BOVE, Emmanuel (1898-1945) :  Le Crime d’une nuit (1926).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque intercommunale André Malraux à Lisieux (18.XI.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-57) du numéro 57 (mars 1926)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .



Le Crime d'une nuit

Nouvelle inédite
par

EMMANUEL BOVE


~ * ~

I

C’était la veille de Noël.

Assis sur la banquette usée d’un restaurant, Henri Duchemin attendait que la pluie cessât. Les longs cheveux qui chatouillaient ses oreilles ainsi que les poches trouées de son pantalon lui rappelaient à tout moment sa pauvreté.

Las d’être immobile, il s’apprêtait à sortir, lorsqu’il se souvint du couloir obscur de sa maison, de la cour humide, des marches étroites de l’escalier, et de sa chambre, sans feu, sous les toits.

A tout cela, il préféra la tiédeur du restaurant.

Quelques habitués lisaient les journaux du soir. Un courant d’air balançait la chaînette du manchon à gaz. La bonne, accoudée sur le buffet, souhaitait de partir.

Soudain les clients levèrent la tête : un mendiant venait d’entrer.

- C’est un bossu, dit l’un d’eux.

Le vent de la rue faillit éteindre la flamme du bec. Des ombres tombèrent du plafond, le long des murs.

- Poussez donc la porte !

Le mendiant obéit et, le chapeau à la main, il s’avança en guignant à droite et à gauche.

- Que voulez-vous ?

- Demander la charité.

Ce mendiant était un peu comme l’acteur qui apparaît enfin sur une scène vide. La bonne, qui était partagée entre le plaisir d’être distraite et celui de chasser ce pauvre, ne resta qu’un instant indécise.

- Allons, sortez. On ne mendie pas ici.

Les clients profitèrent de cet incident pour faire connaissance. Bien qu’ils ne fussent pas tous de l’avis de la bonne, ils sentirent confusément qu’ils tomberaient d’accord en l’approuvant.

Une sorte de parenté étant dans l’air, ils dissertèrent longtemps sur la mendicité, sur la prostitution, sur les problèmes sociaux, comme ils disaient, avec sécheresse.

Quatre coups sonnèrent à une horloge qui, pourtant, marquait neuf heures.

Henri Duchemin devinait que ces inconnus avaient des pensées mauvaises. Il s’assura que le coton qui bouchait ses oreilles n’était pas tombé, et, tout en secouant son pardessus, il gagna la porte qui laissa, une seconde, la lumière du restaurant traverser la rue noire.
_________

La pluie coulait sur la fonte peinturée des reverbères. Les trottoirs, couverts de reflets, avaient l’air de se mouvoir. Les lanternes des voitures et des taxis éclairaient à peine.

Il entra dans un café. Le store, battu par le vent, jetait des paquets d’eau.

La buée, qui flottait partout, ternissait les verres, le comptoir, les ampoules électriques. Des clients avaient dessiné sur la buée des glaces.

Henri Duchemin commanda un café, un café bien chaud qu’il but vite, avant même que le sucre fut fondu.

Une femme, dont la fourrure était encore mouillée, buvait un lait que le rouge des lèvres devait sucrer. Ses yeux, lourds de fard, restaient continuellement ouverts, comme ceux d’une poupée.

- Quel triste réveillon ! dit-elle.

Henri Duchemin savait bien que certaines femmes parlent aux hommes pour leur demander de l’argent, mais il aimait mieux ne pas y penser et conserver intact l’espoir d’un événement nouveau.

- Oui, quel triste réveillon.

Il regarda la porte. Il craignait que son voisin, M. Leleu, n’entrât. Celui-ci se serait assis, là, près de lui, et, sans aucun doute, l’aurait supplanté.

- Vous devez vous ennuyer, monsieur.

- Oh ! oui… ne vous vexez pas… quand vous saurez comme je souffre… je désirerais tant m’épancher… A vos yeux, je suis un étranger… Patientez… Je vous raconterai ma vie… Elle est bien triste…

Il était si content de parler qu’il semblait rajeuni. La certitude de plaire le rendait confiant. Il allait continuer lorsque sa voisine éclata de rire :

- Ne soyez pas ridicule. Si vous êtes malheureux, vous n’avez qu’à vous tuer.

Henri Duchemin devint rouge. Pendant une minute chercha une réponse.

Ne la trouvant pas, il se leva et sortit, le cœur plein d’amertume.
_________

La pluie qui cinglait son visage le ranima. Deux rangées de becs de gaz se rejoignaient au bout d’une avenue. Les passants touchaient de la tête la toile de leur parapluie.

« Me tuer ! Elle est folle… Que le monde est méchant, » pensait-il.

Son pantalon mouillé collait sur ses cuisses. Ses pieds glissaient dans ses souliers qui prenaient l’eau, même en été, quand on arrosait. Il ne voyait rien, pas même les ruisseaux qui s’engouffraient dans les égouts, avec le bruit léger d’une petite cascade.

Enfin, il reconnut un renfoncement encombré de tuyaux goudronnés où il venait souvent regarder les ouvriers travailler, tout en se chauffant à un brasero.

Il était arrivé.

Il y avait tant de vent qu’il lui sembla, en ouvrant la porte de sa maison, que quelqu’un voulait l’empêcher d’entrer.

Henri Duchemin monta lentement l’escalier, puis, une fois chez lui, ferma doucement la porte de sa chambre afin de ne pas réveiller M. Leleu.

La lampe, allumée, révéla un désordre qui l’étonna, parce qu’il avait oublié que le ménage n’avait pas été fait.

Les meubles, doublés de leur ombre, semblaient se toucher. Un souffle glacial, glissant sous la fenêtre, agitait les rideaux. L’humidité boursouflait le plâtre du plafond. Le papier tenture pendait comme de vieilles affiches. Le lit défait était froid. Quand le vent secouait la porte, la serrure grinçait.

« Me tuer… allons donc… elle est folle ! »

Pour chasser le souvenir de cette femme, Henri Duchemin arpenta la pièce en comptant ses pas et en se réjouissant d’en trouver le même nombre à l’aller et au retour. Il remarqua alors que son haleine était plus nette quand il tournait le dos à la lampe.

Les volets, décrochés par le vent, claquaient si violemment contre le mur qu’il craignit que les voisins ne se plaignissent.

Il ouvrit la fenêtre toute grande : la flamme de la lampe baissa, les rideaux s’élevèrent derrière lui, comme des fantômes, un billet de tramway vola dans la chambre.

Il vit, de l’autre côté de la rue, une fenêtre éclairée, et, au travers du store, une femme dont l’ombre faisait de grands gestes.

Penché au dehors, les cheveux emmêlés par le vent, les mains noircies par la barre d’appui, Henri Duchemin épiait cette femme. Il ne remuait pas et ses yeux s’étaient agrandis au point que les pupilles, au milieu de trop de blanc, paraissaient plus petites.

Mais la lumière s’éteignit. Espérant qu’elle se rallumerait à une autre fenêtre, il attendit. La nuit était noire. Le vent, qui s’engouffrait dans ses manches, glaçait son corps. La pluie brillait autour d’un reverbère.

Il ferma la fenêtre et, planté devant l’unique fauteuil, il discerna partout, dans la profondeur des murs, debout sur son lit, des femmes qui faisaient les beaux bras.

Non, il ne se tuerait pas. A quarante ans, un homme est encore jeune et peut, s’il est persévérant, devenir riche.

Henri Duchemin rêva de solliciteurs, de maisons à lui, de liberté. Mais quand son imagination se fut calmée, il lui sembla que le désordre de sa chambre s’était accentué, tant il jurait avec ses rêveries.

Un miroir, dans un cadre de bambou, reflétait son visage. Il oublia tout et, parlant tout seul, se regarda pour voir comment il était quand il parlait.

La lampe baissait au point de n’éclairer que la table. La flamme tremblotait sur la mèche, soudain elle s’éteignit.

Henri Duchemin, en cherchant à tâtons des allumettes, renversa des objets qu’il ne reconnut pas.

Las de chercher, il s’assit dans le fauteuil et ferma les yeux pour ne pas voir l’obscurité.

La chaleur de son corps séchait tout doucement ses habits. Il se sentait mieux. Bientôt, il lui sembla que le plancher se dérobait sous ses pieds et que ses jambes balançaient dans le vide, comme celles d’un enfant sur une chaise.


Il dormait depuis longtemps quand il sentit, sur sa joue, la chaleur d’une lampe, un peu comme la respiration de quelqu’un.

Il ouvrit les yeux.

M. Leleu était là, près de lui, une lampe à la main.

M. Leleu était un homme de cinquante ans, paisible, qui vivait pauvrement. Il s’intéressait à la vie des criminels et se rangeait toujours du côté des gendarmes. Il lisait les faits divers, mais jamais de romans policiers, car il éprouvait une sorte de gêne à la lecture d’un récit qui n’avait pas existé.

- Tu dors, Duchemin ?

- Non.

M. Leleu posa la lampe sur la cheminée. Celle-là continua à éclairer le plancher.

- J’ai à te parler, Henri.

M. Leleu, en caressant sa barbe, en affina la pointe.

- Te souviens-tu de la femme du café ?

- Oui.

- Il faut faire ce qu’elle t’a dit.

- Me tuer ?

- Oui.

- Vous pensez qu’il le faut.

- Oui, puisque tu es malheureux.

La pluie, emportée par le vent, revenait à tout moment cribler les carreaux.

- Mais je n’oserai pas.

- Pourquoi, Henri ? Je t’apporte une corde. Le nœud coulant est fait. Tu vois, tout est prêt. Je reviendrai quand tu seras mort, afin que l’on ne me soupçonne pas.

M. Leleu se leva.

- Vous reviendrez quand je serai mort.

- Oui. Je réveillerai les locataires. Adieu. Je te laisse la lampe ; je la reprendrai tout à l’heure.

M. Leleu s’en alla sans bruit.
__________

Resté seul, Henri Duchemin frotta ses yeux, regarda la lampe et, constatant qu’il ne rêvait pas, voulut écrire ses dernières pensées. Mais il ne sut quoi dire.

Tout à coup, soit que la mort lui fît peur, soit qu’il craignît que M. Leleu ne revînt, il décida de fuir.

Il souffla la lampe, en se défiant du retour de flamme, et sortit.


II

Bien que la porte de M. Leleu fût fermée, Henri Duchemin marcha sur la pointe des pieds.

Dehors, l’air froid tirailla le nerf d’une de ses dents. Il ne pleuvait plus. La pente de la rue donnait envie de courir. Les bulles qui flottaient sur les flaques ne crevaient pas, car elles étaient immobiles.

Henri Duchemin traversa un faubourg de Paris. Il y avait des inscriptions à la craie sur les murs. Une palissade dissimulait un terrain vague. Des fenêtres sans rideaux luisaient à la lueur d’une lanterne, comme du mica.

Un cabaret, peint en rouge, inondait de lumière une impasse. Des ombres remuaient sur les vitres encore éclaboussées de pluie.

Un passant eût hésité à pénétrer dans ce bouge.

Henri Duchemin qui, ce soir-là, ne craignait rien, y entra et s’installa au fond, avec l’aisance d’un habitué.

Quelques clients debout causaient avec la patronne. Celle-ci, les pieds au sec sur un caillebotis, lavait des verres. Son tablier était mouillé au ventre.

- Que désire, monsieur ?

- Un rhum.

Henri Duchemin l’avala d’un trait.

Puis il but de la bière, du vin, des liqueurs, et, comme il n’avait pas l’habitude de le faire, une heure après il était ivre. Il avait le vin triste. Aussi s’affecta-t-il à la pensée qu’il ne pourrait payer ses consommations.

Bientôt ses pensées s’embrouillèrent. Il clignota des yeux comme aveuglé par le soleil. Il ne discerna plus les scintillations du comptoir et ne perçut même pas le cliquetis des bouteilles.

Ce fut à cet instant que, malgré son état, il vit, en face de lui, un homme qui somnolait la tête sur la table, les bras entre les jambes.

Henri Duchemin n’en revenait pas. Croyant rêver, il allongea le bras et, du bout du doigt, toucha les cheveux du dormeur.

Celui-ci s’éveilla en sursaut. Ses cils étaient sales. Il devait être encore à demi endormi, car, pour trouver son mouchoir, il chercha dans toutes ses poches. Quoiqu’il ne fût pas rasé et que son chapeau n’eût point de ruban, il portait un faux-col. Il avait de grosses veines  à l’endroit où l’on embrasse la main.

- A boire !

Sans doute, comme bien des gens, il aimait à boire en se réveillant.

Dès que la patronne eut apporté une bouteille de vin, il en avala deux verres de suite.

Il sourit, cherchant à lier conversation.

- Quel mauvais temps !

Henri Duchemin ne répondit pas. Il aimait à causer, mais il se défiait des étrangers.

Les clients, se rendant compte que leur discussion ne changeait rien aux choses, s’en allèrent.

La patronne se recoiffa du bout de ses doigts mouillés. Les deux hommes s’observèrent.

- Ecoutez-moi, dit l’inconnu.

Aucune parole ne l’engagea à continuer.

- Ecoutez-moi donc.

- Oui.

- Dites-moi votre nom.

Henri Duchemin ne sut quoi répondre. Il lui semblait qu’il serait plus faible, qu’il se découvrirait, qu’il se mettrait à la merci de l’inconnu, s’il disait son nom et, pris ainsi au dépourvu, il ne se sentait pas assez d’à-propos pour en inventer un faux.

Doucement, comme pour ne pas être entendu, il dit :

- Henri Duchemin.

- Voulez-vous devenir mon ami ? Comme vous, je voudrais avoir beaucoup d’argent.

En effet, Henri Duchemin voulait avoir beaucoup d’argent. Comme il pensait que ce désir ne pouvait être que celui d’un audacieux, il fut flatté que son voisin l’eût deviné. Aussi, quoique cette alliance lui semblât imprudente, il accepta.

- Mais comment vous appelez-vous ?

- Je n’ai pas de nom.

- Vous n’avez pas de nom ?

- J’en ai un, mais tu n’as pas besoin de le savoir.

- Et que faites-vous ?

- Rien. Mais à partir de maintenant, il faut agir. Veux-tu devenir riche, Duchemin ?

- Oui, si c’est possible.

Quand la patronne vint servir, l’homme sans nom la prit par la taille.

- Imite-moi donc, Duchemin.

Celui-ci l’eût fait volontiers sans la timidité qui annihilait ses forces.

- Il ne faut pas rougir, jeune homme, dit la patronne en se dégageant.

- Duchemin… j’ai à te parler de choses sérieuses… fais attention.

- Je t’écoute, répondit Henri Duchemin qui tenait aussi à tutoyer son interlocuteur.

- Voudrais-tu être riche ?

- Oui.

- Ce n’est pas oui qu’il faut répondre ; c’est : je le voudrais.

- Je le voudrais.

Un client, qui s’assoupissait près du poêle, sursauta. L’eau s’évaporant de son pardessus et de ses souliers l’enveloppait d’une nuée transparente. La patronne, qui lisait un roman, avait du mal à tourner les pages.

- Tu m’écoutes, Duchemin.

- Je t’écoute.

- Entre la vie que tu mènes et la richesse, que choisis-tu ?

- La richesse.

D’un robinet mal fermé des gouttes tombaient dans un baquet.

- Tu choisis la richesse ?

- Oui.

- Bravo ! Tu es sauvé.

L’homme sans nom s’approcha de son voisin et lui prit la main.

- As-tu du courage ?

- Oui.

Tout était immobile dans la salle éclairée.

- Bien. Tout à l’heure, nous irons dans une maison. Un banquier doit y coucher.

- Un banquier ?

- Oui. Lorsqu’il dormira… tu…

L’homme sans nom ôta son chapeau, afin que la sueur de son front n’en mouillât pas le cuir.

- Lorsqu’il dormira… tu…

- Je…

- Tu le tueras.

- Je le tuerai ?

- Oui…

Henri Duchemin eut un vertige comme quand il ne mangeait pas. Il vit trouble : la suspension, les bouteilles tombèrent derrière le comptoir, puis traversèrent la salle.

- Tu t’introduiras dans la chambre… la lune t’éclairera… Tu n’auras qu’à frapper… Alors tu seras riche…

- Au secours !

La patronne ne leva même pas les yeux. Quant au client, il oscillait sur sa chaise, s’éveillant et se rendormant tour à tour.

-Tu achèteras des habits, Duchemin. Des habits neufs.

Henri Duchemin respira à pleine poitrine l’air chaud qui séchait ses dents.

- Veux-tu trinquer ?

- Oui.

- Deux cognacs.

La patronne versa à boire en s’y reprenant à deux fois, de crainte que les verres débordassent.

Une minute après, les deux hommes gagnaient la porte. La trappe de la cave trembla sous leurs pas. L’homme sans nom pinçait sa moustache entre ses lèvres pour aspirer les dernières gouttes de cognac.

- Bonsoir.

- Bonsoir, messieurs.

« Nous n’avons pas payé les consommations et elle ne nous réclame rien », observa Henri Duchemin.

Il voulut faire part de sa remarque à son voisin, mais il craignit de paraître ridicule.


III

Il pleuvait de nouveau. Sans échanger un mot, les deux nouveaux amis, qui glissaient quand le trottoir était en pente, se dirigèrent vers la maison dont avait parlé l’homme sans nom.

Henri Duchemin était indécis. Il lui apparaissait, dans cette rue à tout le monde, que le meurtre était plus difficile à commettre. Il finit par se rendre compte qu’il n’eût pas dû accepter et comme, à présent, il était trop tard pour se dérober, il résolut de fuir. Mais soit qu’il attendît une bonne occasion, soit qu’il craignît l’homme sans nom, il remettait toujours à plus tard le moment d’agir.

Enfin, à la vue d’un terrain vague, il s’enfuit à toutes jambes. Pour ne pas butter contre une motte ou une pierre, il levait haut les genoux, à la façon d’un cheval de parade. Sa cravate flottait derrière lui. Les creux et les monticules qui se succédaient sous ses pas lui rappelaient le temps où, enfant, il s’élançait du faîte d’un mamelon pour en gravir un autre plus facilement.

Un point de côté l’obligea d’interrompre sa course. Henri Duchemin était d’une nature lymphatique, sujette aux points de côté.

Grisé de liberté, le cou raide, il erra dans un sentier boueux. Des haies de branches mortes lui griffaient les mains. Le vent lui coupait la respiration.

Il cogna du pied une boîte de fer-blanc qui, en culbutant, aspergea ses chevilles. Malgré cet incident, il voulut siffler, mais l’air s’échappa de ses lèvres comme d’un tube. Il ne savait pas siffler. Alors, il chanta la seule chanson qu’il connût par cœur.

- Duchemin ! cria une voix lointaine, une de ces voix solitaires que l’on entend dans les bois, le dimanche.

Il écouta sans respirer. Il avait peur. Il voulut courir. Mais ses jambes étaient incertaines, comme à la guerre quand il portait un camarade pour faire le brancardier.

- Ne crains rien, c’est moi.

C’était l’homme sans nom. Pour ne pas effrayer Henri Duchemin, il ne lui fit aucune remontrance. Au contraire, il lui dit qu’à sa place il eût agi de la même façon.

Les deux hommes quittèrent le sentier et, sur le trottoir, firent quelques pas comme s’ils avaient des pieds bots, pour détacher la boue de leurs souliers.

Henri Duchemin, qui avait eu chaud, grelottait maintenant, ce qui lui fit appréhender une bronchite. Il ne songeait plus à se sauver et ne souhaitait que d’avoir un lit pour dormir.

Les deux hommes errèrent une heure entière par les rues. Parfois, ils posaient le pied dans une flaque qui les éclaboussaient jusqu’aux genoux.

Ces incidents n’avaient que peu d’importance en regard de ce qui allait se passer.
__________

Devant une maison neuve, l’homme sans nom s’arrêta enfin.

- C’est ici.

Il sonna. Une fenêtre illumina la rue. Un grouillement, un claquement de savates résonnèrent jusqu’au dehors.

- Qui est là ?

- Moi !

La mollette d’un verrou grinça et la porte s’ouvrit. Une ampoule fixée au plafond éclairait davantage le haut de l’antichambre. L’homme qui venait d’ouvrir était en manches de chemise. On devinait à ses cheveux, aux marbrures d’une joue, sur quel côté il venait de dormir.

- Entrez, je vous précède, dit-il.

Dans la salle à manger où il introduisit ses visiteurs, il y avait une corbeille de fleurs artificielles qui demeurait là, sur une console, été comme hiver. Un abat-jour de porcelaine blanche voilait une lampe électrique, immobile au bout d’un fil.

Henri Duchemin ôta le pardessus qui engourdissait ses épaules et, à l’aise, les bras plus longs, il chercha des yeux les taches de sa veste. Elles avaient disparu.

L’homme sans nom s’allongea sur un canapé, les pieds en dehors, afin de ne pas salir le velours rouge. Il ferma les yeux et s’endormit.

Henri Duchemin, assis dans un fauteuil d’osier qui criait même quand il ne bougeait pas, soufflait dans ses mains. Les yeux clos, il s’imaginait que tout son corps baignait dans ce souffle chaud. Il sentait que ses pieds étaient froids et mouillés, mais cela ne le dérangeait pas. Les pieds, c’est si loin du corps. Parfois une voiture passait dans la rue, tout près des volets.

Soudain, on frappa à la porte.

L’homme sans nom se releva comme un voyageur qui occupe deux places. Henri Duchemin, qui cherchait à se reconnaître, ne comprit pas ce qui se passait.

- Duchemin, c’est lui !

- Qui ?

- Le banquier.

En effet, c’était lui. Il portait un pardessus dont les revers étaient de soie et tenait à la main un chapeau haut de forme. Il entra, se courba pour saluer, s’assit sur une chaise, délia un journal et lut les cours de la Bourse.

Il y eut un silence que troublait seulement le froissement de la grande feuille de papier.

Puis, le banquier se leva, salua et sortit.

Les deux hommes restés seuls eurent l’expression crapuleuse d’un couple qui a gagné la sympathie de ses maîtres.

- Duchemin, suis-moi.

Sur la pointe des pieds, une main contre le mur, ils longèrent un vestibule qu’une veilleuse éclairait à peine.

- Entrons là.

Ils pénétrèrent dans une chambre tapissée d’étoffe à fleurs.

- Assieds-toi, Duchemin.

- Bien.

- Déchausse-toi.

Henri Duchemin obéit. Il lui semblait en faisant cela que ce n’était pas ses propres souliers qu’il ôtait.

- Ecoute-moi, Duchemin.

- Je t’écoute.

- Le lit se trouve à droite… la fenêtre est ouverte… la lune t’éclairera.

- Mais il n’y a pas de lune.

- Je te dis que la lune t’éclairera. Tu frapperas comme si tu voulais fendre un tronc… alors tu seras riche…

De légers bruits traversaient le mur.

- Prends ce marteau… le banquier est couché.

- Et s’il ne dort pas.

- Va… c’est pour ton bonheur.

Henri Duchemin se leva. Ses chaussettes mouillées imprimèrent des pas sur le parquet.

Un mètre le séparait de la porte quand il s’arrêta.

- J’ai peur.

- Va… après tu seras riche.

- Je serai riche ?

- Oui.

Il hésitait encore.

- Va, te dis-je, tu seras riche.
_________

Henri Duchemin entra dans la chambre du banquier. Il avait si longtemps serré la poignée de la porte que ses doigts sentaient le cuivre.

Comme l’homme sans nom l’avait dit, la lumière de la lune éclairait la chambre. C’était une lumière d’insomnie, une lumière pour des yeux malades.

Le corps du banquier était caché par les couvertures et la tête, posée sur l’oreiller, semblait privée de tronc. Elle avait en outre, cette tête d’homme mûr au cou nu, quelque chose de ridicule.

Henri Duchemin savait que pour ne pas faiblir il fallait ne point penser. Il avança droit au lit, en songeant que ce n’était pas bien ce qu’il faisait afin de ne pas penser à s’arrêter.

Ses genoux heurtèrent le lit.

Il leva le marteau le plus haut qu’il pût. Il ferma les yeux. Quand il les rouvrit il vit du sang sur les draps et le marteau dans l’édredon.

Un portefeuille se trouvait sur la table de nuit. Il le prit sans penser que pour cela il n’eût pas eu besoin de tuer.

Puis il regagna la chambre où l’homme sans nom l’avait conduit.

Elle était vide. La clarté abandonnée de la lampe n’éclairait que des choses immobiles.

Henri Duchemin appela, ouvrit les armoires, toucha aux meubles sans perdre de vue le commutateur, de crainte que quelqu’un n’éteignît la lumière.

Il n’y avait personne. C’était impossible. Il devenait fou. Il s’écroula par terre. Accroupi, le front contre le parquet, il resta longtemps dans cette posture ; car ainsi, il lui semblait que l’on ne pouvait rien lui reprocher.

Quand il se releva, il se sentit mieux. Il se chaussa, regarda autour de lui pour voir s’il n’oubliait rien, traversa la salle à manger, endossa son pardessus et sortit.


IV

La pluie avait cessé. Quelques nuages planaient dans les étoiles.

Henri Duchemin avait envie de courir, mais, pour ne pas éveiller l’attention, il ne fit que marcher vite. A tout moment, il tâtait sa poche intérieure que le portefeuille épais avait décousue.

Il se redressa. Qui aurait deviné, à le voir, qu’il portait là, sur son cœur, une fortune ! Qui eût cru que cet homme pauvrement vêtu était maintenant un rentier ?

Les becs de gaz traçaient deux pointillés à la hauteur d’un premier étage. Leur clarté était plus nette dans l’air glacial.

Bercé par la cadence de son pas, Henri Duchemin évoquait les femmes assises, sur les billets de banque, tout en faisant détour sur détour afin que les policiers perdissent sa trace.

En passant devant un café, il perçut la musique perlée, mi-ferraille, mi-cristal, d’un piano mécanique. Des femmes riaient, sans doute pour rien. Avant d’entrer, il essaya de regarder par-dessus un rideau ce qui se passait à l’intérieur, mais il était trop petit.

Il entra, s’assit vite, et attendit que l’attention qu’il avait provoquée se fût lassée.

Trois femmes occupaient une banquette de velours.

Henri Duchemin les regarda avec convoitise, se demandant laquelle d’entre elles lui plaisait le plus. Et, bien qu’il se fût décidé d’être un autre homme, il n’osait les inviter à sa table.

Mais, sans qu’il eût besoin de faire un geste, l’une d’elles vint s’asseoir à son côté. Son collier de perles légères la serrait trop. Elle avait cette peau blanche, hostile, des femmes qui ne rougissent jamais.

Henri Duchemin posa sa main sur les genoux de la jeune femme et sentit, sous ses doigts, le bouton de la jarretière.

Il aurait voulu chanter, rire, crier, mais il n’osait le faire.

Pourtant, petit à petit, il finit par se trouver à l’aise. Personne ne se moquait de lui. Les clients allaient jusqu’à sympathiser avec lui puisque, un à un, le verre à la main, ils venaient à sa table.

- De la musique, de la musique ! cria-t-il.

Bien qu’il remarquât qu’il élevait le ton, cela ne le gênait plus.

La bonne glissa deux sous français dans la fente du piano.

- Si on fait un poker ? proposa un jeune homme qui s’amusait à battre des cartes.

- Bravo ! cria Henri Duchemin.

On étala un tapis rouge. On épongea le milieu d’une ardoise. On coupa de la main droite et la partie commença.

Elle ne dura pas longtemps.

Bien qu’il ne sût pas jouer, Henri Duchemin gagnait sans arrêt. Ses partenaires, à bout de ressources, durent s’arrêter. Ils étaient mécontents et conversaient à voix basse.

Leur mauvaise humeur contraria Henri Duchemin. Il ne s’expliquait pas comment il avait pu gagner, lui qui n’avait jamais eu de chance. Aussi, dans la crainte de s’aliéner ses amis, leur rendit-il tout à coup l’argent qu’il venait de leur prendre.

Stupéfaits, ceux-ci se turent. Puis, remis, ils le remercièrent en termes exagérés. De leur existence, ils n’avaient connu un homme si généreux. C’était un vrai ami, lui. Que le monde entier ne suivait-il son exemple.

Henri Duchemin exultait à la pensée de posséder tant d’amis.

- Soyons des frères, dit-il, les yeux levés au ciel.

Bien qu’il ne pleurât pas, des larmes coulaient sur ses joues. Il regarda sa voisine.

- Que je suis heureux ! Que la vie est belle ! Ton nom, mon enfant ?

Ne recevant pas de réponse, il continua :

- Laisse-moi t’embrasser… Ah ! si tu acceptais, on se marierait. J’ai de l’argent… Je t’achèterai tout ce que tu voudras… Je te sauverai de ce bouge… Tu es trop pure pour vivre ici... Nous nous aimerons…

Il s’interrompit, car il avait remarqué qu’à cause des rires on ne l’entendait plus.

- Allons, taisez-vous, qu’il parle, dit un client qui, de peur qu’on ne crût qu’il parlât sérieusement, clignait de l’œil.

- Si vous le voulez, mes amis… On ne se quittera plus. L’amour nous unira jusqu’à la mort. J’ai de l’argent… Pourquoi en posséderais-je plus que vous ?... Partageons… partageons…

Cette fois ce fut du délire. Tous l’acclamaient, sauf sa voisine qui le pinçait sous la table.

- Pourquoi donc se haïr ? Aimons-nous, montrons la route, nous qui sommes des frères.

Il se leva au milieu des acclamations. Il pensa, une seconde, jeter son portefeuille à ses admirateurs, mais quelque chose en lui l’en empêcha. Il se contenta de jeter une poignée de billets.

- Prenez, mes amis… mes vrais amis… c’est pour vous… Ne sommes-nous pas tous des frères ? Et toi, ma chérie, sois gaie comme les autres. Je t’aime, la vie est belle.

- Partons, dit-elle.

- Où ?

- Chez moi.

A ce moment des huées retentirent.

- Mais non.

- Laissez-le avec nous.

- Il nous amuse.

- Elle veut l’argent.

Pendant que tout le monde parlait en même temps, Henri Duchemin commençait à comprendre qu’on ne l’aimait pas. La laideur de la vie lui apparut. Jusqu’à maintenant, tant qu’on l’avait écouté, il avait vécu dans un rêve.

A présent, tout était fini.

La tête entre les mains, il gagna la porte. On le supplia de rester. Ce fut inutile.
__________

Debout sur le trottoir, il essaya d’entendre au travers de la porte ce qu’on disait de lui. Mais un murmure seulement vint à ses oreilles.

Il essuya ses lèvres afin que le froid ne les gerçât pas. Il savait maintenant que les hommes sont ingrats. Qu’ils continuent de l’être ! Henri Duchemin n’avait plus à se soucier d’eux. Il pouvait se passer du monde entier puisqu’il était riche.

Il marchait depuis une heure lorsque la pensée de revoir la maison neuve où il avait tué le banquier lui vint à l’esprit. Il eut beau se persuader que cela n’était pas utile, la tentation fut trop forte.

Espérant s’égarer, il alla exprès au hasard, les mains écorchées par les murs mais, malgré lui, chaque pas le rapprochait de cette maison.

Soudain, il vit des silhouettes qui couraient dans l’embrasure des fenêtres illuminées d’un immeuble. Il s’approcha. Il reconnut la maison neuve. Deux agents, dont l’ombre s’allongeait jusqu’au milieu de la chaussée, causaient sous le porche.

Le crime était découvert.

Henri Duchemin pensa à se constituer prisonnier. Mais, changeant d’avis, il se sauva. Son pardessus déboutonné flottait derrière lui. Un coup de vent emporta son chapeau. Il s’apprêtait à le ramasser lorsqu’il eut la sensation de ne pas en avoir le temps.

Tête nue, il repartit en courant. Des lampes à arc éclairaient de haut un boulevard. Les rideaux de fer des magasins descendaient jusqu’au trottoir. Contre la devanture obscure des cafés, des chaises de jonc s’enchevêtraient les unes dans les autres.

Importuné par la perte de son chapeau, Henri Duchemin n’osait regarder les rares piétons qu’il croisait.

Pour la seconde fois, il songea à se rendre, mais la justice l’épouvantait. Il la connaissait, car il s’était déjà aventuré avec M. Leleu, à la Cour d’Assises. La figure congestionnée, il avait poussé à pleines mains des portes rembourrées. Ils avaient vu des avocats dont les pieds, sous la robe, semblent si grands. Il avait croisé, non pas de paisibles sergents de ville, mais des gardes municipaux dans ce bleu horizon de la guerre.

Non, il ne se rendrait pas. Il valait mieux qu’il conservât sa liberté, car ces gens sans cœur ne comprendraient jamais les raisons du crime. D’ailleurs, personne ne les comprendrait. Certes, il eût été plus heureux parmi des fous en compagnie de qui il aurait sauté, ri et chanté.

Henri Duchemin perçut le roulement d’un fiacre. Ce bruit, dans le silence de la nuit, le terrorisa. Il s’imagina qu’une voiture cellulaire le suivait et que les petits volets obliques dissimulaient des policiers.

Mais le bruit s’éloigna et il se rassura.
____________

Comme il n’osait retourner chez lui, ni louer une chambre dans un hôtel à cause du signalement, il entra dans une gare.

Dans le hall, triste comme ces lieux qu’abandonne la foule, il n’y avait personne. On apercevait, au loin, des locomotives froides. Une lanterne bougeait à la cadence d’un pas.

Henri Duchemin pénétra dans une salle d’attente. Il s’approcha d’un poêle de tôle qui soufflait à la figure, par des à-jour, des bouffées d’air chaud. De temps en temps son regard rencontrait les yeux fixes d’un voyageur éveillé.

La fatigue ferma les yeux d’Henri Duchemin et, comme un cheval, il s’assoupit debout. Sa tête s’inclina.

Soudain des cris retentirent.

Ses dents claquèrent. Il eut un frisson. Il regarda la salle. Les clichés d’un journal qui voilait une lampe faisaient des carrés sombres. Des gens se levaient.

- Les voyageurs pour la prison, en voiture, cria un employé.

Il était découvert.

Epouvanté, il enjamba des paquets, ouvrit une porte, qui claqua quand il fut déjà loin, et courut droit devant lui.

Bientôt, il s’arrêta. La rue était déserte.

- Que je suis bête ! dit-il.

Il voulut revenir sur ses pas et, malgré la certitude d’avoir été trompé par son imagination, il n’osa le faire.


V

Henri Duchemin avait une si grande envie de dormir qu’il fermait les yeux en marchant. Mais il ne le faisait pas longtemps de crainte de dévier.

Une lanterne, comme une étoile grossière, clignotait au loin. Il n’avait aucune raison de s’en soucier, les gens étant libres d’allumer des lanternes. Pourtant, il ne la quittait pas des yeux, car il lui semblait que, dans cette nuit, tout ce qui était allumé l’était à cause de lui.

Quand il fut à proximité de cette lanterne, il lut, gratté sur la peinture bleue : « Commissariat ». Alors, sans se retourner ni s’inquiéter des rues qu’il empruntait, il se sauva.

Lorsqu’à bout de souffle il s’arrêta, il réfléchit. N’était-il pas ridicule de s’affoler ainsi alors qu’il possédait une fortune ? Au petit jour, tout s’arrangerait.

Il errait par les rues quand la fatigue l’obligea de s’asseoir sur un banc. L’air était glacial. Il enfonça ses mains dans ses poches et ne bougea plus. Il savait que le froid est mortel. Aussi s’évertua-t-il à rester en éveil. Pour le faire il pensa à tout ce que sa fortune pourrait lui causer de joies.

Ses jambes s’engourdissaient. Il se leva.

Les rues se resserraient  de plus en plus. Pas une lumière ne brillait aux fenêtres. De temps en temps, il traversait la chaussée, puis regagnait le trottoir qu’il venait de quitter. Ou bien, il s’arrêtait, se retournait comme si quelqu’un l’eût appelé, puis repartait.

En longeant les fenêtres grillagées d’un asile de nuit, il lut à mesure qu’il avançait : « Défense d’afficher », et, pour montrer que l’on ne plaisantait pas : « Loi du 27 juillet 1889 ».

L’asile semblait abandonné. Il y entra, en prenant soin de laisser la porte ouverte afin de pouvoir fuir en cas de besoin. Le silence était profond. Une odeur désagréable flottait dans l’air. Le tuyau noir d’un poêle montait droit jusqu’au plafond. Les couchettes, en rang le long des murs blanchis, étaient toutes occupées. De mauvais rêves devaient tourmenter les mendiants, car leurs vêtements pendaient jusqu’à terre ou gisaient entre les lits. Dans une cabine vitrée, le surveillant, éclairé à demi par une lumière glissant sous un abat-jour, lisait un livre dont les pages se recroquevillaient aux coins.

Henri Duchemin s’allongea par terre. Il se sentait à l’abri. Durant quelques minutes les rayons de la lampe brillèrent entre ses cils croisés. Puis tout s’obscurcit. Malgré la pierre meurtrissant ses hanches et ses coudes, malgré le froid qui lui tirait le visage, il s’était assoupi.

Mais qui donc s’obstinait ainsi à lui frapper sur l’épaule ? Un de ses ennemis sans doute. Ou bien un agent. Henri Duchemin ne broncha pas. Il savait qu’il n’y a rien de plus facile que de faire semblant de dormir. Mais il ne se doutait pas qu’on ne se lasse jamais d’éveiller quelqu’un.

En effet l’importun ne se lassait pas.

Alors, Henri Duchemin s’imagina que le gardien d’une prison, qui tenait naturellement une lanterne à la main, lui offrait une cigarette avant d’expier. Afin de savoir ce qui allait se passer, il prit la cigarette en dormant et, pour la première fois de sa vie, avala la fumée. Puis, il se leva et suivit le gardien. Sur une place se dressait la guillotine. Il vit un couperet, couleur d’eau.

Il allait mourir, quand une brimade l’éveilla.

- Que fais-tu ici ?

- Je dors.

- Il faut partir. On ne reçoit qu’avant vingt et une heures.

Henri Duchemin obéit. En sortant, il aperçut la cabine vide du surveillant, le livre posé sur la table et la lampe éclairant la chaise tout entière.
__________

Henri Duchemin chercha à oublier tout ce qui venait de se passer dans une marche hâtive qui, en outre, le réchauffait. Lorsqu’il traversait une rue, le fait de n’avoir pas à se garer des voitures lui semblait drôle. Ses souliers toquaient sur le bitume sec. Parfois, il explorait le ciel pour découvrir l’aube, mais les étoiles, toujours à la même place, demeuraient nettes et brillantes.

Il vit un square où, le jour, les mères promenaient leurs enfants. L’espoir de trouver un banc et la faible hauteur de la grille l’incitèrent à pénétrer dans ce jardin. Le garde étant couché, il enjamba les arceaux bordant l’allée et arpenta la pelouse givrée, avec un plaisir d’autant plus grand que, seuls, les jardiniers avaient le droit de le faire. Puis, il regarda à travers les carreaux du kiosque du garde. Il s’imaginait qu’une multitude d’objets encombraient la cabane, mais il ne vit que quelques marrons sur une table de bois noir.

Déçu, il s’assit sur un banc. En face, entre les arbres dénudés, il aperçut, blanchi par la lune, un édifice que ses fenêtres sans volets et ses balustres de balcon rendaient semblables à la mairie d’un jeu de construction. Pas un souffle de vent. Un froid immobile de glacière.

Les yeux grands ouverts sans que jamais, ne serait-ce qu’un instant, les paupières vinssent les couvrir, Henri Duchemin pensait. Il pensait que, maintenant, on aurait de la considération pour lui. Et cette considération eût été plus grande s’il n’avait pas donné la moitié de sa fortune à ces gens qui, au lieu d’être reconnaissants, s’étaient moqués de lui. Mais, comme Henri Duchemin n’aimait pas à regretter quelque chose, il classa ce souvenir.
__________

La perte de son chapeau l’ennuyait aussi, d’autant plus qu’il aurait eu le temps de le ramasser. Mais puisque ce qui est fait est fait, il ne fallait plus y songer. A quoi cela sert-il de revenir en arrière ? Demain, il achèterait un chapeau tout neuf et surtout un gilet. Il aimait les gilets. Ne sont-ils pas un peu le visage du corps et n’ont-ils pas une expression satisfaite quand la veste est déboutonnée ?

Et, à l’aube, il partirait pour l’étranger. Il se vit dans un wagon. Il sentit même, au passage d’aiguillages imaginaires, de légers heurts. Il vit la campagne et un soleil tout rouge se levant sur des sillons gelés. Un paysan ouvrait la porte d’une grange. Il commençait à travailler, alors que lui, Henri Duchemin, fuyait vers l’inconnu.

Henri Duchemin se leva et se mit à marcher vite pour avoir un peu de l’illusion d’un voyage.

Il se trouva bientôt dans une rue populeuse où, malgré l’heure, on réveillonnait. Il ne s’en étonna pas. La foule, les boutiques éclairées, les volailles roses lui parurent tout naturels. Des reflets tremblaient sur des cuivres, au point que ceux-ci semblaient liquides. L’odeur des mandarines était dans l’air. Partout on rirait, on s’amusait. Le pavé était sec. Le long des trottoirs, des flaques gelées, criblées de bulles captives, brillaient aux lumières dorées.

« Je veux être heureux », murmurait Henri Duchemin en fixant son regard sur les passantes.

L’une d’elles le prit par le bras.

- Je t’aime, dit-elle.

Elle titubait légèrement et cela se voyait à peine, car, chez les femmes, l’incertitude des jambes est masquée par la robe.

- Allons souper.

- Oui.

Ils entrèrent dans un restaurant populaire. La chaleur des plats, des lumières, des haleines chauffait la salle. C’était une chaleur désagréable comme toutes les chaleurs que le feu n’a pas données.

Henri Duchemin ôta son pardessus, lissa ses cheveux et, furtivement, jeta sous une chaise le coton qui bouchait ses oreilles.

Tout en essuyant son couvert, il regardait autour de lui. On l’enviait. On pensait certainement que la femme qui l’accompagnait était sa maîtresse.

- Tu m’aimes ?

- Oui.

- Tu le jures ?

- Oui.

Des clients entraient, sortaient. Le gaz se reflétait au sommet des glaces. Dehors, des groupes passaient en chantant. Le gémissement d’un jouet de baudruche parvenait quelquefois dans la salle.

La jeune femme ouvrait et refermait la bouche, comme si elle goûtait quelque chose.

Henri Duchemin pensait à l’avenir. Oui, son cœur ne battrait plus quand on frapperait à sa porte. Il soignerait sa santé. C’est si agréable de le faire quand on est bien portant. Et il irait chez le dentiste, car il y avait longtemps qu’il avait mal aux dents. Fini le sentiment de sentir que chaque jour aggrave un mal contre lequel on pourrait quelque chose si l’on avait de l’argent.

- Ecoute-moi… partons… partons…

- Pour où ?

- Pour l’étranger.

Le souper achevé, Henri Duchemin se sentit mieux. Il alluma un cigare. La jeune femme avait les yeux fermés. Il la regarda avec moins de gêne. Seul l’air qui passait entre les lèvres montrait que ce visage vivait.

- Sortons.

Elle sursauta, puis promena un regard terne d’une table à l’autre.

- Votre chapeau, monsieur ? dit le garçon.

- Non, non, je n’en ai pas.

Cet incident troubla Henri Duchemin. Par contenance, il ouvrit son pardessus qu’il venait de fermer.

- Sortons… sortons… sortons.

Un groupe l’obligea à descendre du trottoir. Il se retourna et, d’une voix qui lui parut ressembler à celle de tous les hommes, il injuria les passants. Il était sûr de lui. Personne n’eût réussi à l’intimider, pas même un agent.

Malgré la foule, ils parvinrent rapidement à l’hôtel de la jeune femme. S’appuyant aux murs, elle pénétra la première, entr’ouvrit la porte vitrée d’un bureau et prit sa clef.

Une bonne faisait sa chambre. A l’arrivée du couple elle se retira. Ce fut en s’étonnant que des gens fussent astreints de travailler la nuit qu’Henri Duchemin entra dans la pièce.

Le rideau de la table de toilette était écarté. Il vit un broc et un seau bleus. Il y avait des photographies dans la glace. Le pollen d’une branche de mimosa se mêlait à la poussière de la cheminée.

- Tu es fatiguée ?

- Je ne suis pas à mon aise.

- Tu as peut-être besoin d’air ?

- Oui… ouvre.

Henri Duchemin ouvrit la fenêtre. Une maison que l’on pouvait toucher se perdait dans la nuit.

- Comment vas-tu maintenant ?

- J’ai froid.

Henri Duchemin ferma la fenêtre.

- M’aimes-tu ?

- Je ne sais pas.

- Tout à l’heure tu m’aimais.

- Tant pis.

Elle ôta sa jupe, l’enjamba. Ainsi, seulement à demi déshabillé, le buste semblait trop long. Elle se lavait.

- Tu es belle.

Il s’approcha, voulu la prendre par la taille.

- Laisse-moi.

Elle l’éclaboussa. Surpris, il la lâcha. Ses lèvres étaient sèches. Une goutte d’eau roulait sur son nez.

- Tu ne m’aimes pas ?

- Laisse-moi ou j’appelle.

Henri Duchemin eut peur.

- Non, n’appelle pas… n’appelle pas… je pars.

- Pars.

Il ouvrit la porte. Ses pas, comme ceux d’un géant, emplirent le couloir de bruit. Il dévala l’escalier en croyant tomber à chaque marche, car il lui semblait n’avoir ni le temps ni la force de déplacer ses jambes.


VI

Lorsqu’il se trouva dans la rue, il s’éloigna à grandes enjambées. Les lumières des magasins le gênaient. En passant devant un cinéma, il vit une affiche. C’était l’héroïne d’un film. Elle pleurait. La candeur de ce visage éveilla chez Henri Duchemin un besoin d’amour qui le fit pleurer à son tour.

A mesure qu’il s’éloignait de ce quartier, les reverbères paraissaient plus nombreux, les trottoirs moins étroits, les fenêtres plus grandes.

Henri Duchemin longeait le mur couvert de lattes d’un cimetière lorsqu’il aperçut une ombre qui le précédait. Il pressa le pas. Bientôt il côtoya un vieillard dont le pardessus trop long masquait les mains.

- Le froid est vif, dit Henri Duchemin.

La barbe blanche de l’inconnu lui inspirait confiance. Il avait peur d’être seul avec lui-même. Causer avec ce vieillard jusqu’au matin ferait passer le temps.

- En effet.

- Vous rentrez, sans doute ?

- Oui.

Il y eut un silence. Les deux hommes marchaient côte à côte. Henri Duchemin aurait voulu marcher plus vite, mais il ne le faisait pas.

- Et vous, jeune homme, où allez-vous ?

- Je pars à l’aube.

- Quel est votre métier ?

- Employé.

Au-dessus du mur se dressaient quelques croix noires. Plus loin, derrière le cimetière, des maisons neuves.

- Vous ne savez peut-être pas où dormir ? demanda le vieillard.

- Non.

- Venez chez moi. Il fait moins froid. Je n’habite pas loin.

Les deux hommes s’aventurèrent dans une rue obscure. La clarté de l’aube commençait à poindre. La lune avait disparu. Elle n’avait pas attendu que le soleil fût là pour le faire. De temps en temps, ils passaient sous une voûte.

Enfin, ils pénétrèrent dans une maison isolée battue sur toutes ses faces par le vent.

Aucune veilleuse ne guidant leurs pas, ce fut à tâtons qu’ils gravirent l’escalier. A chaque étage, dans la crainte de se cogner, ils levaient le pied une fois de trop. Au-dessus d’eux des charpentes de bois dessinaient l’escalier à l’envers. Des courants d’air fermaient des portes avec fracas.

- Attendez, il faut que je cherche ma clef.

Quelques secondes après, les deux hommes pénétraient dans un taudis. Le vieillard alluma une bougie. Un journal couvrait la table. Henri Duchemin s’assit dans un fauteuil qui n’était pas plus solide que celui de sa chambre.

Lorsque le vieillard eut ôté son pardessus, il apparut dans une jaquette usée, dans les pans bien distincts de laquelle il y avait une poche. Maintenant, avec ces mouvements secs des vieillards, il allait, venait, se baissait. Il dut, avant d’allumer le feu, tirer à plusieurs reprises la grille du poêle. Le nuage de cendres qui s’éleva blanchit ses souliers en retombant.

Des hardes, accrochées à des clous, s’élargissaient vers le sol. Il y avait peu d’air dans la mansarde. Une dentelle de papier bordait une planche. Sur cette planche, une fourchette, du sel, une boîte. Partout, des meubles cassés, rongés, des meubles que l’on rencontre les jours de terme, dans les voitures à bras.

Le feu flambait. On le voyait entre les cercles du poêle. Le vieillard rangeait. Il s’arrêtait parfois pour demander à Henri Duchemin s’il n’avait pas froid. Ou bien, il approchait sa main de la lucarne pour s’assurer que l’air ne passait pas.

Il s’assit enfin. Son visage était éclairé par la flamme de la bougie. Il se tenait droit sur son tabouret, les jambes l’une à côté de l’autre, les mains jointes.

Le cercle de fumée que faisait la chandelle sur le plafond remuait sans cesse. On n’entendait que les crépitations du bois. Une douce chaleur envahissait la mansarde. Des gouttes, comme de l’encre délayée, tombaient du plafond.

Le vieillard versa des cendres sur le feu. Il parut s’éteindre. Une fumée épaisse s’échappa du tuyau mal joint. Puis, tout à coup, il reprit de plus belle.
__________

Henri Duchemin s’aperçut avec joie que l’aurore blanchissait la lucarne. Il avait le sentiment que tout était pour le mieux. Surtout il ne fallait pas qu’il pensât, car il risquerait de devenir triste, ce qui eût été ridicule au moment où le jour se levait.

Il avait tout de même bien mérité une existence plus douce. Il avait souffert sa part. Maintenant il pouvait trouver que le monde était bien fait. Il faut qu’il y ait des gens heureux et malheureux.

Il regarda le visage douloureux du vieillard.

- Vous êtes un malheureux, vous ? dit-il.

- Oui.

- Vous n’avez pas eu de chance ?

- En effet.

- Maintenant, vous savez, c’est trop tard. Moi, à votre place, je ne sais pas ce que ferais.

- Que voulez-vous, on s’habitue à tout. Je ne suis pas si malheureux que je le parais, répondit le vieillard.

- Vous n’êtes pas malheureux ?

- Non… ni heureux…

- Eh bien… moi, je suis heureux. Je peux faire tout ce que je veux. On ne se moquera plus de moi. Je pars pour l’étranger tout à l’heure. Et j’ai beaucoup d’argent sur moi. On ne le dirait pas.

- Non.

- Vous voyez. On peut se tromper. J’ai de l’argent et beaucoup plus que vous ne pensez.

- Oui, mais vous avez tué quelqu’un.

Henri Duchemin pâlit. Il lui sembla que le sang de son corps se sauvait au dehors par un trou. Il regarda ses mains. Elles étaient ouvertes. Il ne les avait jamais regardées quand il souffrait. Ce n’était plus ses mains.

Le vieillard parlait. Il disait :

- J’obéis à la voix du ciel. Elle me dit de rester pauvre. Elle me dit que le bonheur, c’est l’amour de Dieu.

Une lueur pâle tombait de la lucarne. Les taches du mur tournaient autour de la mansarde. Le vieillard priait. Il oscillait comme si son tabouret eût reposé sur un nuage.

Henri Duchemin balbutiait :

- Que vais-je devenir ?... que vais-je devenir ?... je suis perdu… j’ai tué… j’ai tué…

Le vieillard leva les yeux.

- Pour vous racheter, il faut souffrir.

Le ciel s’éclairait toujours. Les étoiles, une à une, disparaissaient. Soudain une allégresse infinie envahit l’âme de Henri Duchemin. Une vision béatifique fit place aux murs sordides qui l’entouraient. Doucement, dans le grand jour, le vieillard debout, une main levée, s’éloignait. Des myriades d’étoiles flamboyaient comme des diamants. Ebloui, Henri Duchemin marchait dans les allées du Paradis. Il y avait partout des corbeilles de fleurs, des vases dorés. Des anges volaient, la tête en bas.

« Oui, j’ai tué, mais je vais souffrir, souffrir toute ma vie. Je vais me racheter. On me pardonnera. Je ferai tout, j’endurerai tout pour que l’on me pardonne. Ah ! être pardonné ! Que je vais être heureux. Je veux souffrir, souffrir toute ma vie. »

Mais, comme un vol d’oiseau, les anges partirent tous ensemble vers un coin du ciel.

Henri Duchemin les suivait des yeux, Il les voyait devenir toujours, toujours plus petits. Alors, il tourna son regard vers les vases. Mais ceux-ci n’étaient plus dorés.

Il écarquilla les yeux pour mieux voir. Il s’éveilla.
__________

Henri Duchemin se leva. Le froid avait glacé son corps. Il reconnaissait maintenant le papier des murs et la commode dont il n’avait pas la clef. La lumière de l’aube pénétrait au travers des rideaux. Le marbre de la cheminée, les deux chaises, le lit n’avaient jamais paru si immobiles.

Henri Duchemin ramassa son chapeau et sortit.

Il vit, pour la première fois, des pots de fleurs à la fenêtre de la concierge.

La rue était déserte. Un calme effrayant tombait du ciel sans astres. Avec de nombreux coups d’ailes, un oiseau traversait lentement l’espace.

Henri Duchemin alla droit devant lui. A l’horizon, des fumées immobiles se détachaient sur le ciel gris. C’était le jour de Noël.

Il se souvenait un peu de son rêve. Il se souvenait un peu du vieillard qui avait dit que, pour se racheter, il faut souffrir. Mais cela ne le concernait pas, puisqu’il n’avait jamais fait de mal à personne.

                                       Vienne 1922.


EMMANUEL BOVE.

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