyés de douceur ; il portait longs sa barbe et ses cheveux d’un admirable roux vénitien, strié de gris. On l’appelait le beau Mésaule dans les milieux savants ; mais, dans les milieux mondains, sa gaucherie faisait oublier sa beauté et on le tournait volontiers en dérision. Il enferma dans une pochette la suite de ce travail qu’il ne reprendrait pas de sitôt, remit ses lunettes dans leur étui, soupira, haussa les épaules et jeta un regard circulaire, lourd de regret, à cette chambre qu’il aimait tant et qu’il avait si bien arrangée, quand il croyait son installation définitive. Comme s’il y avait des installations définitives ! Maintenant que ses soupçons se trouvaient précisés, il faudrait rompre, puis déménager. Ce serait un de ces déménagements d’après divorce, guettés par les voisins et par les concierges... Non ! Il laisserait tout à l’infidèle ; il n’emporterait que ses livres, son bureau, ce pupitre... Le reste lu rappellerait trop l’absente... Dans ce canapé, elle s’installait parfois, à la fin de l’après-midi, quand elle revenait d’où ! Il s’asseyait à ses pieds, sur un coussin, et elle caressait ses cheveux et elle soufflait sur son front : « pour faire partir, disait-elle, les idées sérieuses. » Les idées sérieuses s’envolaient : « Veux-tu voir ce que j’ai acheté ? Un velours épatant ! » Elle apportait Paris dans ses petites mains qu’elle n’avait pas la force de déganter, un relent de chair nue et de grand magasin... Si lasse ! Et il aurait voulu, lui aussi, en soufflant sur son front étroit, chasser les mensonges, dissiper l’ennui dont il la sentait enveloppée, dès qu’elle rentrait. Il l’appelait : « Ma petite fille »... Sa petite fille couchait avec M. Robert Fournier... Voilà. Fournier ! Cet imbécile ! Ce parasite ! Elle sortait d’un lit. Elle amenait, dans son parfum, une odeur d’homme qu’un autre, plus malin, eût flairée. Il ne ressentait aucune colère, mais une fatigue écœurée, le dégoût de cette aventure ridicule et comme une ironie qui voilait sa peine, l’ironie apitoyée que les spectateurs éprouvent pour une infortune de ce genre. Il prit des résolutions d’égoïsme : désormais il ne penserait qu’à lui. Il n’était pas encore complètement annulé, son rôle d’être vivant ne se terminerait pas ainsi. Tout ce qui lui restait de jeunesse se révolta. Il éprouva le besoin de sortir, de voir du monde, d’apprécier la beauté de femmes qui ne seraient point Nicole...

Ce fut alors qu’une sonnerie retentit, lointaine et obstinée. Cela venait de l’escalier de service. M. Mésaule trouva la cuisine déserte et ouvrit la porte, livrant passage à une petite femme qui portait un grand carton.

- Je vous demande pardon, dit-elle, Mme Mésaule, s’il vous plaît ! Je viens de la part de Mme Clairemont.

- Pourquoi ? demanda Benoit.

- Pour des robes en laine grattée et des sweaters en tricot de soie, tout ce qu’il y a de plus coquet et avantageux. Je peux les vendre bon marché rapport à la saison. C’est des costumes de plage, n’est-ce pas, monsieur ; je commence ma tournée en février, histoire d’arriver avant les concurrentes. Et puis ça fait plaisir de s’occuper de l’été quand il neige tant que ça peut...

- Il neige donc ?

- Non, monsieur, c’est une façon de parler...

M. Mésaule ne put s’empêcher de sourire. La petite le dévisageait hardiment ; elle était gentille sous son chapeau de quatre sous et elle tenait avec une élégance affectée son parapluie ruisselant.

- Madame Mésaule n’est pas là ?

- Non.

- Vous ne voulez pas les voir les modèles, dites, monsieur ?

- Je n’y connais pas grand’chose.

- En attendant votre dame...

- Par ici...

Il la fit entrer dans son cabinet de travail, avec la vague impression qu’il reprenait son existence de garçon au quartier latin. Une de perdue, dix de retrouvées qui la remplaceraient avec les mêmes mots, les mêmes gestes, la même voluptueuse perfidie... Nicole n’avait été qu’une maîtresse, à peine consacrée par le mariage... semblable aux autres. La vie recommençait, après trois années d’entente morne.

- Asseyez-vous... Comment vous appelez-vous ?

- Germaine, monsieur. Et pour mon grand nom, le plus petit qui se fasse : By. Germaine By. Ça économise l’encre, quand on signe... Ah ! il fait meilleur ici que dehors !... Est-ce que vous croyez que madame m’achètera des affaires ? Je vous montre les sweaters ? Ils sont solides, vous savez ; on peut tirer.

- Vous travaillez à votre compte ?

- Oui, monsieur.

- Chez vos parents ?

- Je n’ai plus de parents. Maman est morte et papa s’est tué de saisissement. J’habite chez ma sœur qui est mariée. Mon beau-frère place du café chez les marchands de vin.

- Quel âge avez-vous ?

- Vingt ans !

- C’est beau !

- A ce qu’on dit ! Moi, je n’ai pas le temps de m’en apercevoir...

Elle déficela le carton, et en sorti des tricots de soie blancs, citrons, verts.

- Ils sont gentils, pas ?

- Charmants.

- Ça fait gai, au bord de la mer...

- Vous y allez quelquefois ?

- Jamais. Seulement, je me fais une idée de tout. Je n’ai qu’à vouloir. Je ferme les yeux et je vois Deauville comme je vous vois... Les plus chics, selon moi, c’est les verts... Mme Clairemont m’en a acheté deux... D’ailleurs, je sens que je suis en veine aujourd’hui... Une chance d’abord que vous soyez venu m’ouvrir... Avec les domestiques, faut toujours se débattre...

- Les miens m’ont quitté.

- Non ! vrai ? Pourtant on doit être bien ici !

- Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

- Une impression...

- L’appartement ou moi ?

- Pour l’appartement, il a tout du musée...

- Et le patron aussi !...

- Il n’a pas l’air méchant le patron !

- « Pas l’air » seulement ?

- Dame !

- On se méfie !

- Je vois mon beau-frère. Avec ses clients c’est plat comme punaise ; à la maison il se rattrape, il fait le maître... Madeleine obéit ! Et d’une gifle elle l’enverrait à Dache. Il ne tient pas sur ses guibolles. S’il était fort, il serait doux... Je vous rase, monsieur ?

- Non...

Elle sortit une robe en laine grattée et la fit danser au bout de ses doigts. Si l’on en prenait deux, elle consentait une légère diminution.

- Combien, demanda-t-il, tout ce que vous avez ?

- Les tricots, les jupes et trois bonnets pour l’auto ?... Attendez que je regarde ma liste... Neuf cent quatre-vingt-huit francs.

Il lui tendit un billet de mille francs. Et elle perdit la tête. Jamais elle n’avait conclu une affaire aussi importante... Une riche idée qu’avait eue Mme Clairemont de l’envoyer là ! Elle sortit un calepin et un crayon.

- Vous m’excusez ? Je ne suis pas très calée comme comptable... Qui de dix ôte huit reste deux et je retiens un : qui de dix ôte neuf, reste un et je retiens un. Voici dix francs, un franc en or et deux petits billets de cinquante et je vous remercie.

Il ajouta :

- Maintenant, vous me permettrez de vous offrir un petit cadeau ?... Remettez tout ça dans le carton et emportez !

Elle hocha la tête.

- Je savais bien aussi que ce n’était pas naturel...

- Rien de plus naturel pourtant... Vous refusez ?

Elle avoua tout bas :

- Je suis sage...

- Mais je ne vous demande rien, mon petit... Pour qui me prenez-vous ?... Voyons, n’ayez pas peur... Asseyez-vous... oui... sur le canapé... Quand vous êtes entrée j’étais malheureux. Vous m’avez apporté une bouffée de courage... et je vous en sais gré...

- Je préfère que vous gardiez la marchandise. C’est lourd à transbahuter... Tandis que si je la laisse ici et que je me sauve avec la galette, je serai toute heureuse et toute légère... Il n’est pas question de fierté, mais de commerce... vous offrirez ça à madame. D’abord elle rouspétera : je connais les femmes : « Est-ce que ça me va seulement ! » Et ensuite elle sera contente...

- Elle ne sera pas contente...

- Je comprends ! Le genre de mon beau-frère !... C’est pour ça que vous étiez triste... Tout n’est pas rose...

Elle se tut. Puis elle lui tendit les mains, gentiment. Alors il tomba sur un coussin, à ses pieds, comme hier pour Nicole...

- Ne pleurez pas, allez, monsieur...

- Je ne pleure pas.

Elle pleurait. Cet homme si grand, si fort, qui s’était écroulé tout à coup et qui lui baisait humblement les mains !... Un cocu, certainement. Mais il ne correspondait point à l’idée qu’elle se faisait de cette classe d’hommes. Elle se les représentait plutôt chauves, avec une petite touffe de cheveux formant corne, de chaque côté de la tête. Il paraissait jeune encore... Et ces beaux cheveux d’artiste ! Depuis qu’elle était entrée, elle avait envie de les caresser, comme on caresse un tendre chien. Une confiance tiède l’envahissait, l’obscur pressentiment qu’elle venait de trouver le refuge, une honte aussi de sa robe usée, des ses souliers, lamentables « Charles IX » aux barrettes déchirées. Elle sentit à travers la mince étoffe de la jupe la chaleur des lèvres qu’il posait sur ses genoux... « La destinée ! » avait coutume de s’écrier sa sœur Madeleine, qui était fataliste. Un coup de sonnette... Une porte qui s’ouvre et, derrière cette porte, un pauvre monsieur aux yeux tristes... Un désir la saisit de faire à ce riche le cadeau suprême qu’elle réservait à l’amour : « Tiens ! pauvre homme, prends ! Les femmes ne sont pas si mauvaises que tu crois ! » Est-ce l’amour, cette langueur qui la livre ?...

- Soyez raisonnable... Si votre dame entrait ? 

Et après ? Un prêté pour un rendu, sans doute ! Elle se reproche sa sottise. « Votre dame ! » Une dame qui courait la prétentaine, certainement... Tant pis ! Elle ne veut pas qu’il demeure ainsi, à ses genoux ; cela lui tord le cœur de le voir courbé, timide, malheureux... Et, vite, elle glisse du divan, sur le coussin, à côté de M. Mésaule. Leurs bouches sont jointes. Elle a connu d’autres baisers meilleurs, bien sûr, gamine avec des gamins ; mais ce baiser-là lui donne une ivresse maternelle. Il lui semble qu’elle sauve un homme et elle en frémit d’orgueil. Quand ils se séparent, elle l’observe avec anxiété. Il est peut-être guéri ? On a vu de ces miracles !... Il est guéri ! Il balbutie des mots extasiés, rauques de désir. Elle lui a rendu la vie. Et M. Mésaule prend la fierté qu’elle en éprouve pour cette joie physique dont il est lui-même transporté... C’était ça son amour pour Nicole ! Ah ! les poètes, les romanciers, ces imbéciles qui croient à la passion unique, qui chantent l’inéluctable ! Il n’est point qu’un homme pour Mme Mésaule – et elle le prouve ! Il n’est pas non plus qu’une femme pour un mari ! Sur cette terre où tout est inachevé, provisoire, fragile, manqué, nul ne peut se vanter d’être indispensable... Et les unions exclusives appartiennent à la fausse littérature. Il donnerait presque raison à sa femme...

- Quand ? supplie-t-il.

- Demain, square de la Trinité.

Ils se relevèrent. Il la prend dans ses bras. Elle est si petite ! Il est si grand ! Est-ce son cœur qu’elle entend battre ? Non, c’est sa montre... Elle rit et il boit ce rire.

- Votre petit nom à vous ?

- Benoît.

Elle eût préféré Lucien, Pierre, Jacques ou Jean. Mais Benoît sied à cet amant si doux, si doux, qu’il l’a vaincue.

Elle refait le paquet. Elle ne voudrait plus que ces robes et ces tricots qu’elle a confectionnés allassent à Mme Mésaule.

- Je les garde, vous voyez...

Prête à partir, émue, elle ajoute :

- J’ai confiance...

Ils traversent le boudoir, le salon, l’antichambre. Venue par l’escalier de service, elle a les honneurs du grand escalier... Le commencement !...

- A demain !

Elle déteste, en tout cas, la méchante inconnue.

- A demain... Laissez-moi, mon chéri, il faut que je m’en aille... Je ne peux plus me voir ici, maintenant.

Et elle conclut, cérémonieuse :

- Au revoir, monsieur. Je ne vous donne pas de reçu...


III

Il rêve ; il sourit et son sourire se glace... Nicole !... Il lui dira : « Maison nette, ma chère. Les domestiques sont partis. Aie l’obligeance d’en faire autant. Pour les explications, adresse-toi à M. Robert Fournier... « Mais il ne peut établir un plan précis, car sa pensée retourne à cette petite... Va-t-il être aimé ? Tout est possible... Elle a frissonné sous son baiser. Ainsi, elle l’a appelé « mon chéri » ce qui n’arrivait jamais à Mme Mésaule, ou si distraitement que cela ne comptait pas. Mme Mésaule était joviale. Elle disait : Bénoît » avec un accent aigu sur l’e, pour amuser le monde... Une Nicole très gaie et qui prenait devant les tiers, quand elle lui parlait, une autorité de dompteuse... « Bénoît ! » Elle sera moins gaie, tout à l’heure, quand il demandera des nouvelles de la rue de Navarin... Ensuite, elle aura le loisir de rejoindre M. Robert Fournier qui habite, avenue Wagram, une pièce au rez-de-chaussée, une autre pièce qu’il appelle « mon atelier » et où deux amants doivent se battre après une semaine de cohabitation. Libre à eux de préférer l’hôtel, charmant pour y passer deux heures, mais moins agréable pour y demeurer...

- Eh bien ?

Nicole, qu’il n’a pas entendu rentrer, se dresse devant lui et l’interroge :

- Il paraît que les domestiques sont partis ? Un soviet ?

- Un soviet.

- Quelle engeance ! Ils t’ont donné une raison ?...

- Je n’ai vu qu’Emile...

- Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

- Il divaguait...

- Je m’en doute... Mais encore ?...

- Il était ivre...

Elle hésite à poursuivre l’interrogatoire. Il devine qu’elle brûle de lui poser des questions... La femme de chambre devait savoir bien des choses et la femme de chambre était la maîtresse d’Emile...

- Quelle boue !

- Oui...

- Enfin, nous dînerons au restaurant...

Elle reprend d’un ton négligent :

- Justement, j’avais invité Robert à dîner... Il connaît un marchand de vin extraordinaire quai de Béthune... On y mange des rognons à la fine champagne 1838... Demain, j’irai au bureau de placement... Quelle scie, crois-tu !... C’est la maison qui les gâte. Les rastas du troisième donnent à leur groom un traitement de général de division... Tu pourras venir tel que tu es... Je sais que cela t’assomme de passer un smoking... Après, mon Dieu ! nous irons au cinéma... tu m’as parlé d’un film épatant... Pour m’amuser, tu me diras ce qu’Emile t’a raconté... hein ? Quelle horreur, un homme ivre... La concierge m’a mise au courant comme j’arrivais... Ils se chamaillaient tous les trois, ils se sont réconciliés pour nous plaquer... Charmante soirée ! Ça vaut mieux que la fièvre typhoïde... Tu as bien travaillé ?... On n’a pas téléphoné ?... Il paraît qu’il est venu une dame pour moi ? Qui était-ce ?

- Rien.

- Une quêteuse ?

- Oui.

- Pourquoi ouvres-tu la porte, quand il n’y a personne ! Oh ! non, n’allume pas l’électricité... On vit bien assez clair.

M. Mésaule tourne deux boutons. Nicole a gardé son manteau de fourrure, son grand chapeau. Elle met son manchon devant son visage et s’efforce de plaisanter :

- Le grand jeu ! Toute la lumière !

Il reste silencieux. Elle ne trouve plus un mot. Et, dans ce silence implacable, passe la vérité... Alors, elle laisse tomber son manchon et lui offre, comme si elle l’abandonnait à ses coups, un visage qu’il ne soupçonnait pas, crispé d’inquiétude, tragique.

- Benoît, tu me fais peur... Parle... Tu es là... avec ton regard de juge d’instruction... Qu’est-ce qu’elle t’a fait, la petite fille ?

Elle essaie de sourire et c’est terrible, ce sourire tremblant dans cette face morte, la bouche affaissée, les yeux agrandis... Elle attend... Il sait ; elle en est sûre et elle a peur, peur d’être renvoyée. Une chatte hérissée par l’épouvante de la rue où il fait froid, et qui s’accroche à son coussin... Ce qu’elle aime à cette minute sinistre, ce n’est pas M. Robert Fournier, sportsman, avec son crâne pointu, sa moustache en brosse, son monocle, sa taille fine et sa cravate avantageuse. Ce n’est pas non plus ce mari, pion larmoyant, qu’elle a eu tant de peine à supporter. Ce ne sont ni les éphèbes de sa suite, ni M. Virgons, peintre illustre, son sigisbée. Non : elle est froide d’angoisse et de vertu. Ce qu’elle aime, c’est cet appartement, ce sont les tapis, les laques soyeux, les tableaux des murs, la porcelaine chinoise des lampes. C’est la fourrure qui lui tient chaud et tout ce qu’il y a d’elle dans ce luxe créé pour elle et qui la laisserait, si on l’en arrachait, nue, misérable et grelottante. Que ne ferait-elle pour enfoncer dans la gorge de Benoît les mots irréparables qu’elle pressent ? Et comme elle assassinerait de bon cœur M. Robert Fournier qui doit, en ce moment, content de lui et rassasié d’elle, fumer avec tranquillité le cigare de l’amant repu ! S’il était là au moins, à partager sa terreur ! Il vérifierait que le plaisir se paie. M. Robert Fournier ne paie jamais. On l’invite. Il prend une large tranche de bœuf rôti, choisit le plus beau fruit de la corbeille et s’offre la femme par-dessus le marché. Après des années de mariage, dont une égayée par l’adultère, après ces mois de richesse et de tranquillité il faudrait rejoindre le domicile paternel, fleuri d’exploits d’huissiers ou devenir Mme Robert Fournier avec neuf mille livres de rente et la perspective d’entendre ce reproche quotidien : « Curieux ! personne ne m’invite plus à dîner !... » Plutôt mourir...

- Benoît... tu m’inquiètes... Tu es souffrant ?

- Non.

- Qu’est-ce que tu as, voyons ?... Qu’est-ce que tu as, mon chéri ? Parle.

Si elle pouvait le reprendre, là, tout de suite... Nue, elle triompherait. Mais Robert l’a mal rhabillée. Il est si paresseux et ils se méfiaient si peu de Mésaule. Elle hésite à ôter le manteau sous lequel le corsage est insuffisamment agrafé.

- Tu ne m’as pas embrassée ?...

- Ecoute...

L’instant est venu. Il lui prend le poignet, un poignet fragile sous les bracelets de diamants, de saphirs et d’émeraudes. Et comme elle joue sa vie, elle tente encore de changer en sourire la grimace tragique de sa bouche tordue. Un sanglot monte, qu’elle refoule parce qu’il serait l’aveu... Et devant cette détresse, devant cette laideur soudaine, Benoît Mésaule n’éprouve plus rien, tout à coup, qu’une immense pitié.

- Quoi, « écoute », râle-t-elle... Comme tu es solennel ! Comme tu...

Elle s’arrête, étranglée, cherche encore du courage pour la défense... Les griffes de la chatte au coussin...

- Prépare-toi, décide lâchement M. Mésaule, bouleversé... Fournier ne tardera pas. Nous irons tous les trois dîner quai de Béthune.

Elle éclate :

- Ah ! Merci ! Merci !

Et elle reprend :

- Ça me fait un tel plaisir d’aller chez ce marchand de vin !...

Et Nicole, délivrée, se jette au cou de son mari. Tout de suite elle redevient jolie. Une angoisse rétrospective la fait frissonner et elle transforme ce frisson de telle sorte qu’il puisse flatter Benoît.

- Mon grand !

Un peu plus, elle se trahissait... Elle qui s’imaginait si forte !... Pour un regard ! pour un silence ! Robert se moquerait bien d’elle...

- Au fait, si cela t’embête de sortir, nous pouvons rester ici, je renverrai Fournier, je te confectionnerai un petit dîner à se lécher les dix doigts... Ah ! qu’il fait chaud !... Je garde ma fourrure et mon chapeau comme si j’étais en visite...

Elle sort pour retirer son chapeau, son manteau. Dans la détente de ses nerfs et afin que sa victoire fût plus complète, elle souhaiterait qu’il la prît là, tout de suite. Elle lui revient en feignant l’embarras, jouant l’amoureuse, les narines palpitantes, le sein soulevé. Il recule...

- Tu es vraiment de mauvaise humeur, reproche-t-elle. Ma petite proposition n’était pas gentille ?... Puisque tu t’assommes seul avec moi, je n’insiste pas... Nous dînerons dehors... Quel drôle d’homme, tout de même !

C’est fini. M. Mésaule ne sent plus que de la pitié, une ironie aussi, âcre, brûlante, qui le ferait rire ou éclater en sanglots. Il n’a pas pu prendre la chatte et la renvoyer... Elle est trop fine, trop frileuse, trop délicate ; elle souffrirait trop. Il ne pourra jamais...


IV

Ils sont à table tous les trois dans la petite boutique de marchand de vin où il y a surtout des couples et qui se serrent amoureusement. Après cette rude alerte, Nicole dévore. Robert aussi. Il devine sa maîtresse chargée de reproches qu’elle lui exprimera à leur prochain rendez-vous. Il n’en a cure, étant tout à ce qu’il fait, de sa douche matinale jusqu’à l’heure où il se couche après les frictions préconisées par les hygiénistes suédois. « L’avenir n’est à personne ! » a-t-il coutume de déclamer. La vie est bonne et la soupe aux choux, merveilleuse, laisse prévoir le plus fin régal avec les rognons à la fine 1838. Tout va bien ! Difficile, par exemple, de tirer le sieur Mésaule de sa torpeur...

- Ce potage est un poème, déclare Fournier. Tu n’as pas faim, Benoît ?

- Il est amoureux, s’écrie Nicole.

- De qui ? demande Fournier.

- De Germaine, répond Benoît.

- A sa santé, proposa Robert. Blonde ?

- Brune.

- Maigre ?

- A point !

- Benoît, interrompt Mme Mésaule, tu sais que j’ai ces plaisanteries en horreur. Laisse-les à Robert. Je n’ai aucun droit sur lui.

- Si vous aviez un droit, chère amie ?

- Je vous dresserais. J’essaierais de vous rendre un peu moins idiot.

Fournier, vexé, pense : « Singulièrement prude, ce soir, la femme Mésaule ! » Et il change de conversation, aimable et prudent comme le garçon coiffeur qui cause avec le client sans le connaître et s’abstient de tout ce qui pourrait froisser son interlocuteur. D’ailleurs il a l’habitude du monde, étant l’intime de M. Jules Stibié, qui possède trois cent millions, et de Mme Heurteval, qui réunit la plus haute société de Paris. M. Jules Stibié étant sourd, Robert a appris à articuler. Il détache les syllabes mieux qu’un élève du Conservatoire. Tous les ans ce Plutus lui fait un cadeau. Ainsi Robert a une chaîne en platine, deux bagues artistiques, un porte-cigarettes en onyx, un fume-cigarettes en écaille blonde, un briquet en or, incrusté de diamants. Sa conversation est nourrie d’anecdotes relatives aux Stibié. Et Mme Mésaule l’écoute avidement. Elle l’aime peut-être pour ses belles fréquentations et parce qu’il porte sur lui comme un reflet de cette immense fortune. Le matin, il épingle à sa cravate un fer de cheval aux couleurs de l’écurie Stibié. Et il a, sur son mouchoir, quelques gouttes de l’iris ambré qui est le mélange de Nicole ! Comment celle-ci ne serait-elle pas flattée de se trouver en si brillante compagnie ? Robert n’a pas été l’amant  de Mme Stibié. Non ! Il tient trop à Jules. Il faut être du parti de Jules ou de celui d’Elisabeth. Il a opté pour Jules, qui est moins volage dans ses amitiés que sa compagne dans ses amours. Et il encaisse sereinement les avances que lui prodigue Elisabeth. « Encore vous ! » tel est son accueil le plus favorable. » Ne t’en fais pas ; elle te déteste parce que tu ne lui as jamais fait la cour ! » proclame Jules. Pas si bête ! Pour Mésaule, il en va tout autrement. Robert se soucie de Mésaule comme un poisson d’une pomme. Ils ont été camarades de collège et se sont perdus de vue. Quand ce cuistre s’est marié, Robert a été invité dans le jeune ménage. Grâce à lui, Nicole est montée, le jour des drags, sur le mail-coach de M. Heurteval, gandin conservé dans l’alcool et qui entend vivre comme en 1885 selon le calendrier mondain le plus désuet. Au retour, la bise soufflait. Robert a étendu une couverture sur les genoux de Nicole et sur les siens ; il en a profité. Le mail-coach les a déposés à l’Arc de Triomphe et, avant de réintégrer leurs domiciles respectifs, ils  ont fait une suave station avenue Wagram. Nicole était mariée depuis un an et assez romanesque. Robert lui enseigna  le côté pratique de l’adultère. Pas de zèle ! Ne jamais haïr son mari, même quand on le trompe ; se montrer, au contraire, reconnaissante de la liberté qu’il vous laisse et du luxe qu’il fournit, etc. Il avait le même âge que Benoît : trente-huit ans. Nicole avait vingt-sept ans. « Que diable, nous ne sommes pas des enfants ! » En dot, Mme Mésaule avait apporté un louis dans une cassette turque du plus princier travail. Don de son père, M. Londureau, qui était spirituel. Au fait, M. Londureau ressemblait à Robert Fournier, en plus fantaisistes. Il brassait des affaires, mais, selon sa propre expression : « Qui trop en brasse, mal étreint ! » et vivait en dehors de toute société régulière, se plaisant en compagnie de courtisanes qui l’appelaient « papa » avec une sorte de complicité admirative. En revanche, sa fille l’appelait Emmanuel. Avant son mariage Nicole logeait avec son père, veuf, dans une sorte de lanterne, au sixième étage, mais rue Crevaux, près du Bois. Le dimanche matin, M. Londureau abandonnait les courtisanes et promenait sa fille avenue du Bois. C’était son sacrifice à l’esprit de famille. Nicole arborait alors un costume éblouissant. Lui-même, ganté, guêtré, verni, le chapeau campé de côté sur la tête, n’était plus qu’un bourgeois cossu et attendri, flanqué de son héritière. On ne s’arrêtait qu’avec les personnes convenables. Et ce fut ainsi que Mme Clémanuel, femme de M. Clémanuel, maître de forges, leur présenta Benoît Mésaule, historien, mais fils de feu M. Eugène Mésaule, avoué de première instance. Mésaule, orphelin depuis peu, se sentait atrocement seul et errait sans autre but que de chercher à aimer, ce qui signifiait pour lui se marier. A cette époque, Nicole jouait encore à la petite fille, pour se laisser du temps, car elle se jugeait d’un placement difficile. Elle passait des jours et des nuits de solitude enragée à combiner des avenirs successifs, toujours dorés. Les gens fuyaient M. Londureau qui empruntait volontiers de petites sommes et qui les rendait peu. Nicole n’avait pu exercer sa puissance que sur des camarades de son père, messieurs mûrs et avertis, qui flirtaient avec circonspection, craignant un traquenard. Quand elle tint Mésaule, elle décida de ne point le lâcher. Cet homme gigantesque et bon lui paraissait aussi amusant à exhiber qu’un de ces chiens danois, démodés, mais qui font, par leur taille, remarquer ceux qui les promènent. Elle lui apporta un corps tripoté, mais virginal. Cela lui suffisait, à son gré, pour se sentir quitte envers lui. Il l’ennuya bientôt, jusqu’à la nausée. Elle s’appliqua à le lui dissimuler « Pas de blagues ! » exprimait M. Londureau, « Pas de bêtises » appuya plus tard Robert Fournier. Donc, elle se résignait. Pourtant l’été la laissait à bout de patience, prête à toutes les folies. Mésaule avait pris l’habitude d’emmener sa femme pendant deux mois et de lui faire partager les émotions d’un voyage archéologique. L’histoire l’inspirait ! Et il confondait la science avec l’amour. Il l’avait traînée, à demi morte de fureur et de lassitude, en Italie, en Tunisie, en Egypte !... Rien ne pouvait être beau avec lui. Il soupirait : « Nicole ! le Sphynx !... » Elle tressaillait : « Ah ! oui ! comme c’est intéressant ! » et elle pensait, pour se venger, au rez-de-chaussée de l’avenue Wagram où son bien-aimé buvait des citronnades en attendant que Jules Stibié le conviât à la mer, pendant une absence d’Elisabeth. Des contemplations de deux heures sous un ciel constellé ; après quoi il fallait faire de la poésie sentimentale en action. Elle s’indignait que Benoît réclamât encore de l’amour. Elle s’imaginait frustrer Robert pour qui elle s’efforçait d’éprouver de la passion et elle s’inquiétait de son amant, bien qu’elle ne fût point jalouse, mais il lui fallait son petit roman, à l’instar des autres... Quand elle lisait, à la fin de l’hiver, l’annonce d’un fabricant de malles : « Pour les vacances prochaines », elle se sentait gagnée par une fureur homicide...

Benoît les regardait... Et il avait toujours pitié. Qu’il laissât cette dinde à cet imbécile, l’imbécile retournait bientôt à la grasse pâtée que lui servait son ami Jules, et Nicole, d’aventure en aventure, devenait une courtisane flétrie. Il l’eût chassée s’il l’avait aimée encore. Mais il venait de ressentir auprès d’une autre, de la première venue, ce désir dont, hier encore, il croyait sa femme seule dispensatrice... Il était le plus fort... Lâcheté ?... La lâcheté serait d’abandonner cette malheureuse. Un soir qu’il la désirait qu’elle se refusait, il avait entrevu la vérité. Une scène terrible et grotesque. « Tu ne m’as jamais aimé ! » Elle mordait les draps. Il cria : « Avoue ! » Mais il n’arriva point à lui arracher son aveu. Pour ne point la battre, il se retira dans son cabinet de travail. A l’aube, les livres dont il s’entourait lui avaient rendu un peu de sagesse et de philosophie. Il revint à Nicole et lui demanda pardon. Elle brûlait de fièvre. Et, pendant trois jours, il la soigna, la comblant de cadeaux, se faisant horreur à tel point qu’un mois après, il campait encore dans son cabinet. Ce fut elle qui, troublée, à la fin, lui demanda de réintégrer le lit conjugal. Cette nuit de désir, de méditation, de souffrance et de remords marqua le point culminant de sa passion pour Nicole. Ensuite il joua une sorte de comédie sinon d’indifférence, tout au moins de tiédeur. Il espérait l’apprivoiser ; mais quand il la tenait dans ses mains maladroites, elle se débattait, d’instinct, et cherchait à le fuir avec des mots ardents qui cachaient mal sa répugnance... Tout cela, il l’avait prévu en se mariant, presque prévu, dans cette nuée dont on entoure les pressentiments quand ils sont funestes. Il se courba. Désormais, il lui suffirait qu’elle fût présente. Il l’admirait prête à aller au bal, toute rose du plaisir escompté ! Les précautions infinies qu’elle prenait en rentrant afin de ne point le réveiller l’ulcéraient. Et quand elle se glissait, souple et légère, à côté de lui, il serrait les poings pour ne pas se retourner et l’étreindre, pour la laisser à son rêve de danse, de musique, d’élégance et de plaisir. Fournier amusait Nicole ? Il adopta Fournier, sigisbée sans conséquence, peut-être... Un jour, il acheta un lit de camp, l’installa dans l’alcôve de son cabinet de travail et ils firent chambre à part. Le lendemain elle vint le trouver. Seule, elle avait eu la vision de cambrioleurs qui venaient l’assassiner. Il la rassura, la berça. Elle ne demandait pas autre chose et, ayant rejoint son grand lit, elle s’endormit en riant de ses terreurs. De loin en loin, elle le rappela, puis ils ne se virent plus qu’aux repas. Elle eut un grand chagrin quand Robert, convié par Mme Heurteval, accompagna celle-ci en Ecosse. Benoît interrogea sa femme et elle mit ses pleurs sur la crainte qu’elle avait d’être tuberculeuse. « J’ai des quintes terribles ; j’ai peur de te déranger la nuit. » Il faillit devenir fou, convoqua des médecins, parla de s’exiler en Suisse avec elle, dans la neige. Et elle prolongea le jeu, même après le retour de Robert, comme ces enfants menteurs qui veulent se faire dorloter. Dès lors, il la crut de santé chancelante, bien que les docteurs l’eussent rassuré...

Il se croyait encore amant qu’il n’était plus que père...

Et ils vécurent désormais côte à côte, sans un baiser, en vieux époux qui n’ont pas la consolation d’un beau souvenir commun.

Pendant que Fournier réclamait son vestiaire, Nicole glissa à son mari : « Je suis toujours ta petite fille ? » Et il répondit sincèrement : « Mais oui. »  Il venait de se la représenter abandonnée de tous et son cœur en était chaviré. Une Nicole misérable et toussant dans une mansarde... Pauvre femme, si frêle, au cerveau de malade. Et Benoît, qui avait pitié des plus humbles animaux, n’eût pas eu pitié d’elle ?

- Où irons-nous cet été ?

- Je serai forcé de rester à Paris. Tu pourras aller en Suisse : Robert te tiendra compagnie.

Elle feignit une vive déception :

- Quelle idée ! Et ton repos ! Voilà Robert qui revient. Ne lui parle de rien encore.

Ils passèrent la soirée au music-hall ; puis Fournier prit congé d’eux.

- Vous allez au cercle ? demande Nicole... Ou ailleurs ? Quelle existence !

Robert se cambrait, faraud et mystérieux. Il disparut, la canne en bataille.

- Il t’exaspère ! dit Nicole ; je comprends cela... Nous pourrions nous arranger pour le voir un peu moins... Il est si loin de toi ! Tu lui es tellement supérieur... A notre époque, cette existence d’oisif, remplie de stupidités !... Moi, il ne me distrait pas follement, tu sais. Et si je passais un mois avec lui en Suisse, je gage que nous reviendrions brouillés...

Il ne répondit pas et lui souhaita le bonsoir sur le seuil de cette chambre où il n’entrait plus jamais. Elle soupira :

- Je n’aime pas ton regard, tu sais, Benoît. Ce n’est pas ton regard habituel. As-tu quelque chose contre moi ?

- Rien.

- Je suis toujours ta petite fille ? Jure-le.

- Je le jure... Ma pauvre petite fille...

- Tu vois ! « Ma pauvre petite fille »... Benoît !...

Il s’arracha d’elle et s’enferma. Il aurait désormais sa vie secrète qui le vengerait de l’autre. Et personne ne souffrirait par lui, personne, pas même l’infidèle, pas même ce parasite... « On n’est jamais trop bon, conclut-il... je suis responsable : lorsque je l’ai prise, je savais qu’elle ne m’aimait pas. »


V

Il retrouva Germaine au rendez-vous qu’elle avait été sur le point de manquer. Ce monsieur mélancolique et solennel l’intimidait. Ce qui la décida, ce fut la joie de se montrer à lui sur son « trente et un » avec un chapeau neuf et de frais souliers. Il lui prit le bras.

- Vous n’avez pas peur ? demanda-t-elle.

- Peur ?

- De vous compromettre ! Si votre dame nous voyait ! Ah ! Et si quelqu’un de vos connaissances passait par ici et allait lui raconter ?... Ce que j’en dis, c’est dans votre intérêt. Vous me prenez le bras comme si vous étiez garçon !... Au fond, j’étais sûre que vous ne viendriez pas...

- C’est donc que vous aviez l’intention de ne pas venir ?

Elle hésita un instant et répondit :

- Oui. Je suis bête et ignorante. Il vaut mieux me laisser où je suis.

- Hier, pourtant...

- J’ai parlé à ma sœur. Elle ne trouverait rien à redire, si vous n’étiez pas marié. Elle croit que cela ne me portera pas bonheur...

Pourtant, elle se serrait contre lui. Ils déjeunèrent à Montmartre. Puis il la conduisit devant une petite maison qui paraissait déserte, les volets clos. Il lui expliqua qu’il avait habité jadis cette petite maison, qu’il en était propriétaire. « En l’arrangeant, elle serait très agréable pour nous. » Une bicoque à deux étages, flanquée d’un bout de jardin qui ravit Germaine. Ce bois sec était un lilas qui avait la charité de refleurir un peu, chaque printemps. On planterait des fleurs. Ils entrèrent. Quelques meubles dont Nicole n’avait pas voulu moisissaient dans l’ombre ; Ils feraient repeinturer les murs, les volets. Germaine voyait, en bas, une pièce moderne, rouge vif et bleu cru. En haut, la chambre à coucher tendue de toile bleue. Un vrai palais ! Les poêles, affirma Benoît, fonctionnaient à merveille. Il pensait à Nicole disposant leur appartement. Germaine avait les mêmes gestes graves, le menton dans la main, pour combiner des coloris, calculer la place des meubles...

- Combien faudra-t-il de temps ?

- Dans un mois, inauguration.

La nuit s’épaississait. Ils sortirent.

- Alors, murmura-t-il, je vous reverrai dans un mois ?

Elle rougit. Il croyait donc qu’elle était intéressée ? Ah ! certes elle eût préféré pour cadre de leur amour cette jolie maison. Mais elle le sentait impatient jusqu’à la souffrance. Et elle n’avait plus de volonté.

- C’est petit, remarqua-t-elle, mais c’est tout de même un hôtel particulier. Mademoiselle Germaine By, en son hôtel...

Le lendemain, elle fut à  lui. Germaine ne lui avait pas menti. Une vierge... Il dut la consoler, la bercer. Jamais il ne la laisserait, quoi qu’il advînt. Il faillit préciser : « Même si tu manquais au serment de fidélité que tu viens de me faire », pour bien la rassurer. Convaincue, elle sécha ses larmes et redevint gaie.

- Ce que je vais être seule, maintenant !...

- Je viendai tous les jours.

- Et le travail ?

- Je m’en fiche.

- Et...

- Il y a toi !

Pourquoi douter de la sincérité de cette créature si franche, si spontanée ? Toutes les femmes ne sont pas des comédiennes... A un snob Germaine eût paru vulgaire... Il se sentait du peuple lui aussi : il avait de larges mains, un cœur simple, le dédain du luxe et des complications...

- Je t’adopte !

- Ça, c’est gentil !

L’autre disait : « Je suis ta petite fille ! » Et seulement, il comprit qu’il venait de rendre trahison pour trahison et que sa vengeance était parachevée. Il en conçut une tristesse...

Quinze jours plus tard, la maison était prête. Sous prétexte d’un voyage, Benoît s’y enferma pendant quelques jours avec sa maîtresse. Germaine vivait une féerie. Elle apporta bien quelques faux saxes et quelques plantes artificielles d’un goût horrible, mais il remit à plus tard son éducation artistique. Elle lui plaisait ainsi, naïve et naturelle. Le matin elle le réveillait en chantant. Et elle s’intéressait aux voisins : un vieux sculpteur qui faisait lui-même son marché et qui recevait des modèles que l’on voyait, enveloppés négligemment dans un châle, fumer des cigarettes à la fenêtre ; une dame en noir, très comme il faut, un peu folle, et qui passait des journées à relire de vieilles lettres. La femme de ménage était son amie ; comme elle habitait en face, elle venait lui tenir compagnie quand Benoît était absent. Germaine ne vivait que pour Benoît. Elle l’étourdissait de sa joie, et de ses baisers reconnaissants. Cet amour le grisait comme un vin léger. Toute séparation serait pour lui un déchirement. Peu à peu il fit apporter dans la bicoque des vases précieux, des tableaux modernes dont la petite disait : « Puisque tu es sûr que c’est beau ! » Il voulut qu’elle fût bien habillée. Il lui acheta des bijoux, des fourrures et transforma inconsciemment cette grisette en cocotte. Il agissait pour elle comme il avait agi pour Nicole, sans se douter qu’un manteau de vison doit être montré ailleurs qu’à Montmartre, dans une ruelle aux pavés pointus, plus cruels encore pour de tendres souliers. Il monnayait son bonheur en présents, surpris qu’une belle robe ne donnât point le goût de bonnes lectures et qu’un parfum choisi n’inspirât point l’amour de la musique sérieuse. Bientôt il travailla là, dans une petite pièce sommairement meublée et qu’il préférait à son cabinet. Germaine, près de lui, se tirait les cartes ou se polissait les ongles. Elle ne touchait jamais une aiguille. « Ne plus coudre, c’est mon avancement ! » affirmait-elle. Et elle ajoutait : « Tu ne m’en veux pas ? » craignant que la féerie ne s’évanouît tout à coup. Dans des cauchemars affreux, elle se représentait une dame descendant de voiture devant la maison, s’y introduisant au nom de la loi et la renvoyant après l’avoir dépouillée : « Je suis Mme Mésaule et je vous chasse ! » Nicole la préoccupait beaucoup. Elle la vit, la jugea splendide et Benoît y gagna de connaître pour la première fois la jalousie d’un être aimé. Il lui affirma avec tant de véhémence qu’il n’y avait plus rien entre sa femme et lui qu’elle finit par le croire et jugea : « Elle est sans doute enchantée qu’il la trompe. Le fait est qu’il n’est pas mal, mais il lui manque je ne sais quoi. » Elle le pria de se faire couper les cheveux, la barbe et la moustache. « Tu verras, mon trésor ; tu auras l’air d’un empereur romain. » Il arriva, glabre et les cheveux ras : « Il faut le temps de s’y habituer ! » décl    ara Germaine. Il n’avait rien d’un empereur. « Je me suis trompée ; laisse repousser tout ça ». Il obéit. D’ailleurs Nicole, ahurie de ce caprice, le criblait de ses sarcasmes : « Un curé en civil, voilà de quoi tu as l’air. Tu es affreux ! » Il souriait. Si elle avait su ! Mais elle ne s’occupait guère de son mari. Elle connaissait une gloire incomparable : l’intimité des Stibié, mâle et femelle. Ils avaient consenti à inviter cette petite bourgeoise sur les supplications de Robert. Et, par un prodige miraculeux, Nicole plut à la femme et au mari. On félicita Robert Fournier qui confia à ses amis : « Et vous pouvez l’inviter seule ; le mari se couche à neuf heures ; c’est un ours ». Il suffisait que l’on pût présenter « Mme Benoît Mésaule, femme du grand historien ». Nicole pensait : « Divorcée, on ne me recevrait plus. Je l’ai échappé belle ! » Ainsi Nicole, dans les salons des Stibié, et Benoît, dans la petite maison de Montmartre, se trouvaient heureux chacun de son côté. Ils ne se rencontraient plus que dans des courants d’air.

Pourtant Nicole eut la grippe et Benoît tint à soigner sa femme lui-même. Il attrapa la grippe à son tour. Nicole voulut rester à son chevet, mais il l’en dissuada. Dix fois par jour il appelait Germaine au téléphone : « Viens, priait-il ; si l’on me pose une question à ton sujet, je raconterai que tu es la secrétaire d’un membre de l’Institut et que tu m’apportes des documents ». Elle refusa. « Tu es fou ! C’est absolument impossible. » D’ailleurs, Mme Mésaule ne devait pas tarder à reprendre sa place de garde-malade. Mme Heurteval, qui était pour les convenances, lui avait dit : « Vous venez prendre le thé chez moi, ma chère ! C’est donc que votre mari est guéri. Tant mieux ! Un homme de cette valeur ! » L’homme de cette valeur avait 40° de fièvre. Nicole, rappelée au devoir, assassina son époux de drogues et de prévenances. Il se rétablit tout de même. Et sa première sortie fut pour Germaine.


VI

Comme il traversait le studio bleu et rouge du rez-de-chaussée, une dame maigre à pince-nez vint à sa rencontre.

- Je suis Madeleine... Mme Lephiernand, la sœur de Germaine.

- Elle est malade ?

Non, elle n’était pas malade. Il la verrait tout à l’heure. Mme Lephiernand tenait à avoir avec lui une conversation sérieuse, au nom de la famille. Elle le prévenait : il trouverait Germaine bouleversée. Il fallait un motif grave pour qu’elle, la sœur, se prêtât à une entrevue semblable.

- Au nom du ciel, madame, qu’y a-t-il ? interrompit Benoît.

- Monsieur, vous deviez bien vous en douter : Germaine craint d’être enceinte !

D’un geste il l’écarte et bondit. Germaine, maussade, rêve sur un canapé comme si, déjà, elle était forcée de rester étendue. Il l’étreint.

- Ma chérie ! je suis heureux !

- Ah ! tu es heureux ?

- Pense donc ! Un enfant ! Un enfant de nous !

- Je suis contente que ça te fasse plaisir...

- Et toi, mon amour ?

- Moi, j’aurai toute la responsabilité...

- Mais non...

Il la rassura. Il serait à elle plus que jamais, rivé par le seul lien qui comptât. Ah ! il n’aurait même pas osé espérer une joie pareille ! Il en étouffait. C’était là le but de sa vie. Et il pleurait et il riait et il la couvrait de baisers.

- Tout de même, conclut-elle, les femmes sont à plaindre.

Il l’agaçait avec ses larmes, ses bégaiements, son enthousiasme. Elle lui jeta : « Bien sûr, tu ne risques rien, toi ! » Ce n’était plus le trottin de leurs premières rencontres. La sœur avait passé par là : « Tire au moins de la situation tout le bénéfice possible ». Et le beau-frère avait dû appuyer, de toute son autorité d’homme marié, régulier, sans reproche. D’ailleurs, excédée, Germaine rappela Mme Lephiernand.

- Il ne faut pas que ma sœur et votre enfant soient des parias, dit Madeleine.

- Soyez tranquille ! Je connais mon devoir.

- Ton devoir, intervint Germaine, était de me laisser là où j’étais !

Et la sœur insinua :

- Ah ! si vous étiez son mari, ça changerait, mais vous ne vous rendez pas compte de la situation, monsieur Mésaule... Quant à toi, Germaine, ne reviens pas sur le passé, ça met de l’aigreur et c’est inutile... Tout s’arrangera. Ne te mets pas dans tous tes états. Embrasse-le. Embrassez-la...

Elle accompagna Benoît.

- Que voulez-vous, elle est jeune et sa carrière est comme qui dirait brisée. Soyez tranquille : je la quitterai le moins possible. Mais c’est à vous de réfléchir et de réparer le mal...

Un enfant ! Il serait père ! Qu’importait l’accueil de Germaine et cette rancune qui l’avait glacé... Il aurait un enfant ! Rien ne pouvait plus le retenir maintenant : il divorcerait et irait très loin, en Algérie ou au Maroc, fonder une famille. Il s’enferma pour faire le compte de sa fortune. Les chiffres lui apportèrent une déception. L’existence de Nicole serait assurée, mais chichement. Quoi ! Elle ne méritait pas davantage. Elle lui avait tout refusé, même cet orgueil paternel dont il débordait. Nicole serait à Robert Fournier ou à un autre. Un rude moment à passer, mais il était juste que la coupable fût sacrifiée. A certaines minutes, la bonté même exige que l’on soit  inflexible... mais quoi qu’il fît, il pensait à Nicole, si faible, si puérile. Ah ! le cœur de Benoît, ce cœur d’homme resté enfant, cœur sensible et qui pouvait loger à la fois toutes les tendresses, toutes les pitiés, dans d’effarantes contradictions ! Nicole seule, en face de ce dandy plus frivole et plus indécis qu’une femme !... Il s’efforçait d’évoquer le petit berceau là-bas, Germaine délivrée et radieuse... Sa pensée revenait stupidement à l’épouse adultère, forcée de reprendre le nom paternel, un nom taré, dépouillée et punie. « Comme si j’avais le droit de punir ... » Mais ce sont les circonstances, la fatalité...

Sa décision était prise : il irait chez Robert Fournier et lui dirait : « Je sais. Je ne viens pas vous accabler. Essayez de vous racheter en assurant à Nicole un avenir digne et paisible. » Et la vie reprendrait, après ce coup de hache nécessaire.


VII

La porte de Fournier était ouverte. Au milieu de l’unique pièce, Letussec, ami de Robert, et un tapissier procédaient à l’inventaire du mobilier.

- Quelle histoire ! s’écria Letussec en serrant à la hâte la main de Benoît.

- Fournier ?...

- Vous n’êtes pas au courant ?

- Non.

- Mais il est parti, mon cher, parti depuis quarante-huit heures.

- Pour longtemps.

- Pour toujours.

- Comment, pour toujours ? Et sans prévenir personne ?

- Fauché ! Il fiche son petit camp à l’anglaise. Je le lui avais répété cent fois : « Si tu t’entêtes à jouer, fais au moins partie d’un cercle convenable. Non ! il fréquentait un tripot infect où il a été ratissé par une bande noire. Un Parisien, hé ? Et qui avait perdu tous ses cheveux à la bataille ! Un soi-disant malin. Autant se ruiner au bonneteau. Bien entendu il a commencé à s’émouvoir quand il lui est resté cinquante louis. Alors il a été épatant : il a demandé une place à Jules Stibié. La gueule de Stibié quand on lui demande une place, vous l’imaginez ! Pour Jules, un monsieur ruiné doit s’expatrier. Cela fait partie des enseignements que lui ont laissés ses aïeux, des gars boucanés. Remarquez qu’il pouvait lui confier un carnet, comme il dit, et lui faire gagner soixante mille francs par an à la Bourse ! Mais non ! Ce sont des situations que l’on offre à ceux qui n’en ont pas besoin. Jules a dû consulter Elisabeth, « qui n’a pas été fâchée... », c’est-à-dire... Bref, ils ont trouvé pour notre ami une gérance... tenez-vous bien... au Nicaragua ! Robert a accepté tout de suite, sans même savoir où cela pouvait bien nicher, le Nicaragua... Nous avons cherché ensemble dans le dictionnaire. En Amérique centrale, mon cher !... J’ai réglé ses affaires, je rachète son mobilier pour payer quelques dettes courantes et je prends le rez-de-chaussée... Pas un mot à Mme Letussec, n’est-ce pas ?... Ce que j’en ai vu de ces liquidations ! Mais celle-ci a de l’allure. Je trouve ça élégant, ce départ brusque, élégant comme un suicide chic. je suis chargé de brûler sa correspondance sans la lui transmettre. Il m’a embrassé : « Mon vieux Tuss, c’est Paris que j’embrasse. Adieu, Paris ! » Ça m’a fichu une secousse. Je lui ai proposé trente louis par mois chez mon beau-père, qui est chameau comme pas un et qui aurait été ravi d’humilier un noceur ruiné. Il a refusé... Un homme découragé... Tenez, à neuf heures du soir, avant-hier, il portait encore un faux col mou... Lui ! Le temps d’emplir une malle et hop ! Il a l’intention de travailler. Rigolons ! Nous verrons ce que ça donnera...

Tout en bavardant, il raflait en hâte des paperasses qui traînaient. « Il est au courant », pensa Benoît. Et comme la sonnerie du téléphone retentissait :

- Décrochez ! ordonna Letussec au tapissier ; elles sont embêtantes à la fin.


VIII

Nicole arrivait, en général, la première, rue de Navarin. Le pas de son amant était délicieux à entendre, un pas vif et léger qui était le premier ravissement de l’amoureuse. Par prudence, ils ne se rencontraient que dans cet hôtel où ils gardaient une chambre au mois, les pyjamas dans l’armoire à glace avec des bouteilles de vin d’Espagne et des caisses de gâteaux secs. Elle n’avait pas voulu qu’il améliorât ce décor. Ainsi elle se persuadait chaque fois qu’il s’agissait d’une entrevue sans lendemain et cela rompait ce qu’une liaison aussi assidue pouvait avoir de monotone. Ils oubliaient parfois de s’aimer en parlant de ce qui les intéressait, des projets de la semaine, de Jules Stibié et de Mme Heurteval. Quand Nicole arrivait en retard, elle trouvait Robert endormi. Il avait la manie de traîner, le soir, au cercle. Et elle haussait les épaules devant sa fatigue. Elle ne s’endormait pas, elle, mettant à son amour la rage froide d’une vengeance. Ce qu’elle en faisait, c’était contre Benoît surtout, avec ce sens singulier de l’harmonie qu’ont les filles, offrant pour rien au premier venu la beauté qu’un autre paie cher... Parfois elle souriait en pensant à la tête de Benoît s’il les voyait ainsi, vautrés sur un lit, dans des costumes d’une élégance vaudevillesque ; lui vêtu de soie feuille morte, elle de satin crème à grosses fleurs dorées.

Elle revêtit donc ce déshabillé de théâtre, dénoua ses cheveux, se jeta sur le lit et prit au hasard un tome des Mémoires de Casanova qui constituaient leur bibliothèque, avec un volume des saynètes de Verconsin, laissé là par un précédent locataire... Un verre de malaga, une cigarette...

Mais après une heure d’attente vaine, elle se leva. Le goût âcre d’une catastrophe lui venait à la bouche. Jamais il n’avait eu un tel retard. Elle s’assit à califourchon sur une chaise, derrière les rideaux, observa la rue. Un taxi arriverait à fond de train. Robert obtenait des chauffeurs le maximum de vitesse – il choisissait les voitures bien tenues et triomphait quand il en trouvait de neuves qui faisaient illusion. Bah ! elle ne le gronderait point. Il lui arrivait souvent d’attendre la livraison d’un costume nouveau ou d’un chapeau ou d’une canne pour lui montrer cette merveille ! Il méditait justement un complet vert bronze, d’une étoffe inédite, qu’il devait recevoir de Londres... Quelle coquetterie !... Elle bâilla, s’étira, se regarda dans l’armoire à glace et se trouva jolie : fine, longue, d’une blondeur chaude et profonde, encore adolescente, en somme, par la grâce exquise du cou, la gracilité de la poitrine, la lumière des yeux. Ses mains étaient exquises, irréelles, aux doigts pointus, aux ongles étincelants et d’une blancheur soyeuse, mains de paresse et de mensonge qui se livraient aux baisers des indifférents avec une mollesse prostituée. Telle quelle, Nicole se jugea digne de retenir Robert qui avait eu les plus retentissantes aventures. Lasse de se contempler elle revint aux mémoires de Casanova, jeta le livre et piaffa de colère jusqu’à cinq heures. Alors elle se rendit dans un bureau de poste et téléphona, en changeant sa voix, chez Robert où M. Letussec lui apprit le départ de l’ingrat. Affolée, elle courut chez les Stibié où elle trouva Elisabeth rayonnante. Il y avait, dans la petite pièce où ils recevaient les visiteurs négligeables, deux visiteuses couvertes de crêpe et qui parlaient de choses vaines, en gémissant. Mme Stibié affecta de s’intéresser aux travaux de Mésaule, à sa santé. Et Jules, après quelques minutes, reconduisit Nicole.

- Alors ? fit-elle.

Il répondit :

- Au bout du fossé la culbute !...

- Pourquoi est-il parti ?

- Plus le sou.

- Il avait des amis...

- Qui ne pouvaient lui constituer une rente. Question de dignité de sa part, question de principe de la nôtre. Il faut le laisser se refaire. Je lui en ai fourni le moyen...

- Où est-il ?

- Oh ! il vous écrira dès qu’il sera arrivé. Un bon conseil, chère amie : encouragez-le. Que M. Mésaule, lui aussi, l’encourage. Il sait ce qu’est le travail, M. Mésaule.

Où trouver un appui ? Chez Mme Heurteval. Celle-là était seule et, comme elle s’ennuyait, elle accueillit avec reconnaissance le roman vécu qui se présentait.

- Ah ! ma petite ! Croyez-vous !.... Je devine, allez... je suis femme... vous pouvez vous fier à moi...

Nicole s’épancha. Quand elle eut fini, Mme Heurteval, satisfaite, n’émit que quelques vagues lieux communs et redevint austère.

- Chère madame, distrayez-vous. Tenez, occupez-vous de votre maison ; changez les meubles de place, courez les antiquaires. Mes bons souvenirs à votre mari.

Chez elle, Nicole trouva son père qui avait besoin de soixante-trois louis. L’hébétude de sa fille le frappa.

- Je présenterai des observations à Benoît, indiqua-t-il. J’entends qu’il ne te fracasse point. Vous avez encore eu une scène !

- Mon Dieu, papa ! ce que [tu] peux être bête quelquefois !

- Alors si ce n’est pas cela, au cas où tu aurais à me charger d’une commission... je suis là...

Elle fouillait dans son secrétaire, comptait des billets de banque. Il reprit :

- A propos, il paraît que Fournier... fffuttt... Il va vendre des choses en Amérique. Ah ! ils sont rares ceux qui résistent comme moi... Les tempéraments ! Il restait sans un, comme on dit. Et ensuite ? On s’arrange... Je trouve là encore une preuve de l’égoïsme de ton mari : car il aurait pu l’aider... un intime....

- Papa !

- Je te porte sur les nerfs ? Bon ! Je me tais. C’est entendu : je suis bête... Mais sais-tu pourquoi ? C’est parce que je n’ai pas le sou. Quand j’ai de l’argent sur moi, je deviens intelligent. Passe-moi ces papiers, fillette, et inscris. Inscris, je l’exige. Dès que tu inscris, ce n’est plus un tapage, c’est un emprunt ; je pars tranquille... Tu as une mine !... Veux-tu un tuyau ? Un tuyau d’homme sentimental ? Bécasse à l’armagnac et Chambertin 1878. V’lan ! Crois-en ton vieux père qui n’est pas indiscret, mais qui a de l’expérience. Et je mets les voiles, ne tenant pas à rencontrer l’archiviste...

Il disparut, remplacé par un Benoît dont elle jugea la gaieté inconvenante. Et Nicole souffrit alors, comme elle n’avait vu souffrir qu’au théâtre. L’allégresse de son mari la souffletait. Pourtant elle passa la soirée avec lui ; elle avait peur de ce chagrin naissant qui se gonflait en elle, à l’étouffer. A cette heure, Robert ruiné voyageait seul et, qui sait, en troisième classe, face à face avec ses pensées lugubres. Il ouvrait un portefeuille pour contempler un portrait qu’il avait d’elle, dans une poche secrète...

- A propos... commença Benoît.

- Oui. A propos, Robert Fournier n’est-ce pas ?

- Crois-tu ?...

- Je m’en moque ! Ne m’exaspère pas avec des doléances. Tu le détestais. Si tu ne l’avais pas détesté, il se serait adressé à toi. N’en parlons plus.

- Je ne l’aimais ni le détestais. Je ne lui attribuais qu’une existence hypothétique. Il buvait ; il mangeait ; il ne disait rien, en beaucoup de paroles...

- Cela ne l’empêche pas d’être malheureux.

- Sans doute. Et je le plains. Ne m’en demande pas davantage.

Elle ouvrit la bouche pour protester et se ravisa. Puis elle alla au piano qu’elle n’ouvrait pas deux fois par an et joua une sonate mélancolique qui lui arracha des larmes. Elle finit par sangloter dans son mouchoir, balbutiant :

- J’ai de la peine... Je m’étais habituée à la présence de Robert... C’était un ami... Un imbécile peut-être, mais il comprenait toutes mes petites bêtises de femme... c’était plus une amie qu’un ami... Et l’idée qu’il est si pauvre, qu’il va être forcé de travailler !... Demain, je n’y penserai plus, mais aujourd’hui j’ai de la peine, Benoît, j’ai de la peine...

Il la préférait ainsi. Il lui dit :

- Je te reste, moi.

- Toi, ce n’est pas la même chose ; toi, tu es tout... ne va pas comparer... Et puis, vois-tu, j’ai trouvé les Stibié et Mme Heurteval si durs pour lui. Oh ! il ne faut pas tomber ; personne ne vous ramasse...

Elle fit un effort, se leva, sourit et lui prit la main, s’efforçant de la porter à ses lèvres pour le remercier de cette phrase : « Je te reste » ; il résista et elle se contenta de lui presser la main.

- Tu ne m’en veux pas ?

- De quoi ?

- De cette crise de larmes. Aussi il fait un temps épouvantable. L’orage pèse ; tu sais dans quel état cela me met...

Il n’y avait pas un nuage au ciel, mais Benoît approuva :

- En effet... couche-toi et tâche de dormir. Il fera beau demain...


IX

Elle se calfeutra, prétextant des migraines tenaces. Et Benoît passa le plus clair de son temps dans la petite maison de Montmartre, à chapitrer Germaine qui ne se gênait plus, vivait en peignoir douteux et se lamentait sur sa destinée. Quoi ! Il avait fait d’elle une femme entretenue, puis une fille mère ! Et elle devenait vulgaire, lançait comme à plaisir des : « J’ sais-t’y, moi ? » des « A la gare ! » Il ne s’agissait plus d’amour, hélas ! Benoît prenait la figure d’un criminel repentant devant le sévère pince-nez de la sœur et la maussaderie têtue de la petite. « Elle vous a pris en grippe ; cela arrive dans ces cas-là, mais cela se passe toujours après », affirmait Mme Lephiernand. Il lui recommandait de bien soigner Germaine. Un jour elle avait dansé ; un autre jour elle avait abattu à pied quinze kilomètres. Malgré tout, il l’entourait de prévenances dévotes, satisfaisant ses plus sots caprices, content de rester là, muet, songeant au divin mystère qu’elle portait. Si maladroit amant, il se sentait père déjà. « T’as la vocation », raillait Germaine qui le rudoyait, le renvoyait sous prétexte qu’il l’énervait, se dérobait aux plus humbles caresses. Elle avait fait un chemin plus rapide que Nicole, qui gardait dans ses pires exaspérations une sorte de retenue... Un dimanche, il fut chassé par une compagnie que Germaine avait conviée, de tout jeunes hommes à allure de danseurs professionnels et leurs petites amies. Ce monde devait déjeuner et dîner là. Mésaule s’en fut, désemparé, triste à mourir. Et il fut frappé, en rentrant, par l’expression du visage de Nicole, une Nicole hagarde, qui s’efforçait encore de sourire avec la grimace qu’il lui avait vue quand elle s’était crue prise sur le fait.

- Je ne me sens pas bien, expliqua-t-elle. Sais-tu ce que tu ferais si tu étais gentil ? Nous bouclerions nos valises et nous irions passer trois jours – tu vois : je ne suis pas bien exigeante... – trois ou quatre jours à Verrelouilles – comme des tourtereaux... Nous n’y sommes jamais retournés... Un pèlerinage... Ça nous rajeunira. J’ai téléphoné. Nous n’avons qu’à arriver ; le patron nous attend... Tu te souviens : le patron... le bois de Verrelouilles...

Il objecta des travaux, mais elle insista de telle sorte qu’il fléchit... Fuir Paris, surtout ! Elle en avait un tel besoin ! Sinon elle tomberait gravement malade. Il pensa que cette séparation, sans un mot de lui, serait excellente pour Germaine. Et il consentit :

- Nous prendrons le train à midi.

Il était persuadé que, Fournier parti, Nicole tentait un effort touchant pour se dégager du cruel souvenir, pour se rapprocher de son mari... Mais pourquoi cette épouvante ? Pourquoi ? En mettant du linge dans sa valise, elle tremblait...

- Je suis si contente de revoir Verrelouilles... Pas toi ?

- Si...

Ils y avaient fait leur voyage de noces. Quel souvenir allait-elle chercher là-bas ?... Cela avait été si misérable... Une semaine au bout de laquelle, désespérée, elle avait demandé de rentrer à Paris, de fuir cette solitude, l’intimité nocturne, les promenades mélancoliques dans une campagne d’automne humide, rouillée et pénétrée de mort.

- Le même train, Benoît !

Le même. Et comme jadis ils étaient seuls. Mais il ne lui demandait plus ses lèvres. Il restait en face d’elle, si loin d’elle !

- Je te dérange. Tu avais peut-être à travailler... Tu es bon et je te remercie... Va ! Il y a des moments où je me demande si je ne te rends pas malheureux...

Elle reprit, en essayant de plaisanter :

- Peux-tu seulement être malheureux ?

Il répondit :

- Mais non ; je ne suis pas romantique ; je ne recherche jamais la douleur.

- Tu es dans la vérité...

Il la sentait fièvreuse, inquiète, et s’imagina qu’elle nourrissait des projets de suicide.

- La vie, dit-il, est une succession de ridicules petits combats, jusqu’à cette paix qui vient de l’épuisement et qu’il faut bien accueillir tout de même comme une paix...

A l’auberge, il ne restait plus qu’une chambre, avec un grand lit. Du regard, Benoît interrogea Nicole qui émit vivement : « C’est parfait ».

- D’ailleurs, déclara le patron, madame m’avait téléphoné, n’est-ce pas ?

- Oui... oui... Vous nous reconnaissez ? Nous sommes venus ici pour notre voyage de noces.

Au dîner, ils furent seuls avec un peintre chenu, dernier représentant des amis de Verrelouilles, paysagiste désuet qui cherchait en ce lieu illustre une ombre de gloire. La soirée était assez douce. Nicole et Benoît allèrent jusqu’à la forêt. Ils s’arrêtèrent devant le chêne contre lequel, jadis, Nicole s’était accotée en pleurant.

- Pourquoi pleurais-tu ? interrogea-t-il.

- Tu me disais des choses si belles ! Je me sentais si insignifiante !

- Je te disais que je t’aimais...

- Et tu ne le dis plus ?

Elle coupa sa réponse.

- Quand on pense que l’on pourrait mourir, pas fâchés, si tu veux... mais désunis... Je te demande pardon... je ne suis pas bien gaie.

- La campagne... la nuit... l’automne...

- Tu devrais acheter un petit coin par ici... Tu travaillerais tranquillement... Moi, je soignerai des bêtes... J’aurais des roses... Mais tu ne m’aimes plus assez... A Paris, c’est un tel tourbillon... L’amour à Paris... Une plante artificielle... qui se couvre de poussière... Je veux t’expliquer, Benoît... J’ai un peu honte... tiens, tu vois, à Paris, jamais je n’oserais... Même si l’on est seuls tous les deux, je m’imagine qu’il y a des gens pour écouter... On devient absurde... Il faut tout ce silence et tout ce ciel... J’ai été si mal élevée... je n’ai pas connu ma mère... alors on garde toujours quelque chose de brutal, de masculin... Toi, tu as été élevé par ta mère surtout, et, de nous deux, c’est toi le plus tendre, le plus sensible... je m’en rends compte, va, même quand je suis mauvaise... Avec papa, il fallait tout cacher... Il se moquait !... La vrai Nicole, il l’ignore... Et toi aussi... Ainsi, il y a trois ans je t’ai adoré et je n’en avais pas l’air... adoré...

Il songeait : « Je ne l’ai plus persécutée. Alors elle me revient. L’éternelle histoire !... Et il est trop tard. Pauvre femme ! »

Elle lui prit le bras :

- Et puis ces verbes au passé : « je t’ai adoré... » C’est lugubre ! Un passé qui n’a pas quatre ans ! Je t’adorais, ou, monsieur, malgré mes rebuffades et mes bouderies. Maintenant...

Elle balança un instant, puis :

- Maintenant, je t’aime, conclut-elle.

Cette phrase sonna si faux que Benoît jugea tout de suite : « Elle ment ! » Pourquoi mentait-elle ? Qu’avait-elle à redouter ? Il ne devait pas tarder à le savoir. Quand ils furent arrivés dans leur chambre, il la vit livide sous son fard avec quelque chose d’égaré dans les yeux, quelque chose qu’il avait lu dans les yeux de Germaine : l’effroi de la maternité.

- Nous allons coucher ensemble, cher monsieur... Mais je vous préviens : tant pis... j’ai bu un peu trop de vouvray mousseux au dîner et je suis pompette... Benoît... ta femme est pompette... Mon chéri... Ta femme est amoureuse de toi, ce soir... Je suis dans mon droit, conféré par M. le curé et par M. le maire... Je n’ai pas eu une bonne idée de te ramener ici ?... Nous devenions vieux époux... M. et Mme Denis... Pas de ça, Lisette ! Je n’entends pas que tu m’échappes, que tu lèves un beau jour le nez de tes bouquins pour t’amouracher d’une sale femme... Je suis jalouse, tu sais... Mais comme celles qui sont vraiment jalouses... jusqu’au crime... je n’en laisse rien voir... Benoît... j’ai du chagrin... Dis que tu m’aimes... Tu ne me trouves donc plus belle ?... Je ne suis plus ton chef-d’œuvre ?... Dis, je ne suis plus belle ? Dis... Ta petite fille... Mon chéri...

Elle essayait encore de rire et c’était atroce cette lugubre parodie de femme amoureuse quêtant une caresse, cette abjecte mendicité. Enceinte de son amant, abandonnée par lui, elle jouait son va-tout. Si Benoît la repoussait, elle allait à l’avorteuse. Et elle tentait de changer son désespoir en minauderies, sa terreur en séduction... La dernière victoire à remporter. Elle se représentait grosse, renvoyée par Benoît, mourant de faim dans une mansarde, en face d’un berceau sordide. Et elle tendait une bouche tremblante, se collait contre lui de tout son corps, tentait de le griser de son odeur, de mots impudiques, d’éveiller en lui le désir qui la sauverait.

- Dis que tu m’aimes encore un peu... dis... je suis folle, Benoît... dis... dis que tu m’aimes...

Glacé et bouleversé, Mésaule évoquait ce mot du grand seigneur d’autrefois qui couchait philosophiquement une fois par mois avec sa volage épouse et plaisantait ensuite  « Me voilà net... Arrive qui plante !... » Une farce !... une abominable farce... Mais il avait donné sa pitié à Nicole, une fois pour toutes... Pitié pour ce corps profané, pitié pour cette pauvre âme...

Elle attendait le verdict, crispée, haletante.

- Allons ! viens ! murmura-t-il.


X

Nicole et Germaine accouchèrent à trois jours de distance. Et chacune eut un fils. Nicole faillit mourir. Si faible qu’elle ne pouvait parler, elle mimait de la bouche ces deux syllabes : « Mon fils ». Et elle consentait à la mort, apaisée, rassurée par la tendresse de son mari.

- Tu es content ? souffla-t-elle.

- Oui je suis content. Repose-toi.

Elle était très belle. Sur ce masque cireux, le mensonge de la femme avait disparu ; une joie maternelle l’illuminait, si intense, que Benoît en était ému. Il feignait de son côté un grand bonheur. Et lui donnait des nouvelles de l’enfant :

- Jacques est superbe, tu sais... Un gars magnifique ! Bientôt nous le mettrons sur ton lit... Sois sage...

Elle répétait « mon fils ! » avec extase... La nourrice le lui montrait de loin pour ne pas la fatiguer. Des ses maigres doigts, Nicole soulevait ses paupières. Les images ne lui arrivaient que brouillées. La nourrice remportait l’enfant. Au bout de trois jours, le médecin put répondre de sa malade et un coup de téléphone, aux termes convenus d’avance, appela Benoît à Montmartre. Il assista à la délivrance aisée de Germaine. Il avait dû lui promettre, en y ajoutant un serment solennel, d’envoyer l’enfant en nourrice, tout de suite. « Moi, je ne saurais pas m’y prendre, disait-elle ; il sera beaucoup mieux » Il espérait qu’elle changerait d’avis après l’accouchement. Mais elle demeura inflexible. L’enfant fut déclaré sous le prénom de Lucien, Lucien By, père inconnu, avec le témoignage de Cyprien Lephiernand et d’un individu recruté devant la mairie. Quant tout fut en ordre, le nouveau-né confié à une garde, Germaine reposant, Benoît posa en sanglotant un baiser sur la tête fragile de son fils.

- Mon bon monsieur, susurra la garde, il sera élevé au biberon par une dame que je connais et qui est tout ce que l’on peut trouver de mieux en Seine-et-Oise. Et discrète par-dessus le marché... Il sera comme qui dirait un héritier d’empereur dans de la ouate !

En nourrice au loin chez des étrangers... Et, plus tard, une mère égoïste et frivole, qui avait déjà pour l’intrus cette sombre et imbécile rancune qu’elle manifestait à son amant. Et si Benoît mourrait, qui protégerait le petit être ? Sur qui s’appuierait-il ?... Que deviendrait-il dans ce monde féroce qui ne renonce à ses préjugés que lorsque ceux-ci ne peuvent pas le servir. Ah ! il pouvait le contempler le « mignon », « l’héritier d’empereur » selon la garde, il contemplait son crime.

Et pendant ce temps l’autre, le rejeton de Robert Fournier, déclaré légalement Jacques-Benoît Mésaule, serait légalement heureux entre sa mère et son pseudo-père, son père au regard de la loi et de la société...

Les victimes : son vrai fils d’abord ; lui ensuite...

Il fit presque tout  haut :

- C’est impossible !

- S’il vous plaît ? questionna la garde.

- Rien. Je reviendrai ce soir.

- Bien monsieur.

Il rentra à pied, s’efforçant de coordonner ses idées, se répétant : « Il faut agir et agir sans délai » Les gens qu’il bousculait le prenaient pour un dément. Il courait presque. Brisé de fatigue, il s’arrêta enfin place d’Italie.

Ce fut là, à la terrasse d’une brasserie où il s’écroula sur une chaise, que l’idée lui vint de la substitution d’enfants.


XI

Dès lors sa décision fut prise. Ainsi il garderait son vrai fils près de lui. Il s’occuperait de l’autre, du fils de Fournier et de sa femme, et lui assurerait un sort paisible. L’entreprise, envisagée froidement, était pleine de difficultés. Le moment arrivait d’utiliser une intelligence employée jusqu’alors à de vaines abstractions. Comme beaucoup d’hommes d’étude, il ne pouvait fixer sa pensée qu’en écrivant. Il sortit un carnet et crayonna. Quelques éléments semblaient favorables : Nicole, épuisée, avait à peine entr’aperçu le nouveau-né. Germaine était indifférente.

Il inscrivit :

Songer aux langes qui devront être identiques.
Louer une automobile à conduite intérieure.
Retenir une nouvelle nourrice pour Jacques et obtenir qu’elle vienne le lendemain matin à sept heures.
A onze heures du soir, chez moi, prendre Jacques sous prétexte de le faire voir à sa mère. Fermer à clé la porte de la nursery.
Aller à Montmartre.
Déposer Jacques sur le fauteuil de l’antichambre pour que ses cris ne puissent être entendus ni de la garde, ni de Germaine.
Eloigner la garde en l’envoyant dans la cuisine me faire une tasse de thé.
Substitution.
Crier sur le palier : « Il est plus tard que je ne croyais. Il faut que je rentre tout de suite. »
Retour à la maison avec mon fils.
Avant l’arrivée de la nouvelle nourrice, dire à l’ancienne : « Votre lait ne me semble pas fameux. L’enfant ne profite guère. Voici cinq cents francs d’indemnité. Faites votre malle tout de suite. J’ai pourvu à votre remplacement ». Qu’elle prenne congé de l’enfant dans l’ombre des volets clos. Surveiller son départ immédiat.
Revenir à Montmartre vers huit heures et demie. Indiquer une course urgente à la garde. Remettre moi-même Lucien à la femme de Seine-et-Oise. La conduire à la gare.
Rentrer. Prévenir Nicole du changement de nourrice : « Elle me paraissait brutale. Elle toussait. »

Il couvrit encore quelques pages de notes, entrant dans les plus minutieux détails de l’opération, prévoyant les surprises possibles. Il se reporterait à son carnet pour ne rien oublier, pour garder son sang-froid. Et il brûlerait le carnet quand tout serait fini.

- Monsieur écrit des vers, dit le garçon. Nous sommes habitués. Nous avons deux ou trois clients qui sont poètes. Ils se mettent à l’intérieur et je t’abats des lignes et je t’abats des lignes ! Moi, j’aurais beau me creuser le ciboulot, je n’y arriverais pas. Chacun son métier. Je ne donne pas le mien pour supérieur...


XII

Benoît eut la complicité de la pluie, une pluie rageuse, interminable qui ne cessait de fouetter en rafale que le temps de reprendre haleine, eut-on dit, pour tomber du ciel roux avec plus de violence encore. Tout était prévu, inscrit sur le carnet jusqu’aux plus infimes détails. La réussite serait due à la minute de l’exécution... Plus tard, ce fut surtout de cette pluie que se souvint Benoît, de la lourdeur du manteau à pèlerine, un vieux manteau d’artilleur sous lequel il dissimulait son léger fardeau... La crainte d’une panne aussi, car il n’avait pas conduit d’automobile depuis dix ans. Il fut immobilisé dans la montée de rue des Martyrs. Un chauffeur de taxi lui vint en aide qui le tutoya, prenant pour un collègue cet individu en manteau à pèlerine. « C’est rien, ma vieille, regrimpe dans ta bagnole, je vais te faire repartir en vitesse ». Jusque-là tout s’était bien passé. Une nourrice en plein sommeil qui avait balbutié pâteusement : « Ah ! madame demande à voir le petit ?... Monsieur veut-il que je l’aide... Non ? Bien, monsieur ». Il n’avait pas fermé la porte qu’elle ronflait déjà, bercée par le chant monotone de la pluie. A Montmartre, cela fut plus simple encore. La garde, appelée auprès de Germaine, qui avait peur de la solitude, bavardait avec sa patronne et bavardait si bien qu’il put entrer, ouvrir la porte, opérer la substitution et partir sans qu’elles l’entendissent. Il ramena son enfant et le déposa sans encombre dans le berceau vide. La nourrice dormait toujours. Il la réveilla à sept heures du matin pour lui annoncer qu’il avait pourvu à son remplacement, que la remplaçante était là et il lui versa l’indemnité. La femme pleurnicha : « Je l’aimais déjà bien ; j’suis pas responsable s’il est ch’tiot ». Mais, habituée aux caprices des maîtres, elle ne s’occupa plus que de sa malle. « Faut-il que je parte tout de suite, par cette pluie ? – Tout de suite. Je ne tiens pas à ce que vous voyiez l’autre. C’est bien entendu, n’est-ce pas ? » Il surveilla lui-même son départ. Comme il n’avait pas dormi, il chancelait. Il dut cependant repartir aussitôt pour Montmartre où la maisonnée ne s’éveillait jamais avant neuf heures. La femme de Seine-et-Oise attendait devant la porte, personne n’ayant répondu à ses coups de sonnette. Benoît interpella vivement la garde : « Vous ne pouviez pas être debout à cette heure, du moment que l’on venait chercher le petit ! – Madame m’a retenue jusqu’à minuit et demie. – C’est bon. J’entre. Restez couchée. Je n’ai pas besoin de vous. » Il apporta l’enfant à Germaine, le cœur serré, car là était le plus grand danger. Mais Germaine crut bon de jouer une scène d’exaltation maternelle : « Au revoir, mon petit ! Au revoir, mon pauv’ petit paria ! » Elle embrassait avec emportement le fils de Nicole et de Robert Fournier. « Recommande bien à cette dame de le gâter et de stériliser le biberon ! Au revoir, mon Lucien ! » Et d’une voix de mélodrame : « Sois béni, mon enfant ! » suivi de la plus incompréhensible crise de nerfs. « Adieu, pauv’ petit misérable ! Adieu ! » cria-t-elle. Et, pour terminer, cette stupéfiante apostrophe : « Pense à ta pauvre mère ! » Bien qu’il n’en eût guère envie, Benoît pouffa de rire dans son mouchoir. « Tu peux pleurer, crétin, hurla Germaine ; tu es le seul responsable ! » Et elle ajouta quelques insultes qui firent du bien à celui qui en était l’objet, le ramenant à ce lugubre comique inséparable des drames humains. Après l’avoir traité de vieux pet de loup, de schnock et d’ignoble bourgeois qui se donnait des airs d’artiste, Germaine, essoufflée et calmée songea qu’elle avait assez sacrifié au mélodrame et daigna sourire à la promesse d’une bague.

La pluie avait cessé. Un pan lumineux souriait parmi les nuages qui se groupaient en fuyant. A la gare Saint-Lazare, Benoît déposa la femme qui, lestée d’argent, emporta son nourrisson sur une dernière promesse : « Il sera comme un prince au bon air ». Le sort en était jeté ! Benoît rentra. La nouvelle nourrice allaitait placidement l’enfant qui venait de lui être confié. Elle constata :

- Monsieur a bien fait. Il avait faim ce mignon-là ! Ce n’est pas pour dire, mais il se trouve mieux.

Enfin Mésaule mit Nicole au courant du changement de nourrice. Elle l’approuva. Alors, il gagna sa chambre en titubant et tomba sur un fauteuil, ivre de lassitude, de joie, de remords, dans un demi-évanouissement dont il sortit pour se traîner jusqu’à la cheminée où il brûla les feuilles de carnet qui contenait, point par point, les étapes de son crime.


XIII

Six mois après, Benoît fut accueilli par Mme Lephiernand qui semblait très embarrassée.

- Après vos bontés, lui dit-elle, je suis bien ennuyée d’avoir à vous annoncer une mauvaise nouvelle. Je vous demande de ne pas trop en vouloir à Germaine. C’est une inconséquente. Si vous m’aviez consultée avant de vous mettre avec elle, je vous l’aurais déconseillé, moi sa sœur, qui ai toujours suivi le droit chemin. Dès qu’elle a pu sortir, Germaine a été comme un cabri échappé. Soyons juste : vous veniez de moins en moins et puis elle a appris que vous aviez eu un garçon de votre dame : ça l’a vexée : « Je n’ai plus que des infériorités » qu’elle répétait. J’avais beau lui dire : « Le mariage est une chose ; l’amour en est une autre », elle se butait, vous comprenez. Le pire, c’est qu’elle est renfermée comme pas une. Quand vous veniez, elle causait avec vous de ceci et de cela, comme si elle ne vous en voulait pas. Votre erreur a été de ne jamais la sortir, le soir. Dès qu’elle a été sûre de sa nuit, elle en a abusé. Je le devinais et j’essayais de la retenir. Autant arrêter un boulet de canon ! « J’ai ma vie à arranger. Mêle-toi de ce qui te regarde. » Rien n’y faisait, pas même l’idée de son Lucien. Elle est allée le voir en tout et pour tout trois fois, entre deux trains. Je lui faisais honte. Savez-vous ce qu’elle me répondait : « Occupe-toi de tes oignons. Je ne suis pas sur terre pour m’embêter et pour devenir moche comme toi. »

- Bref ?

- Elle ne pouvait pas se supporter seule, qu’est-ce que vous voulez ? Elle s’est mise avec quelqu’un. C’est un chanteur à ce qu’il paraît. Elle s’en est toquée. Un appelé Parmille ou Parnille... non, j’y suis : Larcylle avec un i grec. Il lui a fait miroiter Rio-de-Janeiro. Elle veut entrer au théâtre là-bas, faire peau neuve sous prétexte qu’elle n’a pas des pieds pour les pantoufles. J’en mets bien des pantoufles, et j’en suis fière ! Pour moi, malgré tout ce qui s’est passé, Germaine a eu de la chance de vous rencontrer. Et je ne le lui ai pas caché. La vérité est qu’elle a envie de s’amuser.

- Qu’avez-vous à me demander ?

- Je me contente de vous transmettre ! « S’il m’envoie trente mille francs, il n’entendra jamais parler de moi, à condition qu’il s’occupe du grouillot. » Voilà ce que je suis chargée de vous dire de sa part. Le grouillot, c’est Lucien. Elle m’a assuré que vous seriez très content de cet arrangement-là et que, pour Lucien, cela serait préférable, vu qu’elle ne se sentait toujours pas la vocation. Alors ?

- Elle aura ses trente mille francs.

- Pour le petit, mon mari et moi nous nous en occuperons, nous irons le voir. Si nous pouvions prendre la suite de la petite maison, cela nous serait bien agréable, à M. Lephiernand et à moi. Nous nous arrangerions pour le loyer...

- Soit !

- Ah ! tenez, monsieur Mésaule, quand je pense qu’elle a pu vous quitter !


XIV

Celui qui s’appelait maintenant Jacques Mésaule grandissait. C’était un enfant paisible. Nicole l’habillait ridiculement de soie et de velours, avec des cols de guipure, des bas de soie, des escarpins. L’amour du père pour son fils enchantait Mme Mésaule ; l’élan avec laquelle le fils disait « Mon papa ! » la faisait rire in-petto. Il n’était pas très beau, d’un blond de lin avec un petit nez retroussé qui ne ressemblait pas plus à celui de Robert Fournier, si délicatement aquilin, qu’à celui de Benoît. Mais Benoît ayant découvert une photographie du temps qu’il était collégien, comparait parfois en secret la vieille image avec les jeunes traits et contrôlait une ressemblance visible pour lui seul.

« Tu en feras un capon, reprochait Nicole à son mari. Il ne se plaît qu’avec toi, à regarder des gravures. Je n’arrive pas à obtenir qu’il joue. » Et Benoît, imperturbable, ripostait : « Que veux-tu ? Il tient de moi, j’étais tout pareil à son âge » Elle se taisait, clouée par cette remarque. Pareil à lui ! Mais elle s’efforçait de ne plus penser à Robert, qui ne répondait à ses lettres que par des billets indifférents, destinés à être lus par le mari. Toute à cet enfant qu’elle adorait, elle devenait bourgeoise, collet monté, et dissimulait, sous une parfaite correction, son effroyable ennui. Par les Stibié et par les Heurteval elle fut admise dans un cercle de dames revêches qu’elle s’efforça de copier. On eut une Nicole au cheveu tiré, aux gestes prudents, une Nicole sans rouge aux lèvres, sans poudre de riz, jolie tout de même. Cette nouvelle incarnation amusa Benoît qui trouvait délicieux le spectacle inespéré d’une épouse prude, sans défaillance pour les fautes d’autrui et tournant à la dame patronnesse. Quand il eut neuf ans, Jacques entra au collège. Germaine écrivit à cette époque une longue lettre dans laquelle, sur le point de contracter un mariage sérieux à Montevideo, elle demandait une dot de cinquante mille francs, dont elle fournirait à son fiancé une origine familiale plausible. Pas un mot de l’enfant. Elle s’était fâchée avec sa sœur pour ne point avoir à subir de demandes d’argent de son beau-frère. Cette lettre serait la dernière, car il lui fallait, à son grand regret, couper les ponts qui la reliaient au passé. Le petit Lucien, pensionnaire en province, recevait régulièrement la visite de Mésaule, à qui il écrivait chez M. Lephiernand. « M. Mésaule est un vieil ami de la famille. Ta mère voyage toujours, lui avait enseigné sa tante Madeleine. Quant à ton père, tu le connaîtras plus tard. Ils vivent séparés. Pas un mot de tout cela à tes camarades. Ce sont des secrets de famille. S’ils t’interrogent, réponds que cela ne les regarde pas. » Lucien s’écria : «  Et comment ! Quand ils me barbent, je leur fiche une bonne bâfre, et ça fait la rue Michel. » Un gamin superbe, à tignasse ébouriffée, éclatant de santé et débrouillard.

Après des années consacrées à la plus stricte vertu, Nicole fit la connaissance d’une veuve espiègle, très « reçue » et qui prenait la vie du bon côté. Il ne fut plus question que de Mme Hittinger, puis de Betty, car les deux femmes se tutoyèrent bientôt. Les dames revêches furent abandonnées du coup, au bénéfice d’une société joviale d’industriels richissimes et d’oisifs élégants. Dès lors, la maison abandonnée à Benoît, Jacques put vivre en paix dans ses vieux costumes.

Ce fut à cette époque que retomba à Paris l’excellent Robert Fournier. Il avait reconstitué dix mille livres de rente et entendait en vivre. Ce gentleman, fort présentable encore et qui affectait un léger accent anglais, ne revint modifié ni au physique, ni au moral. Le retour d’une simple excursion ! Il arriva chez les Mésaule, le jour de réception de Nicole, sans s’être fait annoncer, entra et énonça simplement :

- Feu Robert Fournier soi-même !

Nicole fut sur le point de s’évanouir. Par bonheur, elle était maquillée, grâce aux bienfaisants conseils de Betty. Cela lui rendit des forces.

- Plus belle que jamais ! déclara-t-il en baisant la main de Mme Mésaule.

Et il ajouta :

- Comment va Benoît ?

Elle résolut de se mettre au diapason et de ne point se montrer plus émue ni moins Parisienne que ce revenant du Nicaragua.

- Ernest, dit-elle au valet de chambre, dites à monsieur que M. Fournier est là. Qu’il vienne et qu’il amène Jacques !

Eperdue, elle s’imaginait assister au dernier acte d’un mélodrame. Mme Hittinger, flairant quelque anguille sous roche, s’intéressait. Fournier lui était sympathique. Un bon vivant. Et Benoît parut, suivi de Jacques intimidé.

- Voilà votre ami, balbutiait Nicole et notre... notre... le petit... Embrassez-le !

Du coup, le monocle de Robert Fournier tomba.

- Mon vieux, ça me fait un tel plaisir !

Il essuya son monocle, le remit, le laissa tomber à nouveau et embrassa Jacques en feignant l’enjouement.

- Je suis ton oncle d’Amérique ! Un oncle à la mode de Bretagne... Tu permets, Benoît, que j’en fasse mon neveu ?

Il ajouta :

- Il est charmant, mon neveu ! Ah ! que je vous envie ! Un serin comme moi... Je n’ai plus que le bonheur des autres pour me réchauffer.

Les personnes présentes, deux veuves austères de l’ancienne société, Mme Hittinger, une cantatrice mondaine, un ami de Mme Hittinger, sentaient peser un malaise qui les intriguait. On échangea des paroles indifférentes. Puis Benoît réintégra son cabinet de travail, suivi de Jacques qui refusa de rester malgré les injonctions de sa mère : « Il est sauvage ; mais je le corrigerai de ce défaut ! » Après Benoît, les visiteurs et les visiteuses s’éclipsèrent comme sur un signal.

- Pas de reproches ! murmura Robert. J’ai été si malheureux. Ne me renvoyez pas.

Nicole n’avait aucune envie de le renvoyer. Elle s’était jugée vaincue tout de suite, dès qu’elle l’avait vu. Personne comme lui ne savait entrer dans un salon. Et cette annonce plaisante : « Feu Robert Fournier », voilée de mélancolie...

- Vous non plus, vous n’avez pas vieilli, Robert.

- Le sport !

- Allons, mauvaise pièce, venez vous asseoir près de moi. On vous pardonne !

Ils reprirent leur place accoutumée sur chacun des fauteuils qui se faisaient vis-à-vis, près de la cheminée. Ils bavardèrent, puis Fournier emprisonna les jambes de Nicole entre les siennes, et elle en conçut une telle volupté que la phrase qu’elle prononçait à ce moment mourut étranglée dans sa gorge.

- Navarin ! dit Robert, célèbre par la bataille navale où la flotte turque fut détruite par les forces combinées de la France, l’Angleterre et la Russie !

Elle fit, tout bas :

- Oui... Je vous y attends ?

- Tout de suite ?

- Tout de suite.

Leur chambre ! leur chambre de la rue de Navarin ! Certes Nicole n’avait point changé, mais elle apportait à l’amour une violence, une fureur sombre qui effrayèrent Fournier. Où était la fantaisie d’antan ? Et quelle exaltation dangereuse : « Vois-tu, quand tu as embrassé notre fils devant l’autre, j’ai cru que j’allais crier : Voilà ton vrai père, mon enfant ! »

- Tu as eu raison de te retenir, signifia Robert. Je suis pauvre, je suis un vieux pauvre... D’abord, nous n’avons pas le droit de briser le cœur de cet homme que nous avons trahi. Tout est bien. Ne changeons rien pour l’amour du ciel ! Je t’aime, tu m’aimes, et notre enfant est heureux.

- Comme il te ressemble !

- Il me ressemble, mais ce n’est pas scandaleux. Je te le répète : tout est bien. Sapristi ! Huit heures, il faut je m’en aille.

- Non, mon chéri. J’ai raconté à Benoît que je dînerais peut-être chez Betty. Nous ferons dînette ici, avec des gâteaux, comme autrefois.

Autrefois, Robert avait un meilleur estomac. Il commanda pour lui un sandwich au jambon. Il se faisait une telle fête de manger au cercle avec les anciens amis qui avaient commandé un champagne extraordinaire ! Il les rejoindrait à dix heures et les prendrait ainsi au milieu du repas. On étouffait dans cette chambre. Fournier se jura d’espacer les rendez-vous. De tels jeux n’étaient plus de son âge. Mais comment arriver à calmer Nicole ! Elle devenait grotesque, cherchait des noms tendres : « Mon Roby » A dix heures moins le quart, son Roby la quitta. « Si tôt ! larmoya-t-elle » Et pour parler de lui encore, elle se rendit chez Mme Hittinger.

- Il est exquis ! s’exclama Betty.

Elle-même avait un ami, lointain cousin qu’elle appelait Déo – de Déodat – et qui lui servait de cavalier. Il fut entendu qu’ils initieraient Robert aux plaisirs du Paris nouveau. Robert fut très vite initié. Il avait reconnu en Betty une sœur d’élection. Leur premier regard avait été un regard complice. Déodat, obèse, gardait la placidité d’une mère indulgente. Pour Nicole, sa passion devint échevelée quand elle s’aperçut que Betty se préparait à lui disputer son amant. Comme elle tenait beaucoup à Betty d’une part et, d’autre part à se montrer supérieure et bien moderne aux yeux de Robert, elle accepta le jeu. Mieux, elle les encourageait : « Dansez donc ensemble. Betty est un excellent professeur ». Et elle tenait compagnie à Déodat qui buvait philosophiquement. « Ma cousine est un peu folle, mais elle est incapable d’une méchanceté », affirmait-il. Nicole appuyait : « J’en suis certaine ». Mais elle harcelait Robert ensuite : « Tu te conduis comme un collégien, un collégien qui serait le dernier des mufles ». Rester exilé dix ans pour tomber ensuite sous la coupe d’une maîtresse acariâtre et délirante ! Il se vengea avec Betty. Quelle verve ! Quel esprit ! Elle trouva des pseudonymes : Gnouf pour Benoît et, pour Nicole, Gilette – marque de rasoir !

- Le gosse est de toi ! affirmait Betty. Il n’y a qu’à entendre la voix de Gilette quand elle ordonne à son fils d’aller te dire bonjour. Le gosse est de toi !

- Non.

- Ta parole de gentilhomme ?

- Ma parole d’homme.

- Mais il a toute la gourderie du père putatif !

- Betty, voyons ! Il est délicieux, cet enfant !

- Bisque, ma vieille ! Tu le défends, il est de toi !

Nicole voulut tromper Robert. Elle connut un jeune étranger qu’elle accabla de coquetteries. Le jeune étranger était fougueux et naïf. Il lui déclara ses intentions qui étaient de tout avouer à M. Mésaule : « Nous lui expliquerons notre amour, loyalement. Vous divorcerez et je vous amènerai chez moi. J’ai cinq sœurs et une vieille maman. » Elle eut toutes les peines à s’en débarrasser et revint à Robert, plus exigeante que jamais. Harassé, il s’arrangea pour que sa maîtresse le surprît en train de poser de délicats baisers sur la nuque de Betty roucoulante. Nicole fit semblant de ne rien voir. Seulement, elle s’enferma pendant un mois et décida de se consacrer à l’éducation de Jacques. Une folie de sacrifice la gagnait. Elle voulait élever cet enfant dans l’amour et dans le respect de l’infidèle.

- Pour demain, tu me feras le plaisir d’étudier la géographie du Nicaragua. Notre ami Fournier y est resté dix ans. Il a entrepris là-bas des cultures inconnues avant lui. Je t’expliquerai. Je veux qu’il te trouve très savant quand il t’interrogera.

Mais Robert ne reparaissait point chez les Mésaule. Il avait des soucis. Déodat s’était éclipsé. Il entendait bien faire toutes les volontés de son idole, mais ce tiers lui paraissait déplaisant, qui se laissait véhiculer gratis et ne soldait jamais une addition. Depuis qu’elle n’avait plus à le disputer, Mme Hittinger estimait Fournier vieux et démodé. Ses plaisanteries dataient de cent ans. De plus, sa pauvreté l’humiliait. Instruit par l’expérience, Fournier n’entendait point distraire un centime de son capital. Il s’en ouvrit à Betty, qui eut dès lors à son égard les attentions vexantes d’une princesse pour un gueux : « Une voiture est inutile. Le tramway me dépose à ma porte. Prenons le tramway ; cela ne sent pas toujours bon, mais qu’importe ! » Elle résolut de le fatiguer et y parvint très vite. Au bout de quatre bals, comme elle lui proposait de le conduire à un cinquième, il renâcla, en termes vifs. Elle le renvoya à Gnouf et à Gilette...

Cette rupture le ramena donc au petit Jacques, pour qui il éprouvait une tendresse véhémente, à Nicole et même à Benoît. Nicole accueillit le repentant et l’invita tous les soirs à dîner pendant une semaine, au bout de laquelle il s’excusa jovialement auprès du mari :

- J’abuse, mon coco !

- Du tout, répliqua Benoît. Ton couvert sera toujours mis le jeudi soir.

Il comprit la leçon et voua à Mésaule une haine solide qui l’attacha définitivement à Nicole. Ils retrouvèrent ensemble la société sévère qui les admit et où ils se plurent. Fournier de futile devint grave, sans transition. Ils connurent de sérieuses salles à manger et des salons littéraires. Nicole triomphait. Elle disait de Mme Hittinger : « Elle n’est plus saluable. » Ils se firent une telle réputation que les Stibié décidèrent de se réconcilier avec eux et d’éloigner Betty...

Benoît les regarder évoluer avec une vive curiosité. Il les jugeait complets. Il leur parlait doucement, gentiment, comme à des infirmes. Il leur conseillait l’indulgence.

- Dans ta bonté tu vas trop loin ! certifiait Robert.

- Je n’appelle plus ça être bon, appuyait Nicole.


XV

Sept autres années s’écoulèrent. La beauté de Nicole s’était pétrifiée. Robert avait des rhumatismes. Mésaule était illustre. Jacques, adolescent studieux, ivre de science, ne s’arrachait plus à son travail. Il restait petit et, sans coquetterie ; il portait des lunettes. Régulièrement, tous les trois mois, Mésaule s’absentait quarante-huit heures, arguant du besoin qu’il avait de se trouver un peu seul et de méditer à son aise. Un soir d’été, comme il revenait de l’un de ces voyages, Nicole l’interrogea :

- D’où viens-tu, original ?

Il ne répondit point.

- Tu es sourd ?

- Pas encore.

- Je te demande d’où tu viens.

- Veux-tu que je te mente ?

Elle sursauta.

- Me mentir !

- Il faut que nous ayons une conversation sérieuse, Nicole...

- Allons, bon ! Qu’y a-t-il ?

- Je fais appel à ton cœur.

- Donc, c’est que tu es coupable.

- Je suis coupable.

- J’écoute.

- Nicole, j’ai un enfant !

- Toi !

- Moi.

- Un enfant ! Un enfant naturel ?

- Oui.

- Et tu es sûr...

- Absolument sûr.

- C’est du propre ! Tu pouvais me le cacher au moins...

- J’ai jugé que c’était assez d’hypocrisie.

- De l’hypocrisie ! Te taire, c’était me marquer du respect.

- Nicole, il ne s’agit pas de toi...

- Pourquoi m’avoues-tu cela aujourd’hui, plutôt qu’hier ou que demain.

- Parce que j’ai pris une résolution.

- D’abord, quel âge a-t-il, cet enfant ?

- Quinze ans !

- Quinze ans ! Tu m’as trompé quand je t’adorais !

- Ceci est de la discussion.

- Et quel ton ! Persifleur ! Désinvolte ! « J’ai pris une résolution. » Puis-je savoir ?

- Certes. Chaque fois que j’ai prétexté un voyage, j’ai menti. J’allais voir mon fils. Je l’ai suivi du mieux que j’ai pu, mais de trop loin. Maintenant, il a l’âge de Jacques...

- Oh ! je t’en prie, ne prononce pas en ce moment le nom de Jacques.

- ... Et je ne veux pas priver cet enfant des soins, de l’éducation, de la tendresse auxquels il a droit. Je n’aligne pas de phrases solennelles ; mais je suis bien forcé d’employer des expressions convenues, pour te faire comprendre... Suppose que tu aies eu un fils, un fils adultérin...

- Je te remercie !

- Je l’aurais adopté.

- Et tu veux que j’adopte le tien ?

- Sinon en fait ; du moins...

- Jamais.

- Ne dis pas « Jamais ».

- Je demande à consulter mon père.

- Ton père est un imbécile.

- Benoît !

- Et tu le sais parfaitement. Réfléchis. Un refus formel serait grave, je t’en préviens.

Nicole se préparait à la riposte ; mais il émanait de son mari une volonté si implacable qu’elle bredouilla :

- Nous qui vivions en harmonie !

- Sans amour...

- Je t’ai donné un enfant... Tais-toi... Voilà Robert. Il est assez notre ami pour juger.

- Fournier juge ?... c’est assez piquant.

Mais Fournier arrivait.

- C’est moi qui lui expliquerai ! trancha Nicole.

« Je parierais qu’il a découvert une lettre de moi ! » pensa Fournier. Quand il sut de quoi il s’agissait, il ne put s’empêcher, dans son soulagement, de s’écrier :

- Ce n’est que cela !

- Que cela ! s’écria Nicole. Imposer à notre Jacques la présence de ce... de... Non !

- Si ! intercéda Benoît. Il le faut.

- Et que dirons-nous aux gens ?

- La vérité.

- Cela me décide. Je refuse net.

Benoît se retourna vers Fournier et reprit :

- Ecoutez, vous êtes là tous les deux, toi et Nicole...

- Robert n’a rien à voir là-dedans...

- Il comprendra peut-être mieux que toi. J’ai en horreur les manifestations d’énergie ; mais elles sont quelquefois nécessaires. Si Nicole exige que je lui présente des excuses, je lui en présenterai. Là n’est pas la question. Elle est plus haute. C’est une question de justice. Mon fils sera le frère de Jacques. Il le faut... Je suis sûr de Jacques ; il est meilleur que nous, car il ne suffit pas d’être bon, il faut avoir la bonté enthousiaste ! Pour moi, j’aurai essayé de passer sur cette terre en faisant le moins de mal possible... oui, Nicole : le moins de mal... en essayant de concilier mes sentiments avec l’absurdité féroce de la vie... Nicole, je t’en prie, un effort...

- Je suis outragée comme femme, je suis outragée comme mère...

- Un effort, Nicole, et pas de grands mots... Bien sûr, bien sûr, les pauvres êtres essaient en général de racheter leurs fautes avec des préjugés... C’est de la fausse monnaie... Ne leur ressemble pas, Nicole. Je ne veux pas de victimes, surtout quand ces victimes sont innocentes.

- Et moi ? hurla Nicole.

Elle réfléchit un instant. Le rôle de martyre ne lui déplaisait point et achèverait de lui concilier les dames austères. Mais surtout la voix de son mari l’impressionnait. C’était une voix inconnue, une voix qui venait, elle ne savait d’où, des profondeurs de la vérité. Elle objecta :

- Je n’ai même pas une chambre à lui donner...

- Mon cabinet.

- Et tu travailleras où ?

- Dans la bibliothèque. D’ailleurs, il ne viendra guère que le dimanche et en vacances.

- Il s’appelle ?

- Lucien By.

- By ?

- By !

- Quel nom !

- Il ne l’a pas choisi.

- Je ne te pose pas de questions sur sa famille du côté maternel.

- Tout le monde a disparu, sois tranquille.

- Et tu ne crains pas pour Jacques cette fréquentation ?

- Non.

- Allons, je vois qu’il n’y a qu’à courber la tête. Je m’incline en faisant toutes mes réserves. Ce que je retiendrai surtout, c’est la façon dont tu m’auras avertie. Il y avait de quoi me tuer.

Elle sortit, pour laisser croire que les larmes l’empêchaient de poursuivre.

- Mets-toi à sa place... commença Fournier.

- Je m’y suis mis.

- C’est une  femme. Maintenant, si tu veux un conseil...

- Je ne veux pas de conseil.

- Même de moi ?

- Surtout de toi.

- La raison ?

- Une, entre beaucoup, suffira : c’est que, n’ayant pas su arranger ta vie, tu es incapable d’arranger celle des autres.

- Je n’aurai au moins rendu personne malheureux. Et, selon ta propre parole, c’est la seule noblesse humaine.

- Garde cette illusion !

- Ah ! pardon, je ne te permets pas...

Ils s’affrontaient. Le crâne de Robert devenait cramoisi. Et il s’efforçait de vaincre sa lâcheté de parasite pour défendre son fils. Lui imposer la présence de cet intrus !

- Calme-toi, dit Benoît. Aussi bien, il est inutile de nous disputer. Nous sommes entre hommes, ou à peu près, et je n’ai pas de temps à perdre en chamailleries. Use de ton influence auprès de Nicole pour qu’elle fasse le bien une fois dans sa vie.

- Ce qu’il y a d’agaçant, c’est que tu abuses des impératifs. Tu commandes, ma parole !

- Précisément. Je te donne un ordre.

- Ah ! Et s’il ne me plaît pas d’obéir ?

- Cela ne sera pas drôle pour toi, je t’en fiche mon billet. Pour commencer, j’aurai le regret de ne plus te voir...

- Il suffit ! Tu abuses de mon affection et tu vas prononcer des mots irrémédiables. Que suis-je là-dedans après tout, moi ? Tu es excité, tu te fâches... parce que tu t’es mis dans ton tort. Ah ! pardon ! j’ai le droit de placer un mot ! Que l’on trompe sa femme, rien de plus naturel, ni même de plus légitime quand ce sont de petites rigolades sans lendemain... Mais dès qu’il y a un lendemain qui s’appelle Lucien By et qui réclame sa place au foyer...

- Tu désapprouves ?

- Je n’approuve pas. Il y a une nuance. Je parlerai donc à Nicole. Mais comme ce garçon ne peut prétendre à la fortune de Jacques – nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ? – j’estime qu’il ne doit point se trouver ici trop souvent, pour ne pas prendre des goûts de luxe qui ne seraient pas conformes à sa situation. Si j’étais toi, j’en ferais un serrurier d’art.

- Pourquoi « d’art » ?

- Il se ferait des journées magnifiques. Plus tard, il épouserait une brave fille... Et pour les gens – car il faut bien penser aux gens, que diable ! on ne vit pas dans un désert –, ce serait ton protégé, le fils d’un copain de régiment. Cela ne te va pas ? Ah ! sans reproche, tu n’es guère commode... Cette idée aussi ! La noce popote ! Mais, idiot, si cela te chantait de t’amuser un peu, tu ne pouvais pas me le dire ? Je t’aurais présenté des petites amies de tout repos... Allons, donne-moi la main, vieux... Je suis embêté pour toi... Tu es un peu romanesque aussi, un peu chimérique, brave type tout de même.

- Et tu me gardes ton estime ?

- De tout cœur !

- Je te suis bien obligé.

- On ne sait jamais si tu blagues ou si tu es sérieux.

- Je suis très sérieux. Tu viens de parler avec une éloquence ! Tu as un talent de moraliste que je ne te soupçonnais pas. Un peu le moraliste de chez Maxim’s, mais cela ne me déplaît point. Que ne t’ai-je écouté au temps de ma jeunesse !


XVI

« Je verrai ce garçon, calcula Nicole, et, ensuite, après cette preuve de bonne volonté, je mettrai Benoît en demeure de choisir entre son fils et nous. » Elle consulta Jacques.

- Tu es bien jeune, mais tu es raisonnable. Ton père a commis une grande faute...

- Maman, il ne m’appartient pas de juger.

- Bah ! Phrase toute faite ! Tu peux juger. On te demande de partager notre tendresse et qui sait même, plus tard, une partie de la fortune qui te revient avec un je ne sais quoi que tu devras considérer comme ton frère. En seras-tu capable ?

- Certes, puisque papa me l’a demandé...

« Papa ! » Et ne pas pouvoir lui crier la vérité !

- Ne sois pas petit garçon. S’il te déplaît, tu n’auras pas à te forcer. Je saurai bien m’arranger. D’ailleurs je dois avoir un entretien avec lui tout à l’heure, hors de la présence de ton père. Il s’agit de t’infliger sinon un frère – ce mot-là m’horripile –, du moins un ami intime. J’aviserai. Mon instinct est infaillible. Si ma première impression est défavorable, je jure devant Dieu que tu ne le connaîtras même pas.

Elle était résolue à agir seule. Benoît ? Un imbécile qui l’avait trompée en imbécile, se fourrant dans une ridicule histoire de paternité. Jacques ? Un excellent petit garçon, timide et studieux, fervent et timoré et que l’éducation, pensait-elle, de son pseudo père avait forgé à sa ressemblance, lui enlevant toutes les qualités qu’il pouvait tenir de sa mère et de Robert. Robert lui-même, vieilli, usé. Depuis beau temps ils n’étaient plus que des amis. Dans leurs entrevues secrètes, elle lui confectionnait des tisanes. De ce côté aussi, elle avait éprouvé une amère déception. Mais son amour était devenu idéal. Il suffisait d’entendre Robert lui dire : « Bonjour, Nic ! » de cette voix qui la caressait toujours, de savourer l’élégance avec laquelle il s’habillait, allumait une cigarette, tirait un mouchoir de sa poche, accomplissait ces gestes qui rendent les autres ridicules et où il était, lui, incomparable. Enfin elle le trouvait intelligent, mais mou et puéril. En mûrissant, Nicole était devenue péremptoire. Il lui était assez agréable de rester forte parmi ces faibles hommes. Pour Benoît, elle lui ferait payer cher ces minutes. Sa bonté ? Parbleu, quand on a quelque chose à se reprocher ! Elle n’en serait plus dupe et ne se gênerait point pour inviter Fournier, désormais. Nicole gardait à son amant douillet, hésitant, amoindri, le culte qu’elle lui avait voué fringant, désinvolte, paré de tous les désirs de femme et doué, affirmait-elle alors, d’un singulier pouvoir dans les yeux...

Pour cette entrevue, elle choisit une toute petite pièce qu’elle appelait son bureau. Elle s’assit derrière la table afin de procéder à l’interrogatoire. Elle ne se lèverait pas ; elle sourirait et elle indiquerait au visiteur un siège qu’elle choisit bas et dur comme une sellette d’accusé. Elle allait enlever une rose qui trempait dans un vase de Chine et qui jetait, selon elle, une note trop frivole, quand on frappa.

Benoît parut, suivi de Lucien, et Nicole, troublée, garda la rose à la main...

- Ma chère amie, fit Benoît en s’effaçant, je te présente mon fils.

Elle ne l’aurait pas soupçonné ainsi : grand, mince, élégant, avec une jolie figure que contractait l’émotion...

- Asseyez-vous, monsieur, dit Nicole en désignant un fauteuil.

Mais Lucien s’assit sur le tabouret.

- Je vous laisse, proposa Benoît. Mon enfant, je te laisse avec ma femme qui voudra bien, j’en suis persuadé, remplacer ta mère.

Quand il fut parti :

- Madame, déclara le jeune homme, je sais combien je puis être importun... Tout à l’heure, quand mon père a sonné, j’ai cru que mes jambes ne me porteraient pas... Vous m’excuserez...

- Remettez-vous... Voulez vous prendre quelque chose ?

- Non, merci, madame. Je devine tout ce que cette entrevue a de pénible pour vous. Je tiens à vous exprimer ma reconnaissance. Mon père est la générosité même. Dans son désir de tout concilier, il vous a peut-être demandé un sacrifice trop grand...

- Il n’y a pas de sacrifices trop grands ! édicta Nicole, stoïque.

- Mon devoir est de vous rassurer...

Il raconta ses huit années de pensionnat dans un collège de province. Pour être libre plus vite, il avait bûché ferme. Il serait en mesure de passer son baccalauréat à la session prochaine. Ensuite, il prierait son père de le laisser voyager pendant deux ans. Après, il espérait se créer une situation indépendante, dans l’industrie. Il tenait à le déclarer, il ne serait jamais une gêne.

Il n’avait pas besoin de l’affirmer... Il serait toujours celui que l’on désire et qui passe, avec un sens merveilleux, féminin, de la séduction. Nicole ne l’écoutait guère. Elle était subjuguée. Ce qui restait de femme, en elle, subissait l’ascendant de ces yeux bleus d’un éclat charmant, voilé par les larmes, de cette parole aisée et caressante... Il disait sa joie :

- Grâce à vous, madame, j’aurai un port d’attache. Je saurai, même quand je serai très loin, qu’il y a – vous le permettez, n’est-ce pas, madame – une famille où je ne serai pas tout à fait un étranger. Et je crois que cela me portera bonheur...

Nicole se leva et dit brusquement :

- Je vais vous conduire auprès de mon fils Jacques.

Jacques travaillait en bras de chemise dans sa chambre.

- Ton frère, présenta Nicole, théâtrale.

Les enfants s’embrassèrent. Et Nicole se retira. Tant de mansuétude de sa part l’étonnait. Qu’étaient devenues ses belles résolutions ? Et pourquoi cette faiblesse soudaine ?

- Eh bien ?

Par-dessus ses lunettes, Benoît la regardait. Une colère la prit.

- Si j’ai des cheveux gris, remarqua-t-elle, je te les devrai...

- Où est-il ?

- Avec Jacques.

- Que penses-tu de ce pauvre garçon ?

- Oh ! pauvre garçon !...

- Il demande surtout un soutien moral. Il veut rester au collègue jusqu’à son bachot, voyager ensuite...

- Mener une existence de rentier ?

- Mais non ! Il t’a déplu ?

- Quel mot !... Il a l’air d’attacher une importance démesurée à la toilette...

- Bah ! Je lui ai acheté le premier costume venu, tout fait ;

- Tout fait ! Il est mieux habillé que Jacques !

- Là n’est pas l’essentiel... Ton impression d’ensemble ?

Nicole haussa les épaules. Benoît avait une façon insupportable de lui parler, une ironie qu’elle devinait sous ses moindres phrases. Certes il avait eu de la passion pour elle, puis une sorte de tendresse apitoyée ; maintenant elle l’amusait ; elle n’exerçait plus aucune action sur lui et cela, qu’elle sentait confusément, l’irritait.

- Mon impression ? A quoi bon ! Cela te fâcherait.

- Tout de même ?

- Eh bien, mon cher, il n’y a pas besoin de l’observer longtemps, avec ses petites façons, ses intonations de cabot, son désir de plaire, pour s’apercevoir...

- Va... Va !... Pour s’apercevoir ?...

- Que c’est le fils d’une grue !

Benoît admira sa femme, dit simplement :

- Peut-être...

Et il se remit au travail.

HENRI DUVERNOIS.

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