BALZAC, Honoré de (1799-1850) : Aventures administratives d’une idée heureuse recueillies et publiées par le futur auteur de l’histoire de la succession du marquis de Carabas dans le fief de Cocquatrix (1834).
Numérisation du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.VIII.2003)
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) de l'édition donnée dans la Petite Collection Balzac (n°5) par A. Skira en 1946.
 
Aventures administratives d’une idée heureuse
recueillies et publiées
par le futur auteur de l’histoire
de la succession du marquis de Carabas
dans le fief de Cocquatrix

~~~~

- La France, monsieur le marquis, est, dit-on, un des pays où les bonnes idées trouvent le plus flatteur accueil. Elles y sont bien, de prime abord, un peu bafouées ; mais la raillerie est une espèce d'épreuve que les indigènes ont imaginé de leur faire subir. Y résistent-elles, le peuple ne tarde pas à s'en coiffer, à les gruger, à les adopter, à les ouvrir, à s'en nourrir ; semblable à votre singe Baboûn, qui ne manque jamais de houspiller ses noix avant de les croquer...
- Ohé ! prends tes bottes, allons en France !
- Monseigneur. dit le chat, il serait prudent de nous fourrer le cou, afin que le couteau dont ce peuple se sert pour éprouver les hommes glisse sur notre chignon, et ne nous défasse pas trop, si l'on voulait nous raser...
- Qu'est-ce à dire ?
- Une bagatelle, monsieur le marquis. Les Français emploient 1e ridicule pour douaner les bonnes idées qu'on leur apporte, et la guillotine pour plomber les hommes qu'ils exportent. Le ridicule et la guillotine sont deux institutions qui aident à gouverner et administrer le pays merveilleusement. Vous aurez mainte occasion de vous en apercevoir.
- Tu es un chat aussi prudent que bien botté.

 
(Histoire de la succession du marquis de Carabas dans le fief de Cocquatrix. Tome XXIII, chap. MCCCIV. Editio princeps, Leyde, Elzevir, avec fig. 1499, texte latin de von Felinus. Ouvr. rare.)

 
FANTASQUE AVANT-PROPOS
 

APRÈS minuit, dans un salon de Paris, au moment où les rangs de preneurs de thé s'étaient éclaircis, où les gens qui viennent se faire voir avaient disparu, se rencontrèrent quelques personnes dont les esprits se mirent à l'unisson et vibrèrent doucement. Il s'ensuivit une de ces conversations fortes, pleines de choses, tout à la fois railleuses et polies, comme parfois il s'en écoute encore dans cette ville, aussi réellement profonde qu'elle semble folle.

Avez-vous quelquefois, en hiver, étudié du haut d'un pont les bizarreries du charriage des glaces sur un grand fleuve ? Les glaçons filent, s'entre-choquent, remontent, dévient de leur route, vont à droite, vont à gauche ; puis en un moment, on ne sait pourquoi, tout à coup ils s'engrènent, se saisissent, les figures de leur contredanse fluviatile s'arrêtent, il se forme un majestueux plancher sur lequel un marmot saute pieds nus, hardiment, et court d'un bord à l'autre. Il en est de l'entente des âmes ou des esprits dans les salons de Paris comme de cet engrenage des glaçons. Hommes et femmes se sont vus, se sont froissés, sont venus, se sont salués hier, et ne se sont point entendus ; aujourd'hui, personne ne sait pourquoi, ce soir, devant la cheminée, ils se sont trouvés enchaînés les uns aux autres, dans une même période d'idées, pour goûter de compagnie les charmes d'un moment unique, sans ramifications dans l'avenir, sans liens dans le passé. Est-ce le froid ? Est-ce le chaud ? Quel timbre a rassemblé l'essaim de ces pensées ? Quel choc les a désunies ? A ces interrogations, nulle réponse. Vous demanderez où est l'enfant insoucieux qui tracera naïvement la plante de ses pieds sur cette glace mouvante tout à l'heure, et maintenant arrêtée. Lisez.

- Croyez-vous, monsieur, dit la maîtresse de la maison à certain savant prussien connu par l'intarissable fluidité de sa parole, croyez-vous à ces miraculeuses puissances de la volonté humaine, à la vie des idées, à leur procréation ? Enfin, croyez-vous, ainsi que monsieur...

La dame se tourna vers un jeune homme pâle et très chevelu, nommé Louis Lambert.

- Croyez-vous, répéta-t-elle, ainsi que monsieur le prétend, que les idées soient des êtres organisés qui se produisent en dehors de l'homme, qui agissent, qui... ? Ma foi, je me perds dans ces pensées. Vous avez écouté monsieur : que dites-vous de son système ?

- Mais, madame, répondit en souriant le Prussien, est-ce un système ? Je n'oserais ni le nier ni l'affirmer. De l'autre côté du Rhin, plusieurs hommes se sont élevés dans les régions éthérées, et se sont cassé la tète contre les étoiles. Des écrivains connus par des noms en org, en ohm, en oehm ont trouvé, dit-on, dans ces étoiles, de sublimes pensées que comprennent quelques gens presque fous, selon nos infirmes opinions vulgaires. Nous avons beaucoup d'Allemands, de Saxons, de Suédois qui ont vu des idées ; mais nous en avons infiniment plus qui n'en ont pas vu. Cependant, je puis à ce sujet vous raconter un fait qui passe pour constant, mais que je rapporte sans le garantir ; si vous me permettez d'employer cette formule journalistique et pleine de charlatanisme, dans un salon où le charlatanisme appartient exclusivement aux femmes.

» Un jeune Hanovrien, venu momentanément à Londres, se plaignit à plusieurs reprises d'un vol assez bizarre. Un monsieur lui avait pris, disait-il, sa cervelle, ses idées, et les détenait dans un bocal. A Paris, personne ne se serait étonné de ces vols ; on y prend sans façon les idées des gens qui ont des idées ; seule ment, on ne les met pas en bocal, on les met en journal, en livre, en entreprises. A Londres, les gens du monde agirent comme agissent ceux de Paris ; ils se moquèrent de mon pauvre Hanovrien, mais sérieusement, à la manière anglaise. Ce jeune homme restait par suite de ce brigandage dans un état d'imbécillité, de paresse, d'ennui, de spleen qui donnait beaucoup d'inquiétudes à ses amis. Alors, il fut fait droit à ses plaintes. On le mit à l'hospice de Bedlam. Il y resta près de deux mois. Un jour, l'un des médecins les plus célèbres de Londres racontait à l'un des médecins de Bedlam qu'il venait de voir le matin l'un de leurs confrères, à moitié fou probablement, qui se livrait à des opérations chimiques sur quelques masses d'idées prises à différents individus et contenues dans des bocaux très bien étiquetés.

« - Bon Dieu ! (Remarquez que je ne dis pas goddam ! fit le Prussien en s'interrompant.) Bon Dieu ! allons voir si la cervelle d'un pauvre Hanovrien lucide qui a suivi ses idées à la piste et que je soigne à mon hospice, ne serait pas par hasard dans le bocal dont il me parle.

» Les deux médecins coururent chez leur confrère, et y trouvèrent les idées de l'Allemand, qui remplissaient fort honorablement une fiole ; elles étaient bleues. Les deux médecins forcèrent naturellement l'alchimiste des âmes à délivrer l'esprit hanovrien. Quand la prison fut brisée, ils revinrent à l'hospice, où le jeune homme déclarait à ses gardiens avoir retrouvé ses idées et se livrait à une joie semblable à celle que peut éprouver un aveugle en revoyant la lumière. Ce fait pourrait, s'il était scientifiquement prouvé, corroborer la théorie que M. Lambert vient de nous exposer sur la vie et l'iconographie des idées, système qu'en ma qualité d'Allemand je respecte, comme tout bon Allemand doit respecter un système...

- Ce n'est pas un système, monsieur, c'est une éclatante vérité, dit une voix qui semblait sortir d'un bocal et qui effraya l'assemblée.

- Ha ! monsieur, vous m'avez fait peur ! dit la maîtresse de la maison en voyant une figure qui sortait de l'embrasure d'une fenêtre éloignée. Quoique cette dame se mît à rire, son rire parut, à ceux qui la regardèrent, produit par une convulsion dont la cause était extérieure. Alors, convaincus que cette action violente procédait de l'inconnu, tous se retournèrent brusquement vers lui. Ce ne fut pas sans un prodigieux intérêt, pour ne pas taxer d'épouvante les personnes distinguées dont l'assemblée était composée, que chacun aperçut l'auteur de ce puissant exorcisme.

Ici, malgré la meilleure volonté du monde de rester dans les bornes du respect que tout homme doit avoir pour la très noble, très haute et très puissante Dame Langue française, il est nécessaire, afin de peindre l'anthropomorphe qui se dessina vaguement dans la partie obscure du salon, d'offenser un peu la rhétorique et la grammaire, sauf à rentrer en classe après en avoir tracé le vaporeux portrait. Qui voudrait punir cette licence ? Quelque pédant, quelque chien de cour. Quel poëte ne l'excuserait ? N'avez-vous jamais rencontré de cheval échappé ? Avec quel bonheur il galope ! Comme il lève les pieds ! Quelle agilité flamboyante ! Non mieux, quelle alacrité d'hirondelle n'ont pas ses mouvements ! Il crie : « Vive la liberté ! » comme un peuple qui se révolte par un beau jour de soleil. Mais son critique, à lui, le valet d'écurie, accourt le fouet en main ! Ainsi de l'auteur.

Si jamais un homme a ressemblé à une idée, vous auriez juré que, de dessous la draperie des fenêtres, une pauvre idée gelée, et qui s'était collée aux vitres comme Trilby pour sentir la chaleur de ces campagnes qu'elle voyait voltiger sous les lambris dorés, qu'une idée foraine venait de passer par la fente de la croisée, avait fripé ses ailes dans l'espagnolette, laissé la poussière chatoyante de son corselet diapré le long des bourrelets. Elle grelottait encore, elle était malade, souffrante, grise, ébaubie, hystérique, blessée, cicatrisée ; mais vivante, mais prête à laper quelque fluide comme un vampire. Oui, elle avait soif d'or comme un ouvrier a soif de vin et flaire le vin du lundi, dès la barrière...

A l'aspect de cet homme, ces images s'élevèrent diversement dans l'imagination ; mais, si tous les yeux le virent, chacun l'aperçut sous une forme différente.

Il vivait, mais ses lèvres étaient pâles ; mais ses habits noirs étaient pâles ; mais il était détruit ; mais il était à jour comme un chou rongé par les chenilles. Tous les malheurs sociaux qui peuvent accabler un homme promis aux incurables lui avaient tiré chacun leur coup. Mais il était nerveux, il avait soutenu tous les feux et demeurait droit comme le squelette d'un pendu que le vent balance. Le plomb fondu du jeu avait glissé sur son coeur sans l'entamer ; les douches de la misère avaient glissé sur son crâne, l'avaient verdi, jaspé comme pierre d'égout; mais il avait encore assez de crâne pour contenir une cervelle, et assez de coeur pour recevoir du sang, un sang fielleux, qui jaunissait sa face creuse, blême, dont le système osseux était assez solide encore. Les mots « maigre, étique » ne pouvaient lui servir de modificatifs. Peut-être le mot moderne « squelettique » serait-il un comparatif, mais il était le superlatif incomparable et visible de la pensée que veulent exprimer ces syllabes, impuissantes pour lui. Il avait bien quelques cheveux, mais ces cheveux prouvaient l'extrême divisibilité de la matière ; pour s'en faire une image, il faudrait supposer, fendus en cent parties, les cheveux les plus fins de la plus fine femme, et leur donner la couleur de l'édredon. Mais quelle comparaison peindrait l'air, triste et désolé de ces cheveux qui retombaient derrière la tête et sur les épaules en se bouclant à peine aux extrémités. Vous eussiez dit des ondées de larmes. Ses yeux fauves, privés de leur humidité vitale, avaient une clarté de forge rouge et roulaient au fond de leurs cavités dont les bords dénués de cils ressemblaient à ceux de l'oeil d'un vautour. Pour tout sourcil, une marque bleuâtre.

Excepté Dante ou Paganini, jamais nulle créature humaine n'annonça plus de souffrances ressenties, plus de vie épuisée, plus de vie persistante. Quand l'inconnu leva les yeux tout le monde frissonna d'en voir la nacre sensibilisée, il sembla certes à tout le monde que Dieu allait descendre et sa gloire crever les planchers. Oui, si ce regard n'ouvrait pas les cieux, il fallait renoncer à la prière et à l'espoir ; il n'y avait pas de Dieu ! Quant à ses mains, c'étaient les articulations puissantes du homard ; ou mieux, les vieilles serres d'un aigle mourant dans sa cage au Jardin des Plantes, et qui pendant toute sa vie a voulu saisir une proie et n'a rien saisi. Sa langue avait quelque chose de noirâtre comme celle des perroquets, elle était sèche, épuisée, elle avait soif et faim. Enfin, son nez meurtri, long, son nez de marchand de parapluies avait dû se prendre cent fois dans la chatière du bureau des oppositions au Trésor royal.

Cet homme, voyez-vous, était le désespoir centenaire, le désespoir froid, mais qui ne doute pas encore. Son mobilier gisait tout entier dans sa poche en reconnaissances du Mont-de-Piété, sous son foulard jaunasse, parmi des placets apostillés. Cet effroyable type de malheur social, long comme un taenia, ressemblait aux sacoches de la Banque..., quand elles en partent pour revenir enceintes d'écus. Mais elle était partie de la Banque depuis soixante-dix ans sans y rentrer, cette pauvre sacoche, en quête de ses millions, et la gueule béante comme un boa qui rampe à jeun. Mais cet homme était sublime à la manière de Dante et de Paganini, à la manière de l'artiste et du prêtre ; il vivait pour une idée ; il marchait dans une atmosphère de courage et de dévouement. Il suait la foi. C'était enfin l'homme-idée, ou l'idée devenue homme. Aussi avait-il un peu de l'air du faquir ; et, disons-le pour plaire à la partie vaudevilliste de la France, il y avait aussi dans sa tournure une ressemblance avec le marchand d'eau de Cologne à habit rouge, clarinette et vulnéraire qui ne guérit que le Grand Mogol.

Il avait été arpenteur, notaire, ingénieur, maçon, intendant, grand seigneur, jacobin, agent de change, courtier, libraire, avocat au conseil, maître des requêtes pendant un moment, intendant général des hôpitaux militaires, garde-magasin des vivres, entrepreneur d'éclairage public, journaliste, fournisseur, homme de paille, professeur de l'Athénée, directeur de théâtre, auteur d'un quart de vaudeville. Il avait été tout ce qui ressemble, socialement parlant, à quelque chose.

La maîtresse de la maison le recevait en sa qualité d'attaché au Corps Diplomatique. Sur ses vieux jours, il se disait être le chargé d'affaires du prince Primat de Fesse-Tombourg. Les longues vicissitudes de sa chétive existence ayant été couvertes sous le voile épais de la plus laborieuse prudence, il passait, depuis dix ans, pour être à la veille de faire une immense fortune, et avait de fréquents rapports avec les banquiers de France, de Hollande et d'Angleterre pour arrêter les conditions d'un emprunt de quatorze millions.

Comme tous les êtres repoussés partout, et qui persistent à se pousser partout, il jouissait d'une considération équivoque, néanmoins, il était reçu. Sa figure appartenait au genre de celles qui sont toujours collées à l'encoignure des portes, ou perdues dans un groupe de nouvellistes, ou colloquées à une table de whist. Or, comme il s'en allait toujours promptement en ne parlant qu'à ceux de qui dépendait sa destinée, sa tête pouvait sembler inconnue à beaucoup de personnes. Il était surtout de ces gens que tout le monde a vus, et qu'on ne reconnaît jamais.

Son nom de famille était Lecanal. Si quelques personnes le soupçonnèrent d'appartenir au Lakanal de la Convention, il s'en défendit sous l'Empire fort vigoureusement. Depuis la Restauration, il avait repris le titre et le nom de M. le comte de Lessones, et répondait dubitativement à qui lui demandait s'il était de la famille des Lassone, gens assez connus sous Louis XV.

Avez-vous par hasard observé dans le monde certaines personnes dont l'échine, toujours flatteuse et complaisante, devine si quelque hardi baladin veut sauter comme un collégien, et se courbe aussitôt ; dont la mémoire approuve toutes les anecdotes ; dont les lèvres gardent le sourire que le génie du gain et de la misère, que l'espérance a stéréotypé pour les marchands, pour les solliciteurs, pour tout ce qui se plie en souffrant ?... Eh bien, M. de Lessones avait cette échine fluide, cette mémoire-omnibus, ce sourire qui se prend et se quitte comme les comédiens quittent et prennent le leur. Peut-être un ministre l'avait-il jeté du haut en bas des escaliers dans un moment d'humeur ; et, alors, peut-être pour sauver sa dignité, le comte avait-il dit au garçon de bureau : « Je voulais descendre! » comme cet honnête époux à sa moitié furibonde. Peut-être avait-il vécu d'un pain caché sous sa redingote, et trempé de ses larmes. A table, chez un banquier, il dévorait sans engraisser, ce pauvre homme nourri d'espérance. Il avait offert bien des prises de tabac, donné des poignées de mains autant que les rois populaires en donnent, bu bien des verres de liqueur, avalé bien des humiliations. Hélas! disons-le, il avait léché tous les amours-propres en faveur depuis l'Assemblée constituante jusqu'à la Chambre actuelle. Pauvre homme ! ses flatteuses papilles avaient dû caresser Duport, Robespierre, Marat, Garat, Tallien, Gohier, Fouché, Pasquier, Cambacérès, Talleyrand, M. de Villèle, e tutti quanti ! Donc, il avait eu les nausées de tous les encens, déplié le marchepied de tous les pouvoirs, trinqué avec tous les journalistes, roulé dans les fangeux boudoirs des Laïs de tous les étages, chez la Laïs du ministre et chez la Laïs du sous-chef. Enfin, humble apôtre, il avait silencieusement baisé la civilisation parisienne là où il fallait la baiser pour réussir, et n'avait pas encore réussi.

Pour lui, point de mystères ; pour lui, rien d'ignoble. Il savait offrir et recevoir un écu ; tirer son chapeau à un journaliste ; se plier devant un sacristain ; peser dans les balances du mépris toutes les insolences, et pouvait tout supporter, excepté la bonne fortune. Il avait la philosophie et l'instinct de l'animal, joint à la lucidité d'un cerveau newtonien. Mais cet homme était sublime, voyez-vous ! Il marchait avec un flegme égal, soit dans les boues de Paris, soit dans le cristal des ruisseaux champêtres ; s'élançait également d'un vol de croyant aux cieux, comme il foulait tristement les tapis ministériels, dévoué complètement à son état de ballon, de ver, de prostituée, de mendiant, de mollusque, de distome, d'atome... - Pour qui ? direz-vous. - Eh bien, pour la patrie, pour cette femme de mauvaise vie, toujours veuve de ceux qui l'aiment. Oui, cet homme portait sa couronne d'épines pour le bonheur, pour la fertilité d'un pays, pour lui un peu aussi, mais certes il souffrait au nom de tous. Il avait le courage de la honte, la persistance du génie. Cette vie secrète, ces malheurs, ces espérances se représentaient fatalement, nécessairement sur sa face, d'après les lois éternelles qui veulent que chaque partie d'une créature organisée se teigne de sa cause intime.

La soirée devait être un moment de triomphe pour cet être poétique dont M. Ballanche eût fait un mythe, le sculpteur Bra un symbole, Nodier une paradoxale plaisanterie, et les frères Rothschild un capital. Sa voix était celle d'un homme qui a des dettes, voix flatteuse, mielleuse, voix sourde, voix éclatante, une voix pour laquelle il faudrait créer une épithète, une voix qui est aux autres voix ce qu'est l'électricité à la nature des choses : elle embrassait toutes les inflexions humaines.

Quand M. de Lessones se fut planté sur ses pieds et qu'il ne vacilla plus, il se fit un grand silence.

- Monsieur, dit-il au jeune homme pâle et frêle, vous vous nommez M. Lambert ? Ah ! que ce nom soit béni ! vous vous êtes voué à une vérité, comme les martyrs se vouaient au Christ !...

Les figures devinrent immobiles. Louis Lambert, qui, pour la seule fois de sa vie avait osé parler de son système, et qui le voyait livré aux impitoyables railleries parisiennes, suait de souffrance ; il aurait pleuré, s'il l'eût osé, de voir sa chaste pensée déshabillée, fouettée, polluée par les profanes.

- Oui, messieurs, les idées sont des êtres, reprit le vieillard, qui grandit, s'anima, et dont la voix eut des vibrations de cloche. Tel que vous me voyez, je suis sous la puissance d'une idée. Je suis devenu tout idée : vrai démon, incube et succube ; tour à tour méprisé, méprisant ; acteur et patient ; tantôt victime, tantôt bourreau. - Ah ! dit-il en regardant Louis Lambert, jeune homme au front vierge, au front scellé de malheur, marqué de génie, signé du signe rouge mis aux arbres qu'on abattra, j'irai plus loin que tu n'as été tout à l'heure, alors que tu voyais des idées, que tu paraphrasais le principe d'une science à venir !... Mais j'irai plus loin que tu n'as été parce que j'ai moins à perdre. Ma forme actuelle mourra, mais ma vraie nature, l'idée !... l'idée restera ! J'existerai toujours.

- Où est le bocal de celui-là ? dit tout bas le Prussien à la maîtresse de la maison.

Personne n'eut envie de rire, en voyant la main décharnée que l'orateur leva sur Louis Lambert. Une jeune femme attentive dit avec une sorte de terreur :

- Ah ! mon Dieu, il va nous l'emporter !...

- Il y a dans le monde moral, dit en continuant M. de Lessones, de petites créatures boiteuses et manchotes, grêles, vieillottes, ce sont les idées de ce que vous appelez les gens de lettres. Elles vivent sur les murailles à la façon des giroflées jaunes, elles parfument un jour les airs, disparaissent et tombent. Dans ces familles d'éphémères, quelques-unes, semblables à de brillantes efflorescences chimiques, surgissent, réfléchissent mille couleurs, brillent et persistent ; mais elles tombent un peu plus tard comme les précédentes ; enfin, Dorat, Marmontel, ces clochettes vertes, les Quarante... D'autres s'élèvent lentement, avec grâce, poussent en étendant avec majesté les immenses frondaisons de leurs branches, couvrent une époque de leurs ombrages, meublent les villes comme ces allées de platanes et de tilleuls sous lesquels se promènent cinq à six générations. Ce sont les beaux ouvrages dus à quelques cerveaux, et dont les idées vivaces régissent deux ou trois siècles. Les idées de Luther ont engendré Calvin, qui engendra Bayle, qui engendra Voltaire, qui engendra l'opposition constitutionnelle, enfin l'esprit de discussion et d'examen. Elles se conçoivent les unes par les autres, comme les plantes, filles de la même graine ; comme les hommes, fils d'une première femme. Les idées de Luther étaient celles des Vaudois ; les Vaudois étaient issus des anciennes et primitives hérésies de la première Église ; puis ces hérésies, avec leurs microcosmes d'idées, recommençaient les théosophies du plateau de l'Asie. Laissons-les se reposer. A chaque climat ses fleurs intellectuelles, dont les parfums et les couleurs s'harmonient aux conditions du soleil, aux brouillards de l'atmosphère, aux neiges des montagnes: ainsi des idées. Les idées prennent en chaque pays la livrée des nations. A l'Asie ses tigres, ses onagres, ses feux dévorants, sa poésie imbibée de soleil, ses idées parfumées. A l'Europe ses plantes humides, ses animaux sans fièvre ; mais à l'Europe l'instinct, sa poésie concise, ses oeuvres analytiques, la raison, les discussions. S'il y a de l'air et du ciel bleu chez les écrivains orientaux, il y a de la pluie, des lacs, des rayons de lune, du bonheur pénible chez les écrivains de l'Europe. L'Asie est la jouissance ; l'Europe est la raillerie. En Europe, les idées glapissent, rient, folâtrent, comme tout ce qui est terrestre ; mais, en Orient, elles sont voluptueuses, célestes, élevées, symboliques. Dante seul a soudé ces deux natures d'idées. Son poème est un pont hardi jeté entre l'Asie et l'Europe, un Poulh-Sherro sur lequel les générations des deux mondes défilent avec la lenteur des figures que nous rêvons sous l'empire d'un cauchemar. De là cette majestueuse horreur, cette sainte peur qui saisit à la lecture de cette oeuvre où tournoie le monde moral. Mais il y a des idées dont le système agit plus directement sur les hommes qui s'en emparent. Ces idées les tourmentent, les font aller, venir, pâlir, sécher. Ce sont des idées qui, mieux matérialisées, traitent plus vigoureusement le monde matériel. Il y en a de gigantesques, de monumentales, qui tiennent du règne minéral. Elles tombent à heure dite, se relèvent et retombent sur la tête des nations ou d'un individu, comme un marteau sur l'enclume, et elles forgent les siècles en préparant les révolutions. Ce sont les idées territoriales pour ainsi dire, les idées qui naissent de la configuration géographique d'un pays ; idées qui martèlent de siècle en siècle les cerveaux politiques : elles se sont lentement élevées comme des pyramides, et vous les apercevez toutes droites devant vous. « Il nous faut le Rhin ! » dit la France. « Mangeons les Russes ! » disait Napoléon. Napoléon était une grande idée qui gouverne encore la France. Eh bien, moi, je suis, dans une sphère moins large, une idée de ce genre et dont je vais vous raconter les aventures merveilleuses, inouïes; la naissance, la vie, les malheurs, mais point la mort. Calypso, dans sa douleur, ne se consolait pas d'être immortelle, devrait être l'épigraphe de mon récit, car les idées souffrent et ne meurent pas. Quand elles sont trop géhennées, elles s'en vont à tire-d'aile comme les hirondelles. Il y a beaucoup d'idées européennes transmigrées d'Europe en Amérique, et qui s'y sont acclimatées. Mais écoutez. Donnez-moi deux heures d'attention, faites crédit d'un peu de patience à une pauvresse qui a des millions de rente. Vous verrez si les écrivains, montés sur les chevaux du Doute et du Dédain ; si Byron, Voltaire, Swift, Cervantes, Rabelais ont eu tort de laisser l'empreinte des sabots de leurs coursiers, aussi pâles que celui de l'Apocalypse, sur la tête des siècles labourés par leurs chevauchées. Honte aux hommes ! honte aux administrations surtout ! car, voyez-vous, c'est la médiocrité organisée... Mon idée et moi sommes victimes des basses intrigues de la cour de Louis XIV, du règne de Louis XV, de la Convention, de l'Empire et de la Restauration. Vous aurez en peu de moments un croquis de ces cinq grands opéras, vus des coulisses... Ceci est mon avertissement de l'éditeur.

- Avant de livrer nos yeux, nos oreilles et notre attention à M. le comte, ne voulons-nous pas prendre un peu de thé ? demanda la maîtresse de la maison à toutes les personnes qui étaient assises en cercle devant la cheminée.

- Volontiers, dit le baron prussien, mais n'en prenons pas trop, le thé endort...

Louis Lambert, le promoteur de cette scène étrange, quitta sa place et vint s'asseoir auprès de la dame hospitalière, chez laquelle, à cette époque, abondaient les poètes, les écrivains, les gens de science, et dont le salon pouvait passer pour le vestiaire de la littérature.

Le vieux conteur but une tasse de thé que lui présenta l'élégante maîtresse de la maison.

- J'avais besoin de lui voir prendre son thé pour être convaincue de son existence, dit une dame à son voisin, l'un des plus riches banquiers de Paris.

- Il y a eu un temps, madame, répondit M. de Lessones qui l'entendit, où, comme vous, beaucoup de gens n'ont été convaincus de ma vie qu'en me voyant boire de l'eau. Si j'en avais eu à mes souhaits, je ne serais pas si sec. - Je commence, dit-il après une légère pause.

......................................................................

1834.


retour
table des auteurs et des anonymes