DUMAS père, Alexandre (1802-1870) : Origine du pommier (1868).
    - Extrait du Bulletin de la société d'horticulture et de botanique du centre de la normandie, années 1866-1877, pp. 58-61.
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Origine du pommier
par
Alexandre Dumas père

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L'article qu'on va lire est dû à la plume féconde d'Alexandre Dumas père. Le grand romancier étant venu passer quelques jours chez le Directeur de la Société d'horticulture du centre de la Normandie, ce dernier profita de sa présence pour lui demander le renseignement suivant : Quels sont les faits historiques les plus saillants de l'antiquité et du moyen âge, au sujet des pommes, des pommiers, des poiriers et du cidre ? Alexandre Dumas répondit immédiatement à M. Jules Oudin par la lettre suivante, à laquelle nous n'hésitons pas à donner place dans notre bulletin :

« Cher monsieur Jules,

« Je vais répondre d'abord sur ce que je sais certainement, moins bien que vous, sur la pomme, le pommier, le poirier, l'origine du cidre et son invasion en Europe.

« Devons-nous mettre la pomme avant le pommier, ou le pommier avant la pomme ? Le pommier est-il poussé d'un pépin jeté dans l'espace et venant d'une pomme par conséquent, ou la pomme a-t-elle poussé d'abord sur un pommier créé en même temps que la création ?

« C'est la question de la poule et de l'oeuf ; la poule vient-elle de l'oeuf, ou l'oeuf vient-il de la poule ?

« Si nous nous en rapportons à Moïse, le premier auteur qui parle de pommes et de pommiers, le pommier et la pomme préexistaient à l'homme dans le paradis terrestre, puisque les arbres fruitiers furent créés le troisième jour et l'homme le sixième.

« Nous savons le commandement qui fut fait à Adam et Eve, à l'endroit de ce pommier, et comment ils désobéirent, pour notre malheur, à ce commandement de Dieu.

« Le serpent présenta la pomme à Eve ; Eve y mordit ; Adam l'acheva, et nous fûmes tous condamnés à l'exil, au travail et à la mort.

« Un autre poète, né cinq cents ans après Moïse, nous a appris comment, dans une autre circonstance, la pomme ne fut pas moins fatale au genre humain.

« Aux noces de Téthis et de Pelée, la Discorde, qu'on avait oublié d'inviter, jeta, pour se venger, au milieu de l'assemblée des dieux et des déesses, une pomme portant cette inscription : « A la plus belle. »

« Trois déesses crurent avoir droit à la pomme : Minerve, Junon et Vénus ; elles allèrent devant Pâris, qui l'adjugea à Vénus.

« Il y avait encore une autre déesse qui avait des prétentions à la beauté, et qui n'avait point oublié que le jour où Vénus avait été proclamée la plus belle, un affront lui avait été fait. C'était la mariée elle-même, la femme de Pelée, la mère d'Achille, la belle Thétis : aussi, sachant que Vénus devait, sur le rivage des Gaules, venir chercher des perles pour se faire un collier, ordonna-t-elle à tous les monstres de la mer de tâcher de s'emparer de cette pomme, pour laquelle Vénus n'avait pas craint de se montrer nue au beau berger du mont Ida.

« Et en effet, tandis que Vénus cherchait des perles, au même endroit sans doute où son fils César vint pêcher celle dont il devait payer l'amour de Servilie, un triton lui déroba sa pomme, et alla la porter à Thétis. Thétis, aussitôt, pour vulgariser le fatal présent de la Discorde, et afin que toutes les déesses pussent avoir la leur, prit les pépins de la pomme et les planta sur les rivages de la Normandie.

« De là viennent, disent nos aïeux, les vieux Celtes, la multitude de pommiers qui poussent du Maine à la Bretagne et la beauté des femmes de toute cette côte septentrionale.

« Malgré le mauvais tour joué par Thétis à Vénus, les pommes, et surtout celles des Hespérides, étaient restées précieuses dans l'île de Scyros, puisque Atalante, la fille du roi, perdit, à la fois, le prix de la course et sa liberté, pour ramasser les pommes qu'Hippomène laissait tomber sur sa route.

« La pomme avait cessé d'être un fruit rare, et son prix était rentré dans celui des autres comestibles du même genre, puisque Solon, effrayé des sommes énormes que coûtaient les repas de noces chez les Atheniens, ordonna que les mariés ne mangeassent qu'une pomme à eux deux, avant de se mettre au lit.

« Pline et Diodore de Sicile parlent des pommes comme d'un fruit très estimé des Romains, et surtout lorsqu'elles venaient des Gaules ; mais ni l'un ni l'autre ne dit qu'on en tirât une boisson quelconque. Saint Jérôme est le premier qui parle du cidre et qui constate que les Hébreux en faisaient une de leurs boissons habituelles. Tertullien, qui vivait vers la fin du IIe siècle à Carthage, et saint Augustin, qui vivait vers la fin du IVe siècle à Hippone, parlent tous deux du cidre des Africains.

« Mais la première trace que l'on trouve de l'existence de cette boisson en France est dans les Capitulaires de Charlemagne, où il est question des fabricants de cidre et de poiré. Mais, à cette époque, le cidre avait déjà, avec les Maures, traversé le détroit de Gibraltar.

« Voici comment :

« Mahomet, l'an 609 de l'ère chrétienne, publie son Coran ; sans défendre positivement le vin aux Arabes, il le leur présente comme une liqueur pernicieuse qu'il ne leur conseille de boire qu'à titre de médicament. Aussi, dans toutes les villes tartares que j'ai visitées, ai-je vu les marchands de vin intituler leur boutique ; « Balzam », c'est-à-dire Pharmacie. Du moment où le vin se vend dans une pharmacie, ce n'est plus du vin, en effet, c'est un médicament.

« Pour obéir à Mahomet, les Arabes alors imitèrent les Hébreux, et du fruit des pommiers et des poiriers firent du cidre.

« Appelés en Espagne par la trahison du comte Julien, ils y transportèrent leur science agriculturale sur laquelle les Espagnols vivent encore aujourd'hui. Ce fut en Biscaye que se firent les premiers essais de ce genre.

« De Biscaye, l'usage passa en France. Les Normands l'accueillirent tout particulièrement, leur pays étant fécond en pommiers et stérile en vigne. Guillaume-le-Conquérant l'implanta en Angleterre en même temps que son drapeau, après la bataille d'Hastings, en 1066.

« D'Angleterre, l'usage du cidre s'est répandu en Allemagne et même en Russie.

« Il existe, au reste, une brochure qui a recueilli, sous le titre : De Origine Cidri, tout ce que la science humaine a colligé sur cet intéressant sujet.

« Maintenant, je présume que vous êtes au courant des derniers travaux de Pasteur sur la fermentation du cidre, et que vous savez que le ferment n'est autre chose que l'agglomération par milliards de petits animalcules ou plutôt de cryptogames, moitié animaux, moitié végétaux, qui, sous le nom de microzoaires et de microphites, opèrent ce singulier travail, de changer le sucre en alcool, travail qui se fait chez eux tout simplement par la digestion.

« Voilà tout ce que je sais sur le cidre, et je m'empresse de vous vider mon sac, pour vous prouver combien j'ai bon souvenir de votre réception, et comment je serai heureux d'aller un jour avec ma fille vous demander l'hospitalité d'une demi-semaine.

« Mille compliments empressés.

« ALEXANDRE DUMAS. »


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